Les Bertram/26

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Charpentier (2p. 54-69).


CHAPITRE XXVI


HURST-STAPLE.


Trois ou quatre jours se passèrent assez lentement, mais, au bout de ce temps, Arthur Wilkinson revint. Il arriva chez lui le samedi soir, selon l’habitude cléricale, afin de se trouver prêt pour le grand travail du dimanche. Il n’est pas de plus grand profanateur du repos dominical qu’un pauvre curé de campagne.

Le premier soir, il y eut entre Arthur et George cette effusion d’amitié qui se produit toujours pendant les premières heures de réunion entre gens qui s’aiment véritablement. Ces deux hommes s’aimaient très-réellement, — d’autant plus peut-être que tous les deux avaient alors quelque raison d’être tristes. Quant à Adela et Arthur, ils ne se dirent presque rien. À les voir, il ne semblait pas qu’il y eût dans leurs rapports de quoi alarmer madame Wilkinson la mère, ou lui faire croire que mademoiselle Gauntlet dût un jour la supplanter. Adela se plaça auprès des jeunes filles de la maison, et se mêla encore moins qu’elles à la conversation ; de son côté, Arthur, tout en causant comme l’exigeait son rôle de maître de maison, ne s’adressa que fort rarement à elle.

Le lendemain, tout le monde se rendit à l’église, cela va sans dire. Quel visiteur au presbytère oserait se dispenser de cette obligation ? Ce n’est guère que la femme du ministre, ou peut-être, sa fille, si elle est très-indépendante ou-très-volontaire, qui se permettent jamais pareille chose. Toujours est-il qu’à Hurst-Staple, ce dimanche-là, tout le monde alla à l’église. Adela était en grand deuil, et elle tenait baissé son long voile noir, afin de cacher ses larmes, car la dernière fois qu’elle avait été dans une, église, elle avait entendu son père prêcher son dernier sermon.

Bertram, en passant le seuil, ne put s’empêcher de songer que bien des mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait pris publiquement part aux exercices du culte. Et cependant, il avait été un temps, — un temps qui n’était pas encore très-loin de lui, — où il adressait au ciel de fréquentes et ferventes prières. Il y avait trois ans à peine que, sur le sommet du mont des Oliviers, il s’était juré de se dévouer au service du Christ. Pourquoi ce vœu avait-il été trahi ? Une jeune fille l’avait tourné en ridicule ; une jeune fille avait tout dissipé par le lustre de sa beauté, l’éclat de son regard, le rire de sa bouche vermeille. Il s’était promis à Dieu ; mais le frôlement d’un vêtement de femme avait rendu son cœur parjure. À la demande d’une femme, à sa première parole, il avait jeté aux vents sa promesse.

Et à quoi tout cela l’avait-il mené ? Ces yeux si brillants, cette beauté si éclatante, ces lèvres si vermeilles, tout cela appartenait à un autre, — à un autre qui s’était montré prêt à aller plus loin que lui à la recherche des vanités de ce monde. Le prix de son apostasie s’était dérobé à lui.

Mais était-ce là tout ? était-ce même là le principal ? Cela pouvait-il se comparer à cette dernière et plus grande misère qui l’avait atteint ? Qu’était devenue sa foi de jeunesse, ardente et sincère, la croyance du fond de son cœur, son espoir joyeux et convaincu en un Dieu et un Rédempteur ? Tout cela s’était-il évanoui lorsque, sous les murs de Jérusalem, tout auprès du jardin même de Gethsémani, il avait échangé les aspirations de son âme contre l’étreinte d’une petite main blanche et douce ?

On ne perd pas tout d’un coup la foi. Celui qui a cru sincèrement ne se voit pas enlever subitement les fermes convictions de son âme. Mais l’œuvre d’ébranlement, une fois commencée, marche avec une rapidité effroyable. Il y avait trois ans à peine, la foi de Bertram était ardente comme le jeune amour ; et maintenant, quels étaient, au juste, ses sentiments ? Le monde disait généralement qu’il était impie, mais il s’en défendait avec une froide précision de langage et dans les termes les plus compassés et les plus calculés. Il soutenait que ce n’était point de l’impiété que de reconnaître, comme il le faisait, une puissance créatrice surhumaine. Il avait un Dieu à lui, un Dieu froid, prudent et exempt de passion ; le même Dieu, disait-il, auquel les autres s’adressaient, — avec cette différence seulement que, tandis que les autres l’invoquaient avec un enthousiasme fanatique, il le regardait, lui, avec les yeux de la calme raison. Mais c’était le même Dieu, assurait-il. Et quant au Sauveur, il avait aussi bien des choses à dire sur ce chapitre, bien des choses qui prouveraient qu’il n’était pas si éloigné de la croyance générale qu’on avait l’air de le supposer. Et de cette façon, il prouvait à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas un impie.

Mais pouvait-il se satisfaire ainsi lui-même, quand il entendait de nouveau les chants de son enfance ? Quand il se rappelait, tout en écoutant, qu’il avait perdu à jamais cette beauté qui lui avait coûté si cher ? Ne commençait-il pas à penser, — disons mieux, à sentir, — qu’après tout, le son des cloches est joyeux, qu’il est doux de s’agenouiller où les autres s’agenouillent, plus doux encore d’entendre les voix d’enfants répondre en chœur aux prières ? Était-il donc à ce point plus sage que les autres, qu’il dût se tenir à part, sur la foi de son propre jugement, et rejeter comme inutile ce que tant d’hommes tenaient pour si précieux ?

Voilà ce qu’il se disait, tout en s’asseyant, s’agenouillant, ou se tenant debout, là, dans l’église, machinalement et comme par la force du souvenir des anciennes habitudes. Puis il essaya de prier. Mais la prière n’est point, tant s’en faut, une des occupations les plus faciles auxquelles un homme puisse se livrer. Il est facile de se mettre à genoux ; plus facile encore de répéter des paroles bien connues : il n’est pas même difficile de se composer un état d’esprit sérieux et recueilli ; mais, se rappeler ce qu’on demande, pourquoi on le demande, à qui on le demande ; se sentir bien assuré de désirer ce que l’on demande, et se dire que le meilleur moyen de l’obtenir est de le demander par la prière, tout cela, en somme, n’est point facile. Il y a lieu de croire qu’en cette occasion, Bertram trouva la chose tout à fait au-dessus de son pouvoir.

On dîna de bonne heure au presbytère ; et dans la soirée, Bertram et son hôte firent ensemble une promenade. Ils n’avaient eu que peu d’occasions de causer librement, et il tardait à Bertram de parler à quelqu’un de ce qui l’occupait. Il ne put y réussir. La conversation ne consent pas toujours à suivre exactement le cours qu’on voudrait lui prescrire.

— J’ai été bien heureux de te voir à l’église ce matin, dit le ministre. À te dire vrai, je ne m’y attendais pas. J’espère que ce n’était pas en mon honneur seulement.

— J’en ai un peu peur, mon cher.

— Tu veux dire que tu y es allé parce que tu ne voulais pas nous chagriner en t’absentant ?

— C’était à peu près, cela, dit Bertram en affectant de rire. Je ne veux pas que ta mère, tes sœurs, et toi aussi, vous me regardiez comme un ogre. En Angleterre, ou tout du moins a la campagne en Angleterre, on est un ogre quand on ne va pas à l’église. Peu importe ce qu’on y fait, à ce qu’il me semble, pourvu qu’on reste bien tranquille et qu’on laisse dire le curé tout à son aise.

— Rien n’est plus facile que le ridicule, surtout vis-à-vis de la religion.

— C’est très-vrai. Mais il n’est pas moins vrai qu’il est fort difficile de faire rire aux dépens d’une chose qui n’est pas ridicule par quelque côté.

— Et le culte de Dieu est ridicule, selon toi ?

— Non ; il est ridicule de faire semblant d’adorer Dieu. Comme il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, et que le culte véritable de Dieu est peut-être la plus haute sublimité à laquelle l’homme puisse atteindre, il en résulte que celui-ci n’est jamais plus complètement absurde et plus profondément ridicule que lorsqu’il fait semblant d’adorer.

— Il n’est pas d’effort qui n’échoue parfois.

— Je m’explique, dit Bertram, qui suivait sa propre pensée au lieu d’écouter son compagnon. Quelle idée plus magnifique peut-on se faire de l’homme que celle qui nous le représente les mains jointes et les yeux levés vers le ciel avec lequel il entre en communion directe ? Mais qu’on s’imagine ensuite ce même homme dans la même posture, sans cette communion : on aura parcouru toute la gamme de l’humanité, depuis saint Paul jusqu’à l’hypocrite Pecsniff.

— Mais en quoi tout cela touche-t-il la foi ? C’est affaire à chacun d’avoir soin d’être plus près de saint Paul que de Pecsniff.

— Cela ne touche en rien à la foi, c’est vrai ; mais c’est cependant une mesure, et la seule mesure que nous ayons de la croyance des hommes. De tous ceux qui t’écoutaient en silence pendant que tu prêchais ce matin, combien, penses-tu, étaient réellement croyants ?

— Tous, je l’espère — tous, je le crois. J’ai le ferme espoir qu’ils étaient tous croyants, — tous, sans t’excepter.

— Je voudrais bien savoir s’il s’en trouvait un seul, — s’il y avait un seul d’entre nous tous qui crût tout ce que tu nous demandais d’affirmer — un seul qui crût, par exemple, à la communion des saints ? un seul qui crût à la résurrection de la chair ?

— Et pourquoi ne croiraient-ils pas à la communion des saints ? Quelle difficulté y vois-tu ?

— Aucune, à vrai dire — de la façon dont ils entendent la foi, cette chose, du moins, que toi et eux vous appelez foi. Rumtunshid gara shushabad gerostophat : voilà le Credo de certaines tribus du Caucase. Crois-tu au Rumtunshid ?

— Si tu veux parler galimatias à propos d’un pareil sujet, j’aime mieux changer de conversation.

— Tu es bien déraisonnable de vouloir garder le monopole des galimatias. Que tu prétendes parler tout seul quand tu es en chaire, je l’admets ; mais ici, en plein air, sur la bruyère, pourquoi n’aurais-je pas, mon tour ? Tu ne crois pas au Rumtunshid, toi ? pourquoi donc exigerait-on de Buttercup le fermier qu’il croie à la communion des saints ? Qu’en sait-il, et qu’en peut-il croire ? Et pourquoi forces-tu la petite Flora Buttercup, sa fille, à faire un gros mensonge en affirmant qu’elle croit à la résurrection de la chair ?

— On lui enseigne cette croyance comme une leçon nécessaire, et on la lui expliquera quand elle sera d’un âge convenable.

— Non, il n’y a pas d’âge convenable pour cela, et on ne la lui expliquera jamais. Ni Flora Buttercup ni son père n’en comprendront jamais le premier mot. Mais ils y croiront toujours. Suis-je d’un âge à comprendre cela, moi ? Explique-le-moi donc. Personne encore ne l’a essayé, et pourtant mon éducation n’a pas été négligée.

Wilkinson craignait trop la raillerie de son ami pour s’aventurer dans une explication, de sorte qu’il proposa de nouveau de changer le sujet de leur conversation.

— Voilà comme vous êtes tous, dit Bertram. Je n’ai jamais rencontré un prêtre qui ne demandât pas à changer de sujet de conversation toutes les fois qu’on abordait précisément le sujet Sur lequel il devrait être toujours prêt à parler.

— S’il est quelque chose qui te soit sacré, aimerais-tu à l’entendre tourner en dérision ?

— Il est bien des choses qui me sont sacrées, et, pour elles, je ne crains pas la raillerie : je défie le ridicule. Mais si je te parlais de l’ascétisme des Stylites, si je te disais que je l’admire et que je me propose de l’imiter, ne te moquerais-tu pas de moi ? Il va sans dire que nous tournons tous en ridicule ce qui nous semble faux. Mais le ridicule glisse sur la vérité comme l’eau sur le plumage d’un canard. Allons, explique-moi donc cette résurrection de la chair.

— « Et pourtant dans la chair je verrai Dieu, » dit Arthur d’un ton solennel.

— Mais je te dis que non ; c’est impossible.

— Rien n’est impossible à Dieu.

— Si ; il est impossible que ses grandes lois soient changées. Il est impossible qu’elles subsistent et qu’elles ne subsistent pas. Ton corps — ce que nous appelons notre corps — ce que Flora Buttercup croit être son corps (et en cette chose-là sa foi est très-réelle), se convertira, grâce à la féconde chimie de la nature, en divers gaz productifs à l’aide desquels d’autres corps seront formés. Avec quel corps verras-tu le Christ ? Sera-ce avec ton corps d’à présent, ou avec celui que tu auras à la mort ? Car il va sans dire que chaque parcelle de ton corps se change continuellement.

— Peu importe avec lequel ce sera. Il me suffit de croire ce que les Écritures m’enseignent.

— Voilà… Si l’on pouvait croire ! Un juif quand il se traîne, moribond, jusqu’à la vallée de Josaphat, peut croire. Grâce à ses ténèbres d’ignorance, il ne sait rien de ces lois de la nature. Mais adressons-nous à des gens qui ne sont point dans les ténèbres. Si je demandais à ta mère ce qu’elle entend par ces mots qu’elle répète : « Non par confusion de substance, mais par unité de personne, » que penses-tu qu’elle me répondrait ?

— C’est là un sujet qui lui demanderait un peu de temps à expliquer.

— Je le crois, — et à moi encore plus de temps pour le comprendre.

Wilkinson était décidé à ne pas se laisser entraîner à discuter ; il garda donc le silence. De son côté, Bertram resta muet, et ils cheminèrent ainsi pendant quelque temps, absorbés dans leurs propres pensées. Mais ils n’étaient satisfaits ni l’un ni l’autre. Wilkinson n’eût pas demandé mieux que de rester en repos et de s’abandonner, en ce qui touchait sa foi et ses espérances, à la quiétude que lui avaient faite sa nature et son éducation. Il n’en était pas de même avec Bertram. Il s’en voulait de ne pas croire, et il en voulait aux autres de ce qu’ils croyaient. Au bout de quelques minutes, Bertram recommença.

— Ah ! si je pouvais croire ! si c’était là une chose à laquelle on pouvait arriver, en la désirant, quel homme n’aurait la foi ? Mais vous, vous les prêtres, les pasteurs du peuple, vous qui devriez rendre tout facile, vous vous obstinez à rendre la chose si difficile, si impossible ! La croyance, du moins, devrait être aisée, quand bien même la pratique serait difficile.

— Il faut t’adresser à la Bible — non à nous.

— Voilà précisément la pierre d’achoppement. On nous donne un livre, assez mal traduit de plusieurs langues, qui se compose en partie d’histoire racontée hyperboliquement — car tout le langage de l’Orient est hyperbolique ; en partie de prophéties dont le sens est perdu pour nous, parce que les choses dont elles étaient l’image sont elles-mêmes perdues ; enfin, d’actions de grâces, rédigées par des hommes qui ne connaissaient rien et ne pouvaient rien comprendre des lois qui doivent nous régir.

— Tu veux parler de l’Ancien Testament ?

— On nous donne la Bible comme un tout. Puis on nous présente le récit d’un mystère qui est au-dessus ou, tout au moins, au-delà de notre compréhension, et dont le but même est opposé à toutes nos idées de justice. Ce qui, sur la terre, est d’une injustice manifeste, peut-il être juste selon la jurisprudence du ciel ?

— Tu as donc en Dieu une foi bien faible, ou en toi-même une bien ferme confiance, que tu ne peux croire à rien de ce qui dépasse ton intelligence ?

— Je crois à bien des choses que je ne comprends pas. Je crois à la distance du soleil à la terre. Je crois que la semence humaine demeure dans le sein de la femme, et qu’elle se produit au jour sous la forme d’un être vivant. Je ne comprends pas le principe de ce développement merveilleux, mais, nonobstant, j’y crois, et je sais qu’il vient de Dieu. Mais je ne puis pas croire que le mal soit bon. Je ne puis pas croire que l’homme, placé par Dieu sur cette terre, devra se voir accorder ou refuser le bonheur éternel, suivant qu’il se trouvera ou ne se trouvera pas d’accord avec de certains docteurs qui, vers le quatrième siècle, ou peut-être plus tard, ont eu grand’peine eux-mêmes à se mettre d’accord sur la question controversée.

— Il me semble, Bertram, que tu touches là à des matières que tu sais fort bien n’être point de nécessité vitale pour la foi chrétienne.

— Qu’est-ce qui est vital, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Si tu pouvais seulement me dire cela ! Mais vous argumentez toujours dans un cercle. Je dois avoir la foi à cause de la Bible, et je dois accepter la Bible parce que j’ai la foi. Où se trouve le premier mobile de la foi ? Où en découvrirai-je la source ?

— Dans la prière.

— Mais puis-je prier sans la foi ? A-t-on jamais vu un homme s’agenouiller devant un soliveau et prier le soliveau de faire qu’il croie au soliveau ? S’il n’avait pas foi au soliveau, serait-il là à genoux à l’implorer ?

— Tu ne trouves donc dans la Bible aucun témoignage intrinsèque de son authenticité ?

— Si fait — un témoignage irrécusable, un témoignage qu’aucun esprit sérieux ne peut rejeter. Les enseignements du Christ, les paroles que j’y lis comme venant de lui me sont une preuve irrésistible de son droit à enseigner. Mais vous ne me permettez pas de m’appuyer sur ce témoignage. Il faut que j’accepte le tout, dès mon début dans la vie, avant que j’aie pu en examiner la vérité intrinsèque. Il faut que tout me soit vérité, depuis le soleil qui s’est arrêté sur l’ordre de Josué, jusqu’à la sagesse divine qui enseignait que le tribut de César devait être payé à César.

— S’il était permis à tout homme, et même à tout enfant, de choisir, comment aurions-nous jamais une religion ? et, sans religion, point d’Église.

— Et, sans Église, point de prêtres ! Va donc jusqu’au bout, car c’est bien là le bout. La vérité, c’est que vous exigez trop, ce qui fait que vous n’obtenez rien. Vos troupeaux ne croient pas, ne prient pas, ne vous écoutent pas. Ils ne sont pas convaincus. Convaincus ! Mais, grand Dieu ! si un homme croyait tout cela, s’il était convaincu, comment se soucierait-il d’autre chose ? Non ! Vous tirez orgueil de votre foi, et vous n’avez pas de foi. Il n’y a plus rien en ce monde qui y ressemble. L’homme ne sait plus, au temps où nous sommes, ce que c’est que la foi.

Le soir, quand les femmes se Lurent retirées, les deux amis se trouvèrent de nouveau seuls, et Bertram se dit qu’il parlerait de Caroline, mais encore une fois quelque chose vint traverser son projet. Il y avait eu, dans le courant de la soirée, des signes d’aigreur chez madame Wilkinson. Elle s’était montrée fort contrariante, et n’avait pas cherché à dissimuler son humeur, bien que George et Adela fussent là en qualité d’invités. Cette petite manifestation avait vexé son fils, et il en parla à Bertram.

— Je suis bien fâché, George, que tu aies vu ma mère ainsi. J’espère que je ne suis pas irrespectueux envers elle. Je tâche de ne pas lui répondre. Mais, à moins de reprendre mes petites jaquettes rondes et de lui permettre de me faire manger comme un enfant, je ne puis pas la contenter.

— Peut-être cherches-tu trop à lui plaire. Je crois que tu ferais bien de lui faire comprendre que, jusqu’à un certain point, tu veux être maître chez toi.

— Il y a beau temps que j’ai renoncé à cela. Elle a l’idée que la maison lui appartient, et je ne me soucie pas de la contrarier sur ce point. J’aurais dû peut-être le faire au commencement, mais maintenant il est trop tard. Elle s’est fâchée ce soir, parce que je ne voulais pas vous lire un sermon.

— Et pourquoi ne voulais-tu pas ?

— J’en ai prêché deux aujourd’hui. Et en disant ces mots, le jeune ministre se laissa aller à un long bâillement. Autrefois elle en lisait elle-même à haute voix, mais j’ai mis fin à cela.

— Pourquoi donc ? pourquoi ne pas la laisser faire ?

— Mes sœurs s’endormaient toujours… et les domestiques aussi. Je ne trouve pas qu’elle ait une voix qui convienne aux sermons. Mais je suis sûr qu’elle ne me l’a pas pardonné.

— Et qu’elle ne te le pardonnera jamais.

— Je crois vraiment quelquefois qu’elle aimerait à prendre ma place en chaire.

— C’est un désir qui me semble assez naturel, mon bon ami.

— La vérité, c’est que le message qu’on lui a transmis de la part de lord Stapledean et la conduite de celui-ci au sujet de la cure ont tourné la tête à ma pauvre mère. Je ne saurais blâmer lord Stapledean : il a agi dans une bonne intention. Mais je me blâme moi-même. Je n’aurais jamais dû accepter la cure à de pareilles conditions — jamais, jamais. Je le sentais quand je l’ai fait, et je n’ai jamais cessé de m’en repentir depuis.

Et, tout en parlant, Arthur se leva et se mit à marcher rapidement en long et en large dans le salon.

— Le croirais-tu ? maintenant, ma mère s’avise de vouloir me dicter la façon dont je dois lire l’absolution générale, et elle se considère comme offensée parce que je ne suis pas ses directions.

— Je ne puis t’indiquer qu’un seul remède à cet état de choses, mon cher Arthur ; mais je puis t’en indiquer un.

— Lequel ?

— Marie-toi ; prends une femme qui ne s’inquiétera pas de la façon dont tu lui liras l’absolution.

— Une femme ! dit Wilkinson, et il poussa un long soupir, tout en continuant sa promenade.

— Oui, une femme ; et pourquoi pas ? On dit généralement que tout ministre de campagne doit avoir une femme, et je crois fermement, quant à moi, qu’on a raison.

— Donc, tout pauvre vicaire devra se marier ?

— Mais tu n’es pas un vicaire, toi.

— Je n’ai le revenu que d’un pauvre vicaire. Et où mettrai-je une femme ? La maison est déjà remplie de femmes. Qui voudrait venir habiter une maison comme celle-ci ?

— Il y a Adela. Ne penses-tu pas qu’elle viendrait, si tu l’en priais ?

— Adela ! dit le jeune ministre. Sa promenade l’avait conduit jusqu’à l’autre extrémité de la table, assez loin de George, et il s’y arrêta quelques instants. Adela ! dit-il encore une fois.

— Oui, Adela, répéta Bertram.

— Quelle vie elle mènerait ici avec ma mère ! Celle-ci l’aime beaucoup maintenant, mais si je suivais ton conseil, je sais qu’elle la prendrait en haine.

— À ta place, je voudrais que ma femme et non ma mère fût la maîtresse de ma maison.

— Ah ! tu ne sais pas, George, tu ne comprends pas.

— Mais peut-être qu’Adela ne te plaît pas ? Peut-être ne pourrais-tu pas l’aimer ?

— Peut-être… dit Wilkinson. Il est possible aussi qu’elle ne pourrait apprendre à m’aimer. Mais tout cela est hors de question.

— Il n’y a donc rien entre Adela et toi ? dit Bertram.

— Oh ! non, rien.

— Sur ton honneur, rien ?

— Absolument rien. Cela est hors de question. Me marier, moi, bon Dieu !

Puis chacun prit son bougeoir, et les deux amis allèrent se coucher.