Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/2

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 27-46).


IV

mère et fille.


C’était la chambre de l’ange de Penhoël : un petit lit entouré de rideaux blancs, dont la mousseline transparente laissait voir dans la ruelle une image de la sainte Vierge, ornée d’un laurier-fleur bénit, quelques siéges brodés par Madame et représentant des sujets enfantins et gracieux, de jolies estampes de piété le long des lambris, et dans une bibliothèque mignonne, en bois de rose, des livres du premier âge.

Dans ce réduit si frais, à peine pressentait-on la jeune fille. C’était l’enfant qui se montrait encore, l’enfant candide et insouciante.

Quelque chose disait que cette couche calme ignorait jusqu’à ces rêves vagues qui bercent, à quinze ans, le sommeil de la vierge. Tout était riant, mais froid. L’enfant se jouait, heureuse, au seuil de la puberté. Elle tardait à naître femme.

Et encore ce qui souriait dans cette chambre gentille, ce qui était frais, gracieux, coquet, n’appartenait pas à Blanche toute seule. C’était Marthe de Penhoël qui avait orné avec amour la retraite de son enfant. Elle était redevenue jeune à penser pour sa fille ; et si parfois un peu d’espoir consolait la tristesse de sa nuit solitaire, c’est qu’elle songeait qu’entre ces rideaux blancs son doux ange dormait, ignorant à la fois les angoisses du présent et les menaces de l’avenir.

Chacun, si malheureux qu’il soit, possède aussi, au fond de son cœur, une sorte d’asile où abriter sa pensée. Il est toujours un coin de l’âme où Dieu clément laisse un rayon d’espoir.

Marthe de Penhoël souffrait. Autour d’elle, les menaces s’accumulaient. Son pauvre cœur, blessé depuis des années, saignait. Pour elle, le passé n’avait que des regrets amers, le présent que navrant martyre, l’avenir… hélas ! il y avait là de si cruelles tortures, que mieux valait fermer les yeux, et attendre comme le condamné à qui la suprême pitié de la loi met un bandeau sur la vue…

C’était quelques instants après l’accident qui avait troublé le bal, au salon de verdure. Le bon oncle Jean, Madame et Blanche venaient d’arriver dans la chambre de cette dernière.

Blanche était pâle encore, et semblait prête à perdre de nouveau ses sens.

Madame, qui l’avait assise dans une bergère, l’entourait de ses bras. La pauvre femme essayait de sourire, mais il y avait sur son visage un découragement mortel.

L’oncle Jean s’était arrêté au seuil de la porte. L’effort qu’il avait fait pour soutenir la jeune fille avait ramené sur sa joue les mèches légères et blanches de sa chevelure. La mélancolie douce, qui était d’ordinaire sur ses traits, faisait place à une profonde désolation.

Il regardait les deux femmes, et ses yeux étaient humides.

L’évanouissement tout seul ne pouvait avoir produit ces émotions poignantes, et derrière le hasard de cet événement, il devait y avoir bien d’autres douleurs anciennes et cachées.

Blanche renversait sur le dos de la bergère sa tête charmante, dont les contours délicats et purs semblaient taillés dans de l’albâtre.

— Ce ne sera rien…, murmura Madame d’une voix qui voulait être gaie, mais où se devinaient les sanglots contenus ; où souffres-tu, ma pauvre enfant ?…

Blanche porta sa main à sa ceinture.

— J’étouffe !… dit-elle.

Sous le sourire forcé de Madame, il y eut un tressaillement d’angoisse.

Elle répéta pourtant d’un accent morne et brisé.

— Ce ne sera rien !…

Puis elle se tourna vers l’oncle Jean qui s’appuyait, immobile, au montant de la porte, et lui fit signe de se retirer.

Le vieillard sortit aussitôt sans mot dire. À travers la porte refermée, on entendit un instant le bruit de ses sabots dans le corridor.

Il allait d’un pas lent et la tête courbée. Quand il passait devant l’une des fenêtres, et que les lumières répandues dans le jardin arrivaient jusqu’à lui, on aurait pu le voir presser son front de ses deux mains tremblantes.

Blanche était seule avec sa mère. Ce n’était pas à cause de la présence de l’oncle que Madame se forçait à sourire, car son regard devint plus caressant encore.

— Soulève-toi un peu, murmura-t-elle ; ta robe est peut-être trop serrée.

— Oh ! non…, dit l’Ange ; tu sais bien, mère, qu’on a élargi ma robe il y a quelques jours…

— Qu’importe ! si tu souffres.

— Ce n’est pas cela, ce n’est pas cela, répliqua la jeune fille, qui se révoltait naïvement contre l’évidence ; je grandis, bonne mère… mais en quatre jours ma taille n’a pas pu changer… N’as-tu point eu cette maladie quand tu étais jeune fille ?

La paupière de Madame se baissa ; elle ne répondit point.

— Mon Dieu ! reprit Blanche en appuyant ses deux mains contre sa poitrine oppressée, je crois que tu as raison, mère… mon corset m’étouffe !… Si cela continue, il faudra me faire faire des robes à cœur comme madame l’adjointe… Je suis bien malheureuse !

— Petite folle ! dit Madame, il faut bien souffrir un peu pour devenir une grande et belle demoiselle.

— Mes cousines Diane et Cyprienne sont grandes… elles sont bien jolies… et je ne les ai jamais vues souffrir ainsi…

— C’est que tu ne te souviens pas, ma pauvre Blanche !

La jeune fille poussa un soupir où son enfantine coquetterie avait plus de part que les élancements de son mal. Elle fit effort pour se soulever à demi, et Madame, passant derrière elle, détacha les agrafes de sa robe.

Dans cette position où elle ne pouvait être vue, Marthe de Penhoël ne se contraignit plus. Ce sourire, retenu péniblement, qui éclairait naguère sa figure, faisait place à une tristesse morne et découragée.

La robe de Blanche portait en effet les traces du travail de la couturière ; mais ce n’était pas une fois seulement, comme elle le croyait, qu’on avait élargi sa robe. Trois plis manquaient derrière son corsage, trois plis, défaits un à un, et les deux premiers à son insu, par la propre main de sa mère.

Les agrafes, détachées, laissaient voir maintenant le corset. Entre les baleines du corset, il y avait un large espace vide.

— Fais vite, mère… j’étouffe…, murmurait l’Ange dont la respiration devenait de plus en plus pénible.

Les doigts de Madame tremblaient, tandis qu’elle cherchait à débrouiller le nœud du lacet.

— Vite ! oh ! vite ! je t’en prie…, disait la jeune fille haletante.

Les mains de Madame, maladroites et comme engourdies, serraient le nœud au lieu de le lâcher. Plus elle s’efforçait, plus le filet de soie s’enchevêtrait en des nœuds nouveaux et inextricables.

Elle saisit une paire de ciseaux sur la cheminée et trancha le lacet.

Les flancs de l’Ange bondirent, débarrassés de la pression qui les étranglait. Elle poussa un cri de bien-être.

Le corset, détendu, s’était retiré à droite et à gauche, et cachait maintenant ses baleines jusque sous l’étoffe de sa robe.

— Oh ! tu avais raison, mère, dit Blanche soulagée tout à coup ; c’était ce vilain corset qui me faisait souffrir… Il me semble, à présent, que je suis dans le paradis !

Elle respirait avec délices.

L’œil de Madame se fixait avidement sur les reins de sa fille, où les plis de la chemise demeuraient aplatis et collés en quelque sorte à la chair, endolorie par la récente pression des baleines. Puis son regard mesura l’écartement des deux parties du corset, comme si elle eût voulu se rendre compte de la force soudaine qui les avait séparées.

Tout à l’heure, lorsque sa robe était encore agrafée, Blanche gardait la taille d’une jeune fille ; mais cette apparence de juvénile finesse était due tout entière au moule élastique qui modelait ses reins.

Le moule était brisé ; la taille de Blanche apparaissait déformée.

Les yeux de Madame se levèrent au ciel ; une larme roula sur sa joue. On eût dit qu’une pensée odieuse et toujours combattue entrait malgré elle dans son âme.

— Que fais-tu donc là, mère ?… demanda Blanche.

Madame essuya vivement sa paupière humide, et sépara doucement les beaux cheveux blonds de l’Ange pour lui mettre sur le front un baiser, rempli d’ardent amour.

— Je te disais bien, ma fille, murmura-t-elle, que ce ne serait rien… Les jeunes filles ont comme cela des malaises étranges… Il n’y faut plus songer.

Blanche lui rendait ses caresses, et disait :

— Bonne mère !… c’est toi, toujours toi qui me guéris et me consoles !… Sans toi, quand ces souffrances me prennent, j’aurais peur de mourir !

— Mourir !… répéta Marthe de Penhoël, qui s’assit auprès d’elle et l’attira sur ses genoux.

— Si tu savais !… reprit l’Ange ; autrefois, durant ma petite enfance, j’étais souvent malade… mais cela ne ressemblait point à ce que j’éprouve aujourd’hui… Tout à coup quelque chose tressaille en moi : mon souffle s’arrête et le cœur me manque…

Elle s’arrêta pour cacher sa tête charmante dans le sein de sa mère, et ajouta tout bas :

— Oh ! quelquefois j’ai peur… grand’peur !

Le regard de Madame se perdait dans le vide. Les paroles de l’Ange glissaient sur son esprit inattentif. Elle n’écoutait pas.

Pendant le court silence qui suivit, le rouge et la pâleur se succédèrent plusieurs fois sur sa joue. À deux ou trois reprises, elle ouvrit la bouche comme si une question se fût pressée sur sa lèvre.

Elle n’osait pas.

Au bout de quelques secondes, elle serra sa fille contre sa poitrine avec une sorte de brusquerie. Un effort soudain qu’elle fit sur elle-même donna une apparence de gaieté vive à sa physionomie.

— Causons !… dit-elle. Te voilà comme autrefois sur mes genoux, Blanche !… Te souviens-tu que tu aimais à t’endormir ainsi tous les soirs ?

— On est si bien auprès de ton cœur !… murmura l’Ange en fermant ses paupières à demi, et en reposant sa prunelle limpide sur les yeux de sa mère.

— Avant de t’endormir, poursuivit Madame, tu me disais tout ce que tu avais fait dans la journée… En ce temps-là, tu n’avais pas de secret pour moi…

— En ai-je donc à présent ?… demanda Blanche étonnée.

L’hésitation de Madame devint plus forte. Évidemment, elle voulait interroger, et quelque scrupule arrêtait ses questions au passage.

— Je ne sais…, dit-elle pourtant ; les jeunes filles aiment à faire du mystère…

— Moi j’aime à être auprès de toi, interrompit l’Ange qui souriait, candide comme la Vérité même ; j’aime à te montrer mon âme… Je ne pourrais pas plus te cacher ma conscience qu’à Dieu.

Cette fois, ce fut une vraie joie qui brilla sur le visage de Marthe de Penhoël. Elle poursuivit en tenant sa bouche contre la joue de Blanche et en coupant chaque parole par un baiser :

— Je te crois… Est-ce qu’il pourrait en être autrement ?… Ne sais-tu pas combien je t’aime ?… Et cependant…

Elle s’interrompit… un nuage avait passé déjà sur sa joie.

— Et cependant ?… répéta Blanche en se jouant.

« Mon Dieu ! mon Dieu ! pensait Madame dont la sérénité d’emprunt cachait mal son angoisse revenue ; faites que je me sois trompée, et doublez le fardeau de mes autres douleurs !… »

— Je voulais dire, reprit-elle tout haut, qu’il n’y a pas de ta faute, ma pauvre Blanche… Les enfants ne savent pas voir clair au fond de leur propre cœur… Je me souviens du temps où j’étais à ton âge…

— Que tu devais être belle et aimée !… murmura Blanche, qui regardait Madame avec l’admiration de son amour filial.

— J’étais comme toi, Blanche, moins jolie que toi, et j’avais perdu ma mère… Oh ! il me semble que si j’avais eu ma mère auprès de moi comme tu as la tienne, ma pauvre enfant chérie… il me semble que ma vie eût été autrement… Mais que vais-je dire là ? se reprit-elle en retrouvant dans son courage la force de sourire encore ; je te ferais croire que je suis malheureuse !

Blanche, qui s’était redressée un instant avec inquiétude, posa de nouveau sa tête paresseuse sur le sein de sa mère. En ce moment où sa souffrance faisait trêve, elle subissait l’effet des fatigues de la journée. Ses paupières battaient appesanties, et le sommeil effleurait déjà son beau front.

Madame voyait cela, et pourtant elle ne pouvait réussir à formuler enfin la question qui était toujours sur sa lèvre.

Pour quiconque aurait pu observer à nu cette âme brisée par une suprême angoisse, la scène, si calme en apparence, aurait pris un caractère terrible et à la fois souverainement touchant.

Sur cette douce enfant qui s’endormait, souriante, il y avait une fatalité mystérieuse. Madame avait deviné un secret funeste, une chose cruelle, inattendue, accablante, une chose extraordinaire jusqu’à paraître impossible.

Mais dans le passé de Marthe de Penhoël, il y avait un mystère du même genre, qui la faisait crédule, et pouvait lui donner foi à l’impossibilité…

Elle avait douté d’abord, cependant. Comment ne pas douter en face de cette pure et radieuse innocence ? La candeur de l’Ange parlait en quelque sorte plus haut que l’évidence elle-même.

Dès que venait le doute bienfaisant, Madame l’accueillait avec ardeur. Elle espérait ; ses craintes lui paraissaient alors insensées. Puis ses propres souvenirs revenant en aide à l’évidence, elle croyait de nouveau et retombait au plus profond de son découragement…

Et, depuis quelques jours, sa vie se passait en ces alternatives. Toutes ses autres souffrances faisaient trêve ; toutes ses autres craintes se taisaient…

En ce moment, l’évidence reprenait ses droits. Marthe de Penhoël venait de voir et de toucher, pour ainsi dire. Mais, au-devant de la vérité dure et implacable, se plaçait le tranquille visage de l’enfant ; ce front calme était comme le miroir sans tache où se reflétait une âme ignorante de tout mal.

La question qui se pressait depuis si longtemps sur la lèvre de Madame aurait mis fin sans doute à son incertitude, mais Madame ne trouvait point de paroles pour la formuler à son gré. La pudeur des mères est, entre toutes les pudeurs, la plus délicate et la plus timide. Et parfois, en interrogeant, on enseigne…

Marthe cherchait.

Les beaux yeux bleus de l’Ange disparaissaient presque sous ses paupières alourdies.

— Ne vas-tu pas retourner à la danse ?… demanda tout à coup Madame, qui affecta un redoublement de gaieté.

En même temps, elle ouvrit ses bras comme pour inviter Blanche à se lever.

La jeune fille s’appuya, plus paresseuse, contre le sein de sa mère.

— Je suis si lasse !… murmura-t-elle.

— Autrefois, quand il s’agissait d’un bal, tu avais beau être lasse, tu ne le disais pas !…

— J’étais une enfant !… répliqua Blanche.

— Cela ne t’amuse donc plus ?

Blanche rouvrit à demi les yeux.

— Oh ! si… toujours ! répondit-elle.

— Parmi les jeunes gens qui sont à Penhoël, reprit Madame dont la voix trembla légèrement, quoi qu’elle pût faire, lequel aimes-tu le mieux ?

Blanche ne répondit pas tout de suite ; puis elle répéta lentement :

— Parmi ceux qui sont à Penhoël ?…

— Oui.

— Je ne sais pas…

Madame prenait courage, à mesure qu’elle avançait dans cet interrogatoire, entamé avec tant de crainte.

— Voyons ! poursuivit-elle, est-ce Roger de Launoy ?

— J’aime bien Roger.

— Est-ce Étienne Moreau ?

— Il est bon… mais…

— Est-ce M. Alain de Pontalès ?

— Non… Il a l’air orgueilleux et méchant.

— Est-ce M. Robert de Blois ? demanda encore Madame en baissant la voix involontairement.

Blanche rouvrit les yeux tout à fait, et la regarda d’un air étonné.

— Oh !… fit-elle avec reproche ; quelle idée !… M. Robert de Blois !

Madame respira et la baisa. Un instant encore, elle oublia le récent témoignage de ses yeux.

— Eh bien ! reprit-elle entre deux caresses, tu ne veux pas me dire qui tu aimes le mieux ?

— Celui que j’aime le mieux n’est pas à Penhoël, répondit l’Ange dont la joue devint toute rose ; depuis que mon cousin Vincent est sur la mer, je pense à lui souvent et je le regrette… J’ai bien tort de le regretter, ajouta-t-elle d’un air fâché, car il ne m’a pas même dit adieu avant de partir !…

Madame était devenue tout à coup rêveuse ; ses soupçons ne s’étaient jamais portés de ce côté. Ses souvenirs, éveillés brusquement, lui montrèrent la pâle figure de Vincent avec ses grands yeux toujours fixés sur Blanche.

Un instant, elle demeura muette et le cœur serré.

— Vincent !… murmura-t-elle sans savoir qu’elle parlait. T’es-tu trouvée quelquefois seule avec lui, ma fille ?

Blanche se prit à rire.

— Je me trouvais seule avec lui tous les jours, répondit-elle.

— Tous les jours !… répéta machinalement Marthe de Penhoël. Et te disait-il parfois qu’il t’aimait, Blanche ?

— Il n’osait pas…

— Il ne te l’a jamais dit ?

— Jamais.

Un instant, Madame avait entrevu l’explication du mystère, mais le mystère devenait plus impénétrable que jamais, car Blanche ne pouvait pas mentir.

Et à mesure que l’interrogatoire avançait, Madame sentait mieux la difficulté de le pousser plus loin.

Jusqu’alors, Blanche n’avait rien deviné des motifs qui dictaient ces questions, faites sur un ton de gaieté légère ; mais un mot de plus allait peut-être la mettre en éveil.

Et pourtant il fallait savoir…

— Pauvre Vincent ! dit Madame cherchant une transition au hasard ; voilà bien longtemps que nous n’avons eu de ses nouvelles !

— Oh ! oui, soupira Blanche ; cinq mois !… c’est bien long !

Elle avait compté les mois. Madame l’examina à la dérobée. Son joli visage restait tranquille et s’imprégnait à peine d’une légère teinte de mélancolie.

On ne pouvait point s’y tromper, si le cœur de Blanche battait plus doucement au nom de Vincent de Penhoël, c’était une préférence d’enfant, une tendresse naïve et insouciante. Cela pouvait changer plus tard et devenir un autre sentiment ; mais ce n’était pas encore de l’amour.

— Tu vois bien, dit Madame en passant ses doigts parmi les ondes soyeuses des cheveux de l’Ange, tu avais un secret que je ne savais pas !…

— Si j’avais su que c’était un secret, répondit Blanche que reprenait le sommeil, je te l’aurais confié bien vite.

Madame hésita encore une fois puis un incarnat léger vint teindre sa joue, tandis qu’elle murmurait cette dernière question :

— Et d’autres que Vincent ne t’ont-ils pas dit qu’ils t’aimaient ?

— Si d’autres que Vincent me l’avaient dit, répliqua Blanche, je me serais fâchée.

— De sorte que tu n’as pas d’autre secret ?

— Non, mère.

Les yeux de l’Ange s’étaient fermés tout à fait. Les regards de Madame tombaient sur elle, plus tendres et plus maternels, tandis qu’elle la berçait doucement contre son cœur, comme un enfant qu’on veut endormir.

Pendant quelques secondes que dura le silence, la pensée de Marthe de Penhoël sommeilla au contact du sommeil de sa fille. Elle retardait le plus qu’elle pouvait, la pauvre femme, le réveil trop prochain de sa conscience.

— Mère, balbutia Blanche sans ouvrir les yeux et de cette voix lente des gens qui s’endorment, je me suis trompée… J’ai un secret… je vais te le dire… je ne sais pas pourquoi je ne te l’ai pas dit plus tôt… C’était vers le printemps de cette année… Il faisait chaud comme aujourd’hui et je m’étais endormie, vers le soir, dans le berceau qui est au bout du jardin… M’écoutes-tu, mère ?…

Madame s’était redressée inquiète, attentive. Elle ne répondit à la demande de l’enfant que par la pression plus forte de ses bras.

Blanche poursuivit :

— Je fis un rêve bien effrayant, va !… Il me semblait qu’il y avait un homme là, près de moi, qui me serrait de toute sa force contre sa poitrine… J’étouffais… je sentais son souffle brûlant sur ma bouche… M’écoutes-tu, mère ?…

La pâleur de Marthe de Penhoël était devenue livide ; ses yeux grands ouverts et fixes exprimaient une angoisse profonde.

L’enfant poursuivait de sa voix paresseuse et tranquille :

— C’est drôle les rêves !… Je savais bien que je dormais… et pourtant, je ne pouvais pas m’éveiller… Il se passait en moi quelque chose d’étrange, et je n’ai jamais rien éprouvé de semblable, ni auparavant, ni depuis… Mais voilà qui est plus étrange encore !… Quand je m’éveillai enfin, je ne saurais trop dire si c’était la suite de mon rêve… je crus voir véritablement un homme qui s’enfuyait sous la charmille…

— Et tu le reconnus ?… demanda Marthe d’une voix sourde.

— Non… seulement, comme je retournais au château, je rencontrai sur mon chemin M. Robert de Blois…

— Robert de Blois !… répéta Madame, dont l’œil étincela d’un feu sombre.

— C’est étonnant, n’est-ce pas ? dit encore Blanche, dont la paupière s’ouvrit à demi pour se fermer aussitôt.

Son souffle se fit entendre régulier et plus bruyant.

Elle dormait.

Mais elle en avait dit assez ; Marthe de Penhoël n’avait plus rien à apprendre.

Un instant elle demeura comme atterrée ; puis, par un mouvement instinctif et violent, sa main tremblante tâta et pressa les flancs de l’Ange qui gémit dans son sommeil.

— Perdue !… dit-elle prononçant pour la première fois ce mot qui était depuis si longtemps au fond de sa pensée ; perdue comme moi !… innocente comme moi !… Qu’ai-je fait, mon Dieu ! pour être punie jusque dans mon enfant ?

Elle souleva l’Ange entre ses bras et l’étendit, toujours endormie, sur le lit.

Puis elle se laissa choir dans un fauteuil et couvrit son visage de ses deux mains.

— Elle demeura longtemps ainsi. Ses yeux étaient secs et brûlants, des sanglots déchiraient sa poitrine.

— Mon Dieu !… mon Dieu !… prononça-t-elle enfin d’une voix étouffée ; il y a bien longtemps que je souffre !… Vous m’avez pris mon bonheur dès le jour de ma jeunesse, et je n’ai point murmuré !… J’ai vu votre main s’appesantir sur la maison de Penhoël ; j’ai vu l’étrangère s’asseoir à ma place ; j’ai senti la mortelle menace suspendue au-dessus de ma tête, et je n’ai point murmuré encore !… Mais ma fille, mon Dieu ! ma fille !…

Ses larmes jaillirent au travers de ses doigts…

— Ma fille, répéta-t-elle avec égarement ; contre ce dernier coup je suis trop faible !… Ayez pitié de moi, mon Dieu, car je suis une pauvre abandonnée… Pas une voix amie pour me consoler !… pas une main pour me défendre !…

Il lui sembla, en ce moment, qu’un double soupir répondait à sa plainte. Elle ouvrit les yeux.

Cyprienne et Diane, à genoux à ses côtés, couvraient ses deux mains de baisers.