Les Bertram/20

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Charpentier (1p. 355-377).

CHAPITRE XX

JUNON.

Malgré toute sa philosophie et toutes ses prières, Bertram alla se coucher fort malheureux. C’était une nature avant tout affectueuse et aimante que la sienne. Il était exigeant, et peut-être même un peu égoïste dans son amour : la plupart des hommes le sont ; mais il avait aimé, il aimait encore, et, bien que résolu à se séparer de celle qu’il aimait, il ne pouvait se résigner. Que de fois il était resté sans sommeil, en repassant dans son esprit tous les torts de Caroline ! Aujourd’hui il ne songeait plus qu’à ses torts à lui. C’était dommage, se disait-il, que leur mariage eût été retardé ; en cela, c’était Caroline qui avait agi sans raison. Elle ne l’avait pas connu ; elle n’avait ni compris son caractère ni apprécié son affection, mais, malgré tout, il aurait dû mieux en prendre son parti. Il reconnaissait qu’il avait été sévère, rude même envers elle ; qu’il lui avait témoigné trop de colère de ses refus ; et il se blâmait sans pitié. Mais à travers toutes les contradictions de son esprit, il comprenait clairement que le mariage était désormais impossible. N’était-il pas évident que Caroline serait enchantée de se dégager vis-à-vis de lui s’il lui en offrait l’occasion ?

George ne perdit pas de temps. Le lendemain matin, par un des premiers départs du chemin de fer, il se rendit à Littlebath, et alla tout de suite au logement de son père. Sir Lionel, pour être auprès de sa future belle-fille, était resté, on se le rappelle, à Littlebath.

Sir Lionel était encore au lit, car il se plaignait depuis quelque temps de ne pas se sentir tout à fait dans son assiette, et, quoi qu’on fût au mois de mai, il y avait bon feu dans sa chambre. Cependant il accueillit très-bien son fils : le souvenir du prêt de six mille francs n’était pas encore effacé, et la reconnaissance pour les services passés n’avait pas encore fait place au désir d’en obtenir de nouveaux.

— Ah ! George ! est-ce toi ? Je suis enchanté de te voir. Tu vas chez ces dames, je pense ? J’ai passé quelques instants avec Caroline hier au soir, et je ne l’ai jamais vue plus belle, — jamais.

George ne répondit qu’en demandant à son père où il comptait dîner. Sir Lionel dînait en ville. Cela lui arrivait assez généralement. Il était de ces gens qui ont le talent de se faire toujours engager à dîner, et il faut dire — car tout le monde en convenait — que sir Lionel payait bien son écot en amabilité.

— Alors je reviendrai ce soir ; je vous verrai sûrement avant de repartir.

Sir Lionel demanda à son fils pourquoi il ne dînait pas chez mademoiselle Baker, mais celui-ci ne lui donna aucune explication à ce sujet. Il dit seulement que cela ne se pourrait pas, et se rendit à sa besogne. C’était une rude besogne qu’il avait entreprise et il lui tardait qu’elle fût accomplie.

Il ne s’accorda pas un instant de réflexion. Au contraire, il marcha si vite, qu’en entrant dans le salon de mademoiselle Baker, il se trouva tout essoufflé, et qu’il ne put, tant pour cette raison qu’à cause de son émotion, parler à cette dame avec son calme habituel.

— Bonjour, mademoiselle Baker, comment vous portez-vous ? Je suis bien aise de vous voir ; je suis venu en grande hâte, et je suis impatient de voir Caroline. Est-elle sortie ?

Mademoiselle Baker dit que Caroline était à la maison, et qu’elle allait descendre.

— Tant mieux, car je suis impatient de la voir, — très-impatient.

Mademoiselle Baker, d’une voix tremblante, lui demanda si quelque chose était arrivé.

— Non ; il n’est rien arrivé. Mais la vérité, mademoiselle Baker, c’est que je suis fatigué de tout ceci, et que je veux en avoir le cœur net. Je ne sais comment Caroline le supporte, mais moi, cela me tue.

Mademoiselle Baker le regarda avec surprise, car sa manière de parler était violente, et trahissait un certain égarement. N’eût été que George se montrait assez souvent violent, elle aurait redouté quelque grand malheur. De toute façon, elle n’eut le temps de rien dire, car le pas de Caroline se fit entendre sur l’escalier.

— Auriez-vous la bonté de nous laisser seuls pendant dix minutes ? dit George. Mais je ne voudrais pas vous chasser de votre salon, et Caroline, j’en suis sûr, ne refusera pas de descendre avec moi à la salle à manger.

Il va sans dire que mademoiselle Baker ne voulut pas entendre parler d’un pareil arrangement. Au moment où elle quittait le salon, elle rencontra sa nièce à la porte. Caroline allait parler, mais elle s’arrêta en voyant l’expression du visage de sa tante. Les femmes ont une façon de se parler au moyen de regards, de signes et de sourires, à laquelle les hommes n’entendent rien, et ce fut en ce langage mystérieux que la tante Mary dit à sa nièce quelque chose qui lui fit comprendre que l’entrevue qui se préparait serait autre chose qu’un échange de tendresse. Il en résulta que Caroline se composa le visage en entrant, et s’avança lentement et avec une certaine dignité vers celui qui devait être un jour son seigneur et son maître.

— Nous ne vous attendions guère ; George, dit-elle.

Sir Lionel avait raison : jamais elle n’avait été plus belle. Les contours étaient un peu moins arrondis, les couleurs étaient un peu moins brillantes qu’à Jérusalem, mais c’était tout ! Le léger effort qu’elle avait dû faire pour se remettre en entrant, et pour prendre une démarche plus calme, avait ajouté à sa beauté. Sa robe du matin tout unie, et ses simples bandeaux de cheveux lui seyaient à merveille. C’était une beauté de plein jour, que Caroline Waddington.

Et il allait renoncer à tout cela ! Et pourquoi ? Tout ce qu’il avait là devant lui, tout ce qui lui avait paru, ce qui lui paraissait encore la forme de beauté la plus parfaite que le monde pût offrir, tout cela était encore à lui, et il était libre de n’y pas renoncer. Il connaissait assez Caroline pour être sûr que, si changés que pussent être ses sentiments, elle ne daignerait pas manquer à la parole donnée. Elle l’épouserait encore, — dans quelques mois s’il le voulait. Et belle comme elle l’était, lui appartenant encore, et malgré tout l’amour qu’il lui portait, il était venu là pour se séparer d’elle ! Toutes ces pensées lui traversèrent l’esprit comme un éclair. Mais il ne perdit pas un instant en réflexions inutiles.

— Caroline, dit-il en lui tendant la main — d’ordinaire, en lui prenant la main, il l’attirait tendrement vers lui, mais cette fois il n’en fit rien — Caroline, je suis venu pour m’expliquer avec vous. Il y a quelque chose entre nous qui doit être éclairci.

— Eh bien ! qu’est-ce ? dit-elle avec un sourire presque imperceptible.

— Je ne voudrais pas, si je puis l’éviter, dire un mot qui montrât que je suis fâché…

— Mais êtes-vous fâché, George ? Si vous l’êtes, ne vaut-il pas mieux le laisser voir. Vous ne saurez jamais bien feindre.

— Je l’espère bien, et je ne feindrai jamais volontiers. C’est parce que je n’aime pas à feindre que je suis venu.

— Vous ne sauriez rien cacher, George, quand bien même vous le voudriez. Il est inutile que vous vous promettiez de ne pas laisser voir votre colère. Vous êtes en colère, et cela se voit. Voyons, de quoi s’agit-il ? J’espère que mon péché n’est pas bien gros. Pour que vous ayez banni ma pauvre tante du salon, il faut que ce soit un peu grave.

— Je dînais avec M. Harcourt hier, et dans le courant de la conversation il a laissé échapper que vous lui aviez montré la lettre que je vous ai écrite de Paris. Cela est-il vrai, Caroline ? Lui avez-vous montré cette lettre ?

Rien, certes, dans le ton de Bertram n’aurait pu faire deviner à un indifférent qu’il était en colère ; pourtant, mademoiselle Waddington y reconnut quelque chose qui lui donna le vertige et qui fit que le plancher sembla se dérober sous ses pieds. Tous les objets s’effacèrent devant ses yeux, et la rougeur lui monta comme une flamme jusqu’à la racine des cheveux. Jamais Bertram ne l’avait vue rougir ainsi, car jamais avant il ne l’avait vue ainsi couverte de honte. Que de fois elle s’était repentie d’avoir montré cette lettre ! Que de regrets depuis le moment où elle l’avait laissée sortir de ses mains ! Elle l’avait fait dans le feu de son indignation. George lui avait écrit des paroles dures et blessantes qui l’avaient mise hors d’elle. Jusqu’à ce jour-là, elle ne s’était pas doutée du pouvoir qu’ont les mots pour irriter et pour blesser. Le monde lui avait montré tant de bienveillance ! George lui avait reproché de n’être pas assez femme, de manquer de délicatesse, et l’autre qui s’était trouvé là à côté d’elle, s’était montré si doux, si sympathique, si désireux de plaire ! La sympathie, la colère, l’avaient tentée, et elle avait montré la lettre ; mais depuis ce jour elle n’avait cessé de le regretter. Caroline Waddington pouvait commettre un acte inconvenant, l’événement ne l’avait que trop prouvé ; mais, la faute commise, elle ne pouvait pas ne pas se l’avouer et n’en pas ressentir la honte.

Elle restait debout devant George, rouge de confusion, mais au premier moment elle ne fit aucune réponse. Elle se sentait au cœur le désir de s’agenouiller devant lui, — de s’agenouiller en esprit du moins, — et d’implorer son pardon. Mais jusqu’à ce jour elle n’avait jamais demandé le pardon d’aucun être humain, et il lui fallait, pour s’humilier, faire un effort dont elle n’était pas instantanément capable. S’il l’avait regardée tendrement un seul instant, si une seule parole de douceur fût tombée de ses lèvres, elle eût été vaincue. Elle serait tombée à ses pieds pour demander le pardon. Et parmi tous ceux que George Bertram avait aimés, qui donc l’avait jamais prié en vain ? Pourquoi ne le fit-elle pas ? Que d’amour, que de bonheur en réserve pour eux !

Mais il n’y eut rien de tendre dans les regards, rien de doux dans les paroles qu’il lui adressa.

— Comment ! dit-il, et, malgré sa promesse, sa voix n’avait jamais été si rude. — Comment ! montrer cette lettre à un autre homme ; montrer cette lettre à M. Harcourt ! cela est-il vrai, Caroline ?

Un enfant demande pardon à sa mère parce qu’il a été grondé, et il cherche à détourner sa colère, afin d’éviter le châtiment ; un serviteur en fait autant à l’égard de son maître, un inférieur à l’égard de son supérieur ; mais quand on demande pardon à un égal, c’est qu’on reconnaît et qu’on regrette le tort qu’on lui a fait. Un pareil aveu et un pareil regret ne seront jamais provoqués par la sévérité et la rudesse. Caroline, en regardant et en écoutant George, ne se sentit pas disposée à s’agenouiller — pas même en esprit. Loin de là, elle rappela toute sa dignité, et, toute malheureuse qu’elle était au fond du cœur, elle s’assit tranquillement, sans que rien vînt trahir sa douleur.

— Cela est-il vrai, Caroline ? Je ne croirai une pareille chose que si vous me le dites vous-même.

— Oui, George ; cela est vrai. J’ai montré votre lettre à M. Harcourt.

Bertram avait été si dur, qu’elle ne daigna pas ajouter un mot d’excuse.

Il était resté jusque-là debout ; mais, à ces derniers mots, il se laissa tomber sur une chaise et se cacha le visage dans les mains. Même alors, il était temps encore ; elle aurait pu s’attendrir et il aurait pu se laisser apaiser, et tout pouvait s’arranger !

— J’étais bien malheureuse, George ; cette lettre m’avait fait bien du chagrin, et je ne savais où chercher du secours.

— Comment ! s’écria-t-il, en se redressant soudain devant elle et en laissant éclater un orage de passion et de fureur auprès duquel sa colère passée semblait du calme, — comment ! ma lettre vous avait rendue si malheureuse qu’il vous fallait demander du secours à M. Harcourt ! Vous en appeliez de moi à la sympathie de cet homme, — de moi qui suis, — non ! qui étais votre mari devant Dieu ! Ne compreniez-vous donc pas quelle sorte de lien nous unissait ? Ne saviez-vous pas qu’il était des circonstances dans lesquelles vous ne pouviez chercher de la sympathie au dehors sans être infidèle, plus qu’infidèle ? N’avez-vous donc jamais songé à quoi cela engage, d’être l’unique objet de l’amour d’un homme et d’avoir accepté son amour ?

Elle avait été sur le point de l’interrompre, mais la tendresse que semblaient renfermer ces derniers mots l’arrêta.

— Une pareille lettre ! Vous la rappelez-vous, cette lettre, Caroline ?

— Oui, je me la rappelle ; je ne me la rappelle que trop. Je n’ai pas voulu la garder.

— Elle vous a paru injuste ?

— Elle était plus qu’injuste, elle était cruelle.

— Injuste et cruelle, tout ce que vous voudrez, — je ne m’arrêterai pas à la défendre ; par sa nature même, elle devait rester chose sacrée entre nous. Je vous ai écrit comme j’avais le droit d’écrire à celle que je considérais comme ma future femme.

— Personne ne pouvait avoir le droit d’écrire une semblable lettre.

— Dans cette lettre, je demandais expressément que M. Harcourt ne fût pas établi en arbitre entre nous. Je vous priais spécialement de ne pas lui parler des causes de mésintelligence qui pouvaient exister entre nous ; et cependant, vous l’avez choisi pour confident ; vous lui avez montré ma lettre ; vous avez épelé et commenté, mot à mot, avec lui, les paroles qui venaient toutes brûlantes de mon cœur ; vous avez discuté ensemble mon amour… mon… mon… Dieu ! je n’y puis pas songer ! si vous ne me l’aviez pas dit vous-même, je ne l’aurais pas cru !

— George…

— Ô Dieu ! songer que vous preniez mes lettres pour les lire avec lui ! Mais cela ne s’explique que d’une façon, Caroline. Demandez-le à qui vous voudrez, tout le monde vous dira qu’il n’y a qu’une réponse à une pareille énigme.

— Nous l’avons fait chercher parce qu’il était votre ami.

— Et vous l’avez gardé comme étant le vôtre. Je n’ai pas d’ami à qui je permette de s’interposer entre mon amour et moi. Oui, Vous étiez mon seul amour. Il faudra que je me guérisse de ce mal-là, du mieux que je pourrai.

— Je dois donc me dire que tout est fini entre nous ?

— Oui, voilà ! Vous pouvez reprendre votre main. Elle vous appartient pour en disposer en faveur de qui il vous plaira. Faites les confidences que vous voudrez, elles n’impliqueront plus trahison envers moi.

— Alors, monsieur, puisqu’il en est ainsi, vous pourriez, je pense, me faire grâce de votre violence.

— Je sentais depuis longtemps que je devais vous rendre votre liberté, car il y a longtemps que je sais que vous ne m’avez pas réellement aimé.

Mademoiselle Waddington était trop orgueilleuse, trop pénétrée de la nécessité de conserver sa dignité dans cette conjoncture, pour contredire Bertram. Pourtant, elle sentait au fond du cœur qu’elle l’aimait, et que, malgré toute sa colère et tous ses sarcasmes, elle aurait bien voulu ne pas renoncer à lui. Mais comment aurait-elle pu, elle qui n’avait jamais trahi la moindre passion jusque-là, se mettre tout à coup à protester de son amour au moment même où on lui disait qu’on renonçait à elle ?

— Je m’y suis laissé aller de jour en jour, et je me suis cramponné à l’espérance comme un enfant, quand il n’y avait plus d’espérance. J’aurais dû le comprendre quand vous avez remis notre mariage à trois ans.

— À deux ans, George.

— Si ce n’eût été que deux ans, nous serions mariés aujourd’hui. J’aurais dû le comprendre quand j’ai appris votre intimité avec lui à Londres. Mais maintenant — je le comprends, je le sais. Maintenant c’est tout fini.

— Je regrette que vous ayez eu tant d’ennuis…

— Ennuis… ennuis !… Enfin ! je ne veux pas me rendre ridicule. Je crois en tout cas que nous nous comprenons.

— Oh ! parfaitement.

Ce n’était pas vrai ; elle ne le comprenait pas. Il avait cherché à lui faire comprendre qu’en renonçant à elle, il ne croyait sacrifier que lui-même ; qu’il ne la quittait que parce qu’il était convaincu qu’elle ne l’aimait pas ; qu’il la quittait à cause de cela seulement, quoi qu’il l’aimât encore et malgré tout ce qu’il lui reprochait. Voici ce qu’il avait voulu lui faire comprendre, mais elle n’avait pas compris…

— Et maintenant, puis-je partir ? dit-elle en se levant. La rougeur de la honte était passée, et, si soumises que fussent ses paroles, elle était redevenue Junon. — Et maintenant, puis-je partir ?

— Partir maintenant ? Oui ; sans doute. C’est-à-dire je puis partir ; c’est cela que vous voulez dire. Oui, je pense que je ferais mieux de partir. Il y avait un instant à peine, il était ivre de colère, et sa voix avait été résolue et impérieuse, mais maintenant elle était redevenue douce. En ce moment, si Caroline eût pu se montrer tendre, il aurait cédé. Mais elle ne savait pas être tendre. C’était une Junon, comme je l’ai dit. Bien qu’elle sût, à n’en pouvoir douter, que son cœur se briserait quand George serait parti, elle ne pouvait se résoudre à user de douceur féminine. Elle ne savait pas lui dire qu’elle avait mal agi parce qu’elle avait été malheureuse, parce qu’il l’avait laissée seule, parce qu’elle avait été égarée par son amour même ; elle ne savait pas lui dire cela, et puis lui prendre la main et lui promettre, s’il voulait ne plus la quitter, qu’elle ne commettrait plus jamais une semblable faute. Si elle avait su faire cela, en un instant sa tête eût été appuyée sur l’épaule de George, ce bras aimé eût entouré sa taille, et avant un quart d’heure, on aurait annoncé à mademoiselle Baker, qui attendait là-haut dans sa chambre, que le jour du mariage était fixé.

Mademoiselle Baker devait apprendre une tout autre nouvelle. Si les choses se fussent passées comme nous venons de le dire, mademoiselle Waddington eût été une femme au lieu d’être une déesse. Quel que pût être le résultat, elle ne pouvait pas s’humilier jusque-là. Elle avait été offensée, comme jamais déesse ne l’avait été. Quoi qu’il lui en coûtât, elle garderait sa dignité ; elle ne se courberait pas devant l’orage qui l’avait assaillie avec tant d’insolence.

Bertram s’était levé pour partir. — Il serait inutile de déranger votre tante, dit-il. Dites-lui que, si je pars sans la voir, c’est que je veux lui épargner un chagrin. Adieu, Caroline ; que Dieu vous garde ! Et il lui tendit la main.

— Adieu, monsieur Bertram. Elle aurait voulu ajouter quelque chose, mais elle craignit de se laisser aller à quelque parole trop tendre. Elle lui donna la main cependant, et répondit à son étreinte.

Elle le regarda et vit que ses yeux étaient pleins de larmes ; mais pourtant elle ne parla pas. Oh ! Caroline ! Caroline ! si tu avais su comprendre, même alors, combien tu étais femme en réalité, et combien peu tu étais une froide et impassible déesse, tout aurait pu bien finir ! mais tu ne le savais pas. Tu étais montée sur ton piédestal de Junon, et, une fois là, coûte que coûte, il fallait t’y maintenir.

— Dieu vous garde, Caroline ; adieu, répéta-t-il encore en se dirigeant vers la porte.

— Je voudrais vous faire une question avant que vous partiez, dit-elle au moment où George posait la main sur le bouton de la porte. Bertram s’arrêta et se retourna vers elle.

— Dans l’accusation que vous avez portée contre moi tout à l’heure…

— Je ne vous ai pas accusée, Caroline.

— Non-seulement vous l’avez fait, monsieur Bertram, mais je me suis reconnue coupable. En formulant votre accusation, vous avez nommé M. Harcourt. Il est vrai que pendant votre absence j’ai causé avec lui de nos affaires — des vôtres et des miennes. J’espère que vous savez que, si je l’ai fait, c’est que je considérais M. Harcourt comme votre ami.

Bertram ne la comprenait pas, et son regard le disait.

— Il m’est difficile de m’expliquer, reprit-elle en rougissant légèrement. Ce que je veux dire, c’est que vous ne devez pas penser que je me suis adressée à M. Harcourt, poussée par quelque considération, quelque partialité personnelle.

Elle se redressa de toute sa hauteur, et sembla grandir en disant ces mots. Elle avait eu des torts ; elle admettait que George avait pour lui la justice, l’inflexible et dure justice, et qu’il était en droit de lui rejeter au visage son amour et ses promesses ; elle ne se plaindrait pas ; mais elle n’admettait pas qu’il pût la quitter en l’accusant de s’être laissé entraîner à de misérables coquetteries avec un autre, parce que celui qu’elle aimait était absent. Voyant qu’il ne la comprenait pas bien, elle s’exprima encore plus clairement.

— Au risque de m’entendre dire de nouveau que je manque aux convenances, il faut que je m’explique. M’accusez-vous de m’être laissé faire la cour par M. Harcourt ?

— Non, je ne dis pas cela. Aujourd’hui, je n’ai plus le droit de rien dire là-dessus.

— Non, sans doute ; et si dans l’avenir M. Harcourt me faisait la cour, cela ne regarderait que lui et moi : vous n’auriez rien à y voir. Mais jadis, c’était différent. J’ai le droit de vous demander si, parmi toutes mes fautes, vous m’accusez encore de cette chose-là ?

— Je ne vous ai reproché et je ne vous reproche encore qu’une seule chose, c’est de ne plus m’aimer. Et ce reproche restera renfermé dans mon cœur. Je ne suis pas un jaloux, et vous le savez bien ; ce que je vous ai dit aujourd’hui n’est pas le résultat de soupçons jaloux. Je ne vous ai soupçonnée de rien, je ne vous ai crue coupable de rien que vous n’ayez vous-même avoué. Je découvre que vous avez cessé de m’aimer, et, l’ayant découvert, peu m’importe à qui vous donnerez votre amour. En disant ces mots, il ouvrit la porte et sortit ; et il ne revit plus jamais mademoiselle Waddington à Littlebath.

Quelques minutes après qu’il eut quitté le salon, mademoiselle Baker y rentra. Elle avait entendu fermer la porte extérieure et le domestique lui avait dit que George était parti.

Elle trouva Caroline assise toute droite sur sa chaise devant la table. Elle n’avait pas de larmes dans les yeux, — pas encore ; mais il n’était pas besoin de larmes pour faire comprendre à la tante Mary que tout n’était pas bien. Un seul coup d’œil jeté sur ce triste visage lui dit clairement que tout allait, au contraire, aussi mal que possible.

C’était encore la beauté, la dignité, et, jusqu’à un certain point, le calme de Junon ; mais c’était une Junon en proie à la douleur, à la jalousie, au désespoir, — une Junon qui n’oubliait pas pourtant son piédestal, et qui se savait un objet d’admiration pour les dieux et pour les hommes. Combien de temps ce rôle de déesse la soutiendra-t-il ? combien de temps ? Hélas !

— Est-il parti ? dit mademoiselle Baker en regardant sa nièce.

— Oui, ma tante, il est parti.

— Quand reviendra-t-il ?

— Il ne reviendra pas, ma tante. Il ne reviendra plus jamais. Tout est fini, enfin.

Mademoiselle Baker demeura un instant toute tremblante, puis elle se jeta sur un siège. Elle, du moins, n’avait pas de divinité qui la soutînt. Oh ! Caroline ! s’écria-t-elle.

— Oui, tante Mary, tout est fini maintenant.

— Tu veux dire que vous vous êtes querellés, dit celle-ci qui se rappelait un vieux proverbe consolant au sujet des querelles d’amoureux. Mademoiselle Baker avait foi aux proverbes.

Le lecteur aura peut-être quelque peine à se rendre compte des sentiments de mademoiselle Baker au sujet de ce mariage. Il n’y avait pas longtemps qu’elle conseillait à sa nièce de rompre son engagement avec Bertram, et maintenant on la voit au désespoir, parce que ce résultat a été atteint. La vérité, c’est que mademoiselle Baker était douée d’un de ces esprits variables qui indiquent, par leurs changements, non leur volonté, mais la direction de quelque souffle étranger, de quelque volonté extérieure. Et il ne faut pas la dédaigner ou lui en vouloir pour cette disposition un peu girouette. C’était la moins égoïste, la moins entêtée, la plus obligeante créature du monde. Elle avait soufflé tour à tour le froid et le chaud à l’égard de Bertram, mais le chaud ou le froid n’avait jamais dépendu que des chances de bonheur qu’elle croyait découvrir pour sa nièce. Dans les derniers temps, il lui avait semblé voir que Caroline aimait trop George pour pouvoir renoncer à lui ; de plus, elle avait lieu de croire que le vieux M. Bertram souhaitait le mariage et que George et Caroline, mariés, hériteraient sûrement de lui. Donc, depuis un mois ou deux, mademoiselle Baker avait soufflé le chaud avec vigueur.

— Non, nous n’avons pas eu de querelle, dit Caroline en s’efforçant de paraître calme. Du moins, pas de querelle dans le sens où vous l’entendez. Ne vous faites pas d’illusion, chère tante ; tout est fini maintenant, fini à tout jamais !

— À tout jamais, Caroline !

— Oui, à tout jamais. Des choses ont été dites qui ne pourront jamais être oubliées. Ne vous affligez pas, — la tante Mary était en larmes, — il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Je suis sûre que cela vaut mieux ; nous n’aurions pas été heureux ensemble.

— Mais trois années, Caroline, trois années ! dit à travers ses larmes la tante Mary, qui pensait au temps perdu sans retour. La tante Mary était vivement pénétrée de l’idée que trois ans comptent dans la vie d’une jeune fille, et que les chances de se bien marier se trouvent considérablement diminuées par le seul fait d’avoir rompu avec un homme dont on a été la fiancée pendant ces trois années. Mademoiselle Baker était très-sensible aux petites considérations mondaines ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’elle ne s’en préoccupait pas, qu’elle ne s’en était jamais préoccupée, pour son propre compte.

— Oui, trois ans ! et Caroline ne put s’empêcher de sourire en dépit de son chagrin. Nous n’y pouvons rien, ma tante. À tout le reste, non plus, nous ne pouvons rien. Vous dites trois ans, chère tante, mettons-en trente.

Mademoiselle Baker la regarda sans très-bien comprendre.

— Et faut-il absolument qu’il en soit ainsi ? dit-elle.

— S’il le faut ? Oh ! oui, il le faut. Il le faut, maintenant… il le faut… il le faut.

Puis elles gardèrent le silence pendant quelques minutes.

Mademoiselle Baker, tout en désirant vivement savoir la cause de cette soudaine rupture, hésitait un peu à questionner. Elle ne pouvait pourtant pas laisser passer une pareille chose sans discussion.

— Mais enfin, que t’a-t-il dit ? demanda-t-elle. Caroline n’avait jamais raconté à sa tante l’histoire de la lettre montrée à M. Harcourt, et elle n’entendait nullement la lui dire maintenant.

— Ma tante, je ne saurais vous dire tout ce qui s’est passé. Ce n’est pas ce qu’il a dit qui a amené la brouille plus que ce que j’ai dit moi-même. Du moins… Non, cela n’est pas tout à fait exact ; c’est bien ce qu’il a dit qui a fait le mal ; mais je ne lui ai pas répondu comme il l’aurait voulu, et nous avons pensé qu’il valait mieux nous séparer.

— Il voulait que le mariage se fît tout de suite ?

— Non, je ne crois pas qu’il désirât rien de semblable. Soyez convaincue qu’il ne désire maintenant aucun mariage, — aucun mariage avec moi du moins. Et soyez persuadée de ceci encore : c’est que de mon côté je ne désire nullement l’épouser. Désirer ! Que servirait de désirer ? Cela est impossible maintenant.

Il y eut un nouveau silence, et ce fut encore mademoiselle Baker qui le rompit.

— Je me demande si jamais tu l’as réellement aimé ? Je me suis quelquefois dit que non.

— Peut-être que non, en effet, dit Caroline qui repassait en pensée sa destinée.

— Si tout doit être rompu, je souhaite qu’il en ait été ainsi !

— Ce serait à souhaiter, en effet… pour moi et pour lui.

— Il t’aimait, lui. On n’en saurait douter ; on n’en saurait douter un seul instant. Si jamais homme a aimé une femme, il t’a aimée.

Mademoiselle Waddington ne répondit pas, elle ne se souciait guère, en ce moment, de poursuivre cette conversation avec sa tante.

Elles devaient dîner de bonne heure ce jour-là, ainsi qu’elles avaient coutume de le faire quand elles allaient dans le monde le soir. Elles étaient invitées à passer la soirée chez une vieille dame de leurs amies qu’elles n’avaient pas vue depuis longtemps. Pendant le dîner, mademoiselle Waddington dit à sa tante qu’elle ne se sentait pas la force d’aller dans le monde ce soir-là. Mademoiselle Baker fit quelques objections, cela va sans dire, mais elle n’insista pas. Il semblait fort naturel qu’une jeune fille qui venait de rompre son mariage ne fût pas très en train d’aller à une soirée de whist à Littlebath.

Caroline se trouva donc seule de bonne heure dans la soirée, et pour la première fois elle chercha à se rendre compte de ce qui lui était arrivé. Jusqu’à ce moment elle avait eu à soutenir son rôle de déesse, d’abord devant George Bertram, puis, avec moins d’effort, devant sa tante. Mais, maintenant qu’elle était seule, elle pouvait descendre au rang de simple mortelle : elle était seule, et il le fallait bien.

Oui, sans doute, elle avait perdu trois années ! Et c’était beaucoup pour une déesse mortelle dont la divinité ne comportait qu’une courte durée. Elle avait eu pour principe qu’il fallait tirer le meilleur parti possible de la vie ; elle avait de bonne heure résolu de ne gaspiller aucune chance de succès : et maintenant, à vingt-trois ans, qu’avait-elle fait de ses résolutions ? Où ses doctrines l’avaient-elles menée ? Pendant deux ans le monde — le monde qu’elle connaissait et dont elle était connue — l’avait considérée comme fiancée, et voilà que l’amoureux était parti ! Il n’avait pas été congédié par elle : il était parti ! C’était bien plutôt lui qui l’avait congédiée, et cela sans trop de ménagements.

Pour être juste envers Caroline, il faut dire que ce n’était point ce chagrin-là qui lui brûlait le plus le cœur. Elle se redisait bien que c’était là sa souffrance, que c’était là sa plus grande douleur ; elle eût désiré qu’il en fût ainsi ; mais elle était plus humaine, plus tendrement humaine, plus femme qu’elle ne le supposait. Bertram l’avait quittée, et elle ne savait comment vivre sans lui. C’était là l’épine qui s’enfonçait dans son cœur de femme. Elle ne pourrait jamais plus lire dans ces yeux si profonds et si pensifs ! jamais plus s’appuyer sur ce bras ! jamais plus entendre l’accent de cette voix si pleine et si vibrante comme elle l’entendait jadis, alors qu’il lui prodiguait des paroles d’amour et de vérité ! Bertram avait bien des défauts, et elle y avait souvent pensé quand il lui avait appartenu, mais il avait aussi bien des qualités, et, maintenant qu’elle l’avait perdu, ce n’était plus qu’à ses qualités qu’elle pouvait penser.

Elle avait dit qu’il était parti pour toujours, et il ne lui avait pas été difficile de dire cela d’une voix calme à mademoiselle Baker. Rien de plus facile que la bravade. Le misérable qui va être pendu monte d’un pas léger à l’échafaud quand la foule le regarde. La femme qui perd tout ce que son cœur aime dira tout haut que cela lui est indifférent. Mais quand le malheureux condamné est seul dans sa triste cellule, à la veille de l’exécution, réfléchissant à son sort ; quand la jeune fille, assise sur le bord de son lit, se sent le cœur vide, — non pas vide, devrais-je dire, mais plein de désespoir, — c’est alors que la bravade devient difficile !

Caroline Waddington lutta de son mieux. Elle s’était souvent dit, pendant les quelques mois qui venaient de se passer, qu’elle se repentait de son engagement. Si c’était vrai, le temps était venu de se féliciter d’avoir regagné sa liberté. Mais elle ne pouvait se féliciter. Tant que Bertram lui avait appartenu, elle n’avait pas su combien elle l’aimait profondément. Tant qu’elle n’avait fait que penser à se séparer de lui, la chose lui avait paru facile ; mais elle lui semblait bien difficile maintenant. Il lui était à peu près aussi aisé d’arracher l’image de Bertram de son cœur, que de s’arracher un membre.

Pourtant, il fallait que l’opération se fît. Il n’y avait plus moyen de l’éviter. Elle était résolue en tant que cela dépendait de la volonté, il ne s’agissait plus que d’en supporter la douleur.

Caroline venait de découvrir, pour la première fois peut-être, qu’elle avait un cœur tendre et ardent, et qu’elle aimait cet homme capricieux et volontaire de toute la puissance de son cœur. Aux yeux d’une femme comme Caroline Waddington, George semblait plus digne d’être aimé, alors, qu’au temps où il lui avait d’abord parlé de son amour sur le mont des Oliviers. Il n’était, pour ainsi dire, dans ce temps-là, qu’un enfant, il est vrai, plein d’ambition, de poésie et d’esprit. Ces qualités avaient à peine suffi pour conquérir le cœur de Caroline. Il s’y était joint depuis une ferme volonté, un certain empire sur les hommes, et le don de se faire écouter du public. Or, la puissance et la volonté sont après tout ce que la femme apprécie le plus chez l’homme.

Depuis que Caroline avait perdu celui qu’elle aimait, elle s’avouait son amour. Ah oui ! elle l’aimait. Comment le reconquérir ? Ce fut là sa première pensée. Il n’y a aucun moyen de le reconquérir, fut la seconde. Le prier de revenir lui semblait chose impossible. Reviendrait-il jamais de son propre mouvement ? Cela, non plus, n’était pas possible. George avait le cœur tendre et un mot aurait suffi pour le ramener tant qu’ils avaient été là tous deux dans la même chambre ; mais il était aussi orgueilleux que tendre : fallût-il s’arracher le cœur, il ne reviendrait jamais sans qu’on l’en priât.

Pendant que mademoiselle Baker faisait son whist chez sa vielle amie, mademoiselle Waddington, renfermée dans sa chambre, s’efforçait ainsi, avec des pleurs amers et de terribles combats, de se résigner à la perte qu’elle venait de faire.