Les Belles-de-nuit ou Les Anges de la famille/Tome III/07

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Méline, Cans et Compagnie (Tome iiip. 137-176).


III

deux petits chapeaux de paille.


Montalt avait énuméré ses titres pompeux avec une grande simplicité, mais cette simplicité même parut au jeune peintre un surcroît de fanfaronnade. Elle le mit en défiance et rompit tout à coup le charme qui l’entraînait vers son compagnon de voyage. Ce charme, d’ailleurs, agissait contre son désir. Il était bien jeune et tenait d’autant plus à la dignité de sa moustache naissante. Il eût voulu montrer plus de constance dans sa rancune ; il se reprochait un peu la rapidité de son facile pardon. En somme, la conduite de l’Anglais avait été insultante ; ses tardives excuses ne pouvaient effacer qu’à demi la grossièreté de son procédé.

Et puis, qui ne sait que ces excuses, octroyées de bon cœur et sans qu’on les demande, ont l’air parfois d’une aumône faite à la faiblesse ?

Étienne se disait tout cela depuis dix minutes et bien d’autres choses encore. S’il ne pouvait point parvenir à froncer le sourcil, c’est que Montalt le dominait déjà par l’attrait de sa nature séduisante et sympathique.

Mais en ce moment on se moquait de lui par trop à découvert ; sa susceptibilité engourdie se réveilla. Pour répondre à la question du nabab, il tâcha d’aiguiser son sourire le plus railleur.

— Parbleu ! milord, dit-il, nous n’avons pas eu de chance !… Attendre si longtemps pour nous rencontrer, quand nous étions si près l’un de l’autre… Tel que vous me voyez, je suis premier ministre démissionnaire de Sa Majesté le bon roi de Lahore.

— Vous ne me croyez donc pas ?… demanda Montalt sans perdre son sourire ami.

— Pourquoi cela ?

— Parce que vous me répondez comme on fait à ces hâbleurs d’auberge, connus pour raconter des aventures impossibles.

Étienne se pinça la lèvre avec triomphe : le coup avait porté.

— Il me semble, dit-il, que si vous avez été général en chef des armées de l’iman de Mascate, je puis bien…

— Enfant que vous êtes ! interrompit Montalt ; sur ma parole, l’ignorance est plus incrédule encore que l’expérience !… Mes dignités passées et mes millions vous semblent une plaisante rodomontade, parce que vous me trouvez dans une voiture publique, n’est-ce pas ?

— Le fait est…

— Vous voyez bien ces deux bonnes chaises de poste qui courent au devant de nous ?… interrompit encore Montalt.

Depuis quelques heures en effet, deux chaises de poste avaient dépassé sans effort la lourde diligence et semblaient ne point vouloir la perdre de vue.

— Eh bien ?… dit Étienne.

— Eh bien ! mon jeune camarade, tout ce que contiennent ces chaises de poste est à moi, quoique j’aie laissé à Brest les cinq sixièmes de mon bagage.

— Ah !… fit Étienne, et pourquoi prendre la diligence, alors ?

— Je suis très-capricieux… Mais ne trouvez-vous pas que ces chaises de poste nous envoient beaucoup de poussière ?

— Si fait.

— Attendez !

Montalt mit sa tête en dehors et siffla, comme il l’avait fait déjà sous la voûte des messageries.

Les deux chaises de poste s’arrêtèrent immédiatement et du même coup.

Étienne ouvrit de grands yeux.

Quand la diligence passa auprès des chaises arrêtées, Étienne vit, à l’une des portières, deux têtes noires, à l’autre une figure de jeune femme pâle et triste.

Montalt ne prononça qu’un seul mot.

— Arrière…

La jeune femme eut un sourire docile ; les deux têtes noires s’inclinèrent silencieusement, et de tout le voyage, on ne revit plus les chaises de poste.

— Je suis très-capricieux…, répéta Montalt en se tournant vers le jeune peintre ; et puis, bien que j’aie couru le monde, il me vient parfois des idées naïves qui ressemblent à celles des enfants.

Sa voix prit un accent mélancolique et plus doux.

— Personne ne m’aime en ce monde, continua-t-il, et je voudrais tant être aimé !… Je suis seul, toujours seul… Aux heures de tristesse, nul ne me console… et quand je suis heureux, je cherche en vain un sourire ami qui réponde à ma joie… Vous allez me railler encore, mon jeune camarade, et c’est pourtant la vérité tout entière… Je suis monté dans cette diligence, espérant que les hasards du voyage amèneraient sur mon chemin un être que je pusse aimer…

Étienne l’écoutait avec un étonnement où l’émotion se glissait malgré lui ; la voix de Montalt était si chaleureuse et ses paroles semblaient si bien partir du cœur.

— Mais…, dit pourtant Étienne, êtes-vous donc complétement abandonné comme vous le dites ?… et pourquoi le seriez-vous ?…

— Je ne sais.

Étienne rougit.

— Cette belle jeune femme, reprit-il en hésitant, dont je viens d’entrevoir la figure…

— Mirzé ! s’écria le nabab, pauvre fille… Entendons-nous bien, je vous prie !… Quand je dis : Je voudrais être aimé, je ne parle pas des femmes… J’ai mes idées sur les femmes, mon jeune camarade… S’attache-t-on au flacon de champagne dont le bouchon vient de sauter par la fenêtre ?… A-t-on l’idée de chérir le cristal vide où tout à l’heure fraîchissait le sorbet parfumé ?

— Ah !… fit Étienne avec reproche ; est-ce là votre pensée sérieuse, milord ?

— Non…, répondit Montalt dont les sourcils se froncèrent légèrement ; si vous voulez ma pensée sérieuse, je changerai de langage… Je hais la femme, monsieur, et je la méprise… cela du plus profond de mon cœur !

Son regard avait un éclat dur et méchant. Sa voix, dont les inflexions sonores exprimaient naguère tant de sensibilité, devenait sèche et froide.

— Mais nous avons le temps de parler de toutes ces choses, reprit-il en rappelant son sourire. Je tiens beaucoup à Mirzé, d’ailleurs… je l’ai achetée mille gourdes, il y a un an… et je ne regrette pas mon argent… Mais vous ne m’avez pas dit encore qui vous êtes, mon jeune camarade.

Au moment où Étienne ouvrait la bouche pour répondre, deux têtes de chevaux, poilues et basses, dépassèrent la portière du coupé ; on entendit en même temps le son d’un fouet et une voix enrouée qui criait :

— Hie ! Dindonnet ! voleur que vous êtes ! hie ! Coco ! vieux fainéant !

Coco et Dindonnet étaient les coursiers de la Concurrence dont le postillon, par un effort désespéré, voulait en ce moment dépasser la voiture rivale.

Le postillon de la diligence lutta tant qu’il put, mais les deux rosses de son adversaire avaient de l’élan, et d’ailleurs il était superflu de ménager leur agonie.

Nos deux voyageurs du coupé virent passer lentement le long de la portière le corps jaunâtre et poudreux de la patache ennemie qui prenait décidément l’avance.

Pendant cela, Étienne déclinait ses noms et qualités ; mais Montalt ne l’écoutait plus.

Son regard s’attachait, avide et perçant, à la rotonde de la Concurrence où se montraient, à demi cachées par les bords de leurs chapeaux de paille, deux ravissantes figures de jeunes filles.

— Morbleu !… murmurait Montalt, Dieu sait pourtant que j’en ai vu beaucoup en ma vie !… mais jamais de si délicieuses !

Étienne disait :

— Je n’avais pas de parents… et ma foi, j’acceptai volontiers la proposition de ce gentilhomme breton qui m’appelait pour orner son château… Voilà comment j’ai quitté Paris, milord.

— Laquelle est la plus charmante ?… pensait tout haut Montalt dont les yeux brillaient, ardents et fixes ; mais, Dieu me pardonne ! il me semble qu’elles pleurent, les pauvres enfants…

— J’ai passé là deux ans…, reprenait le jeune peintre qui s’écoutait lui-même et ne prenait point garde à la préoccupation du nabab, deux ans, mon Dieu !… et cela m’a paru à peine plus long que deux journées heureuses…

Montalt se retourna vivement.

— Mais voyez donc !… s’écria-t-il ; leurs petites joues sont baignées de larmes…

— Qu’est-ce ? demanda Étienne.

Montalt lui montra du doigt la rotonde de la Concurrence, où le jeune peintre ne vit rien, parce que les deux voyageuses venaient de relever le store de leur portière.

Montalt fit un geste de dépit.

— À peine sorties de la coque !… grommela-t-il, elles ont déjà reçu de bonnes leçons du diable… elles savent se cacher à propos pour aiguiser le désir… et tout ce manége d’enfer où se prend le cœur des fous depuis le commencement du monde…

— M’expliquerez-vous ? commença Étienne.

— Je suis tout à vous, mon jeune camarade ; nous disions que vous avez nom Moreau et que vous marchez sur les traces de Raphaël… Belle carrière, sur ma foi !… La chose qui me ravit en tout ceci, c’est que vous n’êtes pas gentilhomme.

— Quoi ! dit Étienne, détestez-vous encore les gentilshommes ?

— Bien moins que les Bretons, et pas autant que les femmes… Je vous avertis d’ailleurs que c’est le dernier article de ma liste… À part ces trois catégories d’individus, je suis assez philanthrope…

— En abhorrant à peu près les trois quarts de l’espèce humaine ?

— Le compte n’y fait rien… Passons à un sujet plus intéressant… Mon jeune camarade, vous me plaisez… En pouvez-vous dire autant de moi ?

Les yeux noirs et brillants de Montalt laissaient voir l’importance singulière qu’il attachait à la réponse d’Étienne. C’était une déclaration d’amitié à brûle-pourpoint.

Le jeune peintre hésita franchement, et le visage de Montalt eut le temps de se rembrunir.

— Milord, dit enfin Étienne avec un peu de froideur, vous êtes un homme puissant… moi je suis un pauvre diable d’artiste, à la bourse légère, aux pinceaux inconnus… Que peut vous importer ma chétive opinion ?

— C’est-à-dire que je ne vous plais pas.

— Permettez !… S’il me semblait convenable de parler avec liberté entière…

— Parlez ! s’écria l’Anglais dont le dépit ne se cachait point. Pour Dieu, monsieur, je ne vous demande pas de grâce !

— Eh bien, milord, au premier regard que j’ai jeté sur vous, j’ai ressenti une impression étrange… Quelque chose m’entraînait à vous respecter…

— Je ne veux pas de respect !

— À vous aimer… Puis est arrivée votre bizarre boutade…

— Vous y songez donc toujours ?…

— Mon Dieu, non !… Et, pour achever en un seul mot, ce qui me… comment dirai-je cela ?… ce qui me repousse en vous, ce sont vos haines fantasques et le mépris odieux que vous avez pour les femmes.

— Oh ! oh !… vous êtes amoureux, M. Étienne ?

— Éperdument, milord.

— Peste !… à votre âge… j’aurais dû m’en douter… Ah çà ! c’est une chose bien merveilleuse que les femmes puissent ainsi me faire du mal, même quand je les fuis comme la fièvre jaune !… Si vous saviez…, ajouta-t-il en portant la main à son front, dont les rides se creusèrent tout à coup ; si vous saviez !…

Il y avait un souvenir aigu et douloureux derrière ces paroles, qui sonnaient comme une plainte.

Étienne se repentit.

— Pardonnez-moi, milord, dit-il doucement, mon intention n’était pas de réveiller des chagrins…

— Des chagrins !…, interrompit Montalt en se redressant, quels chagrins ?… N’allez-vous pas me prendre pour une victime de l’amour ?… Morbleu !… mon jeune camarade, gardez votre pitié pour une occasion meilleure… Je n’ai jamais aimé, moi, et c’est sur votre sort que je m’apitoie sincèrement.

Étienne eut un sourire triste.

— Je ne suis pas comme vous…, dit-il en secouant la tête, je ne repousse pas la pitié… car je souffre.

Montalt lui prit la main dans un mouvement d’irrésistible affection.

— Elle ne vous aime pas ?… murmura-t-il.

— Je crois qu’elle m’aime.

— Vous croyez ?… Oh ! elles vous prennent ainsi jeunes, beaux, généreux, pour exalter d’abord vos cœurs jusqu’au délire et pour vous briser ensuite sans pitié !… Elles se sentent invulnérables, parce qu’elles ne boivent point leur part du philtre mortel…

— Vous ne parlez pas d’elle, n’est-ce pas ? dit Étienne.

— Je parle de toutes les femmes.

— Vous ne parlez pas d’elle !… répéta Étienne d’un ton impérieux, car je ne permettrais pas qu’on lançât, même au hasard, l’insulte qui pourrait retomber sur sa tête… Tant pis pour vous, milord, si vous n’avez jamais rencontré en votre vie une jeune fille à l’âme angélique et sainte… Tant pis pour vous si Dieu vous a refusé la joie d’aimer !… Votre malheur ne vous donne point le droit de calomnier ce que vous ne connaissez pas… Elle est pure, entendez-vous ?… Elle est noble ! et c’est à genoux que je l’aime !

La joue du jeune peintre s’était colorée vivement ; ses yeux brillaient ; l’émotion faisait trembler sa voix.

En l’écoutant, Montalt s’était pris à rêver.

— Toujours la même histoire ! murmura-t-il ; et ce sont les plus belles âmes que Dieu choisit pour les frapper de cette folie !… Écoutez !… reprit-il en s’adressant à Étienne ; mon amitié peut être plus forte que mes aversions… Qui sait si vous n’allez pas me convertir, mon jeune camarade ?… Voulez-vous me parler d’elle et me confier le roman de vos amours ?…

— À vous ?… se récria Étienne.

— À moi qui suis déjà votre ami…, répliqua l’Anglais avec prière, à moi qui l’aimerai si elle vous aime…

Il avait mis dans ces derniers mots cette éloquence persuasive et vraie qu’il semblait prendre tout au fond de son cœur.

Étienne résista faiblement, puis il parla. C’est un bonheur si grand que de confier certains secrets, ne fût-ce qu’à demi. À l’âge qu’avait Étienne, l’âme s’épanche avec tant de joie ! Et puis Montalt souriait en l’écoutant ; on eût dit que ces jeunes souvenirs lui réchauffaient le cœur.

Étienne, sans prononcer aucun nom, raconta son arrivée au château et cette douce pente qui l’avait entraîné à son insu vers Diane. Il dit les premiers sourires de la jeune fille et ces vagues espoirs qui d’abord avaient fait battre son cœur.

Ce n’était pas un roman comme l’avait pensé le nabab, c’était une simple histoire : la vie tendre et confiante de deux enfants, qui s’aimaient sans se le dire.

Il n’y avait point d’incidents, car Étienne taisait une partie de la vérité. Ce n’était pas au sceptique étranger qu’il eût voulu confier ce mystère qui entourait, depuis si longtemps, la conduite des deux sœurs. Sur ce point le silence lui était d’autant plus facile que jamais il n’avait soupçonné.

Et quoiqu’il n’y eût rien dans le récit pour réveiller une curiosité blasée, rien qu’un pur et doux tableau d’amour, le nabab écoutait les yeux baissés et le front rêveur. Parfois, lorsque la narration du jeune peintre s’animait au passage d’un souvenir plus cher, on aurait vu Montalt sourire avec mélancolie.

Son regard s’élevait alors furtivement sur Étienne. Ce regard ému exprimait-il de la compassion encore ou déjà de l’envie ?

Étienne laissait dire son cœur. Tout ce qu’il avait ressenti durant ces deux belles années, il se le rappelait tout haut avec délices. Aucun détail, si petit qu’il fût, ne se perdait dans sa mémoire emplie. On reconnaissait les mots charmants et timides qui tombent d’une bouche de vierge ; on devinait l’aveu muet que laisse échapper le sourire ; on sentait trembler la petite main blanche sous le baiser dérobé…

C’était gracieux comme le premier amour lui-même.

Et le jeune peintre, qui s’était fait prier d’abord, ne tarissait plus maintenant. Il cherchait, au contraire, à prolonger la confidence ; il caressait, comme en se jouant, la poésie chaste des détails de son histoire.

Montalt ne l’interrompit point ; mais que de fois son visage mobile avait changé pendant le récit !

Tantôt il écoutait pour Étienne, et alors ses beaux traits gardaient ce sourire tout plein de tendresse et de paternelle protection. D’autres fois, la ligne fière de ses sourcils se brisait tout à coup ; une pensée d’amertume venait assombrir sa figure pâlie. C’est qu’alors il écoutait pour lui-même et qu’il faisait un retour sur son propre cœur.

— Oh ! milord, s’écria le jeune peintre en joignant les mains, et tout cela est fini !… J’ai vingt ans, et c’est du passé que je vous parle. Diane !… ma pauvre Diane !… sais-je si je la reverrai jamais ?

Montalt avait les lèvres serrées et appuyait sa tête contre les parois de la voiture. Il était en un de ces moments où l’amertume d’un souvenir lointain semblait raviver et faire saigner de nouveau quelque vieille blessure de son âme.

Étienne ne prenait point garde.

— Vous… vous-même, reprit-il dans son enthousiasme, vous qui niez tout, milord, vous l’auriez aimée comme moi, j’en suis sûr… Que ne puis-je vous la montrer sous les grands ombrages de ce pays enchanté !…

Il ferma les yeux, comme pour la retrouver en un rêve.

— Dix-huit ans !… reprit-il d’une voix plus basse ; un front naïf comme celui d’un enfant, mais qui se redresse parfois orgueilleux et vaillant comme le front d’une reine… Des yeux rieurs où les larmes mettent une tristesse céleste… La taille d’une fée, la voix d’un ange… Et un cœur !… Dites, milord, qu’eussiez-vous fait à ma place ?

Montalt se redressa avec lenteur et le regarda fixement.

Le jeune peintre tressaillit sous ce regard froid et lourd.

— À votre place, M. Étienne, répliqua Montalt d’un ton de sécheresse, je n’aurais pas laissé la pauvre enfant languir comme cela pendant deux longues années.

Étienne, qui s’était rapproché involontairement durant son récit, s’éloigna jusqu’à l’autre angle du coupé.

Montalt avait retrouvé son sarcastique sourire.

— Chacun a sa manière de voir…, reprit-il ; vous me demandez mon sentiment, je vous le dis… Si cette déité bretonne est aussi charmante que vous le prétendez, ma foi ! mieux eût valu en profiter que de la laisser en proie à quelque hobereau mal peigné du voisinage.

— Mais,… dit Étienne, j’étais pauvre… je ne pouvais pas être son mari.

— J’entends bien… moi, j’aurais été son amant.

Le jeune peintre devint pâle. S’il eût obéi au fougueux mouvement de colère qui s’empara de lui, cet entretien, commencé d’une façon si amicale, aurait fini par une bataille. Mais il se retint et se contenta de lancer au nabab un regard de sanglant reproche.

Montalt n’en tint compte. Sa bizarre humeur avait tourné. Il s’étendit dans son coin, les bras tombants, la tête renversée, reprenant cette pose indolente où toutes ses facultés semblaient sommeiller à la fois.

Le silence régna dans le coupé pendant une grande heure.

Quiconque eût assisté au dénoûment de la dernière scène, aurait cru sans doute que c’en était fait de cette liaison si rapidement nouée. Étienne, suivant toute apparence, ne devait plus se laisser prendre aux avances de cet être fantasque qui comblait les gens de caresses pour les blesser ensuite plus sûrement et mieux.

C’était là, du moins, le sentiment d’Étienne lui-même. Mais il comptait sans le nabab.

Celui-ci avait de merveilleux secrets pour faire oublier ses incartades. Il savait s’excuser avec une grâce si bonne et demander pardon, sans perdre absolument rien de cette dignité innée, qui avait plus d’une fois mis le mot respect dans la bouche d’Étienne, depuis le commencement du voyage.

On avait beau s’irriter, la colère ne tenait point contre cette gracieuse franchise de l’homme, évidemment supérieur, qui revenait de lui-même, repentant et contrit.

Car Montalt se repentait sincèrement, quitte à pécher de nouveau, à ses heures.

Et puis, sous le scepticisme provoquant et brutal dont le nabab semblait faire montre, son noble caractère perçait si souvent malgré lui : c’était un fanfaron d’incrédulité.

Derrière ce cynisme de parade, on découvrait une âme élevée, un esprit d’élite et une sensibilité poussée parfois jusqu’à cette délicatesse qu’ordinairement l’âge mûr ne connaît plus.

Les contrastes séduisent. À son insu, Étienne subissait le charme de Montalt, et s’étonnait de voir ses grands courroux se dissiper au moindre vent.

En vérité, cet homme le traitait comme un enfant. Étienne s’indignait ; Étienne se cabrait, et au beau milieu de sa colère, il se sentait apaisé par un sourire, par un mot, par un rien.

Entre la Gravelle et Laval, le nabab et lui se fâchèrent bien trois ou quatre fois, et cependant, aux approches de cette dernière ville, vous les eussiez pris pour des amis de vingt ans.

Leur liaison, qui datait à peine de quelques heures, s’était serrée comme par enchantement, et comportait déjà de ces coquetteries, qui font de la brouille la plus sérieuse en apparence un pont joyeux, conduisant tout droit à la réconciliation.

Et à mesure que le temps passait, le nabab faisait petit à petit la conquête de son franc parler. Étienne repoussait bien encore les désolantes théories de son compagnon de route, mais il ne se croyait plus obligé de tourner le dos à la moindre parole offensante pour le beau sexe. Il écoutait ; il discutait, quoique, sur le terrain de la moquerie, il ne fût vraiment pas le plus fort.

La diligence arrivait au faubourg de Laval, ayant toujours devant elle la victorieuse patache, dont les chevaux se tuaient héroïquement pour soutenir leur triomphe.

— Eh bien ! dit Montalt, vous voyez que je ne suis pas si fou d’avoir laissé mes noirs se carrer en chaise de poste pour prendre, moi, la voiture publique… J’ai rencontré ce que je cherchais… et je vous promets bien que je ne vous lâcherai pas, M. Étienne !

— Tout ce que je puis dire, milord, c’est que votre caprice a été pour moi une excellente chance…

— Eh ! eh !… fit Montalt, nous nous querellerons bien encore pourtant plus d’une fois avant d’être arrivés à Paris, s’il plaît à Dieu !… Mais il y a déjà un progrès dans votre humeur… et sous deux ou trois jours, que je sois sage ou fou, vous m’écouterez sans colère aucune… parce que vous reconnaîtrez toujours la voix d’un ami.

— Mais qui donc nous force de choisir ces sujets où nous ne pouvons pas nous entendre ?

— Mon cher Étienne, justement parce que je vous aime, je prétends vous convertir… Il est déplorable de voir un charmant garçon tel que vous s’affadir dans des principes d’une naïveté ultra-bourgeoise… Tenez, vous ne m’empêcherez pas de vous dire que votre conduite à ce manoir dont j’ignore le nom…

— Milord !… milord ! par grâce !… interrompit Étienne.

— Si fait !… au temps de la chevalerie errante, ces manières-là eussent été très-spirituelles… mais aujourd’hui, nos jeunes filles, croyez-moi, préfèrent des façons plus gaillardes… Heureusement, les anges ne sont pas rares en notre bon pays de France… Nous trouverons à nous consoler.

Étienne protesta par un gros soupir.

— Sans aller bien loin, reprit Montalt, nous avons là deux petites almées comme je n’en ai pas rencontré souvent, moi qui ai vu pourtant bien du pays ! Que dites-vous de leur minois, jeune troubadour ?

— Je ne les ai pas encore aperçues.

— Vraiment !… s’écria Montalt ; vous êtes le roi des amants fidèles !… Le fait est qu’elles se cachent comme deux petites coquettes qu’elles sont probablement… Mais cependant, moi qui n’ai nulle raison de conscience pour mettre mes yeux dans ma poche, j’ai pu les lorgner déjà une douzaine de fois depuis Rennes… Ah ! mon jeune ami, j’ai peine à croire que votre ange et sa sœur soient de moitié aussi jolies que ces deux enfants-là !

Étienne haussa les épaules.

— Je vous dis que ce sont des perles !… Et quelles singulières créatures !… Vous ne pouvez vous figurer cela… Tantôt, je vois leurs grands yeux rouges de larmes, tantôt j’aperçois un espiègle sourire autour de leurs lèvres roses… Elles pleurent comme des Madeleines, elles rient comme des folles !… Qu’elles pleurent ou qu’elles rient, elles sont toujours délicieuses !… Patience !… une fois à Paris, je compte bien les voir de plus près…

— Comment !… dit Étienne avec reproche.

— Eh ! mon ami…, s’écria le nabab, votre austérité tourne au grotesque… Si ce n’est pas moi, ce sera quelque mauvais étudiant du quartier Latin, ou quelque pauvre commis en nouveautés… Le commis et l’étudiant, après un mois d’orgie à vingt-deux sous, les laisseront choir doucement dans la boue… Moi, après une semaine fleurie et tout ornée de champagne, je les quitterai heureuses et riches… Lequel vaut mieux pour elles ?

— Mais si elles sont vertueuses…

Le nabab éclata de rire.

— Je cherche à me rappeler une comédie où il y ait un Philinte de votre force, M. Étienne !… dit-il, mais d’honneur, je n’en trouve pas !… Vous avez, comme cela, une douzaine de mots, qui ne sont que des mots, mais des mots ennuyeux…, vertu, pureté angélique, céleste… que sais-je, moi !… Si Dieu était juste, vous auriez pour mission en ce monde de couronner des rosières depuis le matin jusqu’au soir !…

Il s’interrompit et serra brusquement le bras d’Étienne.

— Tenez !… s’écria-t-il, les voyez-vous, cette fois ?

Les deux jeunes filles de la Concurrence venaient en effet de relever leur portière pour respirer un peu d’air frais, et montraient à la fois leurs figures gracieuses et souriantes ; mais au moment où Étienne cherchait des yeux, pour obéir au geste du nabab, la Concurrence tourna l’angle d’une rue et les deux jeunes filles disparurent avec elle.

Montalt frappa du pied avec impatience.

— Les amoureux platoniques, grommela-t-il, ont des yeux pour ne point voir et des oreilles pour ne point entendre… Vous avez fait exprès de regarder trop tard, Étienne, tant vous aviez grand’peur de manquer à vos serments de constance !… Mais c’est égal ; on ne peut pas tout faire le premier jour… nous verrons bien !

La diligence s’arrêtait dans une sombre rue de la vieille ville, à l’hôtel où les voyageurs devaient prendre leur repas et passer la nuit.

Il va sans dire que Montalt et le jeune peintre soupèrent ensemble ; c’étaient deux inséparables. On ne se querella guère que deux ou trois fois durant le repas, et Montalt but, sans trop d’ironie, à la santé de Diane, à la santé de Cyprienne, et même à la santé de Roger, le Pylade absent…

Étienne venait de se retirer dans sa chambre à coucher. Durant toute cette journée, il était resté sous l’empire d’une sorte de fascination. Maintenant qu’il se retrouvait seul, il cherchait, mais en vain, à dépouiller Montalt de son bizarre prestige et à le juger froidement. Montalt échappait à tout examen ; son image, évoquée, apparaissait à l’esprit d’Étienne plus fugitive encore et plus capricieuse que la réalité même.

Étienne faisait d’inutiles efforts pour fixer ce fantôme insaisissable ; il le voyait à la fois bon, méchant, généreux, cruel, sincère, menteur et mille autres choses impossibles à concilier ; il l’aimait, il le maudissait, il le craignait, et le nabab avait presque gain de cause, en définitive, car on ne pensait guère à Diane ni au manoir de Penhoël.

Étienne se promenait dans sa chambre, repassant au fond de sa mémoire toutes les phases de ce long entretien qui l’avait tour à tour effrayé, indigné, enchanté. Il s’arrêta court au milieu de sa promenade. On frappait vigoureusement à sa porte.

— Encore quelque nouvelle imagination !… pensa Étienne. Milord, que voulez-vous ?

Mais ce ne fut point la voix du nabab qui répondit.

— C’est moi, Étienne ! cria-t-on à travers la porte. Ouvre vite… je tombe de lassitude.

Étienne s’élança ; il ne pouvait en croire ses oreilles. La porte s’ouvrit ; Roger était dans ses bras.

— Déjà !… dit le jeune peintre, quand la première émotion passée lui permit de parler.

— Mon pauvre ami, répliqua Roger, tu avais deviné juste… on m’a renvoyé comme toi… Mais sois tranquille… ta commission est faite tout de même… Avant de partir, j’ai écrit une longue lettre à Cyprienne… et Dieu sait que j’ai parlé de toi encore plus que de moi !

— Merci…, dit-il, mais pouvait-on croire que mes craintes se réaliseraient sitôt ?… Toi, mon pauvre Roger, qu’on aimait tant au manoir de Penhoël !…

— On m’aimait, je le crois, et je n’en veux pas aux maîtres du manoir, car ils ont dû me défendre tant qu’ils ont pu contre la haine des étrangers… mais ils ne sont pas les plus forts, maintenant… et ce qui me désole, Étienne, c’est de n’être plus là pour veiller au besoin sur ceux que nous aimons.

— As-tu donc appris quelque chose depuis mon départ ?

— J’ai quitté Redon deux heures après toi… mais, pendant ces deux heures, j’ai causé avec le vieux Géraud… Il paraît que les affaires de Penhoël sont dans un bien triste état !… Géraud ne m’a pas dit tout ce qu’il sait, car sa discrétion égale son dévouement… mais le peu qu’il m’a confié donne déjà bien à réfléchir !… Figure-toi que Penhoël en est réduit, et cela depuis longtemps, à emprunter de l’argent au vieil aubergiste.

— Ils l’ont ruiné, murmura le jeune peintre.

— Ils l’ont ruiné !… répéta Roger ; et je me trouble en songeant que Cyprienne et Diane n’ont pas d’autre ressource en ce monde que l’appui de René de Penhoël.

Les deux amis étaient assis l’un près de l’autre sur le lit d’Étienne ; il y eut un silence ; tous deux baissaient la tête et se donnaient à leurs réflexions tristes.

— Mais foin de l’inquiétude ! s’écria tout à coup Roger en sautant sur ses pieds ; Penhoël a toujours bien quelques mois devant lui… pendant ce temps, nous travaillerons… Et si Dieu nous aide, les deux filles de l’oncle Jean n’auront plus besoin de la protection de personne… Fais-moi servir à souper, veux-tu ? car j’ai dépensé mon dernier sou en route et j’ai une faim de possédé !

Étienne sonna, et Roger fut bientôt devant les restes à demi froids du repas des voyageurs.

— Tout n’est pas malheur…, reprit-il la bouche pleine, et j’ai à remercier le hasard qui m’a fait te rejoindre enfin !… Si je t’avais manqué ici, j’étais un homme perdu… Impossible d’aller en avant ou de retourner en arrière… car j’ai laissé ma montre à Penhoël, et mon costume de chasse ne vaut pas un louis… Vive la cuisine d’auberge, ma foi !… c’est détestable, et cela se mange avec un plaisir !…

— Parlons donc un peu du manoir…, dit Étienne.

— Non pas !… J’ai besoin de tout mon courage pour achever ces côtelettes… Verse-moi plutôt un verre de vin… Mon pauvre Étienne, ma gaieté te blesse peut-être, mais je suis si content de t’avoir retrouvé !… Le commencement de mon tour de France a été rude, vois-tu !… De Redon à Rennes, je suis allé tantôt à cheval, tantôt à pied, tantôt en charrette… À Rennes, je pensais bien te rattraper ; mais la diligence était partie depuis deux heures… J’ai pris la petite voiture de Vitré… une boîte antique, spécialement destinée à transporter les solennels bourgeois de ladite ville et leur famille. À Vitré, même histoire, tu venais de partir !… J’avais encore deux écus de six livres… j’ai pris un cheval vitriais qui portait la tête basse entre ses jambes poilues, et dont la queue rouge eût fait honte à la chevelure d’Absalon… Pauvre bête ! j’ai violemment dérangé ses habitudes en la faisant galoper six heures durant… À quatre lieues de Laval, elle est tombée devant un bouchon où je l’ai laissée à la grâce de la cabaretière… Quatre lieues, cela se fait à pied quand on sent un ami au bout du voyage… Je suis arrivé, je t’ai embrassé, j’ai soupé… À ton tour de me conter tes aventures !

L’histoire d’Étienne ne fut pas longue apparemment, car une demi-heure après, nos deux amis dormaient tranquillement côte à côte.

Le lendemain matin, un domestique de l’hôtel vint frapper à la porte et prévenir M. Moreau que milord l’attendait pour déjeuner.

— Qu’est-ce que c’est que milord ?… demanda Roger.

— C’est ce singulier personnage dont je t’ai parlé hier…, répondit Étienne.

— Ah ! ah !… l’ennemi des gentilshommes, des Bretons et des femmes !… le général en chef des armées du roi de je ne sais où !… Je serai enchanté de faire son illustre connaissance.

— Ne va pas te moquer ! interrompit Étienne ; le coupé lui appartient jusqu’à Paris, et la voiture est pleine… Si tu n’as pas le bonheur de lui plaire, tu peux être bien sûr d’avance que tu resteras à Laval.

Les deux jeunes gens étaient habillés ; ils descendirent au salon.

— Milord, dit Étienne, encouragé par les bontés que vous avez bien voulu me témoigner…

Montalt lui prit la main et la secoua rondement.

— Que le diable vous emporte !… s’écria-t-il. Hier soir, vous me parliez comme il faut… Une nuit a-t-elle suffi pour nous replonger jusqu’au cou dans l’ennui des cérémonieuses formules ?… Mais qui avons-nous là ?

Étienne se tourna en souriant vers Roger.

— J’ai l’honneur de vous présenter Pylade…, dit-il.

— Oh ! oh !… fit gaiement Montalt, le vrai Pylade ?

— Le vrai Pylade.

— Le compagnon des courses poétiques dans la grande allée des châtaigniers, l’enfant du romanesque manoir… l’amoureux de l’autre ange ! M. Roger, nous savons du moins votre nom de baptême… Soyez le très-bien venu… Au lieu de deux amis nous serons trois, voilà tout !

Il tendit la main à Roger qui se prêtait de la meilleure grâce du monde à cet accueil, moitié moqueur, moitié cordial.

Roger, bien plus qu’Étienne, était fait pour les brusques liaisons d’aventures.

À la fin du déjeuner, vous eussiez dit une petite famille, composée de deux neveux parfaitement insoumis, et d’un oncle trop jeune pour parler en sage.

On se remit en route sous de joyeux auspices, non sans avoir fait sauter deux ou trois bouchons de champagne. (Il y a du champagne à Laval.) Nos trois compagnons étaient d’une gaieté folle, et, durant cette journée, il se dit dans le coupé de la diligence des choses extrêmement jolies.

Roger, peut-être parce qu’il avait été prévenu d’avance, ne se montra point trop scandalisé des hérésies de Montalt en fait de sentiment. Il était placé entre Étienne et le nabab ; lorsque les deux adversaires discutaient, il jugeait les coups. Bien qu’il donnât le plus souvent raison à Étienne, parfois, nous devons le dire, la facile morale de Montalt trouvait un écho au fond de sa nature un peu molle et sensuelle.

Étienne, au contraire, demeurait ferme comme un roc ; toute l’éloquence du nabab se brisait contre sa vertu héroïque.

Les heures passaient vives et rieuses.

La Concurrence se montrait encore quelquefois aux relais, où elle prenait pour un instant les devants. Montalt ne manquait jamais alors de lancer un avide coup d’œil à la rotonde. Roger aussi regardait de tous ses yeux, car on lui avait fait un ravissant tableau des deux petits chapeaux de paille. Mais, précisément depuis que Roger était venu se mettre en tiers dans le coupé, les deux jeunes filles ne montraient plus la même confiance.

Pendant la première partie de la route, et tant que le nabab avait été seul à les poursuivre de ses œillades, les deux petits chapeaux de paille s’étaient montrés bien des fois à la portière de la rotonde.

Maintenant que Roger regardait aussi, elles affectaient de se cacher. Leur portière restait obstinément fermée, en dépit de la chaleur, et Roger, malgré son envie, n’eut pas une seule occasion de les entrevoir.

La journée avait passé comme un rêve ; le nabab, quand il lui plaisait de mettre de côté ses paradoxes favoris, racontait, avec une verve entraînante, de ces histoires étranges qui réveilleraient la curiosité d’un mort. Il avait tant vu de choses et tant parcouru de pays ! Les fabuleuses légendes de l’Inde prenaient, en passant par sa bouche, un attrait nouveau ; et quand il peignait à grands traits les mœurs inconnues de ces lointaines régions où s’était écoulée la moitié de sa vie, les deux jeunes gens immobiles et bouche béante ne pouvaient point se lasser de l’écouter.

Quand on eut laissé derrière soi Alençon, Dreux, Mortagne, quand on vit prochaine la fin du voyage, Étienne et Roger furent pris d’un sentiment de tristesse, à la pensée de la séparation.

Les idées de Montalt se portaient peut-être vers le même sujet, car depuis quelques minutes il gardait le silence, contemplant tour à tour les deux jeunes gens avec une expression de mélancolie.

— À quoi pensez-vous, milord ?… dit enfin Roger.

— Je pense, répliqua Montalt, que voilà deux beaux garçons, loyaux, intelligents, braves tous deux, je voudrais en faire la gageure !… ayant enfin tout ce qu’il faut pour faire leur chemin dans le monde… et que ces deux enfants-là se sont attachés, de gaieté de cœur, une pierre au cou…

— Comment donc ?… voulut dire Roger.

— Ne vois-tu pas, s’écria Étienne, que milord remonte sur son dada… Il veut parler de nos amours !

— C’est vrai, mon cher ami… et je donnerais beaucoup pour avoir tort… Vous, Étienne, vous avez du talent, j’en suis sûr.

— Vous êtes bien bon…

— Laissez !… Vous, Roger, vous êtes un spirituel enfant, et votre caractère aimable vous ouvrirait toutes les portes… Vous m’avez confié que vous étiez pauvres tous les deux… Écoutez-moi, je ne raille plus… Vous allez commencer une lutte dont l’issue sera votre bonheur ou votre malheur… Quand on marche au combat, dites-moi, est-ce l’instant de se lier bras et jambes ?

— C’est le moment de prendre un drapeau, interrompit Étienne vivement ; quelque chose qui vous guide dans la bonne chance et qui vous soutienne dans la mauvaise… Nous ne sommes pas des philosophes, nous, milord !… Nous sommes cousus de préjugés, vous savez bien !… Faire fortune ne serait pas un but pour nous, si nous n’avions pas à partager avec quelqu’un de cher le bonheur conquis par nos efforts…

Roger serra la main d’Étienne comme pour dire : « Il a parlé pour nous deux. »

— C’est bien là le diable !… soupira Montalt ; ce sont toujours les cœurs généreux qui tombent dans ce travers !… Ah ! si j’avais à convertir certains jeunes messieurs sachant compter et ne sachant que compter, ma besogne serait bientôt faite… Mais, répondez, avez-vous confiance en moi ?

— Certainement.

— Eh bien ! je vous affirme du fond de ma conscience que l’amour, comme vous l’entendez, est un obstacle qui arrête tout élan, un fardeau qui accable toute vigueur, un poison qui énerve et qui tue…

— Mais je sens le contraire en moi !… s’écria Étienne qui mit la main sur son cœur ; l’amour, comme je l’entends, est un aiguillon pour le courage, un cordial pour l’âme qui faiblit, un appui pour la volonté qui cède…

— Enfants !… enfants !… murmura Montalt d’un ton sérieux, je parlais de la pierre qu’un malheureux se met au cou pour se noyer… De toutes les pierres, la plus lourde, la plus tenace, la plus mortelle, croyez-moi, c’est une femme aimée…

Étienne savait désormais le moyen de clore ces discussions sans issue.

— Vous parlez en homme qui a fait de cruelles expériences…, répliqua-t-il.

Le nabab sauta comme s’il eût trouvé la pointe d’un poignard sous le coussin de la diligence.

— Nous avons donc un petit peu de mauvaise foi malgré notre vertu, mon jeune camarade ?… dit-il avec impatience. Faut-il vous répéter encore que je n’ai jamais aimé ?… S’il en fallait une preuve, j’ai fait fortune, moi !… mais j’ai vu de si terribles exemples ! j’ai vu des cœurs si robustes anéantis et broyés !…

Il passa la main sur son front. On eût dit qu’il allait parler encore, mais sa tête se pencha sur sa poitrine, et il garda le silence.

Au bout de quelques minutes, il se redressa. La sombre expression qui était naguère sur ses traits avait disparu pour faire place à une gaieté communicative.

— Eh bien ! mes fils, s’écria-t-il, gardez vos infirmités… Il m’est évident que votre commune maladie ne peut pas être traitée par des remèdes violents… il faut un régime… je serai votre médecin malgré vous… Et, en attendant, nous commencerons tout doucement notre petite fortune.

Étienne et Roger le regardaient sans oser l’interroger.

— Mon majordome m’a précédé à Paris…, reprit Montalt, je pense que nous allons le trouver au bureau des messageries, où il m’attend sans doute comme c’est son devoir… Il a dû m’acheter un hôtel… quelque chose de très-beau… le prix m’est indifférent… J’aurai besoin d’un peintre pour décorer mes salons…

— Ah ! milord ! interrompit Étienne avec émotion, je ne suis qu’un apprenti dans mon art… et vous ne connaissez rien de moi…

— Je vous dis que vous avez du talent !… Est-ce que vous allez me refuser ?

— J’en réponds, moi, qu’il a du talent !… s’écria Roger en prenant la main de Montalt ; vous êtes un noble cœur, milord… et si Étienne refuse, je me brouille avec lui pour tout de bon !

— J’accepte…, dit le jeune peintre à voix basse.

— Et moi je vous remercie, mon ami… Quant à notre joyeux camarade Roger…

— Ah ! par exemple, quant à moi, interrompit celui-ci en secouant la tête, vous serez bien habile, milord, si vous pouvez trouver ce à quoi je suis bon… Je ne sais rien faire.

— Ce sont les paresseux qui disent cela, M. de Launoy !… Si vous vouliez accepter près de moi, votre ami, une position dont je n’abuserais jamais, je vous jure… j’ai absolument besoin d’un secrétaire.

Roger avait des larmes dans les yeux. Mais le nabab semblait plus ému que lui encore.

— Je sais bien…, reprit-il avec un embarras qui avait sa source dans la plus exquise des délicatesses, qu’un jeune homme bien né… habitué jusqu’à présent à une vie… mais, je vous le répète… je suis votre ami avant tout.

— Milord… milord ! interrompit Étienne, vous voyez bien que Roger accepte… et qu’il est heureux comme moi de ne pas se séparer de vous.

— Est-ce ainsi ?… s’écria joyeusement le nabab ; eh bien ! je ne sais pas comment vous remercier, mes amis !… Et je ne donnerais pas pour mille guinées la bonne fantaisie que j’ai eue de m’embarquer dans cette diligence !… Ah ! vous serez mes fils et mes frères… et, si vous voulez, jamais nous ne nous séparerons !

— Jamais ! répétèrent Étienne et Roger tandis que leurs mains étaient dans celles de Montalt.

La diligence venait de s’arrêter à la barrière de Passy. La Concurrence, arrêtée un instant auparavant, subissait, la première, la visite de la douane. Les voitures se touchaient de telle sorte que la portière de la Concurrence était à un demi-pied seulement de la portière du coupé.

Le store qui cachait les deux petits chapeaux de paille restait clos hermétiquement.

Mais, à l’instant où la petite voiture s’ébranlait, laissant la diligence subir la visite à son tour, une main mignonne souleva le store baissé, et deux papiers, jetés adroitement, tombèrent aux pieds de nos trois voyageurs.

Ce fut Montalt qui les ramassa.

— Enfin !… s’écria-t-il, elles nous donnent signe de vie !… Je savais bien que mes œillades ne pouvaient pas être perdues !

Ses yeux tombèrent sur les deux papiers, et il fit un geste de désappointement comique.

— Oh ! les femmes !… les femmes !… reprit-il ; toujours le même esprit contrariant et à l’envers !… C’est moi qui les ai regardées… et c’est vous, mes amis, qu’elles choisissent !

— Nous ?… dirent en même temps les deux jeunes gens.

— Elles se seront procuré vos noms, poursuivit le nabab, auprès du conducteur à Laval ou à Alençon… Ce qui est certain, c’est que vos noms sont sur les adresses…

L’un des billets portait, en effet : À M. Étienne Moreau. L’autre : À M. Roger de Launoy.

On en fit l’ouverture. Ils étaient tous deux pareils et contenaient ces seuls mots :

« Ce soir, à huit heures, devant l’église Notre-Dame. »

Les billets portaient la même signature, tracée par deux mains différentes ; on lisait au bas de chacun d’eux : « Belle-de-nuit. »

Si Étienne et Roger avaient quitté un jour plus tard le manoir de Penhoël, ce mot : belle-de-nuit aurait fait sur eux une impression bien pénible. Tout de suite leur mémoire eût évoqué la légende douce et triste que Cyprienne et Diane chantaient si souvent naguère ; ils eussent songé aux deux pauvres filles mortes…

Mais ils ne savaient rien. Quand ils avaient vu pour la dernière fois Diane et Cyprienne, elles dansaient, riantes et belles, au salon de verdure. Ils ne virent rien sous cette appellation mystérieuse, sinon quelque voluptueux défi et un commencement d’aventure.

Belle-de-nuit !… murmura le nabab ; c’est très-joli, cela… c’est de la fine fleur de poésie !… Pourtant, nous avons affaire à des provinciales renforcées, puisqu’elles donnent rendez-vous à Notre-Dame. Elles croient sans doute que tout le monde va se promener là, le soir, comme on fait devant l’église de leur bourgade… C’est égal, vous êtes d’heureux coquins !

— Nous n’irons pas…, dit Étienne.

Roger fit une légère moue.

— Bravo ! s’écria Montalt ; don Quichotte n’aurait pas mieux dit !…

— Je ne verrais pas grand mal…, commença Roger.

Étienne se pencha à son oreille.

— À l’heure qu’il est, murmura-t-il avec reproche, Cyprienne relit peut-être ta lettre en pleurant…

— Nous n’irons pas ! répéta résolûment Roger.

— Alors, dit le nabab, il faudra donc que j’y aille, moi !…

. . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, on arrivait à la cour des messageries, où M. Jones, le majordome de milord, attendait son maître, en bel habit noir et chapeau bas.

Roger, Étienne et le nabab montèrent, de compagnie, dans une élégante calèche qui les emporta, au galop de deux chevaux magnifiques, vers le faubourg Saint-Honoré.