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Les Bertram/08

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Charpentier (1p. 118-132).

CHAPITRE VIII

SIR LIONEL BERTRAM.

Les signes particuliers auxquels sir Lionel avait fait allusion dans sa lettre à son fils, comme étant les traits caractéristiques de sa personne, étaient certainement vrais. C’était en effet un vieux monsieur, ou, pour mieux dire, un monsieur d’un certain âge qui portait une redingote militaire, avait la tête chauve, le nez crochu et fort peu de dents. Mais il avait autre chose : malgré son âge, il était grand et droit ; il avait l’air distingué ; nonobstant son manque de dents, il était encore beau pour un vieillard, et, quoique le sommet de sa tête fût dégarni, il lui restait encore assez de cheveux pour qu’il en fût très-fier et pour qu’il leur consacrât beaucoup d’attention. De plus, ses favoris et sa moustache, bien que d’un beau gris de fer, étaient excellents dans leur genre. Il est probable que si sa calvitie eût été choquante, ou si son manque de dents eût été désagréablement visible, sir Lionel n’y aurait point fait allusion.

Mais, tout en étant un homme vaniteux, sir Lionel avait trop d’esprit pour laisser percer sa vanité d’une façon maladroite. L’ars celare artem était son fort, et il savait vivre dans le monde comme s’il ne donnait jamais une pensée à son habit ou à son pantalon, ou comme s’il n’accordait à sa chevelure gris de fer que les soins les plus essentiels.

J’allais dire que ce qu’il y avait de mieux en sir Lionel était sa stature ; mais, en disant cela, je ne rendrais pas justice à ses manières, auxquelles il était difficile de trouver à redire. Elles étaient ce que le monde appelle charmantes ; cela signifie que celui qui a le bonheur de les posséder sait charmer hommes et femmes — pour un temps. Sa femme, à ce que je crois, ne les avait pas toujours trouvées charmantes.

Ces manières, jointes à la facilité avec laquelle il parlait une ou deux langues outre la sienne, avaient valu à sir Lionel son titre et l’avaient fait nommer à des postes qui n’avaient absolument rien de militaire. Jamais il ne se créait de difficultés ou d’ennemis personnels, et il parvenait même généralement à faire disparaître les difficultés et à apaiser les ennemis qu’avaient laissés derrière eux des gens d’un caractère plus ferme peut-être que le sien.

Le catalogue de ses vertus s’arrête ici. Il n’était pas un homme de génie, il n’était pas même un homme de talent. Il n’avait pas rendu de grands services à son pays ; il n’avait proposé ni exécuté aucune mesure diplomatique importante ; il n’avait pas même appris à connaître les mœurs et les habitudes des peuples parmi lesquels il avait vécu. Mais il avait fait l’office d’une grande jarre d’huile toujours prête à se répandre pour apaiser les flots troublés. L’expédient était son dieu, et, jusqu’à ce jour, il l’avait adoré avec une dévotion qu’avait couronnée le succès.

J’ai laissé entrevoir que sir Lionel n’avait pas été un bon mari ; j’ai montré clairement qu’il avait été un père des plus indifférents. Mais, dès qu’il se rencontra avec son fils, le charme de ses manières fit bientôt oublier tous les anciens torts ; avant la fin de la première soirée, George Bertram aimait dix fois mieux son père duquel il avait été en droit de tout attendre, et qui ne lui avait rien donné, qu’il n’aimait son oncle, qui lui avait tout donné sans lui rien devoir.

— Vous avouerez, mon père, que nous avons fini par nous rencontrer dans un drôle d’endroit ? dit George. Ils étaient assis, tout près l’un de l’autre, après souper, sur un de ces divans qu’en Orient on trouve fixés au mur dans toutes les pièces, et le fils avait d’une façon câline pris le bras de son père. Sir Lionel, à dire vrai, ne se souciait guère de pareilles caresses, mais il les permit en cette occasion, en considération des circonstances particulières de cette première entrevue.

— C’est que, vois-tu, George, je suis toujours dans de drôles d’endroits, moi.

— Vous avez déjà été à Jérusalem ?

— Non, jamais. Ça n’est sur le chemin de rien ; on peut même dire que ça n’a pas de chemins du tout. On ne sait comment y arriver. Même autour de Bagdad il y a des chemins tels quels.

— Et Damas, qu’en dites-vous ?

— Oh ! Damas est sur la grande route ; mais à Jérusalem il ne vient que des pèlerins, ou ceux qui s’intéressent aux pèlerins. Nous sommes tombés tout juste au beau milieu d’eux, je crois.

— Oui, il y en a treize mille ici. Je suis sûr, mon père, que vous aimerez Jérusalem. Quant à moi, j’en suis enchanté, quoique je n’y aie passé que deux jours.

— Il est possible qu’au bout de dix jours tu sois moins enchanté.

— Je ne le pense pas. Mais ce que j’en aime, ce n’est pas la ville.

— Je le crois ; elle me semble passablement pauvre et sale.

— Je prendrais mon parti de la saleté, si la ville était vraie. — Sir Lionel ne comprenait pas trop bien, mais il ne dit rien. — Ce sont les environs, ce sont les alentours de Jérusalem qui fascinent si merveilleusement.

— Ah ! vraiment, le pays est donc joli ?

— Cela dépend ; il est joli, si l’on veut ; mais ce n’est pas là ce que je veux dire. Je ne m’explique pas bien ; mais demain, je vous mènerai au mont des Oliviers.

— Au mont des Oliviers, dis-tu ? Je ne suis pas fort pour grimper, maître George ; souviens-toi qu’il y a de la marge entre mes soixante-trois ans et tes vingt-trois ans. Mais qu’y a-t-il à voir là ?

Qu’y a-t-il à voir là ? Le ton dont cela avait été dit n’était pas fait pour encourager George à décrire — en supposant qu’il eût su le faire — ce qu’il y avait à voir au mont des Oliviers. Il comprit que son père n’était pas enthousiaste sur le chapitre de l’histoire biblique.

Ils changèrent donc de sujet de conversation, et se mirent à causer de George Bertram l’aîné.

— Voilà dix-huit ans que je n’ai vu mon frère, dit sir Lionel ; autrefois il était assez généralement d’humeur acariâtre. Je suppose qu’il n’a pas gagné en amabilité ?

— Je ne dirai pas qu’il soit précisément acariâtre. Vous savez, mon père, qu’il a toujours été-très-bon pour moi.

— Bon…, soit. Si tu es content, moi je le suis aussi. Mais quand je pense que tu es son héritier naturel, je ne puis pas admettre qu’il ait tant et tant fait. S’il veut être bon, pourquoi m’assomme-t-il tous les mois avec des comptes qui n’en finissent pas, et dont le port me coûte Dieu sait combien ?

— Mais, mon père, je ne suis pas son héritier.

— Tu n’es pas son héritier ! s’écria sir Lionel avec une aspérité de ton assez rare chez lui, et en lançant à son fils un regard perçant qui n’échappa pas à George. Tu n’es pas son héritier, — mais alors, qui donc ?

— Voilà ce que je ne sais pas. Quelque corporation peut-être, ou bien quelque hôpital. Tout ce que je sais, c’est que moi, je n’hérite pas. Il me l’a dit fort nettement. Et il a fort bien fait de me le dire, ajouta George après une pause.

Une exclamation de colère contre son frère partit du cœur de sir Lionel et lui monta aux lèvres, mais il sut la refouler ; ce n’était pas pour rien qu’il avait été pendant trente ans en mission dans des pays étrangers. Il se dit qu’avant de parler à cœur ouvert devant son fils il serait prudent de découvrir au juste quels étaient ses sentiments et son caractère. Il avait toujours compté que George serait non-seulement l’héritier de l’oncle millionnaire, mais encore son fils adoptif, et que de cette façon une partie de l’immense fortune passerait, à coup sûr, entre les mains du jeune homme — peut-être même, dans des proportions plus modestes, entre les siennes, — sans avoir pour cela à attendre que son frère voulût bien mourir. Attendre, c’était déjà fort dur, car enfin son frère prouvait lui survivre ; mais apprendre tout à coup qu’il ne fallait pas compter sur l’héritage et, de plus, que le vieil avare refusait de reconnaître les droits de son neveu, C’en était presque trop pour son flegme diplomatique. Je dis presque, car, en définitive, il se contint.

— Et il t’a dit, en propres termes, qu’il ne comptait te rien donner ?

— Oui, fort nettement, en propres termes. Et moi, je lui ai répondu tout aussi nettement, et sur le même ton, que je ne lui demandais rien.

— Était-ce bien prudent, cela, mon garçon ?

— C’était la vérité, mon père. Mais il faut que je vous dise tout. Il a offert de me prêter soixante-quinze mille francs.

— Que tu as pris, je pense ?

— Ma foi, non ! Il me les a offerts à la condition de me faire avoué.

— Te faire avoué ! Toi, un double-premier !

— C’est que mon oncle, voyez-vous, ne fait pas grand cas des double-premiers. Il va sans dire que je n’ai nulle intention de devenir avoué.

— Sans doute. Mais quelle sorte de pension compte-t-il te faire ?

— Il a été très-grand, il m’a donné quatre mille francs par an.

— Je le sais. Il m’a envoyé la note… avec la plus grande régularité.

George ne dit pas à son père que la régularité s’était arrêtée là, et que les notes en question n’avaient jamais été soldées ; mais il pensa qu’il n’eût été que juste envers son oncle en le disant.

— C’est là une dépense dont ni vous ni lui, mon père, ne souffrirez longtemps. Cette pension cessera l’année prochaine.

— Comment ! il va supprimer jusqu’à cette misérable paye d’écolier ?

— Et pourquoi pas ? Je n’ai aucun droit sur lui. Et comme il ne s’est guère gêné pour me le dire une ou deux fois…

— Il n’a jamais été qu’un grossier personnage, dit sir Lionel. Je me demande comment diable l’esprit commercial est entré à ce point dans son sang. Dieu sait qu’il n’y en a pas trace chez moi

— Chez moi non plus, je vous assure.

— Je l’espère bien. Il compte donc que tu vas vivre de l’air du temps ? Voilà de mauvaises nouvelles, George, de fort mauvaises nouvelles

— Vous pensez bien, mon père, que j’ai toujours compté prendre un état. Je n’ai jamais eu vos idées sur cet héritage. J’ai toujours eu l’intention de faire mon chemin par moi-même, et je ne doute pas que je ne réussisse. Je suis complètement décidé là-dessus maintenant.

— Sur quoi donc ?

— Je compte entrer dans les ordres et prendre un bénéfice de l’Université.

— Entrer dans les ordres ! s’écria sir Lionel avec plus de surprise et peut-être plus de dégoût qu’il n’en avait montré à l’idée d’une charge d’avoué.

— Mon Dieu, oui, mon père, il y a longtemps que j’hésite, mais je crois être décidé maintenant.

— Est-ce que sérieusement, après tous tes succès à l’Université, tu as envie de te faire curé ?

— Je ne vois pas que mes succès aient rien à faire là dedans. La seule chose qui m’arrête, c’est l’organisation de l’Église. Je n’aime pas l’Église établie.

— Alors qu’as-tu besoin d’y entrer ? dit sir Lionel, qui ne comprenait rien à l’objection de son fils.

— J’aime notre liturgie et notre rituel ; mais ce qui nous manque, c’est le principe volontaire. Il me répugne d’accepter une position que je pourrais conserver quand bien même je ne remplirais pas les devoirs qu’elle implique. Ce n’est pourtant pas que je désire…

— C’est bon !… Je ne comprends pas grand’chose à tout cela. Mon cher George, j’avais espéré quelque chose de mieux pour toi. Je sais que dans l’armée on meurt de faim si l’on n’a pas de fortune personnelle ; mais, parole d’honneur, je trouve que des deux professions, l’Église est encore la pire. On peut devenir évêque, je le sais ; mais je me figure qu’avant d’en arriver là, il faut avaler bien des couleuvres.

— Je ne compte pas avaler de couleuvres, répondit le fils.

— Tu ne comptes peut-être pas non plus être évêque, reprit le père.

Ils ne pouvaient s’entendre sur ce chapitre. Pour sir Lionel, une profession était — une profession ; et dans tout le monde civilisé on sait ce que veut dire ce mot. Cela signifie un emploi au moyen duquel un homme bien né, qui, en venant au monde, n’a pas eu sa part de l’héritage de prospérité qui devrait revenir à tout homme bien né, parvient, en tirant parti de ses talents, à acquérir cette prospérité. Plus on en obtient, meilleure est la profession ; moins on a à travailler pour cela, meilleure est la profession ; moins l’homme est privé par son emploi des plaisirs et des jouissances de la vie, meilleure est la profession. Telle était l’opinion de sir Lionel, et il faut avouer que ses idées avaient au moins le mérite d’être claires, que sa manière de voir, quoique prosaïque, était pleine de sens, et qu’il était en somme de l’avis de la plupart des gens. Mais les idées de George étaient tout autres, et surtout bien moins faciles à expliquer. Il pensait qu’en faisant choix d’un état il devait, non se demander comment il obtiendrait les moyens de vivre, mais bien plutôt comment il vivrait. En embrassant une carrière, il choisissait l’occupation à laquelle il comptait dévouer ce que Dieu lui avait donné de puissance et de vie. Pères et mères, oncles et tantes, tuteurs et grands-pères ! n’était-ce point là chez un jeune homme une singulière façon d’envisager les choses ?

Voyant qu’ils ne pouvaient s’entendre, sir Lionel abandonna la question. Il était bien décidé à ne pas se rendre désagréable à son fils. De plus, comme il comptait ne lui faire aucune pension, ne lui donner aucune fortune, il comprenait à merveille qu’il n’avait le droit de donner son avis qu’autant qu’on le lui demanderait. D’ailleurs il tenait peu à conseiller son fils : il se tiendrait pour satisfait s’il parvenait à lui inculquer amicalement quelques — ne disons pas préceptes, ce mot est rude et désagréable, — quelques utiles notions au sujet de l’incalculable importance qu’il y avait pour lui à bien jouer sa partie à l’égard de M. George Bertram l’aîné. S’il réussissait, tout en causant, à faire comprendre cela à George sans l’offenser, il n’en demanderait pas davantage.

Sir Lionel changea de conversation et se mit à bavarder avec son fils de choses et d’autres, — d’abord d’Oxford, puis de Wilkinson, de Harcourt, et enfin, petit à petit, ils en revinrent à l’oncle George.

— Dis donc, George, quelle sorte de maison mon frère tient-il à Hadley ? Autrefois c’était terriblement ennuyeux.

— Ma foi, oui ; Hadley est assez ennuyeux. Mais ce n’est pas que mon oncle lui-même soit ennuyeux ; je suis toujours prêt à causer avec lui quand il le veut bien.

— Il ne reçoit pas, je suppose

— Très-peu.

— Il ne va jamais dans le monde ?

— Quand il est à Londres, il dîne en ville quelquefois ; quelquefois aussi il donne à dîner.

— Comment ! au restaurant ?

— Oui, à Blackwall, à Greenwich, ou dans quelque endroit de ce genre. J’ai dîné avec lui, et il fait parfaitement les choses.

— Il ne commence donc pas à se faire vieux ? Il n’est pas infirme ? Pas de rhumatismes, ou de choses de ce genre, — solide du côté des jambes, hein ?

— Aussi solide que vous, mon père.

— Il a dix ans de plus que moi, tu sais.

— Je le sais. Il n’a pas l’air aussi jeune que vous, de beaucoup ; mais réellement je le crois aussi fort. Il est incroyable pour son âge.

— Je suis ravi de l’apprendre, dit sir Lionel. — Cependant, si un habile observateur eût examiné avec attention son visage, il n’y aurait pas lu l’expression d’une joie bien vive.

— Tu l’aimes donc assez, — à tout prendre ?

— Mais oui ; je crois qu’au fond je l’aime assez. Il est certain que je devrais l’aimer, mais…

— Allons, mon enfant, parle franchement. Il n’y a pas de secrets entre nous.

— Des secrets… non, je n’ai pas de secrets. Je trouve seulement que mon oncle parle un peu trop souvent de ce qu’il fait pour les gens.

— Il présente trop souvent le mémoire, hein ?

— Si ce doit être un mémoire, qu’il le dise ; quant à moi, je ne m’en plaindrai pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il me donne quoi que ce soit. Mais, placé comme je l’ai été à Oxford, il aurait été presque absurde de me voir refuser sa pension…

— Tout à fait absurde.

— Quand il a su que je venais vous chercher, il a chargé Pritchett… vous connaissez Pritchett ?

— Et son écriture, — à merveille.

— Il a chargé Pritchett de m’ouvrir un crédit de huit mille francs, — en sus de ma pension, bien entendu. Eh bien ! je suis presque décidé à refuser cet argent. Jusqu’à présent je n’y ai pas touché, et je crois que je le lui rendrai.

— Pour l’amour de Dieu, ne fais pas chose pareille ! Jamais il ne te pardonnerait un semblable affront, — Ces derniers mots furent dits par sir Lionel avec une énergie toute paternelle.

— Oui, mon père ; mais enfin, s’il me reproche ces huit mille francs ?

— Il ne te demande pas de les lui rendre, n’est-ce pas ?

— S’il vous le demande, cela ne revient-il pas au même ? Mais je vois que vous ne me comprenez pas plus que vous ne le comprenez.

— Pardon, George, je crois le comprendre très-bien, lui. Mais je voudrais bien savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir une tasse de café ici ?

— Rien de plus facile, dit George en sonnant.

— C’est facile peut-être ; mais si j’en crois mon expérience, là où vont les Anglais, le café ne vaut jamais rien. Il m’a toujours paru qu’ils avaient un goût tout particulier pour la chicorée, et qu’ils faisaient très-peu de cas du café.

— Voici ce que j’allais vous dire, mon père. Quand je songe aux relations qui existent entre mon oncle et moi, quand je songe que pendant toute ma vie il a… Ici George s’arrêta, car ce qu’il allait ajouter pouvait sembler une critique à l’adresse de son père.

—… Que pendant toute ta vie il a payé tes trimestres au collège, ainsi qu’un tas de choses de ce genre ? continua sir Lionel.

— Justement. Comme il s’est toujours conduit ainsi envers moi, il me semblait tout naturel d’accepter ce qu’il me donnait.

— Tout naturel, en effet. Tu n’aurais pas pu agir autrement.

— Mais ne voilà-t-il pas maintenant qu’il parle de ce qu’il a fait pour moi, comme si… Il va sans dire que je lui suis très-reconnaissant, — infiniment reconnaissant. Je ne demande pas mieux que de l’être, et ce n’est pas cela qui me pèse. Mais il a l’air de croire que j’ai eu tort de prendre son argent. Quand je le reverrai, il me dira peut-être quelque chose à propos de ces huit mille francs. Alors il ne me restera plus qu’à lui rappeler que je ne les lui ai pas demandés, et à le prier de vouloir bien les reprendre.

— Garde-t’en bien ! dit sir Lionel aux yeux duquel cette idée de rembourser de l’argent à un homme riche semblait un symptôme de folie. Je comprends à merveille ce que tu veux dire. Il est désagréable de s’entendre rappeler l’argent qu’on a dépensé.

— Mais je ne l’ai pas dépensé…

— Bon ! disons l’argent qu’on a reçu, alors. Mais que veux-tu faire ? Ce n’est pas ta faute. Tu dis avec beaucoup de raison qu’il serait absurde et même ingrat de ta part de refuser de semblables babioles quand ton oncle te les offre, — surtout si l’on considère tout ce qu’il a fait pour toi. C’est sa manière d’être qui a toujours été désagréable, particulièrement dans les affaires d’argent.

N’ayant rien à ajouter à ces excellents conseils, sir Lionel se mit à siroter son café.

— Très-mauvais, remarquablement mauvais ; c’est toujours comme cela dans ces hôtels anglais. Si j’en faisais à ma guise, j’éviterais soigneusement tous les lieux que fréquentent mes compatriotes.

Avant de se quitter pour la nuit, George annonça à son père la grande nouvelle que le pique-nique de mademoiselle Todd était fixé au lendemain, et sir Lionel se dit fort désireux d’être de la partie, si mademoiselle Todd consentait à lui accorder la faveur d’une invitation. Le jeune Bertram prit sur lui de répondre au nom de sa nouvelle connaissance. L’intimité se fait vite dans des endroits comme Jérusalem. Lorsqu’on a grimpé jusqu’au sommet de la grande pyramide avec une dame, il y a fort à parier qu’on la connaît mieux que si on l’avait vue pendant une année à Londres, et qu’on l’eût rencontrée une douzaine de fois dans le monde. Deux voyageurs qui ont remonté le Nil ensemble se connaissent comme s’ils avaient passé trois ans ensemble au collège, — mais il faut pour cela que les compagnons de route soient jeunes. Quelque fréquents que puissent être les rapports entre hommes d’un certain âge, il est rare qu’ils deviennent jamais vraiment intimes.

— Il y aura à ce pique-nique une certaine mademoiselle Baker qui dit qu’elle vous connaît, mon père, et une très-belle personne, mademoiselle Waddington, qui tout au moins sait votre nom.

— Comment ! Caroline Waddington ?

— Oui, Caroline Waddington.

— Elle est la pupille de ton oncle.

— C’est ce que m’a dit Mademoiselle Baker ; mais mon oncle ne m’en avait jamais parlé. À vrai dire, il ne parle jamais de rien.

— Il serait fort avantageux pour toi de connaître mademoiselle Waddington. On ne peut pas savoir ce que ton oncle fera de son argent. Oui, j’irai à ce pique-nique, mais j’espère que le lieu du rendez-vous n’est pas trop loin.

Et ce fut chose convenue.