Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome 2/10

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Méline, Cans et Compagnie (Tome IIp. 183-203).


XII

petits démons.


Robert et Pontalès se dirigèrent ensemble vers la rivière, non point par le petit sentier à pic où venaient de s’engager les jeunes filles, mais par la route qui longeait les anciennes fortifications.

Pendant ce temps-là, maître le Hivain remontait en toute hâte au manoir, pour avoir la clef du bac, et Blaise retournait à l’aire, afin de trouver Bibandier.

Bibandier allait bien encore quelquefois se promener solitairement sur la lande ou dans les sentiers de la Forêt-Neuve, quand les nuits étaient sans lune, mais il n’y mettait plus le même cœur qu’autrefois. Il avait laissé dans les taillis de Bains son armée de manches à balai habillés en brigands ; son chien était mort de faim depuis longtemps ; et s’il continuait lui-même à mener son métier de rôdeur, c’était vocation irrésistible, car jamais le hasard ne l’avait payé de ses peines.

Que faire en un pays où les poches ne contiennent que des gros sous, et où les bâtons sont des massues ?

Bibandier avait dû espérer un instant un sort meilleur en voyant deux de ses camarades intimes occuper une bonne position dans le pays ; mais Robert et Blaise l’avaient systématiquement tenu à distance, et le pauvre diable n’avait jamais pu réclamer trop haut, parce que le bagne de Brest est un bercail incessamment ouvert, où les brebis égarées comme lui rentrent au premier mot.

Il se taisait. Peut-être n’en pensait-il pas moins. Cependant, c’était un coquin assez débonnaire, et la rancune qu’il gardait à ses anciens camarades n’atteignait pas des proportions bien tragiques.

D’ailleurs, on n’était pas sans lui faire entrevoir de temps à autre un meilleur avenir. Bien qu’il ne connût pas en détail ce qui se passait à Penhoël, il pouvait voir, comme tout le monde, qu’une lutte était engagée. On pouvait avoir besoin de lui, et alors il faudrait bien lui donner sa part de l’aubaine…

En attendant, Blaise lui jetait çà et là une pièce blanche pour l’empêcher de s’impatienter trop fort, et M. de Blois lui avait fait obtenir, par son crédit, une petite position officielle.

Bibandier était fossoyeur de la paroisse de Glénac, aux appointements fixes de douze francs par an, plus le casuel.

Mais, malgré les fièvres du marais et deux médecins qui s’étaient établis depuis peu à la Gacilly, la mort ne donnait guère au bourg de Glénac. Le pauvre Bibandier était maigre à faire compassion.

Blaise le trouva, comme il l’avait annoncé, sous le tonneau de cidre qu’on avait mis en perce dans un coin de l’aire. Bibandier était couché paresseusement dans la poussière ; sa tête reposait sur une de ses mains, et l’autre tenait une écuelle demi-pleine. Sa figure longue, et dont les teintes ternes tiraient sur le gris, s’empourprait légèrement ; son œil cave veloutait son regard ; il y avait dans sa physionomie un repos content et parfait.

Il restait là depuis le matin, buvant tout seul et voyant la vie couleur de rose. C’était son jour de fête. Il ne buvait ainsi, à sa soif, qu’une fois tous les ans.

Au premier mot que Blaise lui glissa tout bas dans l’oreille, il quitta sa pose nonchalante et se dressa d’un bond sur ses pieds. On eût pu le voir alors dans toute la longueur de sa taille, avec ses membres étiques et osseux ballottant dans un vêtement de futaine trop large, et qui n’avait plus que la corde.

— Oh ! oh !… dit-il avec gaieté ; il s’agit des chers petits anges !… ça me paraît très-faisable !

Il y avait tant de joyeuse humeur dans son accent, et l’expression de son visage restait si débonnaire, que Blaise ne put s’empêcher de lui dire :

— Me comprends-tu bien ?

— Parfaitement !… répliqua Bibandier sans rien perdre de sa tranquillité sereine ; quand quelque chose démange, on se gratte, mon fils… c’est tout simple… L’Américain en est-il ?

— C’est lui qui monte le coup.

— Bonne affaire ! moi je n’ai pas encore travaillé dans ce genre-là… mais chacun gagne sa vie comme il peut… pas vrai ?

On eût dit que Blaise s’était attendu à plus de résistance, car il regardait Bibandier d’un œil surpris et même un peu inquiet.

Celui-ci parut comprendre ce que Blaise avait dans l’esprit. Il emplit l’écuelle et la lui présenta d’un geste cordial.

— On peut se déboutonner ici, dit-il en montrant du doigt le groupe des paysans qui se pressaient autour du père Géraud à la porte de la ferme ; voilà deux heures qu’ils oublient le tonneau pour écouter les sornettes du vieux gargotier de Redon !… Bois un coup, l’Endormeur !… Je savais bien que Robert et toi, vous en viendriez là quelque jour, et je vous attendais.

Son regard, qui prit une nuance de mélancolie, tomba sur la futaine usée de sa veste.

— J’avais grand besoin de me refaire !… reprit-il, grand besoin !… L’Américain et toi, vous n’avez pas été gentils avec un vieux camarade… Mais on ne peut pas payer celui qui ne fait rien… pas vrai ?… Je dis donc que je suis content d’avoir l’occasion de travailler pour vous…

— Voilà un brave garçon !… s’écria Blaise ; sois tranquille… Tu seras payé comme il faut !

— Quant à ça, répliqua Bibandier, je ferai mon prix moi-même en temps et lieu… Tu dis que c’est pressé, mon fils ? Eh bien, partons !

Blaise ne bougea pas ; son regard exprimait toujours la même défiance.

Le fait est qu’il était difficile d’accorder les paroles de Bibandier avec l’expression de douceur patiente qui était sur son pauvre visage, maigre, pâle et défait. Il semblait à Blaise que son vieux camarade souriait aussi par trop débonnairement en parlant de meurtre.

— Ah çà ! reprit-il d’un ton d’hésitation, es-tu bien sûr de ne pas faiblir ?… Elles sont si jeunes… si jolies !…

— Ça ne me fait rien… répondit l’ancien uhlan ; chacun pour soi !… Je ne dis pas que je me servirais volontiers du couteau avec de pauvres chérubins comme ça !… J’espère bien qu’on me laissera la liberté de m’y prendre à ma guise ?

— Carte blanche !… pourvu que ce soit fait.

— Ça sera fait, mon bonhomme… et proprement !

— Viens donc, dit Blaise, qui se mit en marche.

Bibandier but une dernière écuelle de cidre, et n’eut besoin pour le rejoindre que d’allonger un peu le pas de ses grandes jambes.

Chemin faisant, Blaise lui expliqua plus en détail ce qu’on attendait de lui ; Bibandier, tout en écoutant, fredonnait avec sa voix de basse-taille un air à roulades. Plus d’une fois, avant d’arriver au Port-Corbeau, Blaise s’arrêta court pour lui dire :

— Du diable si je te comprends, mon vieux ! Moi qui n’ai pas le cœur tendre, je ne pourrais pas chanter à l’heure qu’il est !

— C’est que tu manges tous les jours, toi !… répliquait Bibandier doucement et le sourire aux lèvres ; si tu avais été trois ans à mon régime, tu m’en dirais des nouvelles !

Et cela était dit si bonnement ! C’était de la quintessence de férocité…

En approchant du passage, Bibandier coupa la parole à Blaise, qui continuait ses instructions.

— Voilà qui est entendu !… dit-il ; l’affaire des petites est réglée, et tu seras content de moi… Quant aux dépenses de l’entreprise… c’est deux mouchoirs et quelques bouts de corde… Mais l’Américain n’est pas seul !… Qui diable avons-nous là ?

Devant le bac, dont l’amarre était déjà détachée, trois hommes se tenaient en effet debout.

M. de Blois seul avait le visage découvert ; les deux autres cachaient soigneusement leurs figures sous les larges bords de leurs chapeaux de paysans.

Bibandier, qui était toujours d’excellente composition, fit, semblant de ne pas les reconnaître.

Il salua respectueusement Robert, et entra le premier dans le bac.

— Je connais un peu les habitudes des chers petits anges, murmura-t-il ; je les rencontre souvent au clair de lune, quand je me promène, la nuit, pour ma santé… Elles auront passé l’eau dans leur batelet, qui doit être amarré là-bas sous les saules.

Robert s’était rapproché de Blaise.

— Eh bien ?… demanda-t-il tout bas.

— Un cœur de pierre !… répliqua le gros garçon. Dur comme une lame de poignard !… Je ne le croyais pas si fort que cela !

— Tant mieux !… dit Robert.

Bibandier s’était emparé de la perche du passeur. Au lieu de se diriger vers la route de Redon, qui lui faisait face, il remonta un peu le courant, pour gagner un rideau de saules qui baignaient leurs basses branches dans la rivière.

À l’aide de sa perche, il écarta le grêle feuillage et finit par rencontrer, après deux ou trois tentatives inutiles, un objet qui sonna contre le bois de sa gaffe.

— Qu’est-ce que je disais ? s’écria-t-il joyeusement ; perchez un peu, s’il vous plaît, M. Blaise, pendant que je vais voir là-dessous.

Il abandonna la gaffe en effet, et gagna le bout du chaland qui passait sous les saules. On entendit un léger bruit, puis on vit un petit bateau qui s’en allait à la dérive le long du bord, du côté du marais.

Bibandier, qui reparut au même instant, regarda fuir la barque et dit avec un gros rire bonasse :

— Quand les petits chérubins voudront repasser l’eau… c’est elles qui seront bien attrapées !

Chacun pensa sur le chaland que Bibandier valait son pesant d’or…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il y avait dix minutes environ que Diane et Cyprienne avaient traversé l’Oust, au moyen du batelet trouvé par Bibandier sous les saules.

En quittant leur cachette, au pied de la Tour-du-Cadet, elles se doutaient bien que le bruit de la robe déchirée avait trahi leur présence et qu’on allait les poursuivre : mais elles avaient de l’avance, parce que Pontalès et ses compagnons ne pouvaient parvenir à l’autre rive qu’à l’aide du bac, dont la clef était au manoir. En outre, le sentier qu’elles suivaient les conduisait en quelque sorte d’un saut jusqu’au bord de l’eau, tandis que la route commune nécessitait un long détour.

Ce n’était pas la première fois que les deux filles de l’oncle Jean couraient un danger prochain et terrible ; mais en ces moments leurs forces semblaient grandir avec le péril. Cyprienne semblait lutter avec un enthousiasme fougueux qu’exaltait la pensée du martyre ; Diane demeurait plus calme et se dévouait de sang-froid.

Elles avaient entendu l’entretien des ennemis de Penhoël. Elles savaient que leur sexe et leur jeunesse ne les défendraient point contre la colère de ces hommes. Elles n’espéraient point de quartier.

Mais loin de s’arrêter devant la menace entendue, elles y puisaient un nouveau courage. Dans leur vaillance virile, un sentiment d’orgueil enfantin s’élevait. On les craignait ! On prenait, pour les combattre, les mêmes armes qu’on eût employées contre des hommes ! Elles étaient fières.

N’avaient-elles pas entendu tomber de ces bouches ennemies l’aveu de leur puissance ? Sans elles, pauvres jeunes filles, Penhoël aurait succombé depuis longtemps !

Leur cœur battait de joie et non point de frayeur, car la lutte n’avait pas été stérile. Grâce à l’effort de leurs bras d’enfants, René, Madame et l’Ange restaient en équilibre au bord du précipice.

La ruine qui menaçait toujours n’était pas encore accomplie ; et, d’après ce qu’elles venaient d’entendre, il ne restait à Pontalès et à Robert qu’une seule arme contre la résistance tardive de Penhoël.

Mais c’était une arme cruelle, qui suspendait sur la tête de René l’infamie en même temps que le malheur. Des faux ! il y avait des faux !… C’était sans doute le résultat de quelque obsession perfide ; mais les pièces existaient, et ce n’était plus seulement la misère qui menaçait Penhoël !

Il y avait longtemps déjà que Cyprienne et Diane avaient surpris le secret de ces fausses signatures, arrachées à l’ivresse quotidienne de René. Elles en avaient reconquis et détruit une partie, en s’introduisant, la nuit, au château de Pontalès. L’autre portion, déposée chez l’homme de loi, avait défié jusqu’alors toutes leurs tentatives.

Mais elles savaient maintenant l’endroit précis où se trouvaient les papiers. Avec l’aide de Dieu, si on leur donnait le temps d’agir, elles pouvaient encore sauver Penhoël.

Diane détacha d’une main ferme l’amarre du bateau, caché parmi les glaïeuls, sous la loge de Benoît Haligan, et Cyprienne saisit la perche.

L’Oust n’était pas débordée, mais elle coulait à pleines rives et laissait couvertes les parties basses du marais. Tout en perchant, les deux jeunes filles entendaient, parmi le silence de la nuit, le bruit sourd et continu, produit par le tournant de Trémeulé. Dans l’ombre, les vapeurs qui se suspendent au-dessus du gouffre rayonnaient une lueur faible et pâle. Elles voyaient au loin le gigantesque fantôme de la Femme-Blanche qui se balançait et planait sur les eaux tranquilles du marais.

Derrière elles, au-dessus des taillis de châtaigniers, les jardins de Penhoël gardaient leur illumination brillante ; la fête n’était pas finie ; quelques accords, jetés par l’orchestre campagnard, arrivaient, par bouffées, jusqu’à leurs oreilles.

Quand elles touchèrent le bord opposé, nul mouvement ne se faisait remarquer encore du côté du bac, qui allait s’ébranler bientôt pour les poursuivre.

Elles sautèrent lestement sur la rive, et au lieu de prendre la route de Redon, qui les eût conduites à la maison de maître le Hivain, elles se dirigèrent, en courant, vers le marais.

Dans l’immense prairie, où se déroulaient de toutes parts d’étroits filets d’eau, on apercevait un mouvement confus au milieu des ténèbres : c’étaient les troupeaux de Glénac et de Saint-Vincent qui erraient en liberté sur le pâturage commun.

Tout en courant sur l’herbe courte et unie comme un tapis, Cyprienne et Diane appelaient doucement :

— Mignon !… Bijou !…

Leurs voix se perdaient dans la nuit. Quelques moutons effrayés prenaient la fuite sur leur passage, et les oies, éveillées, allongeaient le cou pour jeter leurs cris plaintifs et discordants.

Les deux jeunes filles appelaient toujours…

Au bout de deux ou trois minutes, un piétinement sourd se fit entendre au loin sur le gazon. L’instant d’après Bijou et Mignon, deux jolis petits chevaux demi-sauvages, arrêtaient leur galop et restaient immobiles, la fumée aux naseaux et les jarrets tendus.

Diane et Cyprienne s’élancèrent à cru sur leurs dos. En quelques secondes, elles eurent regagné le temps perdu à courir sur le marais.

Bijou et Mignon étaient deux vrais bretons, noirs tous deux, robustes d’encolure, trapus de formes et pouvant soutenir durant des heures leur galop rude et vif.

Ils allaient côte à côte, d’une ardeur égale. La voix des jeunes filles les excitait sans cesse, et leur course perçant droit devant soi, à travers champs, landes et haies, ressemblait à un tourbillon.

Diane et Cyprienne, excellentes cavalières, ne s’inquiétaient point des obstacles de la route ; quand il y avait un fossé large à franchir d’un bond, elles plongeaient leurs petites mains blanches dans la dure crinière des bretons ; quand il fallait traverser un taillis, elles se couchaient presque sur leurs chevaux et passaient rapides, comme des flèches, au travers du fourré.

Sur la lande rase elles se redressaient.

— Hope ! Mignon ! hope ! Bijou !

Elles caressaient doucement le cou déjà baigné de sueur de leurs montures.

Les deux chevaux, lancés à fond de train, dévoraient l’espace…

Si quelque paysan les eût rencontrées, glissant comme deux traits dans la nuit, il se fût signé sans doute avec terreur, en recommandant son âme à Dieu. Et, après la terreur passée, il se serait vanté jusqu’au jour de sa mort d’avoir vu, par une nuit d’automne, les fées se rendant au sabbat !

Vraiment, c’était une course étrange. Les chevaux noirs disparaissaient dans les ténèbres ; on n’eût pu voir que deux jeunes filles, à la taille svelte et comme aérienne, entraînées par une force mystérieuse. Elles semblaient glisser, assises sur un nuage rapide. C’étaient bien des fées légères et gracieuses. L’œil ne pouvait les suivre. L’aile du vent les emportait et laissait flotter derrière elles les boucles molles de leurs longs cheveux.

— Hope ! Bijou !… hope ! Mignon !…

Il y a une grande lieue de pays entre Port-Corbeau et le bourg de Bains. Quelques minutes avaient suffi à ce trajet. Cyprienne et Diane descendirent de cheval, laissant Bijou et Mignon sur la lisière de la lande.

Maître Protais le Hivain occupait une maison isolée qui s’élevait à cent pas en avant de l’unique rue du bourg.

Pour acquérir cette propriété, il lui avait fallu susciter bien des discordes dans les campagnes voisines, ruiner bien des pauvres cultivateurs et jeter plus d’un orphelin sur la paille. Mais c’étaient là sa vocation et son plaisir. Maître le Hivain était, en fait de chicane, un véritable artiste. On peut dire que la vue seule de sa figure jaune et démesurément longue donnait aux paysans la fantaisie de plaider.

Cyprienne et Diane avaient déjà rôdé bien souvent autour de sa maison, mais la vigilance rusée de l’homme de loi avait trompé jusqu’alors toutes leurs tentatives. Aujourd’hui, elles avaient deux chances nouvelles pour arriver à leur but : d’abord elles savaient où trouver les papiers, ensuite le domestique de maître le Hivain qui, d’ordinaire, faisait bonne garde, était en ce moment à fêter la Saint-Louis de l’autre côté de l’eau, dans l’aire du fermier de Penhoël.

En donnant cette vacance à son domestique, maître le Hivain avait compté sur l’effet du coup de fusil tiré la veille au bord de la lande, et aussi sur le bal qui devait assurément retenir au manoir les deux filles de l’oncle Jean.

Il n’y avait pour défendre sa maison, ce soir-là, qu’une servante septuagénaire, assistée par un chien de garde accablé de vieillesse.

La bonne femme et le chien dormaient sans doute d’un profond sommeil, sur la foi des gros verrous qui fermaient toutes les ouvertures, car les deux sœurs purent escalader les murailles du jardin sans éveiller le moindre mouvement dans la maison.

Du côté du jardin, les fenêtres n’avaient point de contrevents. En un clin d’œil, à l’aide d’une échelle que leurs jolies mains eurent bien de la peine à dresser contre le mur de la maison, Cyprienne et Diane furent dans le cabinet de travail de l’homme de loi.

Elles battirent son propre briquet, et allumèrent sa propre lampe.

Il eût fallu les voir en ce moment, animées par la course qu’elles venaient de fournir et par la joie vive du premier succès ! Leurs joues se coloraient d’un incarnat charmant : leurs yeux pétillaient d’impatience et de désir ; un sourire espiègle se jouait déjà autour de leurs lèvres fraîches, tant elles se croyaient sûres du triomphe !

Leur gaieté d’enfant était revenue. Le moment avait beau être solennel, puisqu’il s’agissait en définitive du sort de toute une famille aimée ; il y avait dans la nature même de leur acte quelque chose d’étrange et de gaillard qui éloignait toute idée tragique.

Elles riaient en descellant les carreaux du cabinet.

Leur recherche ne fut pas longue. Sous le fauteuil même où Macrocéphale ruminait chaque soir ses consultations diaboliques, il y avait un trou creusé au couteau, qui renfermait un petit carnet crasseux.

La vue de ce carnet fit battre bien fort le cœur de Diane et de Cyprienne. Elles ne songeaient plus à rire. C’était là le salut de Penhoël.

Elles restèrent un instant à genoux, levant au ciel leurs yeux humides, afin de remercier Dieu.

Elles songeaient à Madame et à la pauvre Blanche…

Mais le temps pressait. Diane serra le portefeuille dans son sein, et toutes deux redescendirent l’échelle.

La vieille femme et le vieux chien dormaient toujours comme des bienheureux. C’était une réussite complète.

— Hope ! Bijou !… hope ! Mignon !…

Comme elles avaient toutes deux le cœur léger en reprenant la route parcourue ! Comme elles caressaient gaiement le cou de leurs petits chevaux ! Comme elles étaient heureuses !

— Tiens… dit Diane tandis que Mignon franchissait un large fossé, c’est là qu’on a tiré sur moi hier… Le corps du pauvre Cabry est encore au fond du trou !…

La course ne se ralentit point, mais elles se penchèrent toutes deux ; leurs bras s’enlacèrent et leurs joues s’unirent dans l’ombre.

— C’est la dernière fois que tu seras exposée à un danger pareil, ma petite sœur, s’écria Cyprienne ; ils sont vaincus !…

— Et qui sait ? ajouta Diane ; peut-être y a-t-il dans ce portefeuille de quoi rendre à Penhoël la fortune qu’on lui a volée ?…

Elles étaient à moitié chemin déjà. Diane arrêta tout à coup le galop de son cheval.

— J’y pense !… reprit-elle. Ils doivent nous attendre sur cette route !…

— Je voudrais bien savoir lequel d’entre eux, répliqua Cyprienne que la victoire rendait fanfaronne, est capable de barrer la route à Bijou ?

— S’ils ont des armes ?

— Nous leur passerons sur le corps !

— Et s’ils nous guettaient au passage du Port-Corbeau ?…

Cyprienne arrêta son cheval à son tour.

— Ce n’est pas pour moi que j’ai peur… reprit Diane ; mais maintenant nous avons à garder un trésor.

— Eh bien ! remontons jusqu’aux Houssaies… Nous passerons sur le pont du moulin.

L’avis était bon. Les deux sœurs changèrent aussitôt de direction et se mirent à galoper vers les Houssaies.

Mais il se trouva que d’autres avaient eu la même idée qu’elles, car en arrivant au bord de l’eau, elles virent que la tête du pont était occupée par deux hommes, en qui elles crurent reconnaître Robert de Blois et M. le marquis de Pontalès.

— Prenons du champ, dit Cyprienne que rien n’effrayait, et passons.

— Essayons plutôt de passer à Port-Corbeau, répliqua Diane ; il sera toujours temps de revenir ou de mettre nos chevaux à la nage…

La course recommença le long de la rivière.

Quand elles arrivèrent au passage du bac, il y avait à peine trois quarts d’heure qu’elles avaient enfourché pour la première fois leurs vaillants petits chevaux.

Il n’était pas tout à fait minuit, et le jardin de Penhoël montrait toujours, au haut de la colline, ses illuminations intactes. La fête en avait encore au moins pour une bonne heure.

Rien de suspect n’apparaissait, cette fois, sur la rive. Les deux sœurs rendirent la liberté à Bijou et à Mignon, qui regagnèrent en caracolant leur lit de gazon. Elles pensaient que bien leur en avait pris de ne point tenter le passage au pont des Houssaies, car ici aucun obstacle ne leur barrait la route.

— Allons ! dit Cyprienne en descendant vers les saules, nous voici à bon port… et nous aurons encore le temps de danser une contredanse…

Diane écarta les branches du saule…

Comme elle ouvrait la bouche pour lancer quelque gaie repartie, trois hommes, couchés dans l’herbe haute qui croissait au bord de l’eau, se dressèrent tout à coup sur leurs pieds.

Les deux jeunes filles eurent à peine le temps de pousser un cri, tant on mit de presse à leur nouer solidement des mouchoirs sur la bouche…