Les Bertram/24

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Charpentier (2p. 15-34).

CHAPITRE XXIV

LES ENCHÈRES.

J’espère pouvoir raconter en quelques pages la façon dont le vieux M. Bertram accueillit la nouvelle de la rupture du mariage de son neveu et de sa petite-fille.

Rentré à Londres, George s’enferma dans son cabinet et travailla avec acharnement à son nouveau livre. Il comptait, lui aussi, sur le travail, pour amortir la douleur qui lui rongeait le cœur.

Mais sa souffrance était si profonde, si intense, qu’à de certains moments il s’y abîmait malgré ses efforts. Quelquefois, au milieu de la nuit, il se levait de sa table de travail pour aller se jeter sur son canapé, en proie à un paroxysme de douleur. Tant qu’il avait pu se dire que Caroline lui appartenait, il s’était montré plus calme dans son amour que ne le sont bien des hommes moins ardents que lui. Il avait été fort peu avec celle qu’il aimait, et il n’avait pas même fait son possible pour abréger ses absences. À vrai dire, ce n’avait été qu’un triste amoureux, si l’impatience et l’empressement sont des qualités essentielles chez un amoureux. Mais cela avait tenu à deux causes, où le manque d’amour n’était pour rien. En premier lieu, il avait compris que, pour être pleinement heureux, il devait attendre ; ensuite, il n’avait jamais un instant douté de celle qu’il aimait. Elle lui avait dit qu’il fallait attendre, et il avait attendu loin d’elle, avec autant de sécurité que s’il l’eût vue tous les jours.

Mais il s’était fait une idée trop élevée de l’amour féminin, — de la pureté et de la sainteté des sentiments de la femme. Il avait laissé sa fiancée vivre séparée de lui pendant des mois entiers, sans craindre un instant qu’elle pût mettre sa confiance en un autre que lui. On sait ce qu’il en advint. George se sentait révolté, outragé, atteint jusqu’au fond du cœur ; mais il aimait autant, plus peut-être, qu’auparavant.

Il eût été difficile de dire au juste ce qu’il attendait ; mais il est certain que, pendant la première quinzaine qu’il passa dans la solitude à Londres, il attendit, il espéra quelque chose. Il vécut dans l’attente, tout en se disant que sa résolution était inébranlable, et que rien ne pourrait l’engager à se rapprocher de Caroline. Il espéra à son insu. Dans ce temps-là, le poids qui lui pesait sur le cœur aurait encore pu être enlevé.

Mais il n’entendit parler de rien. Nous avons vu les efforts faits en sa faveur par la compassion d’Adela. Au bout de quinze jours, ne voyant rien venir, il sortit de sa torpeur, secoua sa crinière comme un lion, et se demanda ce qu’il allait faire.

Avant tout, il ne voulait pas de mystère. À ceux de ses amis auxquels il avait cru devoir communiquer ses projets de mariage, il trouvait nécessaire aussi d’en annoncer la rupture. Il écrivit donc à Arthur Wilkinson et à Harcourt, et il se décida à aller voir son oncle à Hadley. Il se serait volontiers contenté d’écrire à son oncle comme aux autres ; mais il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, et il se sentait embarrassé pour entamer une correspondance.

Sa lettre à Harcourt lui coûta beaucoup de peine, pourtant il parvint enfin à la rédiger en fort peu de mots. Il n’y fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre eux à Richmond, ni aux causes qui avaient amené la rupture avec Caroline. Il se borna à dire que son engagement avec mademoiselle Waddington était rompu de leur consentement mutuel, et qu’il pensait bien faire en annonçant la chose à son ami, afin d’empêcher des embarras et des désagréments dans l’avenir. Ce n’était pas long à dire, mais néanmoins Bertram n’en vint pas à bout sans de grands efforts.

À sa grande surprise, Harcourt vint le voir dès le lendemain. Bien que Bertram n’eût pas l’intention de se brouiller complètement avec le brillant légiste, il s’était imaginé qu’il ne devait plus être question d’intimité entre eux. Le grand voyage de la vie s’accomplissait pour chacun d’eux sur des routes essentiellement opposées. Ils différaient d’opinion sur tous les sujets. Leur manière de vivre, leurs habitudes, leurs amis étaient aussi dissemblables que possible. Le jeune avocat si prospère ne plaisait plus à Bertram ; on pourrait même dire qu’il en était arrivé à lui être tout à fait déplaisant. Mais cela ne venait pas, — du moins George le croyait, — de ce que Harcourt était l’auteur de la blessure dont son cœur saignait.

Il se répétait sans cesse qu’il ne blâmait pas Harcourt. La faute en était à Caroline, — à Caroline et à lui-même. Cela ne tentait pas non plus aux grands succès de Harcourt : Bertram ne lui portait certes pas envie. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, Harcourt devenait mondain, faux, laborieux, compassé, élégant, riche, et gracieux pour les indifférents ; Bertram était tout le contraire. Il était généreux et loyal, mais paresseux, — paresseux du moins pour le bien.

C’était un penseur, mais ses pensées étaient dans les nuages ; le monde lui était indifférent ; il était pauvre, bien plus pauvre qu’il ne l’avait jamais été à l’Université, et il ne possédait, à aucun degré, le talent de se rendre agréable au public en général. Depuis quelque temps, les deux anciens amis ne se rencontraient jamais sans que Harcourt froissât Bertram dans ses sentiments les plus intimes, et de là la répulsion de celui-ci.

Mais la répulsion ne semblait pas réciproque. Le nom de Harcourt était dans toutes les bouches. On s’attendait à de grands changements dans le monde politique, et Harcourt était de ceux que le public se sentait assuré de voir surnager après la tempête ; ses commettants de Battersea en étaient fiers ; la Chambre l’écoutait ; les écrivains, les hommes qui étaient au pouvoir, comme ceux qui espéraient y arriver, tout le monde l’entourait et le flattait. Toute cette prospérité en faisait un homme très-occupé, et pourtant, il trouva le temps d’aller voir son cher ami Bertram.

— Ce que j’apprends m’afflige beaucoup, dit-il en tendant la main à Bertram d’un air que celui-ci trouva presque protecteur. N’y a-t-il rien à faire ?

— Rien du tout, répondit Bertram assez sèchement.

— N’y puis-je rien ? demanda l’habile homme.

— Rien du tout, répondit Bertram plus sèchement encore.

— Je le voudrais bien. Je serais si heureux d’arranger l’affaire, si cela était possible.

— C’est une affaire qui n’admet aucune intervention, dit Bertram. J’ai peut-être eu tort de vous importuner de tout ceci, car je vous sais fort occupé, mais…

— Mon cher ami… occupé, je le suis, sans doute, mais quelle occupation peut entrer en ligne de compte avec le bonheur d’un ami ?

— Mais, continua George, nous avions si souvent causé de cette affaire ensemble, que j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.

— Sans doute… sans doute ; et il n’y a donc rien à faire ? Ah, mon Dieu ! c’est triste, bien triste ! Mais vous êtes le meilleur juge. C’est une charmante personne. Peut-être est-elle un peu…

— Harcourt, je préférais ne pas entendre parler du tout d’elle, et je tiens absolument à ne pas l’entendre critiquer.

— La critiquer, moi ! non, certes. Il me serait bien plus aisé de la louer. Je l’ai toujours admirée, — beaucoup admirée.

— C’est bon ; n’en parlons plus.

— Ainsi soit-il. Mais je suis bien peiné. J’en ai un véritable chagrin. Vous êtes un peu irrité en ce moment, Bertram ; cela se voit de reste. On ne peut vous toucher qu’à rebrousse-poil, et le moindre petit coup porte sur le vif. Cela se comprend, et j’excuse votre irritation. Mais vous savez que nous sommes de vieux amis. Chacun de nous est peut-être le plus ancien ami de l’autre, et ce n’est pas un petit accès de misanthropie qui me fera renoncer à un ami tel que vous. Vous déverserez votre bile dans un pamphlet un peu plus amer encore que le dernier, et puis tout sera dit.

— Tout est déjà dit, je vous remercie. Mais on n’est pas toujours gai, — du moins certains hommes ne savent pas toujours l’être.

— Allons, mon bon ! je vous dis adieu. Je vois qu’il vous tarde d’être débarrassé de moi, et je m’en vais. Mais ne me parlez plus de mes occupations. J’ai de la besogne pas mal, c’est vrai, mais ce n’est pas cela qui nous séparera jamais.

Et là-dessus l’habile homme s’en alla.

Restait la visite à Hadley. Bertram comptait ensuite se rendre à l’étranger et s’installer à Paris dans quelque pauvre logement, au cinquième étage, pour lire les ouvrages des libres penseurs français et étudier les côtés non pratiques de la politique. Il tâcherait d’y apprendre, si c’était possible, au milieu des théâtres français, des mœurs françaises, et de la liberté française d’action, de parole, de pensée, — car la France, en ce temps-là, sous le gouvernement paternel du roi Louis-Philippe, était la terre bénie de la liberté ; — il tâcherait, dis-je, d’y apprendre à oublier, au milieu de ces sources si différentes d’inspiration, tout ce qu’il avait connu des douceurs de la vie anglaise.

Restait la visite à Hadley. Bertram, avant de se rendre auprès de son oncle, alla, comme d’habitude, voir M. Pritchett dans la Cité. Ceux qui désiraient voir M. Bertram commençaient toujours par aller trouver M. Pritchett, et celui-ci expédiait généralement un avant-coureur pour prévenir son patron de l’invasion projetée.

— Ah ! M. George, dit Pritchett avec son soupir le plus mélancolique, vous ne devriez pas rester si longtemps sans aller voir votre oncle. Vrai, vous ne le devriez pas.

— Mais il n’a pas envie de me voir, dit George.

— Pensez donc, quelles sommes cela fait ! continua M. Pritchett. On dirait vraiment, M. George, que l’argent vous déplaît. Il y a ce monsieur, votre ami intime, vous savez, le membre du parlement, il est toujours là-bas, lui, à présenter ses hommages, comme il dit.

— Qui, M. Harcourt ?

— Oui, M. Harcourt. Et il envoie des raisins au printemps, des dindonneaux en été, et des petits pois en hiver.

— Des petits pois en hiver ! Mais cela doit lui coûter cher.

— Je le crois bien ; mais on ne prend pas de poisson sans amorce, M. George. Puis, M. Bertram a un nouveau notaire, — un homme entendu qui lui recommande M. Harcourt. M. George, M. George ! prenez garde, je vous en prie ! Voyons ! ne pourriez-vous pas acheter quelques canards ou quelques pigeons et les emporter avec vous dans un panier ? Monsieur se fait vieux, et il a l’air de se soucier de ces choses-là maintenant. Il y a dix ans, c’était bien différent. Douze millions et demi, M. George ! cela vaut bien un peu de raisin et quelques dindonneaux.

Et M. Pritchett, voyant que tout ce qu’il disait ne produisait aucun effet, secoua tristement la tête et se tordit les mains.

George alla enfin à Hadley sans pigeons, sans raisins et sans dindonneaux. L’industrieuse activité de son ami le fit rire. « Labor omnia vincit improbus, se dit-il. Harcourt finira peut-être par découvrir le côté sensible de mon oncle. »

Bertram trouva son oncle fort changé. Le vieillard retrouvait encore, de temps à autre, des éclairs de sa verve sarcastique d’autrefois, et alors il se ranimait et redevenait malveillant, acariâtre et volontaire, comme par le passé ; mais la vieillesse l’avait cruellement éprouvé. Son humeur ne se trahissait guère plus que par des haussements d’épaules, des branlements de tête, et par une habitude nouvellement contractée de se frotter vivement les mains l’une contre l’autre.

— Eh bien ! George, fit-il, lorsque son neveu lui eut serré la main en lui demandant des nouvelles de sa santé.

— J’espère que vous allez mieux, mon oncle ; j’ai été bien fâché d’apprendre que vous avez été de nouveau souffrant.

— Souffrant, oui ; on doit s’attendre à souffrir à mon âge. Celui qui ne s’y attend pas est un imbécile. Ne te donne pas la peine d’en être fâché, George.

— Je crois que vous avez vu mon père assez récemment, dit Bertram, ne sachant comment s’y prendre pour engager la conversation de manière à communiquer la grande nouvelle.

— Oui, je l’ai vu, dit Bertram, qui, enfoncé dans son grand fauteuil, commença à se frotter les mains.

— Et l’avez-vous trouvé bien changé ? Il y avait bien des années que vous ne l’aviez pas vu, n’est-ce pas ?

— Pas changé du tout. Votre père ne changera jamais.

(George connaissait assez son père pour comprendre la portée de cette observation ; il changea donc de sujet et fit ce que tout homme qui a quelque chose à dire devrait toujours faire : il raconta simplement son affaire.

— Je suis venu vous voir aujourd’hui, mon oncle, parce qu’il me semble convenable que vous sachiez au plus tôt que mademoiselle Waddington et moi nous sommes convenus de renoncer à notre mariage.

M. Bertram se retourna vivement dans son fauteuil. — Comment ? s’écria-t-il. Quoi ? comment ?

— Notre engagement est rompu. Nous sommes tous deux convenus qu’il est meilleur pour nous qu’il en soit ainsi.

— Que veux-tu dire ? comment, meilleur ? comment cela peut-il être bon pour vous ? Vous êtes deux imbéciles.

— C’est fort possible ; nous avons été deux imbéciles. Moi, du moins, je l’ai été.

M. Bertram, toujours assis, garda le silence pendant quelques instants. Il continuait à se frotter les mains, mais il semblait absorbé plutôt qu’irrité. Il s’était enfoncé encore davantage dans le fauteuil, mais sa tête penchait en avant et reposait presque sur sa poitrine. Ses joues s’étaient creusées depuis que George ne l’avait vu, et sa bouche tombante donnait quelque chose de triste et de pensif à son visage, où se peignait, en outre, une expression de vive douleur Bertram vit avec regret qu’il venait de lui causer de la peine.

— George, dit enfin l’oncle avec une douceur inaccoutumée, je désire que tu épouses Caroline. Va la trouver et fais la paix avec elle. Dis-lui, — s’il est besoin de lui dire quelque chose, — que je le désire.

— Ah ! mon oncle, je ne peux pas faire cela. Si la chose n’eût été certaine, je ne serais pas venu ici vous en parler.

— Cela ne peut pas être certain. C’est de la folie, de la vraie folie. Je ferai chercher Mary.

— C’était la première fois que Bertram entendait son oncle appeler mademoiselle Baker de son nom de baptême.

— Je n’y puis rien, mon oncle, ni mademoiselle Baker non plus. Personne n’y peut rien maintenant. Nous savons tous deux que ce mariage ne nous convient pas.

— Ne vous convient pas ! Quelle sottise ! Deux enfants ! deux imbéciles ! Je te dis qu’il vous conviendra ; il me convient, à moi.

Si George Bertram le neveu n’avait pas été un imbécile, en effet, et plus aveugle qu’une taupe en ce qui touchait les choses de dessus terre, il aurait compris, d’après ce que venait de dire M. Bertram, qu’il pouvait non-seulement retrouver ses amours, mais, de plus, s’assurer du même coup l’héritage de son oncle. En tout cas, il en avait été assez dit pour qu’il pût compter, s’il le voulait, sur une bonne part de toutes ses richesses. Combien Pritchett se serait réjoui s’il avait pu entendre parler ainsi son vieux maître ! Mais combien il aurait gémi et soupiré ensuite, en voyant l’indifférence du jeune homme !

Mais George ne voulut rien comprendre. Il fallait qu’il fût sourd et aveugle, bête ou fou, car avait-on jamais entendu M. Bertram parler ainsi ? « Ce mariage me convient à moi ! » Et c’était un vieux bonhomme millionnaire qui disait cela à son unique neveu ! En somme, qu’exigeait-il ? Que George voulût bien se rapprocher d’une ravissante jeune fille qu’il aimait passionnément et dont il était aimé. Mais George, ainsi que nous l’avons dit, était un imbécile, une taupe, une taupe aveugle, une mule, — la plus têtue et la plus récalcitrante des mules. Il ne voulut pas céder d’une ligne, ni à son oncle ni à ses propres sentiments.

— Je regrette de vous déplaire, mon oncle, dit-il froidement, mais c’est impossible.

— C’est bon, répondit l’oncle en pinçant les lèvres et en se frottant les mains. C’est bon. Et là-dessus ils se séparèrent.

George retourna à Londres et commença les préparatifs de son départ pour Paris. Mais le lendemain il eut le rare honneur d’une visite de M. Pritchett. L’honneur était fort direct, car M. Pritchett, n’ayant point trouvé Bertram chez lui, avait dit à la servante « qu’il allait manger un morceau à la taverne du coin, et qu’il reviendrait jusqu’à tant qu’il aurait rencontré M. George. » Et ce fut à sa troisième ou quatrième visite qu’il le rencontra.

M. Pritchett, qui était en grande tenue, avait un air triste et solennel. — M. George, dit-il, votre oncle désirerait particulièrement vous voir à Hadley.

— Mais j’y étais hier.

— Je sais que vous y étiez, M. George, et c’est précisément pour cela que je suis venu. Votre oncle est vieux, M. George, et il serait de votre devoir d’être souvent auprès de lui maintenant. Votre désir est d’être la consolation de votre oncle pendant ses derniers jours, je le sais, M. George. Il a été bon pour vous, et il vous reste à faire votre devoir envers lui, M. George ; et vous le ferez. Ainsi parla M. Pritchett, qui, après mûres réflexions, s’était dit que, puisque M. George était une de ces natures indociles qui ne veulent pas se laisser conduire avec la bride ordinaire, il fallait en essayer d’une autre sorte.

— Mais mon oncle vous a-t-il chargé de me dire qu’il veut me voir tout de suite ?

— Oui, M. George ; il vous fait dire qu’il veut vous revoir tout de suite, et très-particulièrement.

À un ordre si pressant, M. George ne put qu’obéir. Il fit donc son sac de nuit, et partit le soir même pour Hadley.

À son arrivée, son oncle lui serra la main plus amicalement que de coutume, et alla même jusqu’à plaisanter avec lui.

— Tiens ! tiens ! Pritchett a donc été te chercher ? Et il t’a expédié comme cela à la minute ? Ah ! ah ! il est un peu solennel ce vieux Pritchett, mais c’est un bon serviteur, — un excellent serviteur. Après ma mort, il aura de quoi vivre, mais il lui manquera quelqu’un pour lui dire un mot de temps à autre. N’oublie pas ce que je te dis là. Il n’est pas facile de trouver un bon serviteur.

George déclara qu’il avait toujours eu et qu’il aurait toujours la plus grande estime pour M. Pritchett. — Mais, je le voudrais un peu moins lugubre, ajouta-t-il.

— Ce pauvre Pritchett ! C’est, ma foi ! vrai ; il est bien lugubre, dit l’oncle en riant.

Le dîner, si l’on considère qu’il se donnait à Hadley, fut un dîner fin, et George se dit que les belles poulardes qu’on lui servait devaient être celles de Harcourt.

Du mouton rôti et du bœuf bouilli — non pas ensemble, mais en alternant — composaient l’ordinaire de M. Bertram, lorsqu’il ne dînait pas seul ; mais le dîner en question fut un véritable petit banquet. Pendant le repas, M. Bertram fit des efforts pour être aimable ; il pressa son neveu de manger, et lui passa affectueusement la bouteille, selon l’ancienne coutume. — George, à ta santé, lui dit-il. Je crois que tu trouveras ce xérès bon. Il doit l’être, si les années y peuvent quelque chose.

Le xérès était bon ; mais George regretta qu’on l’eût servi à son intention. Il devinait qu’on lui demanderait quelque chose en échange, et que ce quelque chose, il ne pourrait pas l’accorder.

À peine étaient-ils sortis de table que la demande fut faite.

— George, lui dit le vieillard, j’ai beaucoup réfléchi depuis l’autre jour à ce qui s’est passé entre Caroline et toi. Et, vieille bête que je suis, j’ai mis dans ma tête de vous voir mariés !

— Ah ! mon oncle !

— Voyons, écoute. Je désire ce mariage, et ce que tu m’as dit m’a fort tourmenté. Eh bien ! je te crois un honnête garçon, et, malgré ton entêtement, je ne te suppose pas capable de me faire de la peine si tu pouvais l’éviter.

— Pas si je pouvais l’éviter, mon oncle, — pas si je pouvais l’éviter, je vous en réponds.

— Tu peux l’éviter. Mais écoute-moi donc. Un vieux bonhomme comme moi qui veut satisfaire ses fantaisies doit s’attendre à les payer. Je sais cela à merveille. Je ne te demande pas pourquoi tu t’es brouillé avec Caroline. C’est probablement à propos d’argent ?

— Non, mon oncle, l’argent n’y est pour rien.

— Bon ! bon ! Je ne demande pas à savoir. Un revenu très-restreint est souvent une cause de mésentendus. Toujours est-il qu’envers moi tu t’es toujours montré honnête et loyal. Tu ne ressembles en rien à ton père.

— Mon oncle, mon oncle…

— Donc, donc… Je vais te dire ce que je ferai. Caroline doit avoir cent cinquante mille francs, n’est-ce pas ?

— Mais de grâce, mon oncle, veuillez me croire quand je vous dis que l’argent n’est pour rien dans la question.

— C’est cela… cent cinquante mille francs, continua M. Bertram, — cent mille qui sont à elle, et cinquante mille qui viennent de moi. Eh bien, voici ce que je ferai. Voyons un peu… tu as tes cinq mille francs de rente qui te sont assurés. Puis tu as reçu vingt-cinq mille francs l’autre jour. Sont-ils déjà mangés ?

— Je n’ai nullement besoin d’argent, mon oncle, nullement.

— Non, pas comme garçon ; mais comme homme marié, tu en auras besoin. Voyons, dis-moi franchement, qu’est-ce que ton père t’a soutiré de ces vingt-cinq mille francs ?

— Mon cher oncle, rappelez-vous donc qu’il est mon père.

— C’est bon, c’est bon ! Cinq mille francs de rente et cinquante mille francs d’une part, et vingt-cinq mille de l’autre, et le compte de Pritchett… — Sais-tu, George, je voudrais que vous fussiez à votre aise, et si tu épouses Caroline avant le mois d’octobre prochain, je te donnerai…

— Je ne puis vous dire combien vous me faites mal, mon oncle.

— Je te donnerai… que penses-tu qu’il vous faudrait ?

— Rien, rien du tout. Puisque notre mariage est hors de question, nous n’avons pas besoin de revenu. Je ne suis pas marié, et je ne le serai probablement, jamais, mon revenu actuel me suffira donc.

— Je te donnerai… Voyons un peu… Et le vieil avare — car c’était un avare, bien qu’il fût capable d’une grande générosité, ainsi que l’avait prouvé sa conduite pendant l’enfance de son neveu — le vieil avare refit le compte de tout ce qu’il avait déjà donné à George, et se mit à calculer quel était le plus bas prix, la plus minime somme d’argent comptant qu’il lui faudrait donner pour obtenir ce qu’il désirait tant. — Je te donnerai cent mille francs le jour de votre mariage. Cela vous fera deux cent cinquante mille francs, sans compter ton revenu personnel et ce que pourra te rapporter ta profession.

— Que voulez-vous que je vous dise, mon oncle ? Je sais combien vous êtes généreux, mais ce n’est point ici une question d’argent.

— Et qu’est-ce donc alors ?

— Nous ne serions pas heureux ensemble.

— Pas heureux ensemble ! Mais je vous dis, moi, que vous serez heureux ; vous serez heureux si vous avez de quoi vivre. Rappelle-toi aussi qu’à ma mort je vous laisserai encore peut-être quelque chose. C’est-à-dire, je le ferai si je suis content de vous, car il est bien entendu que je ne m’engage à rien.

— Mon cher oncle, dit George en se levant et en allant prendre la main du vieillard, on ne vous demande aucun engagement, on ne vous demande rien. Vous avez toujours été aussi généreux, aussi bon pour moi que possible — trop bon, en vérité, car je sens que je ne me suis pas conduit envers vous comme je l’aurais dû. Mais, croyez-moi, je ne puis pas faire ce que vous me demandez. Parlez-en à mademoiselle Waddington, et elle vous répondra comme moi.

— Mademoiselle Waddington ! Laisse donc !

— Caroline, veux-je dire. C’est impossible, mon oncle. Et ma peine, — car j’ai bien souffert en tout ceci, — est encore augmentée par celle que je vous cause.

— Mais tu étais si épris d’elle, l’autre jour seulement Mary m’a dit que tu en étais amoureux fou.

— Je ne puis vous expliquer cela. — Mais elle — Caroline vous le dira, sans doute. Je ne vous demande que de croire une chose : c’est que tout est irrévocablement fini entre nous.

Le vieux Bertram tenait toujours la main de son neveu et semblait prendre plaisir à la tenir. Il interrogeait des yeux le visage de George, comme s’il cherchait à y lire quelque chose qui pût contredire les paroles qu’il venait d’entendre et qui lui offrît une espérance. Il avait parlé de la loyauté de George et il y croyait, autant qu’il pouvait croire à la loyauté ; mais pourtant il réfléchissait toujours au prix qu’il lui faudrait donner pour le gagner. La lutte qu’il avait soutenue toute sa vie ne prouvait-elle pas sa croyance à la toute-puissance de l’argent ? C’était là sa foi, et il ne pouvait pas douter de cette chose-là ; seulement, en ce qui touchait le chiffre de la somme à donner, le doute était permis. La manière d’être de son neveu le touchait profondément. Sa voix, son regard, la douleur peinte sur son visage, tout le touchait, mais il n’en tirait qu’une conclusion : c’était que quelques centaines de mille francs ne suffiraient pas. Il se sentait enfin au cœur un désir, un vif et affectueux désir de famille à satisfaire, et il se disait qu’il fallait, ou renoncer à ce désir, ou se décider à enchérir jusqu’à ce qu’il en obtînt l’accomplissement.

— George, reprit-il, après tout, Caroline et toi vous êtes mes plus proches parents, — mes plus proches et mes plus chers parents.

— Caroline est l’enfant de votre propre fille, mon oncle.

— Mais elle n’est qu’une fille, et tout mon bien irait à quelque prodigue, dont le nom même ne serait pas le mien. De plus, je crois vraiment que je t’aime plus qu’elle. Écoute ceci : d’après mon testament actuel, les neuf-dixièmes de ma fortune devront être employés à la construction d’un hôpital qui portera mon nom. Tu ne répéteras cela à personne, n’est-ce pas ?

— Non, certes !

— Si tu fais ce que je veux en ce qui touche ce mariage, je referai mon testament, et je te laisserai, à toi et à tes enfants… Voyons, tu fixeras toi-même la somme que tu veux. Voilà !… et tu verras le testament avant que le mariage ait lieu.

— Que lui répondre, mon Dieu ? que lui répondre ? dit George en détournant la tête. C’est impossible, mon oncle. Cela ne nous suffit-il pas ? L’argent n’y est pour rien, n’y sera jamais pour rien.

— Tu ne me crois pas capable de te tromper, n’est-ce pas, et de faire ensuite un autre testament ? Je te ferai une donation, si tu le préfères, ou je te l’assurerai par contrat, — par contrat exécutable après ma mort, s’entend. À ces mots, George se détourna de nouveau. — Tu en auras la moitié, George ; par Dieu ! tu en auras la moitié ; pour toi… assurée… oui… la moitié te sera assurée. Alors, seulement, l’oncle abandonna la main de son neveu. Il la laissa retomber, ferma les yeux et se prit à réfléchir au sacrifice immense qu’il venait de faire.

C’était pour le jeune Bertram un terrible spectacle. En voyant les combats de son oncle, il s’était presque oublié lui-même. C’était affreux de voir l’angoisse du vieillard, et plus affreux encore, de suivre les pensées qui lui traversaient l’esprit. Il offrait follement son espoir, son bonheur, son paradis, son Dieu, car il voyait que bientôt l’impitoyable nature l’en séparerait sans retour : mais, si inutiles qu’allaient lui devenir ses richesses, il ne pouvait croire que pour d’autres elles ne fussent toutes-puissantes.

— Il est essentiel que nous nous comprenions, dit George d’une voix qu’il cherchait à rendre ferme, mais qui, en outre, était sévère. J’ai cru qu’il fallait venir vous annoncer que mon mariage était rompu. Mais, cela fait, il ne reste plus rien à dire à ce sujet. Nous avons pris le parti de nous séparer, Caroline et moi, et je vous assure que l’argent n’ébranlera jamais notre résolution.

— Tu veux donc le tout, alors… tout… tout ! dit l’oncle presque en pleurant.

— Ni tout, ni dix fois tout votre argent ne me ferait bouger d’une ligne ! s’écria George d’une voix éclatante et presque irritée.

M. Bertram se tourna vers la table, et se cacha la figure dans les mains. Il ne comprenait plus rien ; il ne devinait pas d’où provenait cette opposition. Il ne pouvait concevoir quel était le mobile qui poussait son neveu à le contrarier et à le dédaigner ainsi, lorsqu’il lui tendait les mains pleines de millions. Il voyait seulement que son offre était repoussée, et il se sentait humilié et impuissant.

— Ne soyez pas fâché contre moi, mon oncle, dit George.

— Faites à votre guise, monsieur ; faites à votre guise, dit l’oncle. Je ne m’occupe plus de vous. J’avais pensé, — mais n’importe !… Et il sonna violemment.

— Sarah ! je vais me coucher ; ma chambre est-elle prête ? Femme ! je vous demande si mon lit est prêt ? Puis il se laissa emmener, et George ne le revit plus de la soirée. Il ne le revit pas le lendemain ; il ne le revit pas de bien longtemps. En se levant, il demanda des nouvelles de son oncle en lui faisant faire ses amitiés ; mais Sarah revint lui dire, d’un air consterné, que M. Bertram avait seulement marmotté entre ses dents : « Qu’il lui importait peu, — à son neveu voulait-il dire, — qu’il allât bien ou mal. » Après avoir reçu ce dernier message, George retourna à Londres.