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Les Bertram/41

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Charpentier (2p. 327-348).

CHAPITRE XLI

JE POURRAIS AJOUTER UN CODICILLE

George et Arthur quittèrent Southampton ensemble, mais ils se séparèrent en route. George se rendit tout droit à Londres tandis qu’Arthur prit à Basingstoke la direction de Hurst-Staple.

— Écoute, et suis mon conseil, quand ce ne serait que pour cette seule fois, dit Bertram en quittant son cousin ; deviens le maître dans ta maison, puis arrange-toi pour qu’Adela en soit la maîtresse le plus tôt possible.

— Tout cela, c’est facile à dire, répondit l’autre.

— Essaye toujours. Ou je me trompe fort, ou tu réussiras.

Et là-dessus ils se dirent adieu.

Ils avaient appris à Southampton que le ministère avait subi une catastrophe partielle. Le premier ministre ne s’était pas retiré du pouvoir, suivi de tous ses satellites, ainsi que cela se pratique, lorsqu’un heureux coup de fortune porte au pouvoir les exclus de la veille ; mais, en vue d’une tempête imminente, on avait dû jeter un certain nombre de Jonas par-dessus le bord, afin d’alléger le navire, et notre infortuné ami, sir Henry Harcourt, s’était trouvé parmi les sacrifiés.

Ce n’avait pas été là le plus triste de l’affaire en ce qui le touchait. Chacun sait que les gros bonnets politiques ne sont jamais destitués. Lorsqu’il devient urgent de s’en débarrasser, ils donnent leur démission. Or, il est clair qu’une démission se donne volontairement, et sir Henry Harcourt, n’ayant éprouvé aucune envie de se démettre, ne s’était pas hâté d’accomplir cet acte spontané. Les ministres qui étaient le plus de ses amis, — ceux auxquels il s’était personnellement attaché, — étaient partis, mais néanmoins il restait. Il se montrait encore prêt à soutenir le gouvernement, et comme l’attorney général était de ceux qui avaient quitté le pouvoir en secouant la poussière de leurs pieds, sir Henry s’attendait tout naturellement à remplacer ce fonctionnaire.

Mais on avait nommé au poste qu’il convoitait un autre éminent personnage, et sir Henry avait fini par comprendre qu’il fallait s’en aller. Il avait donné sa démission, mais jamais démission n’avait paru moins volontaire. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Le succès politique était tout pour lui, et, en outre, il avait malheureusement mené sa barque de telle sorte, qu’il lui était devenu indispensable que ce succès fût prompt. Il n’était pas de ceux qui, en perdant le pouvoir, perdent un jouet coûteux, auquel ils attachent peut-être un prix excessif, mais dont la perte ne blesse, en somme, que leur amour-propre. Ce qui lui importait avant tout, c’était de conserver sa position ; et dans ce but il avait commis la plus grande des fautes politiques : il s’était obstiné à rester au pouvoir après qu’on n’avait plus besoin de lui. Malgré tout, il avait dû quitter sa place. Bertram avait entendu dire cela de droite et de gauche, même avant de quitter Southampton.

La première chose qu’il fit en arrivant à Londres fut d’aller voir M. Pritchett.

— Oh ! monsieur George ! monsieur George ! s’écria le digne homme dès qu’il aperçut Bertram. Jamais son ton n’avait été aussi lugubre, ni sa voix aussi lamentable. — Oh ! monsieur George !

Bertram demanda avec un affectueux intérêt des nouvelles de son oncle.

— Oh ! monsieur George ! vous ne devriez pas vous en aller comme cela dans les pays étrangers ; vrai ! vous ne le devriez pas… et lui dans un pareil état !

— Est-il plus mal que lorsque je l’ai vu la dernière fois, monsieur Pritchett ?

— À son âge on ne guérit pas souvent, monsieur George, — ni au mien non plus. Cela fait douze millions et demi d’argent ; douze — millions — et — demi — d’argent ! Mais à quoi bon vous parler, monsieur ? Cela n’a jamais servi de rien, — jamais.

Bertram apprit peu à peu de Pritchett que son oncle était beaucoup plus faible ; qu’il avait eu une seconde et bien plus grave attaque de paralysie, et qu’au dire des médecins il ne serait pas longtemps de ce monde. L’illustre docteur, sir Omicron lui-même, l’avait vu. Mademoiselle Baker avait insisté, bien malgré son oncle, pour qu’il fût appelé. Mais sir Omicron avait branlé la tête, et avait déclaré que la sentence était sans appel.

La mort avait réclamé ses droits. Il fallait laisser ici-bas le lourd fardeau des douze millions et demi ; il fallait que l’âme prît son essor, libre de toutes ses charges, pour aller au-devant de l’accueil immatériel qui l’attendait.

M. Bertram avait été averti de sa fin prochaine, et il avait répondu qu’il s’y attendait. « Lorsqu’un homme est trop vieux pour vivre, avait-il dit, il faut qu’il meure, quand bien même tous les sir Omicron d’Europe entoureraient son lit. C’était de l’argent perdu. Comment ! cinq cents francs pour la consultation ! » Et, n’ayant pas la force de gronder, il s’était retourné avec colère le visage contre le mur. « Il saurait attendre la mort comme il convient à un homme, mais pourquoi se laisserait-il voler dans ses derniers moments ? »

— Il faudra aller le voir, monsieur George, dit en soufflant le pauvre Pritchett. Mais il est trop tard pour rien faire. Tout cela doit être arrangé maintenant.

Bertram, lui dit qu’il, partirait sur-le-champ, sans tenir compte des arrangements en question. Puis, se rappelant quels étaient les hôtes de Hadley lorsqu’il avait quitté l’Angleterre, au commencement de l’hiver, il s’informa des deux dames.

— Mademoiselle Baker est sans doute là-bas ?

— Oui, mademoiselle Baker y est. Elle ne va pas courir en pays étrangers, elle, monsieur George.

— Et… et…

— Oui, elle y est aussi — la pauvre femme — la pauvre femme !

— Alors, comment puis-je y aller ? dit George en se parlant à lui-même, plutôt qu’à M. Pritchett.

— Comment ! Est-ce que vous l’abandonneriez à cause de cela ? Vous devriez aller le voir, monsieur George, quand il y aurait dix, — quand il y aurait vingt lady Harcourt là-bas. Ceci fut dit, non-seulement avec sérieux, mais même d’un ton de grande tristesse. M. Pritchett n’avait probablement jamais plaisanté de sa vie, et n’avait certes jamais été moins disposé à le faire qu’en ce moment où son patron se mourait, et où tout l’argent de ce patron allait passer en d’autres mains, en des mains inconnues.

Le fidèle allié de Bertram lui fournit encore quelques renseignements. Sir Henry avait été trois fois à Hadley, mais il n’avait réussi à voir M. Bertram qu’une seule fois, et alors l’entrevue avait été courte et peu satisfaisante, à ce que supposait M. Pritchett. La dernière visite de sir Henry avait eu lieu après celle de sir Omicron, et le malade lui avait fait dire, à cette occasion, qu’il ne pouvait pas recevoir d’étrangers. M. Pritchett tenait cela de mademoiselle Baker. Sir Henry n’avait pas revu sa femme depuis le jour, — il y avait de cela près d’un an, — où elle l’avait quitté. Il l’avait sommée de revenir chez lui, mais rien n’en était résulté, et M. Pritchett donna de nouveau cours à ses suppositions en disant qu’il croyait sir Henry trop inquiet au sujet de l’argent du vieux Bertram pour employer des moyens de rigueur avant… Ici M. Pritchett perdit tellement la respiration, qu’il ne fut plus intelligible.

George écrivit sur-le-champ à mademoiselle Baker pour lui annoncer son retour, et pour lui exprimer le désir qu’il éprouvait de voir son oncle. Il ne nomma pas lady Harcourt, mais il suggéra qu’il vaudrait peut-être mieux, vu les circonstances, qu’il ne restât pas à Hadley. Il ajouta qu’il espérait que son oncle ne refuserait pas de le voir, et qu’il n’incommoderait personne en lui faisant une visite d’une heure ou deux. Il reçut par le retour du Courrier une réponse de mademoiselle Baker. Elle l’assurait que son oncle était très-désireux de le voir, et que, depuis la nouvelle du retour de son neveu, il paraissait plus gai qu’il ne l’avait été pendant les deux derniers mois. En ce qui touchait le séjour, George, disait-elle, ferait ce qui lui conviendrait. Mais, elle ajoutait que leur intérieur était bien, bien triste, et qu’il serait peut-être préférable pour lui d’aller et de venir par le chemin de fer au lieu de s’installer à Hadley.

Cette correspondance occasionna un retard de deux jours, et Bertram reçut dans l’intervalle une visite à laquelle il ne s’attendait certes pas. Il était seul et triste dans sa chambre, pensant tantôt à madame Cox et au danger qu’il avait couru auprès d’elle, tantôt à Adela et au bonheur qui attendait peut-être Arthur, tantôt enfin à Caroline et à ses espérances détruites, lorsque la porte s’ouvrit et sir Henry Harcourt entra.

— Comment allez-vous, Bertram ! lui dit l’ex-solliciteur général en lui tendant la main. Le geste et les mots étaient ceux de l’amitié, mais l’expression du visage n’était nullement amicale. Un grand changement s’était fait chez Harcourt. Il avait perdu son air de jeunesse, et on l’aurait volontiers pris pour un homme d’âge mûr qui aurait beaucoup souffert. Il était maigre, hagard et blême, et, à voir la dureté des lignes qui sillonnaient son front, on comprenait qu’il n’aurait pas demandé mieux que d’éclater, si la chose eût été possible.

— Et vous-même, Harcourt, comment allez-vous ? dit Bertram en acceptant la main qui lui était offerte. — Je ne me figurais pas que vous eussiez appris mon retour.

— Mais oui, je le savais. Je me doutais que vous reviendriez bien vite dès que vous sauriez que le vieux se mourait.

— Je suis heureux, en tout cas, d’être revenu à temps pour le revoir, dit Bertram sans daigner se défendre de l’accusation sous-entendue.

— Quand allez-vous là-bas ?

— Demain, je pense. Mais je compte sur un mot de mademoiselle Baker dans la matinée.

Sir Henry, qui ne s’était pas assis, se mit à se promener de long en large dans la chambre, tandis que Bertram debout, le dos au feu, l’examinait. Le front de sir Henry se rembrunissait de plus en plus ; il tenait les yeux fixés à terre, et Bertram, en le voyant, les mains fourrées dans les poches, agiter convulsivement la monnaie qui s’y trouvait, commença à pressentir que l’entrevue pourrait bien n’être pas d’une nature tout à fait amicale.

— J’ai appris avec peine, Harcourt, que vous étiez au nombre de ceux qui ont quitté le gouvernement.

— Au diable le gouvernement ! Je ne suis pas venu ici pour vous parler du gouvernement. Avant huit jours le vieux de Hadley sera mort. Savez-vous cela ?

— J’ai appris qu’on ne lui donnait pas longtemps à vivre.

— Pas seulement une semaine. Sir Omicron lui-même me l’a dit. Vous avouerez, Bertram, que j’ai été bien maltraité.

— Ma foi ! mon cher, je n’en sais rien.

— Allons donc ! quelle plaisanterie !

— Il ne s’agit pas de plaisanterie ; je vous dis que je n’en sais rien. Je suppose que vous faites allusion à l’argent de mon oncle ; et je vous répète encore que je ne sais rien, — et que je ne me soucie de rien savoir.

— Laissez, donc ! je déteste cette façon de parler, je déteste cette hypocrisie.

— Harcourt, mon cher…

— C’est de l’hypocrisie. Je ne me sens pas d’humeur à éplucher mes mots. J’ai été traité horriblement mal, — horriblement mal par tout le monde.

— Par moi, entre autres, hein ?

Sir Henry eût été enchanté, dans l’humeur où il se trouvait, de répondre : oui, et d’accuser Bertram d’avoir plus que tout autre, peut-être, mal agi à son égard. Mais il ne lui convenait pas en ce moment d’en venir à une rupture ouverte avec l’homme qu’il avait mis tant d’empressement à venir voir.

— J’ai montré la plus grande confiance à ce vieux lorsque j’ai épousé sa petite-fille…

— Mais en quoi cela me regarde-t-il ? Elle n’était pas ma petite-fille, à moi. Je n’y suis pour rien. Permettez-moi de vous dire, Harcourt, que je suis le dernier homme du monde à qui vous devriez parler sur ce sujet-là.

— Ce n’est pas mon avis. Vous êtes son plus proche parent… après elle, — après elle, remarquez-le…

— Eh bien ! qu’importe que ma parenté soit proche ou éloignée ? Lady Harcourt est auprès de lui. Si cela lui convient, elle peut plaider votre cause, ou la sienne, ou n’importe quelle autre cause qui lui plaira.

— La vôtre, par exemple !

— Non, sir Henry. Elle ne le pourrait pas. Cela lui est irrévocablement défendu. Mais, je le répète une fois pour toutes, je n’ai pas de cause à plaider. Je vous dirai même quelque chose de plus, si cela peut vous servir ; il n’y a pas très-longtemps, mon oncle m’offrit de m’assurer la moitié de sa fortune, si je consentais à faire certaine chose qu’il me demandait. Mais il ne m’était pas possible de faire cette chose, et, lorsque nous nous quittâmes, il m’annonça positivement qu’il ne me laisserait rien. Je ne l’ai pas revu depuis. Et Bertram, se rappelant quelle avait été la requête à laquelle il n’avait pas voulu accéder, prit aussi un air sombre.

— Dites-moi franchement, si la franchise vous est possible en cette matière, dites-moi franchement, à qui laisse-t-il son argent ?

— Il m’est très-facile d’être franc, car je ne sais rien. Pour ma part, je suis convaincu que ni vous ni moi n’en aurons un liard.

— Eh bien ! écoutez-moi. Vous savez sans doute que lady Harcourt est là-bas ?

— Oui, je sais qu’elle est à Hadley.

— Je ne me laisserai pas traiter ainsi. J’ai eu la stupidité de ne rien faire, parce que je ne voulais pas le déranger pendant sa maladie. Mais maintenant, il faut qu’il me réponde. Je veux savoir ce qu’il compte faire, et si je ne le sais pas d’ici à demain soir, j’irai moi-même à Hadley et j’emmènerai du moins ma femme. Je vous prie de dire à M. Bertram que je veux savoir ses intentions. J’ai le droit d’exiger cela.

— Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas le droit de lui rien demander par mon entremise.

— Je me suis ruiné, ou peu s’en faut, pour cette femme.

— Je m’étonne, Harcourt, que vous ne compreniez point que ce n’est pas à moi que vous devriez parler de ces choses.

— Si ; c’est à vous que j’en parlerai, parce que vous êtes son cousin. J’ai fait de folles dépenses pour lui monter une maison splendide, parce que je me disais que la fortune de son grand-père y donnait des droits. Je lui ai acheté une maison que j’ai meublée comme pour une duchesse…

— Eh ! grands dieux ! cela me regarde-t-il ? Vous ai-je dit d’acheter une maison ? Si vous n’aviez pas donné à votre femme une chaise pour s’asseoir, m’en serais-je plaint ? Je vous le dis positivement, je ne me mêlerai de rien.

— Ce sera tant pis pour elle alors ; voilà tout.

— Que Dieu lui vienne en aide ! Il faut qu’elle supporte son sort, comme moi le mien, et vous le vôtre.

— Et vous refusez de porter mon message à votre oncle ?

— Sans doute. Je ne sais même pas encore si je le verrai. Si je le vois, je ne lui parlerai certes pas d’argent, à moins qu’il ne le désire. Je ne lui parlerai de vous non plus, qu’autant qu’il paraîtra le vouloir. S’il s’informe de vous, je lui dirai que vous êtes venu me voir.

La discussion se prolongea encore un peu, puis Harcourt s’en alla. George Bertram ne pouvait comprendre quel motif l’avait amené chez lui. Mais l’homme qui se noie s’accroche à tout, fût-ce à un fétu de paille. Sir Henry était cruellement préoccupé de l’idée que, s’il y avait quelque chose à faire à l’égard de la fortune du millionnaire, il fallait agir sur-le-champ ; que, s’il y avait une bonne mesure à prendre, il ne fallait pas perdre de temps. Une semaine encore, un jour peut-être, et M. Bertram serait parti pour ce monde où l’on ne fait plus de testaments. Il serait trop tard alors pour conclure un marché et pour stipuler avec lui les conditions des sacrifices pécuniaires, moyennant lesquels il pourrait assurer le repos de sa petite-fille : si le marché devait être fait, il fallait négocier sur l’heure.

On trouvera peut-être qu’il eût été plus habile à sir Henry de demeurer en repos, et qu’il eût eu plus de chances d’être nommé dans le testament de M. Bertram, s’il ne se fût pas rendu désagréable au dernier moment. La chose est fort probable ; mais les hommes affolés par les inquiétudes savent mal calculer leurs chances. Ils sont trop agités, trop excités, pour jouer sagement et prudemment. Sir Henry était maintenant accablé de soucis ; il était fort endetté, et de tous côtés on lui réclamait de l’argent. Il avait conduit sa barque politique au milieu de grands dangers où elle avait failli périr ; en outre, on savait généralement que sa femme l’avait quitté. Le monde n’avait plus de sourires pour lui. Ses grandes espérances, — ses espérances, jadis si vivaces, — gisaient maintenant dans les coffres-forts de Hadley ; et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas pris le plus sûr moyen d’atteindre à ces trésors si ardemment convoités.

Le lendemain matin, George, reçut la lettre de mademoiselle Baker, et bientôt après il partit pour Hadley. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler que lady Harcourt s’y trouvait ; qu’elle serait naturellement auprès de son grand-père, et qu’il était presque impossible qu’il ne la rencontrât pas. Comment allaient-ils se retrouver ? La dernière fois qu’ils avaient été ensemble, il l’avait serrée sur son cœur, il l’avait baisée au front, et il avait reçu l’assurance de son éternel amour ; comment allaient-ils se retrouver ?

La domestique qui ouvrit la porte lui annonça que son oncle était très-malade. — Il est plus faible aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été, dit-elle. — Où est mademoiselle Baker ? demanda George. La jeune fille répondit que mademoiselle Baker était dans la salle à manger. George n’osait pas faire d’autres questions. — Et lady Harcourt est auprès de monsieur, ajouta la domestique. Ainsi rassuré, George s’avança d’un pas plus rapide vers la porte de la salle à manger. Mademoiselle Baker l’accueillit comme si rien n’était venu troubler leur ancienne intimité. Pour le moment, elle oublia lady Harcourt et ses malheurs : elle ne pensa plus qu’au vieillard qui se mourait là-haut dans sa chambre.

— Je suis heureuse que vous soyez venu ! dit-elle. Votre oncle ne parle guère de votre arrivée — vous savez que jamais il n’a beaucoup parlé de ces choses-là — mais je sais qu’il sera enchanté de vous voir. Il a dit plus d’une fois qu’il trouvait que vous étiez resté bien assez longtemps en Égypte.

— Est-il donc si malade ?

— Oh ! oui, il est bien mal. Vous serez saisi en le voyant, tant il est changé. Il sait qu’il n’a pas longtemps à vivre et il y est tout à fait résigné.

— Voulez-vous lui faire dire que je suis ici ?

— Oui, sans doute, à l’instant même, Caroline est auprès de lui. Et mademoiselle Baker quitta le salon.

« Caroline est auprès de lui. » Il semblait si étrange de la voir traiter en membre de la famille ; de la retrouver préoccupée des mêmes intérêts que lui, liée par les mêmes devoirs, désireuse de soulager les mêmes souffrances ! Elle avait dit qu’ils devraient vivre aux deux extrémités de la terre, et voilà que le sort impitoyable les rapprochait de nouveau ! Comme George se disait cela, la porte s’ouvrit doucement et Caroline se trouva debout devant lui.

Elle aussi était bien changée. Sa beauté ne s’était pas fanée, les lignes de son visage n’étaient point altérées, mais sa démarche et ses manières étaient plus posées, ses vêtements aussi étaient bien plus simples, de sorte que, tout en restant aussi belle que jadis, elle semblait certainement plus âgée que lorsque Bertram l’avait vue la dernière fois. Elle avait maigri, et elle portait une robe de soie gris clair qui la faisait paraître plus grande et plus pâle que par le passé.

Elle s’approcha de lui, et, lui tendant la main, elle lui dit deux ou trois mots qu’il n’entendit pas. George murmura à son tour quelque chose qu’elle ne comprit pas davantage ; et ce fut tout. Ainsi se passa cette première entrevue à laquelle il avait tant pensé depuis quelques heures, qu’il en avait presque oublié son oncle.

— Mon oncle sait-il que je suis ici ?

— Oui. Il faut que vous montiez chez lui. Vous connaissez sa chambre ?

— C’est la même qu’autrefois ?

— Oui, oui ; la même.

Alors George monta l’escalier, comme on le fait toujours quand on veut ménager les malades, c’est-à-dire tout doucement, sur la pointe des pieds, — ce qui les agace infiniment, — et il se trouva bientôt auprès du lit de son oncle.

Mademoiselle Baker était de l’autre côté du lit, et le vieillard avait le visage tourné vers elle. — Vous feriez mieux de passer de ce côté-ci, George, dit-elle ; cela dérange M. Bertram de se retourner.

— Elle veut dire que je ne peux pas me remuer, dit le vieillard dont la voix était encore péremptoire, bien qu’elle ne fût plus forte.

— Je ne puis pas me retourner de ce côté-là. Viens par ici.

George fit le tour du lit. Il n’aurait pu, à la lettre, reconnaître son oncle, tant il était changé. Non-seulement son visage était hagard, maigre, et déjà envahi par les ombres pâles de la mort ; mais les traits mêmes semblaient altérés. Les joues étaient rentrées, le nez pincé, et la bouche, qu’il pouvait à peine fermer, était toute tordue. Plus tard, mademoiselle Baker dit à George que tout le côté gauche était insensible. Pourtant les yeux conservaient encore quelques étincelles de leur ancien feu, — un feu comme George n’en avait jamais vu briller dans aucun autre œil humain. Ce regard âpre, que rien ne pouvait calmer, était toujours là. Ce n’était plus tant l’amour du lucre qu’on lisait dans ses yeux, que la puissance d’acquérir. Ils semblaient dire : — « Surveillez bien ce que vous possédez ; enfermez vos trésors, et barricadez vos magasins ; placez des dragons à la porte de vos plus précieux jardins ; tendez, pour vous protéger, tels pièges que vous voudrez : malgré vous, j’aurai tout ! Quand je veux prendre, personne ne peut me retenir ! » C’était ainsi que le vieillard avait regardé les hommes pendant toute sa longue vie, et de même il regardait encore, à cette heure, son neveu et sa nièce, qui se tenaient auprès de son lit pour adoucir ses derniers moments.

— Je suis peiné de vous voir ainsi, dit George en posant sa main sur celle de son oncle, qui était étendue sur le lit.

— Merci, George, merci. Lorsque les hommes deviennent aussi vieux que moi, ils n’ont rien de mieux à faire que de mourir. Tu as donc été en Égypte, à ce qu’il paraît. Que penses-tu de l’Égypte ?

— C’est un pays, mon oncle, où je n’aimerais guère à vivre.

— Ni moi à mourir, d’après tout ce que j’en entends dire. Enfin, tu arrives tout juste à temps pour le dernier souffle, — tout juste à temps, mon garçon.

— J’espère bien que vous n’en êtes pas là, mon oncle.

— Si fait, si fait. Combien de temps cet homme m’a-t-il donné à vivre, Mary, — l’homme qui a eu les cinq cents francs ? Ils ont donné cinq cents francs à un individu pour venir me dire que j’allais mourir ! comme si j’avais besoin de lui pour savoir cela !

— Nous avons cru bien faire, George, en appelant le meilleur médecin, dit la pauvre mademoiselle Baker.

— Quelle bêtise ! dit le vieillard, qui retrouva presque sa voix d’autrefois. Vous apprendrez un de ces jours que cinq cents francs ne se trouvent pas si facilement. Et puisque te voilà, George, il vaut autant que je te parle de mon argent.

George pria son oncle de ne pas se préoccuper d’un pareil sujet, pour le moment ; mais ce n’était pas là le moyen d’apaiser le malade.

— Et si je n’en parle pas maintenant, quand donc en parlerai-je ? Laissez-nous, Mary… Mais voyons… revenez dans vingt minutes. Ce que j’ai à dire ne sera pas long.

— George, dit l’oncle, quand mademoiselle Baker eut quitté la chambre, je me demande si réellement tu tiens à l’argent ? Quelquefois je suis tenté de croire que non.

— Je ne crois pas que j’y tienne beaucoup, mon oncle.

— Alors, tu es un fier imbécile.

— C’est ce que j’ai souvent pensé dans ces derniers temps.

— Oui, un fier imbécile. On prêche, on parle, on écrit contre l’argent, et l’on fait de gros mensonges contre lui ; mais ne vois-tu pas que tout le monde court après ? Les prêtres en disent tous du mal ; mais en as-tu jamais connu un seul qui n’aurait pas fait un procès pour obtenir sa dîme ? As-tu ouï parler d’un évêque qui refusât ses redevances ?

— Je l’aime bien assez, moi aussi, je vous assure, pour prendre tout ce que je gagne.

— Ce n’est pas grand’chose, à ce qu’il me semble, George. Tu n’as pas bien mené ta barque, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Non, mon oncle ; pas très-bien. J’aurais pu mieux faire.

— Personne n’est respecté sans argent, — personne. L’homme pauvre ne tient jamais le haut du pavé, — jamais. Et je crains fort que tu ne sois toute ta vie un pauvre diable.

— Alors, je me contenterai du bas du pavé.

— Mais pourquoi as-tu été si dur avec moi quand je voulais te la faire épouser ? Vois-tu maintenant ce que tu as fait ? Regarde-la, et pense à ce qu’elle aurait pu être. Regarde-toi, et pense à ce que tu aurais pu toi-même devenir ? Si tu m’avais écouté, tu aurais peut-être été mon unique héritier.

— Que voulez-vous, mon oncle, comme j’ai fait mon lit, il faut que je me couche. J’ai bien des causes de regret, — quoique votre argent n’y soit pour rien.

— Ah ! je savais bien que tu serais roide jusqu’au bout, s’écria M. Bertram, irrité de ne pouvoir arracher à son neveu une expression de regret au sujet des douze millions et demi.

— Suis-je roide, mon oncle ? En vérité, je n’avais pas l’intention de l’être.

— Non, c’est dans ta nature. Mais maintenant, à la dernière heure, nous n’allons pas nous quereller, n’est-ce pas, George ?

— J’espère bien que non, mon oncle. Nous ne nous sommes jamais querellés, que je sache. Vous m’avez prié une fois de faire une chose qui, si je l’avais faite, m’aurait rendu heureux…

— Et riche aussi.

— Et maintenant, j’avoue franchement que je regrette de n’avoir pas fait ce que vous me demandiez. Ce n’est point être roide que de convenir de cela, mon oncle.

— Il est trop tard maintenant, George.

— Ah ! oui, il est trop tard ; bien trop tard, en effet.

— Je pourrais cependant ajouter un codicille.

— Hélas ! mon oncle, vous ne pouvez ajouter aucun codicille qui me serve ! Aucun codicille ne lui rendra la liberté. Il y a des peines que les codicilles ne peuvent guérir.

— Bah ! dit le vieillard irrité, en essayant, en vain, de se retourner dans son lit. Bah ! si c’est comme cela, tu peux rester gueux.

George, toujours debout auprès du lit, ne savait que faire et que répondre en présence de cette colère.

— Je n’ai plus rien à te dire, reprit M. Bertram.

— Mais nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas, mon oncle ? Vous avez tant fait pour moi, que je ne puis supporter l’idée de vous voir fâché contre moi, maintenant.

— Tu es un âne, — un idiot !

— Pour cela vous devriez me plaindre, et non me blâmer.

George se tut un moment, puis il ajouta :

— Ne ferais-je pas mieux de vous quitter maintenant ?

— Oui, et envoie-moi Mary.

— Et pourrai-je revenir vous voir demain ?

— Comment ! n’ont-elles pas un lit à le donner dans la maison ?

Bertram, troublé, répondit vaguement qu’il n’en savait rien. Mais en définitive, avant de prendre congé du malade, il lui promit de rester. Il se fit donc donner une chambre, y fit porter son sac de nuit, et se décida à ne quitter la maison que lorsque tout serait fini.

C’était un étrange intérieur que celui de Hadley, dans ce moment-là. Le vieillard, étendu sur son lit, attendait la mort d’un jour à l’autre, et il était entouré, ainsi que cela semblait naturel, de ses plus proches parents. Il n’aurait pas toléré la présence de son frère ; mais sa petite-fille était auprès de lui, et son neveu, et celle qu’il avait toujours regardée comme sa nièce. Rien ne paraissait plus convenable ; néanmoins, George et Caroline sentaient qu’il n’était point convenable, en réalité, qu’ils fussent ainsi réunis.

Cependant la gêne du premier moment s’effaça bientôt. Ils apprirent à rester dans la même chambre, à causer de celui que les circonstances présentes rendaient l’objet de toute leur sollicitude, sans faire d’allusion au passé. Ils ne parlaient que du mourant, et ne s’adressaient de questions qu’à son sujet. Bien qu’ils fussent souvent seuls pendant que mademoiselle Baker était auprès de M. Bertram, ils ne se laissèrent plus jamais entraîner au délire insensé de cette dernière scène d’Eaton-square.

« Elle n’y songe plus maintenant, » se disait Bertram qui croyait en être heureux. Et pourtant, son cœur se serrait à cette pensée.

« Cela a passé comme un rêve, pensait de son côté lady Harcourt ; et il va retrouver le bonheur. » Elle aussi cherchait à se consoler par cette réflexion ; mais la consolation était bien triste.

George ne quittait presque plus son oncle. Les deux premiers jours se passèrent sans qu’il fût de nouveau question d’argent. M. Bertram semblait avoir pris son parti de laisser les choses dans l’état où elles étaient, et son neveu n’avait aucune intention d’aborder le sujet pour son propre compte.

Le vieillard lui montrait pourtant plus d’affection qu’auparavant ; il semblait l’aimer mieux que personne, et il lui faisait à tout moment promettre de faire certaines choses après sa mort, — d’accomplir certaines volontés dernières.

— Les choses sont peut-être mieux comme elles sont, George, dit M, Bertram à son neveu, un jour que celui-ci était, resté fort tard auprès de son lit.

— J’en suis convaincu, mon oncle, répondit George, sans se douter toutefois de quelles choses son oncle entendait parler.

— Tous les hommes ne peuvent pas être semblables, continua le malade.

— Non, mon oncle ; il faut qu’il y en ait de riches, et qu’il y en ait de pauvres.

— Et tu préfères être parmi ces derniers !

George n’avait jamais rien dit de pareil, et il lui sembla un peu dur d’entendre son oncle faire cette assertion alors qu’il ne pouvait plus la contredire. Il avait souvent essayé de faire comprendre à M. Bertram, surtout autrefois, qu’il ne subordonnerait jamais ses sentiments au coffre-fort d’aucun homme ; qu’il ne sacrifierait jamais ses aspirations pour obtenir la richesse ; bref, qu’il ne se vendrait pas pour de l’or. Mais il n’avait jamais dit, et il n’avait jamais entendu dire, qu’il était indifférent à la fortune. L’oncle, qui comprenait tant de choses, n’avait pas compris son neveu. Mais aujourd’hui, George ne pouvait plus lui rien expliquer. Il se contenta de sourire et de laisser passer l’assertion.

— Enfin ! ainsi soit-il, dit M. Bertram. Mais tu verras, du moins, que je t’ai montré de la confiance. Comment le père et le fils sont-ils si dissemblables ? Dieu seul peut le savoir.

Sir Omicron s’était trompé. M. Bertram passa la semaine ; il passa même la quinzaine. Mais il nous faut maintenant quitter le mourant et sa famille pour retourner auprès d’Arthur Wilkinson.