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Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/9

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 163-181).


XI

conciliabule.


Cyprienne et Diane étaient à une vingtaine de pas du banc de gazon, où elles s’étaient assises naguère, avant de descendre chez Benoît Haligan. Elles franchirent sans bruit et avec précaution la faible distance qui les séparait de la Tour-du-Cadet, car elles ne savaient encore si les voix se faisaient entendre en deçà ou au delà de l’enceinte de verdure.

L’enceinte était vide comme elles l’avaient laissée, mais les interlocuteurs invisibles n’étaient maintenant séparés d’elles que par les basses branches des châtaigniers.

Les deux jeunes filles écartèrent doucement les rameaux, et mirent leurs têtes entre le feuillage. Elles ne virent rien d’abord, mais le son des voix les guidait, et à force d’interroger l’obscurité, elles aperçurent trois ombres qui s’agitaient à quelques pas d’elles.

Elles reconnurent M. le marquis de Pontalès, Robert de Blois, et Blaise, le domestique de ce dernier.

C’était Blaise qui avait prononcé à plusieurs reprises le nom des deux sœurs.

L’Endormeur n’était plus tout à fait le joyeux coquin que nous avons vu à l’auberge de Redon. Il avait attendu trois ans à l’office, tandis que son camarade Robert, dit l’Américain, se prélassait superbement au salon. Cette longue attente lui avait fait le caractère hargneux et l’humeur acariâtre. Il avait pris en outre les vices de l’antichambre, car on n’est pas valet en vain, même pour la montre. Blaise s’était fait insolent, méchant, important, menteur, et il était resté voleur.

Point n’est besoin de dire qu’il détestait son prétendu maître. Il détestait en outre Pontalès, à cause de sa fortune ; il détestait l’oncle Jean, que ses gros sabots et sa pauvreté n’empêchaient point de s’asseoir à la table des gentilshommes ; il détestait Penhoël, Madame, la société tout entière, depuis les trois Grâces Baboin-des-Roseaux-de-l’Étang, jusqu’au plus mince des trois vicomtes ; il détestait les domestiques, qui avaient l’impudente prétention de ne lui devoir qu’un médiocre respect, les paysans qui ne le saluaient pas assez bas, et maître le Hivain qui l’accablait pourtant de politesse et de sourires.

Malgré cette misanthropie universelle, il vivait bien, et ne se laissait point trop aller à la tristesse. C’était un gros garçon, assez rond toujours, et ses aversions envieuses ne se haussaient point jusqu’à la haine, excepté une pourtant. M. Blaise, comme il fallait l’appeler, avait cru remarquer trop souvent les jolis yeux de Diane et de Cyprienne fixés sur lui avec moquerie. Ces petites filles avaient eu le front de railler plus d’une fois sa fière importance ! Il les haïssait par préférence à tous et du fond de son cœur.

Malgré sa mauvaise humeur et les dispositions hostiles où il s’entretenait à l’égard de son prétendu maître, Blaise faisait sa besogne en conscience. Sa besogne, bien entendu, n’était point celle d’un valet ordinaire ; il avait mission d’observer, d’écouter aux portes et d’espionner, ce dont il s’acquittait à merveille.

En somme, c’était dans son intérêt qu’il travaillait, car une fois la bataille gagnée, M. Blaise comptait bien se reposer sur ses lauriers.

Il y avait déjà quelques minutes qu’il avait rejoint Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

Le fruit de ses observations de la journée était sans doute plus important que d’habitude, car Blaise avait pris une physionomie grave et ce ton imposant qu’on emploie pour annoncer les grandes nouvelles.

— Eh bien, ami Blaise… avait dit d’abord Robert en l’abordant, savons-nous quelque chose de bon ?

Blaise hocha la tête avec lenteur.

— Nous savons quelque chose… répondit-il, nous savons même beaucoup de choses… mais nous ne savons rien de bon !

— Qu’y a-t-il donc ?

— Il y a que vous allez un train de tortue, M. Robert, et que, pendant ce temps-là, votre partie pourrait bien se gâter.

— Expliquez-vous !…

— Ma foi ! j’ai entendu aujourd’hui tant d’histoires que je ne sais par où commencer… Avez-vous pensé quelquefois que ce serait une furieuse danse, si les gars de Glénac et de Bains prenaient un beau jour leurs bâtons, — car ils n’auraient pas même besoin de leurs fusils, — pour venir défendre Penhoël malgré lui, et le délivrer de notre compagnie ?

— Quelle idée !

— Comme vous dites, c’est une idée !… Je ne me vante pas de l’avoir eue tout seul…

— Il vous resterait toujours le château de Pontalès, mon cher M. de Blois, dit le marquis ; vous ne doutez pas, je l’espère, du plaisir que j’aurais à vous offrir l’hospitalité.

Robert salua. Blaise reprit :

— Pontalès est un bien beau château !… et si l’on y mettait le feu, les murs resteraient debout, car ils sont en bonne pierre de taille…

— Le feu ? balbutia le marquis : qui vous fait parler ainsi ?

— C’est encore une idée… une idée qui n’est pas de moi…

— Est-ce qu’il y aurait quelque complot ?… demanda Pontalès d’une voix altérée.

— Oui, M. le marquis… répliqua Blaise avec ce sang-froid de comédien qui ouvre toutes grandes les oreilles du parterre, il y a un complot… et si vous ne vous dépêchez pas, je parierais contre vous pour les bons gars de Glénac et de Bains !

Pontalès essaya de sourire.

— Vous voulez nous effrayer, mon cher M. Blaise… murmura-t-il.

— Voyons ! dit Robert. Il ne s’agit pas de parler en énigmes !

— Je vais tâcher de me faire comprendre… Je vous ai dit bien souvent : « Prenez garde aux filles de l’oncle en sabots !… Elles vous joueront quelque méchant tour. » Vous répondiez : « Ce sont des enfants !… » Eh bien ! ces enfants-là ont soulevé contre vous une véritable armée… Si vous aviez entendu, comme moi, ce qui se disait tout à l’heure sur l’aire, pendant le feu de joie !… Vous avez mis Penhoël bien bas, mais son nom a encore un prestige, car jeunes gens et vieillards parlent de mourir pour lui comme d’une chose toute simple !… Ils savent vaguement ce qui se passe… Ils prononcent votre nom, M. le marquis, le vôtre, M. Robert, et celui de Lola, qu’ils voudraient mettre en pièces… Pour en connaître si long, il faut qu’on les ait endoctrinés… Et qui a pu se charger de ce soin, sinon ces maudites enfants ?…

— C’est vrai…, dit Robert.

Pontalès gardait le silence.

— J’ai fait de mon mieux pour vous en débarrasser, reprit Blaise, mais on ne m’aide pas… Pour en revenir aux lourdauds de Glénac et de Bains, c’est, ma foi, une affaire sérieuse !… Vous les connaissez aussi bien que moi, M. de Pontalès… Si une fois l’idée de nous faire un mauvais parti se fourre dans leurs grosses têtes chevelues, du diable si la justice et les gendarmes pourront nous protéger !

— Bah !… fit Robert, il y a longtemps qu’ils grondent…

— Ce soir, ils faisaient mieux que gronder… Ils ont un chef maintenant…, notre ancienne connaissance, M. Robert… le vieux Géraud du Mouton couronné… Et ce chef-là m’a l’air de n’être que le lieutenant d’un personnage invisible…

— Qui serait ?… demanda Robert.

— Peut-être ces deux petits diables, les filles de l’oncle en sabots, répliqua Blaise.

C’était en ce moment que Cyprienne et Diane se glissaient à pas de loup derrière les châtaigniers.

Blaise poursuivait :

— Le père Géraud parle d’elles avec un respect étrange… Il a l’air d’attacher à leur aide une sorte de vertu surnaturelle… Mais peut-être y a-t-il encore un autre chef…

— Qui donc ?… demandèrent en même temps Robert et Pontalès.

Les deux jeunes filles étaient tout oreilles ; aucune parole ne leur échappait désormais.

— Ils parlent à mots couverts, répondit Blaise dont la voix baissa involontairement, on voit qu’ils font allusion à une nouvelle toute récente et incertaine encore… Mais j’ai deviné leur espérance et j’ai peur que l’absent ne soit de retour.

Pontalès et Robert tressaillirent comme si leur corps eût éprouvé un choc matériel.

Derrière le feuillage, Cyprienne et Diane cherchaient à modérer les battements de leurs cœurs. C’étaient elles qui avaient répandu dans le pays, au hasard et comme suprême ressource, la fausse nouvelle du retour de Louis de Penhoël. Et pourtant, cette nouvelle, répétée par des bouches ennemies, faisait naître en elles une vague espérance.

L’émotion qu’elles ressentaient au nom de l’aîné de Penhoël leur faisait presque oublier qu’elles-mêmes avaient inventé le mensonge de son retour.

— S’il allait revenir !… Voilà déjà deux fois que j’entends parler de cela !… murmura Pontalès.

— D’après ce qu’on dit de l’homme, ajouta Robert, il ne s’agirait plus de plaisanter… Ce serait une autre histoire que les petites filles ou que le vieux gargotier de Redon, ameutant contre nous cinq ou six douzaines de balourds !… Vous l’avez connu, vous, M. le marquis ?

— Je l’ai connu, répliqua Pontalès. C’était alors un enfant… S’il n’a pas changé, que Dieu nous garde de le rencontrer jamais face à face !…

— Bah !… s’écria Blaise, est-il donc assez fort pour nous faire peur avec son ombre ?… Vous voilà tout déconcertés d’avance ! C’est peut-être un faux bruit… Si l’homme en question était de retour, et qu’il fût aussi terrible que vous le dites, nous aurait-il laissés poursuivre paisiblement notre besogne ?… Allons, messieurs, j’ai mes petits intérêts dans l’affaire… Ma voix compte au chapitre, bien que je sois votre humble valet… Vous avez trop tardé ; il faut réparer d’un seul coup le temps perdu !

— Nous avons devancé votre conseil, ami Blaise, répondit Robert. Dans quelques minutes, M. de Pontalès sera propriétaire du manoir de Penhoël.

— Vous avez la signature ?

— Nous l’attendons.

Blaise se frotta les mains.

— Bien joué, cette fois ! s’écria-t-il, le meilleur levier ne peut pas grand chose sans point d’appui… Une fois que Penhoël n’aura plus chez nous un pouce de terre, les paysans réfléchiront… Pour un gentilhomme à moitié ruiné, on se dévoue encore… Mais pour un mendiant…

— Penhoël ne pourra rester au pays… ajouta Pontalès.

— Avec les faux, dit Robert, nous l’enverrons au bout du monde !

— Et une fois le maître parti, poursuivit Pontalès, tout ira sur des roulettes… Nous n’aurons plus à craindre les filles de l’oncle Jean, d’abord, et c’est un point à considérer. Ensuite, ce père Géraud, qui fait le méchant, s’est ruiné lui-même, à force de prêter de l’argent à Penhoël… En achetant quelques créances, on aura bon marché de lui… Que Penhoël signe ce soir, et je réponds du reste !

Diane et Cyprienne écoutaient. Mille pensées se croisaient, confuses, dans leur esprit. En face de cette ruine prochaine et inévitable, elles avaient la volonté de lutter encore, mais elles sentaient leurs mains trop faibles et sans armes.

Que faire ? L’idée leur venait de courir au manoir et de se placer au-devant du maître. Mais il n’était plus temps déjà sans doute…

Elles restaient là, indécises et comme anéanties par le découragement.

— Il y a pourtant une personne au manoir, disait en ce moment Robert, qui ne partira pas… et à ce propos, M. de Pontalès, je désire avoir deux mots d’explication avec vous… Votre fils est fort assidu auprès de Blanche.

Blaise haussa les épaules en aparté.

— Cela me déplaît, continua Robert d’un ton sec et presque impérieux.

Pontalès lui tendit la main.

— Mon excellent ami, dit-il avec cordialité, je voudrais avoir à vous donner des preuves d’affection plus grandes… Soyez certain que mon fils sera réprimandé sévèrement… Il saura, une fois pour toutes, qu’entre lui et vous, mon cher M. de Blois, je n’hésiterais pas un seul instant… Ceci posé, m’est-il permis de vous demander ce que vous comptez faire de mademoiselle de Penhoël ?

— Je l’aime… répliqua Robert, je l’épouserai peut-être…

Blaise éclata de rire.

— Un bon parti !… s’écria-t-il, mais il me semble que j’entends venir la signature…

Un bruit de pas se faisait en effet sur la route, et l’instant d’après on vit arriver maître Protais le Hivain.

— Enfin !… s’écrièrent nos trois compagnons.

Et Pontalès ajouta :

— L’acte est-il bien en règle ?

Macrocéphale ôta son chapeau et tira de sa poche un mouchoir à carreaux de taille considérable, afin de tamponner la sueur qui mouillait son front pointu. Évidemment, il avait fourni la course à toutes jambes.

— Parlez donc !… dit Robert impatient, s’est-il bien débattu ?

Un soupir s’échappa de la poitrine de l’homme de loi. Personne ne prit encore d’inquiétude, tant on se croyait sûr du résultat, d’après la promesse de Madame.

Macrocéphale regarda tour à tour ses trois interlocuteurs.

— Parler !… grommela-t-il en faisant aller ses yeux de Blaise à Pontalès, sais-je s’il faut parler comme cela devant tout le monde ?…

— Eh bien ?… fit Robert.

M. le marquis… commença Macrocéphale.

— Maître le Hivain, interrompit sèchement Pontalès, du moment que M. Robert de Blois vous dit de parler, cela suffit… M. de Blois et moi nous ne faisons qu’un !… voilà vingt fois que je vous le répète !…

— À la bonne heure, M. le marquis… C’est juste !… voilà vingt fois que vous me le dites !… je vais parler.

L’homme de loi cessa d’essuyer son front et poussa un second soupir.

— Diable d’homme !… diable d’homme !… dit-il d’un ton lamentable, il a encore un poignet, savez-vous, à vous casser la tête comme une noisette !… Vous demandez s’il s’est débattu !… il m’a même battu ! et très-grièvement !…

— Et l’acte ? demanda le trio.

— Il m’a donné un coup de poing dans la poitrine… un très-fort coup de poing !… Il m’a pris par les épaules avec brutalité… il m’a lancé dans l’escalier, au risque de commettre un meurtre sur ma personne !…

— Pauvre M. le Hivain !… Mais l’acte ?… l’acte ?…

— L’acte ?… répéta Macrocéphale en dépliant de nouveau son vaste mouchoir, j’aurais voulu vous y voir ! Je vous dis qu’il est enragé ce soir, et qu’il n’y a rien à faire !…

Les trois compagnons se regardèrent. Aucun d’eux n’avait compté sur ce résultat.

Cyprienne et Diane se serraient la main en silence et remerciaient Dieu de tout leur cœur. Ce fut Pontalès qui se remit le premier.

— Ainsi, dit-il, Penhoël a refusé de signer ?…

— Formellement !

— Et Madame ?… demanda Robert avec menace. M’aurait-elle trompé ?

— Madame a fait ce qu’elle a pu… mais il est fier comme Artaban, ce soir, et ne veut rien entendre !… Je ne l’avais jamais vu comme cela !… On dirait qu’il ne comprend plus du tout sa situation, ou que le diable lui a donné les moyens d’y faire face !…

— Le retour de l’aîné… murmura Pontalès ; peut-être en sait-il plus long que nous à cet égard ?

Robert frappa du pied.

— Ah ! il ne veut pas signer !… prononça-t-il d’une voix étouffée par la colère. Tant pis pour lui !

— Dès le premier mot que j’ai voulu risquer, reprit Macrocéphale, il m’a fermé la bouche… « Dieu lui-même, a-t-il dit deux ou trois fois, s’oppose à ce que Penhoël vende la terre de son nom ! »

— Encore ces diables incarnés ! s’écria Blaise ; je savais bien que j’oubliais de vous dire quelque chose !… Ce n’est pas que Dieu qui s’oppose à la vente du manoir… Ce sont tout bonnement les petites filles !… Elles profitent du moment où Penhoël, à moitié ivre, chaque soir, tombe comme une masse entre ses draps, pour venir jouer à son chevet le rôle d’apparitions…

— Toujours elles !… gronda Robert qui cherchait sur qui décharger sa rage sourde.

— C’est donc cela !… reprit Macrocéphale. Voilà bien des fois que Penhoël me parle de visions et d’ordres venus d’en haut…

Cyprienne et Diane se tenaient serrées l’une contre l’autre ; elles avaient des larmes de joie dans les yeux. Chacune des paroles qu’elles entendaient retentissait au fond de leur cœur et voulait dire : « Enfants, vous avez sauvé Penhoël !… »

Tandis qu’elles triomphaient, les pauvres enfants, laissant aller leurs âmes à l’espoir, un mot vint les frapper comme un coup de massue.

C’était Robert qui parlait.

— À tout prix, disait-il d’une voix brève et résolue, il faut que ces petites filles meurent !

— S’il s’agit d’un assassinat, murmura Pontalès, je me retire.

M. le marquis, on se passera de vous !

— Si l’on dépasse les bornes de la légalité, dit à son tour Macrocéphale, je m’abstiens.

— Monsieur l’homme de loi, on se privera de vos services !  !… Mais il ne sera pas dit que deux misérables enfants nous auront impunément barré la route ! Où est Bibandier ?

Cette question s’adressait à Blaise.

— Auprès de la tonne de cidre, répondit le domestique ; il boit à la santé du roi.

— Peut-on toujours compter sur lui ?

— Je le laisse jeûner depuis trois ans, répliqua Blaise, pour le tenir en haleine… Il est maigre et affamé comme un bon chien de chasse.

Robert se retourna vers Pontalès.

M. le marquis, dit-il, chacun de nous, cette nuit, doit avoir sa part de besogne… Il faut que tout soit fait demain matin, car il y a comme un menaçant mystère autour de nous, et peut-être nous repentirions-nous toute notre vie d’avoir perdu quelques heures dans les circonstances où nous sommes… Je me charge des petites filles.

— Où les trouverez-vous ? demanda Pontalès.

— Bibandier est un limier de premier ordre, répondit Blaise.

— Quant à vous, M. le marquis, reprit Robert, vous vous chargerez de Penhoël… Maître le Hivain, les faux sont-ils toujours chez vous ?

— Toujours, répliqua Macrocéphale ; seulement, depuis que les petits démons rôdent, la nuit, autour de chez moi, j’ai ôté le portefeuille du tiroir où je l’avais serré, pour l’enfouir sous les carreaux de mon cabinet de travail… Dérangez mon fauteuil et enlevez une toile, vous avez la chose !

Cyprienne et Diane, qui retenaient leur souffle pour écouter mieux, échangèrent un signe de muette intelligence.

— Rien n’est perdu, alors, reprit Robert, et je vous réponds, moi, que nous aurons cette nuit la signature de Penhoël !… Maître le Hivain va nous rapporter les pièces… Quand Penhoël verra qu’on lui met sous la gorge comme un pistolet prêt à faire feu les faux commis par lui, nous verrons bien s’il résistera !

— En route, M. le Hivain ! dit Pontalès, nous jouons notre dernière partie !

Diane et Cyprienne avaient quitté leur poste d’observation. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

— Ma sœur, dit Diane tout bas, il faut que nous soyons avant eux à la maison de M. le Hivain… nous savons maintenant où sont les papiers qui menacent Penhoël !

— Allons bien vite !… murmura Cyprienne.

Elles échangèrent un dernier baiser ; puis Diane dit encore d’un ton de résignation simple et douce :

— Ma sœur, nous allons risquer notre vie… si l’une de nous deux meurt, l’autre continuera la tâche commencée… si nous mourons toutes deux, nous prierons Dieu là-haut pour Penhoël !…

Diane s’élança la première dans le sentier conduisant au bord de l’eau et s’y laissa glisser sans bruit ; mais au moment où Cyprienne allait descendre à son tour, le pan de sa robe s’accrocha aux piquants d’une touffe de ronces.

L’étoffe se déchira. Les deux jeunes filles précipitèrent leur fuite.

Robert, Pontalès et leurs deux compagnons se séparaient, lorsque le bruit léger produit par la robe déchirée vint jusqu’à leurs oreilles.

— Avez-vous entendu ?… dit Macrocéphale.

Personne ne répondit.

Pontalès, Robert et Blaise s’étaient élancés déjà de l’autre côté du rempart de verdure.

L’enceinte fut fouillée en un clin d’œil elle était vide.

— Il y avait quelqu’un là, pourtant ! dit Pontalès d’une voix altérée.

Blaise battait son briquet de fumeur et Macrocéphale ouvrait la petite lanterne qui éclairait sa marche dans les bas chemins, quand il regagnait son logis après la nuit tombée.

La lanterne s’alluma. Nos quatre compagnons virent d’abord leurs propres visages pâlis et bouleversés par la peur.

Puis chacun d’eux fit l’examen des moindres recoins de l’enceinte.

— Il n’y a rien, dit Macrocéphale, qui venait de regarder dans la guérite ; et ce lieu est sans issue.

— Ce sera quelque lièvre, commença Blaise.

Mais la voix de Pontalès l’interrompit.

— Voici une issue ! dit-il ; un véritable sentier qui descend à la rivière !…

Il ajouta en se penchant vivement pour ramasser quelque chose :

— Qu’est-ce que cela ?

Les trois autres se rapprochèrent. Pontalès tenait à la main un lambeau de la robe de Cyprienne, qui était resté attaché aux épines du buisson de ronces.

Tout le monde reconnut l’étoffe. Il y eut un silence consterné.

— J’avais tort !… dit enfin Pontalès d’une voix basse et brève, et vous avez raison, M. de Blois… Elles en savent trop long désormais… Il faut qu’elles meurent, n’importe où ni comment… qu’elles meurent cette nuit même !

— Il y a dix à parier contre un, dit Robert, qu’elles sont à la maison de maître le Hivain…

— En avant ! s’écria Blaise ; sans sortir des bornes respectables de la légalité, nous allons leur faire faire connaissance avec le Bibandier !…