Les Bellini/VII

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Henri Laurens, éditeur (p. 94-124).

VII

GIOVANNI BELLINI.

La vie de celui que la tradition s’est plu à considérer comme le plus jeune des fils Bellini est singulièrement dépourvue d’incidents. Sauf un court séjour à Padoue, elle a pu se passer entièrement à Venise, sans que rien soit venu distraire l’artiste du labeur colossal qu’il accomplit durant soixante-cinq ans d’une inlassable activité.

C’est uniquement dans son art qu’il faut chercher à découvrir la personnalité de Giovanni. Mais ici se présente une sérieuse difficulté. La plupart des tableaux qu’on lui attribue ne sont pas signés et nous ne possédons que cinq ou six dates pour repérer une cinquantaine d œuvres. Il est impossible de songer à discuter ici tout au long des questions d’attributions et de chronologie. Le mieux est de faire état des témoignages de quelques autorités reconnues, telles que R. Fry, L. Venturi et G. Groneau, de se limiter à l’examen des œuvres les plus marquantes et de tracer, à l’aide de celles-ci, l’esquisse de la carrière d’un génie souple et fécond qui parcourut toute la gamme des transitions et des nuances, de l’art primitif à l’art renaissant, de Jacopo Bellini et d’Antonio da Murano à Giorgione et au Titien.

Pour plus de facilité, nous diviserons la vie de Giovanni en quatre périodes : La période de jeunesse (de 1430 ( ? ) à 1460) ; elle comprend une série d’œuvres d’une originalité encore indécise, fortement influencées par Mantegna. La période qui s’étend de 1460 à 1480 : l’originalité du peintre s’affranchit de l’influence mantegnesque. L’âge mûr, de 1480 à 1500 : le génie de Giovani s’épanouit harmonieusement et donne la mesure de ce charme d’une religiosité un peu mondaine qui le distingue des autres artistes de son école. La vieillesse enfin, de 1500 à 1 514. pendant laquelle l’artiste, tout en cédant davantage au courant de la Renaissance, trahit parfois quelque lassitude d’inspiration.

Durant ses premières années d’activité, Giovanni fut, on l’a dit, d’abord l’élève, ensuite (vers 1450) le collaborateur actif de son père. Les deux fils Bellini aidèrent, à cette époque, Jacopo à l’exécution d’un grand nombre de peintures d’histoire, de bannières de procession, de monuments funéraires ; mais ils occupaient encore un rang très subordonné. Sur 23 ducats versés au maître, pour une certaine commande, en 1457, ses fils n’en reçurent que deux. D’autre part, dès 1453, date du mariage de leur sœur, les Bellini entrent en contact avec Mantegna. Ces rapports durent être plus fréquents encore à l’époque de leur séjour à Padoue (1458-1460), qui coïncide avec l’exécution d’une partie des fresques des Eremitani.

Telles sont les deux influences auxquelles fut soumise la jeunesse du peintre.

C’est un travers commun d’exagérer la deuxième aux dépens de la première. Les caractéristiques squarcionesques — anatomie noueuse, draperie moulant les formes, rochers stylisés, bas-reliefs antiques, etc… — sont si aisées à découvrir, dans les premières œuvres de Giovanni, que les critiques ont cru pouvoir placer celles-ci, sans plus de réflexion, sous l’égide de Mantegna. Celui-ci, quoique à peu près du même âge que son beau-frère (il était né en 1430). possédait certainement un génie plus précoce el une technique beaucoup plus développée, mais il ne faut pas oublier qu’il subit lui-même l’influence de Jacopo qui, de son côté, révèle, dans ses dessins, plus d’un trait soi-disant squarcionesque (bas-reliefs antiques, rochers stylisés, etc.). Il y a ainsi une foule de caractères que l’on présente comme purement mantegnesques qui sont, au contraire, proprement bellinesques et dont Giovanni aurait hérité de Jacopo, même s’il n’était jamais entré en contact avec l’école de Padoue.

Il faut considérer Mantegna bien plus comme un intermédiaire, un frère aine, que comme un maître, un initiateur. Sans doute, les fresques des Eremitani captivèrent l’imagination ardente du jeune Bellini, mais nous avons relevé toute une série de points de contact entre ces œuvres et les dessins de Jacopo. On ne pourrait mieux caractériser la situation relative des trois artistes qu’en rappelant l’origine des répliques du Christ au jardin des Olives de Giovanni. (p. 73) et de Mantegna, très judicieusement placées sur le même mur, à la National Galiery. La comparaison est intéressante et suggestive, mais il serait vain de se demander


cliché Anderson.

Giovanni Bellini. — Saint Georges
(Détail de la prédelle du retable de Pesaro.)

lequel des deux artistes a dominé l’autre. Ils se sont tous

deux inspirés d’une esquisse de Jacopo (recueil de Londres), leur maître commun.

Ces réserves une fois faites, on peut à loisir épiloguer sur les draperies squarcionesques de la Transfiguration (musée Correr), sur les soldats romains, à l’arrière-plan de la Crucifixion (musée Correr) et sur les bas-reliefs antiques, ornant la balustrade, dans le Sang du Rédempteur (National Gallery, p. 77). Giovanni possède pourtant quelques traits personnels. Dans la Pie ta du musée Correr et dans la figure du Christ, dans le Sang du Rédempteur, son anatomie diffère nettement de celle de Mantegna. Il évite, autant qu’il le peut, toute sécheresse et s’efforce d’envelopper les contours de la musculature. Mais c’est dans, le paysage que l’originalité du jeune peintre se révèle avec le plus d’éclat. D’après les livres d’esquisses, Jacopo lui-même n’a jamais développé avec autant de bonheur les vastes horizons bordés de collines que des routes blanches contournent de leurs lacets. Ces fonds, qui équivalent à une signature, se retrouvent dans chacune des compositions que nous venons de citer et dans la Madone de Newport. Parfois l’éclairage contribue encore à accentuer l’atmosphère de ces paysages et à les harmoniser avec la scène qui se déroule à l’avant-plan. Voyez, par exemple, l’aube tragique et rougeoyante qui éclaire le village, sur la colline de gauche, dans le Christ au jardin, et l’aube calme et apaisante, comme un espoir, qui pointe à l’horizon dans le Sang du Rédempteur.

Le nom de Giovanni Bellini s’associe dans l’esprit avec l’image de la Vierge. Aucun peintre n’a peut-être varie davantage l’éternel motif de la Madone et de l’Enfant. Tantôt elle apparaît isolée, en demi-figure, debout devant une balustrade, suivant la donnée employée par Jacopo, avec, pour fond, le ciel, un lointain de paysage ou un écran d’étoffe présentant fréquemment, à droite et à gauche, des échappées sur la campagne. Tantôt elle trône, dans toute sa gloire, au fond d’une abside, sous une coupole de mosaïques, au milieu d’une cour de saints, tandis que des anges musiciens s’évertuent sous ses pieds. Tantôt elle est la Vierge timide et humble, éblouie par le miracle de sa Conception, d’un type incertain, fortement idéalisé ; tantôt elle est la Femme, dans l’orgueil serein de son humaine maternité, le regard décidé, la tête haute, ayant, avec quelque modèle de l’époque, une ressemblance nettement accusée.

Cette prédilection pour le tableau d’autel distingue Giovanni des autres membres de sa famille. Il se rapproche par là de la tradition ecclésiastique des Vivarini. Mais Alvise Vivarini, de son côté, abandonne, en partie, cette tradition pour suivre les traces de son heureux rival. Ainsi s’abolit, dans leurs derniers représentants, la différence profonde qui existait jadis entre les deux familles.

Le groupe de Madones assignées à cette époque, représenté par la Madone de la collection Johnson (Philadelphie), par la Madone Frizzoni (Milan, p. 81) et par la Madone de la collection Davis (Newport), décèlent également la double influence de Jacopo, dans l’ensemble de la composition, et de Mantegna, dans le type de la Vierge et le traitement des draperies. La silhouette de la Madone se détache sur le ciel, ses doigts sont particulièrement longs et fuselés. L’Enfant, joufflu et potelé, est tantôt debout, tantôt assis, tantôt couche sur la balustrade.

Toutes ces œuvres de jeunesse traduisent une singulière ferveur religieuse, aux manifestations de laquelle les récentes prédications de saint Bernard de Sienne, à Venise et à Padoue, ne furent peut-être pas étrangères.

Ce fut sous l’empire des mêmes sentiments que Giovanni exécuta, peu après, une remarquable série de Pietà. L’image du Christ mort et celle de la Madone semblent s’être partagé les pieuses émotions de sa jeunesse. Lorsque son art cède, peu à peu, à l’esprit du siècle, la figure de la Madone s’adapte à cette nouvelle tendance, mais, après 1470, les Pietà disparaissent de la liste de ses œuvres [1].

Nous avons déjà mentionné le Christ entre deux Anges du musée Correr. Le Christ entre saint Jean et la Vierge apparaît sur une grande toile conservée au palais Ducal, complètement repeinte et défigurée en 1571. On parvient pourtant à y discerner les grands traits d’une composition que Bellini reproduisit, avec tant de puissance, dans son chef-d’œuvre de la Brera (p. 85).

Par le fini de l’exécution, cette Pietà s’élève à la hauteur d’un Van Eyck et trahit peut-être l’influence de quelque œuvre de l’école flamande. Par l’intensité de l’expression, elle n’a rien perdu de la sincérité d’émotion dont Jacopo (voir p. 21) et les primitifs qui le précédèrent revêtirent cette scène déchirante. En présence du mouvement douloureux de la Vierge rapprochant sa tête de la couronne d’épines, on oublie de remarquer les dernières traces d’affectation squarcionesque qui apparaissent dans le traitement de la chevelure de saint Jean et dans celle du Christ. L’anatomie rappelle le Sang du Rédempteur. Le corps n’a pas encore perdu son caractère ascétique et contraste vivement avec les torses puissants des Pietà de Berlin (Kaiser Friedrich Museum), de Londres (collection Mond) et de Rimini (Galerie municipale). Cette manifestation de vigueur musculaire reste isolée dans l’œuvre de Giovanni. Elle ne réapparaîtra plus tard ni dans ses Saint Sébastiens, ni dans le Christ de Vienne. Il faut, sans doute, l’attribuera l’admiration que l’artiste dut ressentir devant la Mise au tombeau que Donatello avait sculptée, quinze ans auparavant, sur le maitre-autel du Santo de Padoue.

La Vierge et saint Jean font place, à Berlin, à deux anges d’une exquise suavité d’expression, et à Rimini, à quatre charmants putti, dignes de della Robbia. Mais l’atmosphère chrétienne du sujet est entièrement sacrifiée à ces embellissements.

Vasari nous apprend que cette dernière Pietà fut commandée à Giovanni par Sigismond Malatesta (avant 1468). Cette commande, n’implique pas nécessairement un déplacement de l’artiste. Dès cette époque, les œuvres d’art vénitiennes s’exportaient par l’Adriatique jusqu’en Apulie, et les amateurs avaient, à Venise, des correspondants par l’intermédiaire desquels se traitaient leurs affaires. La même remarque s’applique, sans doute, au fameux retable de Pesaro, destiné à l’église San Francesco de cette ville. Rappelons-nous que Giovanni travaillait, en 1470, à la décoration de la Scuola di San Marco et qu’en 1479 il succéda à son frère comme restaurateur des fresques de la salle du Grand Conseil. Il est donc peu probable qu’il ait pu trouver le loisir de s’absenter vers cette époque.

Dans ce retable (p. 89), représentant le Couronnement de la Vierge, Giovanni rompt nettement avec la tradition du polyptyque mise en honneur par les Vivarini. Saint Paul et saint Pierre, saint François et saint Jérôme, au lieu d’être renfermés dans des compartiments distincts, se trouvent debout, à droite et à gauche du trône central. C’est un pas décisif vers la « Sainte Conversation ». Il est probable que Giovanni fut précédé, dans cette voie, par Antonello de Messine qui, dans sa célèbre pala de San Casciano, peinte à Venise, en 1475, adopte la même disposition.

Bartolommeo Vivarini, dans sa Madone du musée de Naples (1469), avait d’ailleurs déjà supprimé, plusieurs années auparavant, les compartiments séparant les Saints du trône de la Vierge.

Les prédelles du retable de Pesaro — le Martyre de saint Pierre, Saint Georges (p. 97), la Nativité, Saint François recevant les stigmates et Saint Jérôme au désert — sont nettement « jacopesques ». Cette remarque est d’autant plus importante que ce sont les seuls fragments de peinture légendaire de Giovanni qui soient parvenus jusqu’à nous. Nul doute que, si nous avions encore sous les yeux les toiles perdues de la Scuola di San Marco et de la salle du Grand Conseil, la puissante action exercée par le chef de l’école sur son fécond disciple s’affirmerait d’une façon péremptoire.

C’est de la fin de cette deuxième période que l’on date la Transfiguration du musée de Naples (p. 105). Si l’on compare cette toile à la Transfiguration du musée Correr, on sera frappé de la transformation profonde qui s’est opérée dans les méthodes artistiques de Giovanni, au cours de ces vingt dernières années. Toute trace d’absorption mantegnesque a disparu, les draperies du Christ et des prophètes ont pris une ampleur majestueuse, et une grande part est faite au paysage — l’un des plus vivants et des plus intimes que l’artiste ait peints — ; mais l’esprit de la légende chrétienne s’est perdu. La Transfiguration s’opère dans une prairie, au fond d’une vallée, et — nécessairement, faute de contraste — le groupe des disciples est manqué. Quoique le développement de la technique de Giovanni s’opère sans heurts, le retable de Pesaro et cette Transfiguration inaugurent une ère nouvelle au point de vue de l’individualisation des types et de la perspective


cliché Alinari.

Giovanni Bellini. — La Transfiguration
(Musée de Naples.)

aérienne. Le séjour d’Antonello à Venise, vers cette

époque, n’est sans doute pas étranger à cette transformation.

Quant aux Madones assignées à cette deuxième période, elles répondent presque toutes à la donnée de Jacopo — la demi-figure devant un parapet. Le fond d’or ou de couleur sombre, et le monogramme grec de la Vierge contribuent à leur donner un caractère archaïque, et le sentiment religieux s’affirme chez elles aussi nettement que dans les premières Madones. La Madonna dell’Orto (dans l’église du même nom, à Venise) et la Madone de la Brera marquent même, si l’on peut s’exprimer ainsi, un « retour en arrière ». On dirait que l’artiste, avant de s’engager dans la nouvelle voie qui s’ouvre devant lui, se souvient avec regret de la piété ardente qui inspira ses premiers efforts. La Madone hiératique de la Brera (p. 109), d’expression quasi byzantine, est surtout remarquable à ce point de vue. C’est essentiellement la Μήτηρ Θεοῦ : l’ombre de la croix semble planer sur le groupe.

Les autres Madones de cette période — au musée de Berlin, à l’Académie (avec l’Enfant bénissant), au musée de Turin, à la galerie Morelli (Bergame) — ne sont que des répliques plus ou moins heureuses de ces deux tableaux.


À l’âge de cinquante ans, Giovanni avait obtenu toutes les satisfactions d’amour-propre qu’un artiste peut espérer. Il travaillait aux nouvelles fresques de la salle du Grand Conseil ; il allait être nommé peintre officiel de la République. Sa bottega était la plus active du nord de l’Italie et, malgré son extrême fécondité, il ne pouvait satisfaire aux commandes qui lui étaient adressée par la Seigneurie, par les Scuole et par les princes des cours voisines de Venise.

Ses disciples enthousiastes s’emparaient avidement de ses inspirations et multipliaient à l’envi les répliques de ses œuvres. Son art rayonnait sur tout le nord de l’Italie. Par Caselli, il pénétrait, à Parme, par Lattanzio, il gagnait Rimini, par Vicenzo, il dominait Trévise.

Le maître n’avait pourtant encore exécuté aucune des œuvres qui consacrèrent définitivement sa popularité et qui le firent considérer, par la postérité, comme le premier peintre de Madones, après Raphaël. Il était encore, comme Gentile, comme Jacopo, un primitif ; le plus vivant, le plus gracieux des primitifs, mais conservant malgré tout le caractère archaïque de l’école. Comme en témoigne l’intéressante correspondance d’Isabelle de Gonzague, il reculait à l’idée d’exécuter un sujet mythologique et se trouvait tiraillé entre les tendances traditionalistes de son génie et de son école et le mouvement irrésistible des goûts et des idées de son temps.

Pour calmer ses scrupules religieux, sans pourtant heurter de front le courant de la Renaissance, il semble avoir choisi un moyen terme : en dehors de ses travaux à la salle du Grand Conseil, il continuera à mettre son pinceau au service exclusif de la légende chrétienne, mais


cliché Alinari.

Giovanni Bellini. — Madone
(Musée Brera, à Milan.)

il déploiera, dans ces compositions, tout le charme, toute

la grâce, toute la richesse technique dont il dispose.

C’est de ce conflit entre deux esprits, entre deux tendances opposées que jaillirent les créations les plus célèbres du maître — ses Madones trônant, entourées de saints — et ses œuvres les plus précieuses — ses allégories chrétiennes.

Le retable de Pesaro peut être considéré comme la première esquisse des grandes pale de Giovanni. Le polyptyque vivarinesque fait place à une composition d’ensemble. La Vierge, tenant sur ses genoux l’Enfant Jésus, est assise sur un trône élevé, au fond d’une abside du style renaissance particulier à Venise (dit des Lombardi), sous une demi-coupole de mosaïques. Entre les pilastres de l’avant-plan, figurés par le cadre, et les pilastres de l’arrière-plan, qui soutiennent la coupole, sont groupés une certain nombre de saints. Sur les marches du trône, sont assis des anges musiciens.

Ce dernier trait n’a pas été mis suffisamment en relief. C’est par leur charme musical que les retables de San Giobbe (p. 113), des Frari et de San Pietro Martire (Murano)[2] acquièrent ce recueillement poétique que l’on confond volontiers avec l’atmosphère mystique. Le type de la Vierge s’est désormais fixé sur un modèle. C’est une jeune mère vénitienne, comme on en rencontre encore aujourd’hui, une jeune mère de seize à vingt ans, jouissant du léger embonpoint que procure à l’Italienne une maternité précoce. C’est une belle femme, comme les saints sont de beaux hommes nettement individualisés, comme les anges sont de beaux enfants. Ce n’est plus la divinité que glorifient exclusivement ces œuvres, mais une humanité saine, austère et souriante. L’enfant lève en vain les yeux vers le ciel, saint François montre en vain ses stigmates (San Giobbe), le mystère n’est plus là. Et dix ans se passeront pourtant encore avant que Gentile conte les miracles de la Sainte-Croix !

Dans la Vierge de Murano (1488), la sainte Conversation est encore plus intime. La scène se passe sur une haute terrasse, devant un admirable paysage de bois et de collines. Tous les personnages sont bien de ce monde. Le doge est plus qu’un donateur ; il occupe le centre du tableau et l’Enfant et la Vierge se tournent vers lui pour le bénir. Aux Frari, on croit, à première vue, retrouver un triptyque vivarinesque. En fait, les pilastres du cadre intérieur sont en relief au lieu d’être peints. L’atmosphère reste la même, mais la minutie d’exécution et la richesse du coloris donnent à cette œuvre un éclat incomparable. Dürer n’a pas dédaigné de s’en inspirer dans ses Apôtres de Munich.

Nous savons, par les copies et les répliques qui sont parvenues jusqu’à nous, que Giovanni exécuta, vers cette époque, quelques tableaux d’autel de moindres dimensions, dont les personnages étaient représentés en demi-figure : Présentation au Temple, Circoncision, Mise au Tombeau. Les seules œuvres de ce genre qui nous restent sont la


cliché Alinari.

Giovanni Bellini. — Pala de Saint Job
(Académie de Venise.)

Vierge entre saint Paul et saint Georges et la Vierge entre sainte Madeleine et sainte Catherine, toutes deux

à l’Académie. Ce dernier tableau est surtout remarquable par la richesse de son coloris : il est baigné par une lumière d’or qui semble émaner des trois visages de femmes en prière.

Quant aux Madones isolées de la fin du xve siècle, elles ne s’écartent pas de la formule bellinesque, sauf que la Vierge apparaît fréquemment assise devant la balustrade, tenant l’Enfant sur ses genoux. Un écran d’étoffe l’isole le plus souvent du paysage du fond. Le type est le même qu’aux Frari : yeux bruns, carnation de blonde, « le nez menu », la bouche étroite[3].

J’ai hâte d’en venir à l’Allégorie Chrétienne des Offices (p. 117), ce chef-d’œuvre longtemps méconnu que la critique place aujourd’hui au tout premier rang des créations de Giovanni, à côté de la Pietà de la Brera. Même lorsqu’on fut d’accord pour admirer la fantaisie du paysage, la richesse du coloris, l’atmosphère de rêve que dégage ce petit tableau, le sujet n’en resta pas moins une énigme indéchiffrable. Ce n’était pourtant, comme l’a très bien montré récemment G. Ludwig, que l’illustration d’un poème français, très populaire au moyen âge : Le Pèlerinage de l’âme par Guillaume Deguilleville. La terrasse, enclose d’une barrière de marbre — que nous avons déjà remarquée dans le Sang du Rédempteur et dans la Madone de Murano — représente le Paradis. Les enfants symbolisent les âmes qui se nourrissent des fruits de l’Arbre de Vie (le Christ). La Vierge, assise sous le traditionnel cep de vigne ; deux saintes (dont l’une est peut-être une vertu, la Justice), saint Paul, saint Pierre (près de la porte ouverte), saint Job et saint Sébastien assistent à leurs ébats. Le lac, dans lequel se reflètent les collines voisines, est le Léthé dont, suivant Dante, les eaux purifient l’âme de ses péchés. La scène, à l’arrière-plan à droite, représente une légende de la vie des ermites dans le désert : comment saint Antoine, allant visiter saint Paul l’Ermite, rencontra un centaure qui lui indiqua le chemin. Le village, à gauche, indique la vie humaine et ses patients labeurs (symbolisés par l’âne).

La correspondance d’Isabelle de Gonzague avec son agent Vianello et avec le cardinal Pietro Bembo montre clairement à quelles pressantes sollicitations Giovanni était en butte de la part de sa clientèle aristocratique, férue de mythologie. C’est sans doute pour la contenter qu’il créa cette Allégorie, ainsi que la série de cinq panneaux, actuellement à l’Académie de Venise. Le symbolisme en est purement médiéval, mais il se traduit par les formes et les couleurs les plus nobles et les plus brillantes qu’ait créées la Renaissance. Ces œuvres, uniques à cette époque, marquent, dans l’esprit de l’artiste, un deuxième « retour en arrière », analogue à celui que caractérise la Madone de la Brera. Elles révèlent un côté imprévu et touchant de ce génie


cliché Alinari.

Giovanni Bellini. — Allégorie chrétienne
(Musée des Offices, à Florence.)

complexe qui, au faîte de la gloire, prétendit résister au

succès et se consacrer uniquement au service de la Vierge, des Saints et des Vertus chrétiennes, en dépit de Vénus, de Mars, de Bacchus et d’Éros.

L’énigme des cinq panneaux de l’Académie semble également avoir été résolue par Ludwig. Ils auraient, selon lui, servi jadis à encadrer un miroir, ou restello, et dévraient être présentés comme suit : En bas, de gauche à droite : la Fortune, dans une barque tenant une sphère ; la Prudence, debout sur un piédestal, tenant un miroir ; le Mensonge démasqué, sortant d’une conque portée par deux pêcheurs. En haut, dans le même ordre : la Paresse (traînée par un attelage d’enfants) et la Persévérance ; la Summa Virtus, combinant les attributs de la Justice, de la Tempérance, de l’Espérance, de la Force et de la Charité ; et un panneau disparu représentant le Bonheur couronnant la Persévérance. Nous avons déjà relevé plusieurs traits de ressemblance entre ces compositions et les dessins mythologiques de Jacopo. Ce rapprochement est suggestif. Pour le peintre primitif, ces fantaisies n’étaient qu’un passe-temps, pour le peintre renaissant, elles deviennent un danger.

En des temps plus propices, ces allégories chrétiennes eussent fait école et ouvert un nouveau champ à l’imagination artistique. En fait, il fallut trois siècles et demi d’expériences mythologiques avant que les Préraphaélites songeassent à s’en inspirer.


Dès le début du xvie siècle, à l’âge de soixante-dix ans. Giovanni sent sa situation de chef d’école menacée. Giorgione vient de peindre sa Madone de Castelfranco et plusieurs disciples de Bellini désertent son atelier pour s’attacher à cette gloire naissante.

Avec une vitalité et une souplesse étonnantes, le vieux maître s’approprie les procédés giorgionesques. Il se crée une nouvelle manière, adoucit les contrastes de sa palette, approfondit ses lointains, gradue davantage sa perspective aérienne et oppose victorieusement, en 1505, au chef-d’œuvre de son jeune rival la fameuse Madone de San Zaccaria (p. 121) qui exprime, avec plus de charme et de sobriété, la pensée musicale des pale précédentes.

C’est son dernier effort. Il ne vivra plus désormais que de sa réputation. Mais cette réputation est si solidement établie qu’en dépit des faiblesses évidentes de ses dernières œuvres, Giovanni continue à régner à Venise jusqu’à sa mort (1516).

Ses dernières années furent pourtant assombries par la campagne que mena contre lui la jeune école à la tête de laquelle, après la mort de Giorgione (1511), s’était mis le Titien. Ce différend artistique dégénéra bientôt en une série d’attaques personnelles qui contribuèrent sans doute à abréger les jours du vieux maître.

Plusieurs témoignages contemporains nous prouvent pourtant que Giovanni jouit, jusque dans ses dernières aminées, de l’admiration et du respect de ses contemporains. Durer, auquel il avait fait bon accueil à Venise, le considérait encore, en 1506, comme le premier peintre de l’école.


cliché Alinari.

Giovanni Bellini. — Pala de San Zaccaria
(Église de San Zaccaria, à Venise.)

Isabelle de Gonzague mettait ses portraits au niveau de

ceux de Léonard.

Si l’on s’en tient à celui du doge Lorédan (National Gallery), le seul qui soit parvenu jusqu’à nous, ce jugement n’avait rien d’exagéré. Ici encore, comme devant le Mahomet de Gentile, on songe involontairement aux maîtres flamands ; c’est le même fini d’exécution, la même pénétration psychologique.

Dans le Baptême du Christ (1500-1502), exécuté pour l’église Santa Corona de Vicence, on découvre plusieurs traits caractéristiques de cette dernière phase de l’activité de Giovanni : les gradations des nuances de l’avant-plan, une certaine affectation dans les draperies des anges, et l’influence manifeste du Baptême que Cima peignit, quelques années plus tôt, pour l’église de San Giovanni in Bragora, à Venise. Seul, le paysage, un horizon de hautes montagnes dénudées, est digne de la main du maître. Nous le retrouvons dans la Sainte Conversation de San Francesco della Vigna (1507) et dans le retable de Saint-Jean-Chrysostome (1510). L’amour de la nature avait soutenu les premiers essais de l’artiste : il devait ennoblir aussi ses dernière œuvres, et contribuer à masquer leurs faiblesses. C’est encore lui qui anime de mille détails pittoresques sa dernière Madone isolée (Milan, Brera, 1510), dont le type populaire contraste avec le modèle des Frari[4].

Giovanni consacra ses dernières forces à réaliser la pieuse pensée de son frère : la restauration de la décoration de la Scuola di San Marco. Il avait, on s’en souvient, achevé la Prédication de saint Marc de Gentile. Il commença lui-même, en 1515, une grande toile contant le martyre du saint à Alexandrie, mais il mourut, le 29 novembre 1516, avant d’avoir pu mettre son projet à exécution, et le tableau, actuellement à l’Académie de Vienne, est presque entièrement de la main de son disciple Belliniano.

La mort frustra ainsi le maitre de son dernier espoir. Elle ne lui laissa pas le temps d’élever, lui aussi, dans la Scuola di San Marco, un monument impérissable à la gloire paternelle. Son œuvre entière n’était-elle pas un suffisant témoignage de l’enthousiasme et de la constance avec lesquels les Bellini surent mettre le culte de la Beauté au service de leur foi et de leur patrie ?



  1. La Mise au Tombeau des Offices étant d’une attribution douteuse.
  2. Sans mentionner la célèbre pala de Saint-Jean-et-Paul, la première en date, détruite par un incendie en 1867.
  3. Il se retrouve au Musée de Berlin (avec l’Enfant debout), à l’Académie de Venise (l’Enfant assis sur les genoux devant un paysage et Madonna degli Alberetti) et à Londres (National Gallery et Coll. Mond).
  4. Quant à la Bacchanale, actuellement au château d’Alnwick, exécutée en 1514 pour Alphonse d’Este, son authenticité peut être mise en doute pour les raisons psychologiques émises plus haut et pour des raisons techniques, qui y font reconnaître la main du pseudo-Basaiti.