Les Bertram/18

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Charpentier (1p. 317-340).

CHAPITRE XVIII

COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF. — SECONDE ANNÉE.

L’année suivante s’écoula pour George Bertram et les dames de Littlebath d’une façon encore moins agréable que les derniers mois de l’année que je viens de raconter. J’en ferai le récit avec bien moins de détail, car j’ai hâte d’arriver à la période qui doit devenir pour mes lecteurs et pour moi le temps présent.

Ce fut la grande année de Harcourt. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, il fit merveille à la cour de chancellerie ; au mois d’avril il entra au parlement ; en mai et en juin il siégea dans les comités ; le mois d’août, si insupportable à Londres, le trouva encore assidu au travail. Vers la fin de l’automne, le parlement se réunit en session extraordinaire, et Harcourt travailla de nouveau sans relâche. Il passa les fêtes de la Noël à étudier la question des céréales ainsi que quelques projets de réformes légales, et enfin au printemps suivant il se fit connaître au monde par son grand discours en faveur de sir Robert Peel. Mais, malgré tout, il trouvait encore le temps de s’occuper des chagrins et des ennuis de mademoiselle Baker et de sa nièce.

Au printemps, George fit deux ou trois visites à Littlebath ; mais il est douteux pour nous qu’il s’y soit montré toujours parfaitement aimable. Il admettait ouvertement qu’il ne travaillait que peu ou point pour le barreau :« Il avait d’autres occupations, disait-il ; le puissant stimulant sous l’influence duquel il s’était mis avec ardeur au travail lui avait été retiré, et, dans les circonstances présentes, il ne voyait pas pourquoi il se consacrerait exclusivement à des études qui, en somme, étaient fort peu de son goût. » Il ne daigna pas demander à Caroline de révoquer sa sentence, il ne la supplia pas de hâter leur mariage, mais il lui laissa voir très-clairement que tous les changements regrettables qui s’étaient opérés en lui, — et ces changements n’étaient que trop évidents, — elle devait se les attribuer, car ils étaient le fruit de son obstination.

Bertram menait alors une vie fort dissipée. Je ne voudrais pas donner à entendre qu’il se livrât à des plaisirs avilissants en eux-mêmes, et que, laissant de côté toute retenue, il vécût comme beaucoup de jeunes gens vivent à Londres. Il ne s’abandonna pas, et ne devint ni vicieux ni endurci : il était d’une nature trop élevée et trop délicate pour tomber si bas. Mais il est certain qu’il s’écarta beaucoup trop des règles qu’il s’était tracées pendant les premiers six mois de son séjour à Londres.

Tout ceci se savait fort bien à Littlebath. Bertram ne cherchait aucunement à le cacher ; à vrai dire, il ne savait rien dissimuler, et dans ce cas-ci il mettait un orgueil tout particulier à faire comprendre à Caroline l’étendue du mal qu’elle avait causé.

Quelquefois la tante et la nièce se demandaient si George n’avait pas renoncé au barreau comme profession. Il ne leur avait jamais rien dit de pareil, et son intention était encore de se faire recevoir avocat ; mais il ne suivait plus aucune éducation légale. Il avait quitté le cabinet de M. Die, et à Littlebath on ne l’ignorait pas.

Il avait d’autres occupations, avait-il dit, et c’était la vérité. Durant les premiers six mois de sa colère il avait trouvé des charmes à l’oisiveté ; mais l’oisiveté ne pouvait lui convenir longtemps, et il s’était mis à faire un livre. L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur, mais George laissa savoir à Littlebath qu’elle était de lui, et je ne sais qui le dit aussi à Oxford. Le livre, — un tout petit livre, — était de nature à plaire à ses amis de Littlebath aussi peu qu’à ses amis d’Oxford. À Littlebath, il fit dresser les cheveux sur la tête de mademoiselle Baker ; à Oxford, il fut cause que les orthodoxes se demandèrent s’il ne serait pas opportun de prier M. George Bertram de donner sa démission d’agrégé.

Le livre en question portait un titre épouvantable : Le roman dans la Bible. Dans son premier chapitre, George allait au-devant de l’accusation que le monde, dans son injustice, ne manquerait pas de porter contre lui, et il la repoussait avec énergie. Il n’y avait dans son livre, disait-il, rien qui donnât le droit de le taxer d’irréligion. Il suppliait ceux qui seraient disposés à l’accuser, de lire et de juger par eux-mêmes. Il avait appelé les choses par leur véritable nom, ce qui, sans nul doute, serait considéré par de certaines gens comme un très-grand crime ; mais, à bien examiner, on verrait qu’il n’avait pas mis en doute l’authenticité des Écritures plus que bien d’autres écrivains qui l’avaient précédé dans la même voie ; et il ajoutait que parmi ceux-ci il y en avait eu plus d’un qui avait été récompensé de ses travaux de critique par les plus hautes dignités de l’Église.

C’était chose reconnue pour les esprits éclairés, disait-il encore, que tout ce qui se trouve consigné dans les Écritures ne devait pas être compris selon la lettre, telle qu’on la présente aux Anglais de nos jours. Il semblait vraiment que la plupart de ses compatriotes crussent que les écrivains inspirés avaient écrit en anglais. Ils oubliaient qu’il fallait voir, dans la Bible, l’œuvre d’Orientaux qui employaient une langue naturellement emphatique et grandiose, — d’hommes auxquels une poétique exagération était aussi familière que l’air qu’ils respiraient. On perdait de vue un fait essentiel, c’est que toutes ces choses avaient été écrites dans un temps où l’on ignorait de certaines grandes vérités naturelles que l’expérience, et non la révélation, nous a enseignées depuis. La vérité que proclament les écrivains sacrés, est une vérité qui vient du ciel et non de la terre ! Personne aujourd’hui ne croit que du temps de Josué, le soleil se levait et se couchait en tournant autour de la terre, parce qu’il est dit, dans la Bible, que le soleil, en s’arrêtant sur la montagne de Gibéon, prolongea la durée du jour. Ayant dit tout cela, Bertram prenait le livre de Job et le faisait passer au crible de sa raison et de sa critique ; et après le livre de Job, les autres.

Le volume était, sans contredit, bien fait, et les hommes le lurent beaucoup. Les femmes elles-mêmes le lurent, à leur tour, et certaines d’entre elles s’étonnèrent de l’aveuglement de leurs mères, qui n’avaient pas su voir que ces vieilles chroniques de la Bible ressemblaient beaucoup à toutes les autres vieilles chroniques. Le roman dans la Bible était annoncé chez tous les libraires ; de sorte que notre ami George faisait du bruit dans le monde, mais pas précisément le genre de bruit qu’auraient désiré ceux qui lui voulaient du bien.

Tout le monde savait que Le roman dans la Bible était l’œuvre de George Bertram, et à Oxford il y eut à ce sujet d’assez sérieuses querelles. Tout cela se passa en famille, bien entendu, puisque le livre avait paru sans nom d’auteur. Mais il y eut beaucoup de paroles et beaucoup de lettres échangées. Bertram, en écrivant à un de ses amis qui avait pris sa défense au Collège d’Oriel, fit valoir trois arguments. D’abord il déclara que personne n’était en droit de l’accuser d’avoir écrit ce livre ; ensuite qu’il en était l’auteur, et que personne à Oxford n’avait le droit de trouver à redire à ce qu’il lui plairait d’écrire ; enfin qu’il lui était parfaitement indifférent qu’on le blâmât ou qu’on l’approuvât. Il ajoutait qu’il était tout prêt à se démettre de son titre d’agrégé, si l’on tenait à se débarrasser de lui au Collège d’Oriel.

L’affaire en resta là pour le moment. Ceux qui connaissaient le mieux Bertram ne doutèrent pas que sa foi fût ébranlée, quelque énergiques que fussent les dénégations de sa préface. Ses protestations étaient sincères, mais il n’est pas donné à chacun de savoir tout au juste ce qu’il croit. Que dis-je, à chacun ? Est-il quelqu’un au monde, devrait-on plutôt dire, qui sache tout à fait à quoi s’en tenir sur sa foi ? Que de gens croient, ou prétendent croire, par exemple, à « la résurrection de la chair ! » Mais qu’entendent-ils par ces mots ?

On peut être très-croyant, et cependant mettre en doute certaines assertions de la Bible, ou du moins se refuser à les entendre dans un sens littéral ; mais des hommes très-croyants n’emploieront pas volontiers toute leur éloquence à rendre publics leurs doutes. Ces hommes-là, s’ils consacrent leur temps à l’étude de l’histoire biblique, ne s’arrêteront pas à un incident comme celui du soleil demeurant immobile au-dessus de la montagne de Gibéon. Ils aimeront mieux proclamer tout ce qu’ils croient que de parler du peu dont ils doutent. Les amis de Bertram durent s’avouer que ceux qui le traitaient de libre penseur ne lui faisaient pas injustice.

Ces choses, et d’autres encore, faisaient beaucoup de chagrin à nos deux dames de Littlebath. Quant à mademoiselle Baker, la seule pensée que George avait pu écrire un pareil livre la faisait frémir. À ses yeux un libre penseur était un homme qu’il fallait placer dans la même catégorie que les assassins, les régicides, et ces scélérats mystérieux et terribles qui commettent des crimes trop atroces pour que la pensée d’une femme puisse s’y arrêter un instant. Elle ne croyait pas que George fût un de ces hommes-là, mais il lui était affreux de se dire que le monde pouvait le ranger parmi eux. Quant à Caroline, elle n’aurait peut-être pas tant déploré la brèche qui s’était faite dans la foi religieuse de son futur époux, si elle n’y avait vu l’indice d’un manque de fermeté qui le rendrait impropre aux luttes de la vie. Elle se souvint de ce qu’il lui avait dit sur le mont des Oliviers, deux ans auparavant, et elle le rapprocha de ce qu’il écrivait maintenant. Chez lui-tout se faisait par sentiment et par enthousiasme ; il manquait évidemment de jugement. Comment, avec un caractère pareil, ferait-il son chemin dans le monde ? Avait-elle donc irrévocablement lié son sort à celui d’un homme qui ne saurait jamais atteindre au succès ? Non, se disait-elle, pas irrévocablement… non, pas encore.

Un soir, elle ouvrit son cœur à sa tante et lui parla très-sérieusement de sa position.

— Je ne sais trop ce qu’il faut faire, dit-elle. Sans doute j’ai des obligations envers George ; il a le droit d’attendre beaucoup de moi, et je voudrais faire pour lui tout ce que je peux. Je ferai mon devoir ; j’irais jusqu’à me sacrifier moi-même complètement, si seulement je voyais au juste en quoi consiste mon devoir.

— Mais, Caroline, tu ne veux pas rompre avec lui, n’est-ce pas ?

— Non, si je puis le garder, le garder tel qu’il était autrefois. Mes belles espérances se sont évanouies, mon ambition a disparu pour toujours, mais, du moins, avant de l’épouser, je voudrais savoir qu’il m’aime encore. Je voudrais être sûre qu’il a toujours le désir de passer sa vie avec moi. De l’humeur dont il est maintenant, comment savoir cela, comment être sûre de rien ?

Mademoiselle Baker réfléchit longuement en silence, puis enfin, et comme à regret, elle donna son avis.

— Cela me brise le cœur de te le dire, Caroline, mais je crois vraiment qu’à ta place je renoncerais à ce mariage. Je lui demanderais de me rendre ma parole.

Mademoiselle Waddington n’était pas dans le vrai quand elle déclarait que toutes ses belles espérances étaient évanouies, et qu’elle n’avait plus d’ambition. L’inquiétude, les chagrins, le doute à l’égard de celui qu’elle avait promis d’aimer et qu’elle aimait en effet, l’avaient rendue malade, et elle ne savait ce qu’elle disait. Elle était devenue maigre, pâle et fatiguée, et elle semblait avoir subitement vieilli. Elle resta longtemps silencieuse, la tête appuyée sur la main, sans vouloir répondre à sa tante.

— Oui, en vérité reprit celle-ci, à ta place je le ferais, je vois fort bien que tu n’es pas heureuse.

— Heureuse ! oh ! non.

— Et tu as l’air affreusement malade. Tout cela le fait du mal. Suis mon conseil, Caroline, et écris-lui.

— Je ne puis faire cela pour deux raisons, ma tante, pour deux très-bonnes raisons.

— Et lesquelles donc, mon enfant ?

— La première, c’est que je l’aime. Ici, la tante Mary soupira. — Comment répondre à cela, si ce n’est par un soupir ? — La seconde, c’est que je n’ai le droit de lui rien demander.

— Et pourquoi donc, Caroline ?

— Parce qu’il m’a fait, de son côté, une demande que j’ai refusée. Si j’avais consenti à l’épouser l’année dernière, alors tout eût été différent. Je croyais bien faire, et même maintenant je ne pense pas avoir mal agi. Mais je ne puis l’accuser, lui. Il se conduit comme il le fait afin que je me plaigne de sa conduite, et alors il pourrait se venger en disant que tout cela, c’est de ma faute.

La conversation n’alla pas plus loin, et les choses restèrent, pendant quelque temps dans le même état.

Au commencement de l’été, mademoiselle Waddington et sa tante allèrent passer quelques semaines à Londres. Mademoiselle Baker avait l’habitude de faire tous les ans une visite de quelques jours à Hadley vers cette époque de l’année, mais cette fois elle proposa à Caroline de renoncer à ce voyage, et d’aller plutôt à Londres. Elle comptait que le changement de vie distrairait sa nièce, et elle espérait surtout, quoiqu’elle se gardât bien de le dire, que Caroline verrait son futur. Si ce mariage ne devait pas être rompu, elle pensait qu’il ne fallait pas le retarder plus longtemps. Bertram avait cherché à prouver que le mariage seul pouvait le rendre raisonnable, et il était parvenu à le démontrer, à la complète satisfaction de mademoiselle Baker. Le jeune couple aurait certainement maintenant de quoi vivre, car les cinquante mille francs promis par l’oncle Bertram devaient être payés dans quelques mois. Et, en se disant tout cela, mademoiselle Baker se mit en campagne.

Caroline ne s’opposa nullement au voyage de Londres, mais elle ne dit pas un seul mot de George. Pourtant son cœur était amolli, et elle désirait bien le revoir.

Mademoiselle Baker écrivit donc à Londres pour faire retenir un appartement. Il semble qu’elle aurait dû charger George de ce soin, mais il y avait déjà à cette époque, même entre elle et lui, de petites jalousies et des symptômes de colère. Elle savait que George, bien qu’il fût toujours considéré comme le futur de Caroline, était assez irrité, et peut-être le croyait-elle encore plus mal disposé qu’il ne l’était réellement. L’appartement fut donc pris sans le consulter ou le prévenir, et, lorsque ces dames arrivèrent à Londres, elles apprirent que George Bertram était parti pour le continent.

Pour le coup, mademoiselle Waddington se montra indignée. En réalité, elle n’avait pas le droit de se fâcher de ce qu’il n’était pas là, car elle ne l’avait pas averti. Cependant, situé comme il l’était, après la promesse de mariage échangée, George était dans son tort de quitter l’Angleterre sans écrire pour dire où il allait et combien de temps il serait absent. Il y avait quinze jours que Caroline n’avait eu une lettre de lui, et rien ne l’assurait maintenant que des mois ne s’écouleraient pas sans lui apporter des nouvelles.

Ce fut alors que la tante et la nièce s’adressèrent à M. Harcourt avec lequel elles devinrent bientôt fort intimes. Bertram avait bien annoncé à son ami qu’il allait voyager, mais il ne le lui avait dit que la veille de son départ. Il partit au moment même où le bruit commençait à se faire autour de son livre Le roman dans la Bible. Il avait répondu dans les journaux à quelques attaques, et il venait d’envoyer à son ami d’Oxford sa lettre de défi, lorsqu’il se mit en route pour rejoindre son père à Paris. Il comptait être de retour au bout de huit jours, mais ses projets dépendaient de sir Lionel qui devait revenir à Londres avec lui.

M. Harcourt se montra fort empressé auprès de mademoiselle Baker et de sa nièce, bien qu’en ce moment, comme on le sait, il s’occupât de rendre au public des services importants. Il fut presque aussi attentif et aussi poli pour la plus âgée que pour la plus jeune de ces dames, ce qui, chez un Anglais, marque une politesse fort rare. Peu à peu, la tante et la nièce en vinrent à lui accorder leur confiance, et cette confiance alla même jusqu’à lui parler de Bertram et à lui faire part de toutes leurs craintes à son sujet. Enfin, un jour Caroline lui en parla en tête-à-tête, et ce pas une fois franchi, elle ne lui cacha plus rien.

Il ne se permit pas un mot contre son ami. Mais Bertram aurait peut-être pu s’attendre à ce que Harcourt, parlant de lui en son absence, ferait son éloge avec un peu plus de chaleur. Pour le moment, il faut le dire, il eût été assez difficile de faire consciencieusement l’éloge de Bertram. Il menait une vie qui n’était ni sage ni raisonnable, surtout pour un homme qui devait se préparer à vivre de son travail. Harcourt n’avait donc pas grand’chose à dire en sa faveur. Qu’il était intelligent, honnête, sincère et courageux, tout cela mademoiselle Waddington le savait et mademoiselle Baker aussi : ce qu’elles auraient voulu s’entendre dire, c’est qu’il employait utilement toutes ces grandes qualités : Harcourt ne pouvait leur en donner l’assurance.

— Il se relèvera, vous le verrez, dit Harcourt à Caroline un jour qu’ils se trouvaient seuls, je n’en doute pas. Avec son talent et son amour sincère du bien, il est tout à fait impossible qu’il se perde. Mais le présent est si important ! Il est si difficile de rattraper même une seule année perdue !

— Oui, vous avez raison, dit Caroline, mais tout cela me serait à peu près égal si je croyais…

— Si vous croyiez… ?

— Si je croyais que son caractère ne fût pas changé. Il était autrefois si franc, si sincère, si… si… si affectueux.

— Les hommes changent souvent sous ce rapport. Ils deviennent, non pas moins affectueux, mais moins démonstratifs.

Mademoiselle Waddington ne répondit pas. Ce qu’il disait était peut-être vrai ; mais c’était singulier de la voir, avec les idées que nous lui connaissons, se plaindre à un étranger des manières froides et peu empressées de l’homme qu’elle aimait. Elle s’était si souvent dit que l’amour ne tiendrait aucune place dans sa vie ! Si George, en ce moment même, eût été à genoux, elle se serait montrée assez sévère et assez froide, Dieu le sait ! et ce ne fut qu’en se sentant outragée comme femme, qu’elle apprit enfin à aimer.

— Je ne crois pas que le cœur de Bertram soit changé, continua Harcourt, mais il est sans doute très-fâché que vous n’ayez pas voulu lui accorder ce qu’il vous demandait l’été dernier.

— Mais comment pouvions-nous nous marier alors ? Pensez donc à ce qu’eût été notre revenu ? Et lui qui n’a pas encore de carrière !

— Je ne vous blâme pas, et je ne prends pas parti pour lui contre vous. Je dis seulement qu’il est très-fâché. Il trouve que vous n’avez pas eu confiance en lui alors, et que vous n’en avez pas encore aujourd’hui.

— Et n’a-t-il pas complètement prouvé que j’avais raison ?

Harcourt ne répondit pas, mais il sourit discrètement.

— Eh bien ! n’est-ce pas vrai ? Que pouvais-je faire ? Qu’aurais-je dû faire ? Dites-le-moi. Je suis peinée de voir que vous me donnez tort.

— Mais je ne vous donne pas tort du tout, bien loin de là. Bertram est mon plus cher ami, et je connais ses grandes qualités, mais je suis forcé d’avouer que votre manque de confiance en lui est parfaitement justifié pour le moment.

M. Harcourt, bien qu’il fût membre du Parlement et un très-grave jurisconsulte, n’en était pas moins garçon et de plus un fort jeune homme. Il est donc permis de supposer que George Bertram n’aurait pas été très-content s’il avait su les conversations qui avaient lieu entre son plus cher ami et sa fiancée. Et pourtant, à cette époque, Caroline aimait George plus qu’elle ne l’avait jamais aimé.

Huit ou dix jours après il arriva trois lettres de Bertram, une pour Caroline, une pour mademoiselle Baker, et une pour Harcourt. Caroline et mademoiselle Baker étaient encore à Londres, ayant différé leur départ dans l’espoir de voir revenir Bertram.

S’il était revenu alors, et qu’il eût demandé à ce que le mariage se fît tout de suite, il est probable que mademoiselle Waddington y aurait consenti. Elle était tourmentée, malheureuse, et se sentait le cœur malade. Elle ne souffrait pas seulement parce qu’elle aimait, sa position aussi l’inquiétait beaucoup, et, tout en se considérant comme liée par sa promesse et sans avoir la moindre intention de rompre, elle avait le pressentiment, ainsi qu’elle le disait souvent à sa tante, que Bertram et elle ne seraient jamais mari et femme.

Elle espéra longtemps le retour de Bertram, qui, au lieu de revenir, expédia, comme nous l’avons vu, trois lettres. Celle que reçut mademoiselle Baker était très-polie et même assez amicale, et, si elle fût venue toute seule, il n’y aurait eu que demi-mal. Bertram écrivait que, s’il avait pu prévoir que mademoiselle Baker irait à Londres, il aurait fait en sorte de l’y attendre, mais que maintenant il ne pouvait revenir, ayant promis de rester quelque temps avec son père. Sir Lionel était souffrant et les eaux de Vichy lui avaient été recommandées. Il irait donc à Vichy avec lui et ne pourrait être de retour avant le mois d’août. Ses projets pour la fin de l’été n’étaient pas encore bien arrêtés, mais mademoiselle Baker pouvait compter qu’il ne serait pas longtemps à Londres, sans aller à Littlebath.

À Harcourt il écrivit très-brièvement. Il lui disait qu’il lui était fort reconnaissant de l’intérêt qu’il portait à mademoiselle Waddington, et des attentions qu’il avait pour mademoiselle Baker. C’était là à peu près tout. Dans toute la lettre il n’y avait pas un mot de colère, et pourtant l’ami Harcourt, en la lisant, n’eut pas de peine à comprendre que George était très-fâché.

Mais ce fut sur sa future que Bertram épancha toute sa colère. Jamais auparavant il ne l’avait grondée, jamais il ne lui avait écrit d’un ton irrité. Mais pour le coup, il déborda. Une lettre dictée par la colère est cent fois plus cruelle que tout ce que l’on peut dire de vive voix, — surtout quand celui qui écrit nous est cher. Elle est moins facile à pardonner que le discours le plus irrité. Les mots restent là brûlants, ineffaçables, ne pouvant être ni expliqués ni atténués. Aucune caresse ne vient les faire oublier, aucune parole de tendresse, aucune de ces bonnes paroles qui suivent souvent de si près la colère parlée ne vient les adoucir. Dieu nous préserve de ces lettres grondeuses ! Elles ne devraient jamais être adressées qu’à des écoliers ou à des étudiants, et, encore si ceux-là ont le cœur un peu tendre, faudrait-il les leur épargner.

On devrait s’imposer la règle de ne mettre à la poste de pareilles lettres que vingt-quatre heures après les avoir écrites. Si vous êtes en colère, mettez-vous à votre bureau et écrivez votre lettre ; répandez-y tout votre fiel ; cela vous fera du bien. Vous vous croyez outragé ? dites tout ce que vous suggérera votre éloquence envenimée, et donnez-vous le plaisir de relire la composition pendant que votre fureur est encore en ébullition. Cela fait, remettez votre lettre dans votre bureau, et jetez-la au feu le lendemain matin avant déjeuner. Croyez-moi, vous vous serez procuré ainsi une double satisfaction.

La lettre qu’écrivit George Bertram à sa bien-aimée était une lettre de colère. Harcourt lui avait fait comprendre que toutes ses fautes, à lui, George, et, — chose qui le blessait encore plus, — toutes ses tendresses avaient été discutées entre son ami et mademoiselle Waddington, entre sa Caroline et un étranger ! Cette pensée révoltait son orgueil. Il lui semblait qu’on avait envahi son domaine pendant son absence, et que son trésor avait été mis au pillage par celle-là même à qui il l’avait laissé en garde. Il y avait eu des mésentendus, des querelles même entre Caroline et lui, mais, malgré tout, il lui avait donné son cœur sans partage. Et voilà qu’en son absence, elle avait analysé ce cœur et commenté son amour avec cet homme du monde, Harcourt ! Il ne pouvait parler de cela avec sang-froid. Pourtant, s’il eût gardé sa lettre vingt-quatre heures, il y a tout lieu de croire qu’il ne l’aurait jamais expédiée.

Voici ce qu’il écrivait :


« Ma chère Caroline,

« J’apprends de M. Harcourt que vous êtes à Londres avec mademoiselle Baker, et il va sans dire que je regrette beaucoup de ne pas m’y trouver aussi. Ne pensez-vous pas qu’il eût été plus convenable que j’apprisse votre arrivée de vous-même ?

« M. Harcourt me dit encore que vous êtes mécontente, et je vois, d’après sa lettre, que vous vous êtes expliquée librement avec lui au sujet de votre mécontentement. Je pense qu’il eût mieux valu vous en expliquer avec moi ; si vous vouliez vous plaindre à d’autres, vous pouviez vous adresser à votre tante ou à votre grand-père. Il ne me paraît pas que vous ayez le droit de vous plaindre de moi à M. Harcourt, et j’entends que vous ne vous entreteniez plus avec lui à l’avenir sur nos affaires. Cela n’est pas bienséant. Il est possible que ce soit là une action féminine, mais ce n’est point, à coup sûr, une action délicate.

« Vous m’obligez à me défendre. De quoi vous plaignez-vous, et quel droit avez-vous de vous plaindre ? Quand notre mariage a été décidé, il y a de cela plus d’une année, il n’a été nullement question de l’ajourner à trois ans. Je pensais que nous nous marierions aussitôt que la chose pourrait se faire raisonnablement. Vous avez vous-même fixé un très-long délai, et vous avez eu l’obligeance de m’offrir l’alternative d’une rupture. Je ne pouvais vous contraindre à m’épouser, mais je vous aimais trop, et j’avais trop de confiance en votre amour pour songer à renoncer à vous. Peut-être ai-je eu tort.

« Pendant ce triste intervalle, je reste maître de mes actions. Si vous aviez consenti à m’épouser, tout mon temps vous eût appartenu, et vous auriez eu le droit de m’en demander l’emploi. Chacun de nous aurait su tout ce qui concernait l’autre. Mais vous n’avez pas voulu qu’il en fût ainsi, donc je vous dénie le droit d’interroger. Si je n’ai pas tenu tout ce que vous espériez de moi, ne vous en prenez qu’à vous-même.

« Vous avez dit que je vous négligeais. Je suis prêt à vous épouser demain. Depuis notre engagement, j’ai toujours été prêt à vous épouser, et vous le savez mieux que personne. Je ne prétends pas être un amoureux aux petits soins ; j’admets même que ce rôle m’ennuierait, si ce long retard ne faisait pas bien plus que de m’ennuyer. En tout cas, je ne m’y engage pas. Je vous ai aimée, je vous aime sincèrement. Je vous l’ai dit dès que je l’ai su moi-même, et je vous ai fait ma cour jusqu’au jour où j’ai obtenu une réponse définitive. Vous m’avez accepté, et il n’est pas besoin d’autre chose jusqu’à ce que nous soyons mariés.

« Mais j’exige que vous ne parliez pas de mes affaires à des personnes qui vous sont étrangères.

« Vous lirez ma lettre à votre tante. Je lui écris que j’irai la voir à Littlebath aussitôt mon arrivée en Angleterre.

« Votre affectionné,
« G. B. »


Cette lettre consterna Caroline. Elle ne pouvait pas croire qu’elle ! elle ! Caroline Waddington, pût recevoir une pareille lettre d’un homme. Malséant ! indélicat ! telles étaient les épithètes que lui adressait son amoureux. Il lui disait que cela l’ennuierait d’être aux petits soins, et que son inconduite était le résultat des délais qu’elle avait imposés. Il se montrait en outre impérieux : « J’entends, j’exige, » c’était ainsi qu’il parlait. Était-elle tenue d’obéir à ses ordres ?

Elle montra naturellement cette lettre à sa tante, qui lui conseilla fort sagement de se résigner à l’affront en silence, si elle n’avait pas pris son parti de renoncer à George. Par contre, si elle voulait reprendre sa liberté, cette lettre lui en fournissait l’occasion.

Harcourt vint la voir au moment même où son indignation était au comble. Il se montra si sympathique, si doux, si empressé, que Caroline ne put faire autrement que de le bien accueillir. Si George l’aimait, s’il tenait à la diriger, s’il voulait la persuader, pourquoi n’était-il pas auprès d’elle ? M. Harcourt était là au lieu de George. Si nombreuses que fussent ses occupations, il ne trouvait pas, lui, que ce fût ennuyeux d’être auprès d’elle et aux petits soins.

Ce fut alors que Caroline commit la première grande faute dont nous aurons à la blâmer. Elle montra à Harcourt la lettre de George. Il va sans dire qu’elle ne le fit qu’à la suite d’une longue conversation, après qu’il eut découvert qu’elle avait du chagrin et qu’il lui en eut demandé la cause. Alors elle lui avoua qu’elle était malade de chagrin, qu’elle ne savait ce qu’elle disait et ce qu’elle devait faire. Enfin elle montra la lettre en se disant qu’il lui était indifférent maintenant de désobéir à George.

— Ce n’est pas généreux de la part de Bertram, dit Harcourt.

— Ce n’est pas même délicat, dit Caroline ; mais il était en colère quand il a écrit, et je ne veux pas faire attention à sa lettre. Et elle retourna à Littlebath avec mademoiselle Baker.

On était au mois de septembre quand Bertram revint en Angleterre accompagné de sir Lionel.

L’espace nous manque pour raconter tout ce qui s’était passé entre le père et le fils ; toujours est-il qu’ils arrivèrent à Londres, les meilleurs amis du monde, à ce qu’il semblait, et que sir Lionel s’installa dans une chambre, qui était située à la fois tout près de son club et de l’appartement de son fils. Il y avait pourtant entre eux une cause permanente de dissentiment. Sir Lionel se montrait fort désireux que son fils empruntât de l’argent à son oncle, et George se refusait absolument à faire rien de pareil.

Bertram se rendit à Littlebath et pria son père de l’y accompagner. La rencontre de nos amoureux fut, cette fois encore, très-peu amoureuse ; mais sir Lionel se montra on ne peut plus affectueux. Il prit Caroline dans ses bras, et l’embrassa tendrement ; il l’appela sa chère fille et s’extasia sur sa beauté. Je crois qu’il embrassa aussi mademoiselle Baker ; il l’essaya du moins, et je serais même disposé à penser que, dans l’effusion de son cœur, il fit quelque tentative du même genre auprès de la jolie petite femme de chambre qui les servait. Quelle que pût être l’opinion générale sur le compte de George, il n’y avait qu’une voix à Littlebath sur sir Lionel, et sa popularité ne fit que s’accroître quand il annonça son intention de passer l’automne et même une partie de l’hiver dans cette ville.

En effet, il y demeura tout l’hiver. Il avait douze mois de congé avec solde entière, et il fit savoir à toutes les dames de Littlebath que son principal but, en demandant ce congé, avait été d’assister au mariage de son fils avec sa chère Caroline. Un jour, il emprunta à mademoiselle Baker huit cents francs, faible emprunt qu’excusait, sans doute, leur intimité. Mais le hasard ayant fait qu’il parla de cette petite transaction devant son fils, George crut devoir rembourser immédiatement la somme, bien qu’il se trouvât assez gêné dans le moment.

— Tu pourrais avoir ces huit cents francs et bien d’autres encore rien qu’ente donnant la peine de les demander, dit sir Lionel à cette occasion, presque d’un ton de reproche.

L’hiver se passa. George n’était pas tout à fait oisif, et il avait repris jusqu’à un certain point ses études légales. Mais il s’occupa principalement de la composition d’un petit volume qu’il publia au mois de mars et qu’il intitula : Les erreurs de l’Histoire.

Nous ne ferons pas une critique détaillée de ce nouvel ouvrage de George ; il suffira de dire que le monde orthodoxe le déclara plus hétérodoxe encore que son prédécesseur. L’histoire dont parlait George était exclusivement l’histoire biblique, et les erreurs qu’il dénonçait étaient les affirmations les moins vagues de la Genèse. Il appliqua le nom de mythe à toute l’histoire de la création telle qu’on la trouve racontée dans ce premier livre biblique, — ce fut du moins ce que dirent tous les rabbins d’Oxford, et plus particulièrement les très-savants et très-indignés rabbins du collège d’Oriel dont Bertram était un des agrégés.

Bertram repoussait l’accusation. Il n’avait pas dit que ce fût là un mythe. Le livre imprimé était à la portée de tous, et il semblait que rien ne dût être plus facile que d’éclaircir la question ; mais la chose n’était pas si facile, tant s’en faut. Les mots « mythe » et « mythique » étaient plus d’une fois employés, elles rabbins déclarèrent qu’ils s’appliquaient aux faits bibliques. Bertram prétendit qu’ils s’appliquaient seulement à la façon dont on présentait ces faits au public anglais. Il ajouta quelques remarques fort peu flatteuses pour les traducteurs, et des observations encore moins aimables sur le manque d’intelligence des rabbins d’Oxford. Ce fut une guerre véhémente, et Bertram se défendit en lion, mais en lion dépouillé, car au beau milieu du conflit il se vit obligé de donner sa démission d’agrégé.

Dépouillé d’une part, il se trouva réconforté d’un autre côté. Son oncle avait pris le plus vif intérêt à la dispute et ne se faisait pas faute d’appeler « ânes bâtés » et « moines bigots » les savants de l’Université. On en peut conclure que son orthodoxie n’était pas de première qualité. Ce titre d’agrégé ne lui avait jamais plu pour George et il l’avait toujours tourné en ridicule. Dès qu’il apprit que celui-ci avait donné sa démission, il s’empressa de lui donner vingt-cinq mille francs. Il n’en parla pas, selon sa coutume, et chargea simplement M. Pritchett d’arranger la chose.

Sir Lionel était ravi. Il était resté complètement indifférent dans la question d’orthodoxie. Peu lui importait que son fils accolât au livre de la Genèse l’épithète de mythe ou qu’il le respectât comme un Évangile, mais il s’était souvent étendu sur l’imprudence qu’il y avait à risquer de perdre le traitement de l’Université. Maintenant il reconnaissait qu’il avait eu tort, et il se plut à avouer noblement son erreur.

Après tout, qu’importait ce titre d’agrégé à un homme qui était sur le point de se marier et qui, par conséquent, devait nécessairement le perdre avant peu ? Dans sa position, Bertram avait été libre de parler ouvertement. S’il avait eu quelque intérêt à rester en bons termes avec l’Université, c’eût été différent : alors, disait sir Lionel, il eût été fort peu judicieux d’entretenir de pareilles opinions, et surtout de les exprimer.

Comme les choses avaient tourné, tout était pour le mieux. Son fils avait montré de l’indépendance ; l’oncle avait prouvé le vif intérêt qu’il portait à son neveu, et sir Lionel avait pu emprunter à son fils une somme de six mille francs qui lui était, dans ce moment-là, très-particulièrement utile. Le triomphe de Bertram l’enrichit de tous les côtés, car son éditeur lui paya fort cher son œuvre sceptique. Le scepticisme qui réussit a toujours un avantage : il rapporte de l’argent.

Nous voici arrivés à l’époque où nous pouvons reprendre notre récit. Disons seulement un mot de Caroline. Pendant le cours de l’hiver, elle avait souvent vu George, et elle lui avait aussi écrit très-fréquemment. Leur mariage n’était donc pas rompu. Mais leurs entrevues étaient froides et leurs lettres très-froides aussi. Elle aurait épousé George tout de suite, s’il l’avait demandé, mais il ne voulait plus rien demander. Il aurait, été trop heureux, de son côté, de se marier, si Caroline avait laissé voir qu’elle se repentait de ses refus ; mais elle ne pouvait se décider à faire le premier pas. Ils étaient tous deux trop orgueilleux pour se faire des concessions qu’on ne demandait pas, de sorte qu’aucune concession ne fut faite.

Sir Lionel voulut une fois intervenir, mais il échoua complètement. George lui fit comprendre qu’il entendait conduire lui-même ses affaires. Quand un fils prête souvent de l’argent à son père, et que le père ne le lui en rend jamais, il est à remarquer que l’autorité paternelle se relâche beaucoup. L’autorité paternelle de sir Lionel était fort relâchée.