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Les Bertram
Paris, Charpentier, 1866



CHAPITRE PREMIER


VÆ VICTIS !


Notre siècle est sans contredit un siècle humain — du moins si nous considérons l’Angleterre. Un homme qui bat sa femme nous est odieux ; la pendaison nous répugne assez généralement, et certains d’entre mous repoussent même l’idée d’ôter la vie pour quelque cause que ce soit. Nous faisons nos opérations à l’aide du chloroforme, et l’on a été jusqu’à dire que les maîtres d’école qui s’obstinent à suivre les doctrines du roi Salomon, en fait de châtiments, devraient faire leurs opérations, eux aussi, avec des précautions. Si l’humiliation est absolument nécessaire, qu’on l’inflige, mais non pas la douleur physique.

Oui ! en ce qui touche les côtés vulgaires de l’humanité, notre siècle est un siècle humain. Donnons du pain à tout le monde, hommes, femmes et enfants ; qu’ils ne reçoivent pas de coups, ou le moins possible ; qu’ils soient décemment vêtus, et, de plus, préservés des épidémies. Ce n’est point par mépris que j’ai appelé vulgaires ces choses-là : elles sont comparativement vulgaires, s’il est vrai que le corps soit inférieur à l’esprit. La philanthropie de notre temps s’adapte parfaitement, sans nul doute, à ses besoins matériels, et ce sont ces besoins-là surtout qui demandent de prompts remèdes. Mais si l’on interroge les sentiments intimes, les rapports d’esprit d’homme à homme, ne peut-on pas dire que nous vivons en un temps d’extrême cruauté ?

Il y a sympathie pour l’homme affamé ; mais il m’y en a point pour l’homme qui échoue sans avoir faim. Que le prochain soit en guenilles, l’humanité souscrira pour lui raccommoder ses habits, mais l’humanité me souscrira pas pour réparer ses espérances en lambeaux, aussi longtemps que le vêtement extérieur restera décent.

À celui qui a, beaucoup sera donné, et à celui qui n’a pas, on ôtera le peu qu’il possède. Voilà le texte spécial que nous aimons à mettre en pratique, et le succès est le dieu que nous nous plaisons à honorer : « Ah ! plaignez-moi. J’ai lutté et je suis tombé, — lutté si vaillamment, tombé si bas ! Aidez-moi cette fois encore, pour que je fasse un nouvel effort ! » Qui écoute une pareille plainte ? — Vous êtes tombé ! Vous faut-il du pain ? — Non ! pas du pain, mais un cœur compatissant et une main secourable. — Mon ami, je ne puis m’arrêter ; je suis moi-même pressé ; voyez ce rival endiablé qui déjà gagne du terrain sur moi. Excusez : je vais mettre le pied sur votre épaule, — pour un moment seulement. Occupet extremum scabies !

Oui ! Que le diable prenne le dernier, comme dit le proverbe, — les deux ou trois derniers, si l’on veut ; qu’il prenne tout, à la rigueur, sauf ces deux ou trois forts coureurs qui savent gagner les premières places et se faire remarquer des juges. Voilà la noble devise qui stimule aujourd’hui la jeunesse anglaise à de hauts faits de — comment dire cela ? d’activité lucrative. Que toute place qu’un homme peut occuper honorablement soit la récompense d’une lutte contre des rivaux, d’un concours, en un mot. Gardons-nous des erreurs du temps passé ! Que chez nous désormais le prix de la course soit toujours au plus agile, la victoire au plus fort ! Et qu’il y ait course perpétuelle, afin que les agiles et les forts soient aisément reconnus parmi nous ! Mais alors, ceux qui ne sont pas agiles, ceux qui ne sont pas forts, que deviendront-ils ? Væ victis ! Ils prendront les bas côtés. Ils pourront fendre du bois, je pense, ou tout du moins porter de l’eau.

Si nous consultions lord Derby, lord Palmerston ou l’ombre de lord George Bentinck, ou toute autre grande autorité en ces matières, ils nous diraient que le cheval de course se trouve dans des conditions tout à fait exceptionnelles. Un bon coureur ne s’obtient pas facilement, et quand on l’a obtenu, la bête n’est bonne qu’à cette seule fin de fournir des courses. Néanmoins, que tout notre travail se fasse par des chevaux de course, tout travail honorable, s’entend. Recherchons avant tout la force et la rapidité. Et comment reconnaître les forts et les rapides, si nous ne dressons pas nos chevaux à lutter à la course ? Pourtant ces luttes, dès le jeune âge, ne sont pas faites pour développer cette humanité d’esprit dont nous déplorions tout à l’heure l’absence. « Que le diable prenne les derniers, » est devenu le proverbe par excellence de la jeunesse. Eh bien ! oui ; le diable prendra assurément tous les derniers. Il n’y a que les premiers, les tout premiers, qui entreront dans notre paradis de prospérité matérielle. Donc, ô mon frère, mon ami, compagnon de ma jeunesse, que le diable te prenne, te prenne bien vite, puisqu’il faut forcément que ce soit toi ou moi !

Væ victis ! hélas ! ces pauvres derniers ! ils sont si nombreux. Le lait écrémé sera toujours bien plus abondant que la crème. Chez nous, aujourd’hui, il faut de la crème pour tout ; rien de bon ne se peut faire si ce n’est avec une crème quelconque. Ce lait a été déjà écrémé, dites-vous ? N’importe, écrémez de nouveau ; nous trouverons bien encore un peu de ce que nous appellerons la crème. Les concours produiront quelque chose qui semblera fort, — et qui sera rapide, ne fût-ce que pour une course de quelques mètres.

C’est là l’expérience de notre temps. Les sages vous diront que, du moment que la crème seule est acceptée, toute la jeunesse se préparera à l’écrémage et qu’il en résultera une quantité prodigieuse de crème d’une sorte ou d’une autre. La chose ne se fait que comme stimulant à l’éducation. Il y aurait bien à dire là contre ; mais on ne le dira pas ici. Nous ne voulons parler, pour l’instant, que de la cruauté qu’engendre ce système. Le succès est devenu la seule preuve de la valeur des hommes. Les mots ont perdu leur ancien sens, et mériter — mériter seulement — n’est plus méritoire. Væ victis ! Ils sont si nombreux !

— Thompson, dira Johnson, le jeune poëte, — quand il aura enfin réussi à entraîner chez lui le plus intime de ses amis, — Thompson, avez-vous trouvé le temps de jeter un coup d’œil sur mon Iphigénie ?

Thompson est forcé d’avouer que cela ne lui a pas été possible. Il a été occupé ; il a fait des parties ; et puis, s’il faut tout dire, il n’a pas un grand goût pour les sujets mythologiques traités en vers modernes. Il compte pourtant lire Iphigénie un de ces jours — cela va sans dire.

— Vous me feriez plaisir, reprend Johnson, en offrant timidement le mince volume, vous me feriez réellement plaisir ; et donnez-moi bien franchement votre avis. La presse n’en a guère parlé, et le peu qu’on en a dit a été assez banal.

— Tant pis ! dit Thompson d’un ton grave.

— Et pourtant, j’ai fait de mon mieux. Vous ne sauriez croire comme j’y ai travaillé. Il n’y a pas une ligne qui n’ait été pesée et écrite trois fois au moins. Je ne suis pas plus vaniteux qu’un autre, mais je crois vraiment qu’il y a là quelque chose. Les critiques sont si jaloux ! Tant qu’un homme n’a pas de réputation, ils ne veulent pas croire qu’il puisse rien faire de bon, et les commencements sont si difficiles !

— Cela, c’est bien vrai, dit Thompson.

— Je ne m’attends pas à la gloire, et, quant à l’argent, je n’y songe pas, bien entendu. Mais j’aimerais à penser que mon livre a été lu par quelques personnes capables de l’apprécier. J’y ai mis le meilleur de mon temps, le meilleur de mon travail. Je ne puis m’empêcher de croire qu’il y a là quelque chose.

C’est ainsi que l’homme d’insuccès demande miséricorde.

Et l’homme de succès lui répondra sans un atome de miséricorde dans tout son être : — Mon cher Johnson, j’ai pour maxime qu’en ce monde tout homme obtient, enfin de compte, tout juste ce qu’il mérite…

— Milton a-t-il obtenu ce qu’il méritait ?

— Nous ne sommes plus au temps de Milton. Je ne voudrais pas vous blesser, mais, — vieux amis comme nous le sommes, — je ne me pardonnerais pas si je ne vous disais toute ma pensée. Rien de mieux que la poésie, mais vous ne pouvez pas en créer le goût chez le public, s’il n’existe pas. Aujourd’hui on se soucie d’Iphigénie comme de Colin-Tampon.

— Vous pensez donc que je ferais bien de changer de sujet ?

— À vous parler franchement, je pensé que vous devriez changer de métier. Vous en êtes à votre troisième essai, songez-y. Je ne doute pas que tout cela n’ait été très-bien dans son genre, mais, si cela plaisait aux gens, ils s’en seraient bien aperçus depuis le temps. Vox populi, vox Dei : voilà ma devise ; — je ne me fie pas à mon propre jugement, je m’en remets à celui du public. Si vous m’en croyez, vous planterez là Iphigénie et consorts. Vous ne faites rien de bon au barreau, etc., etc…

Et de cette façon Johnson restera sans une bribe de consolation, sans une miette de sympathie ; et pourtant il avait mis dans son Iphigénie tout ce qu’il y avait de meilleur en lui. Si son éditeur en avait vendu dix mille exemplaires, comme Thompson l’aurait admiré ! Comme il eût pressé le poëte dans ses bras, et quel déjeuner au vin de Champagne il lui aurait donné à Richmond ! Mais quelle sympathie peut-on avoir pour l’insuccès ? Échouer, c’est se déshonorer. Væ victis !

Ces courses, ces luttes continuelles dans lesquelles nous autres Anglais nous sommes tous engagés, seront toujours un spectacle douloureux pour quiconque a l’âme assez tendre pour songer aux neuf chevaux distancés au lieu de ne penser qu’au seul vainqueur. Voyez la liste qui vient d’être publiée à la suite de notre grande lutte nationale à l’université de Cambridge. Combien y a-t-il de grands prix, — de wranglers ? Trente peut-être, et c’est toujours beau d’être un wrangler. Or, sur ces trente, il n’en est peut-être qu’un qui n’a pas échoué au fond, et qui ne subisse pas intérieurement le chagrin d’une défaite : c’est le premier. Le jeune homme qui a été second, et qui par cela même a prouvé qu’il possédait une somme d’érudition écrasante pour un esprit ordinaire, celui-là est dévoré d’amertume. Après tout son labeur, ses longues veilles, ses nuits d’insomnie, ses plaisirs négligés, ses migraines, Amaryllis abandonnée, Néère aux bras d’un autre, — après tout cela, être le second, être battu par Jones ! Si c’eût été Green ou Smith, il en aurait pris son parti. N’eût-il pas mieux valu faire comme les autres ? Il se serait résigné à rester confondu dans la foule ; mais quoi de plus humiliant que d’être second, — et second à la suite de Jones !

De tout ce monde-là, Jones seul est satisfait ; et encore faut-il ajouter que son médecin lui ordonne de passer deux hivers au Caire, l’excès de travail ayant mis ses poumons en grand danger.

C’était à l’université d’Oxford en 184… — Un jeune homme, malheureuse victime d’un concours où il avait échoué, était assis dans son logement d’étudiant au collège de Balliol. Ç’avait été de la plus grande importance pour lui d’être un premier en classique, et il avait été jusqu’à rêver la position de double-premier (double-first). Il avait été déçu dans l’un et l’autre espoir. Les listes venaient d’être publiées et il ne se trouvait être que de seconde classe. Or, on ne fait pas grand cas d’un homme de seconde classe au collège de Balliol, et de plus il perdait l’espoir d’obtenir immédiatement son titre d’agrégé (fellowship)[1].

Ce n’était pas encore là le pis. Arthur Wilkinson, — c’était le nom du jeune homme, — avait, depuis son enfance, couru dans l’arène côte à côte avec un certain ami et rival nommé George Bertram, et dans presque toutes les circonstances de sa vie il avait été dépassé par lui. Au moment même où Wilkinson apprenait son échec, il apprenait aussi que Bertram avait atteint l’objet de son ambition. George Bertram était un double-premier, — le seul parmi les étudiants de son année.

Ces deux jeunes gens devant jouer les principaux rôles dans ce récit, je vais tâcher de les faire connaître au lecteur. Je le ferai aussi brièvement que possible, et, puisque George Bertram semble être le préféré de la Fortune, je commencerai par lui.

Son père vivait au moment où débute cette histoire, mais George ne le connaissait guère. Sir Lionel Bertram avait été un soldat de fortune, — ce qui veut dire assez généralement, je crois, un soldat sans fortune, — et en cette qualité, il combattait encore, en quelque sorte, pour sa patrie. Pour l’instant, et depuis tantôt cinq ans, il occupait en Perse une position quasi militaire ; antérieurement il avait servi au Canada, dans les Indes, au cap de Bonne-Espérance, et il avait été employé à je ne sais quelle mission spéciale à Montevideo. Il avait donc beaucoup vu le monde, mais fort peu son fils unique. La mère de George était morte jeune, et sir Lionel Bertram avait parcouru le globe, libre de toute entrave.

Le révérend Arthur Wilkinson, ministre de Hurst Staple, village limitrophe entre le Humpshire et le Berkshire, avait épousé une cousine germaine de la femme de sir Lionel. Quand donc le jeune George Bertram, à l’âge de neuf ans, se trouva sans famille qu’il pût appeler sienne et livré à tous les hasards de la vie, M. Wilkinson s’offrit de lui donner une famille et de l’élever avec son fils aîné jusqu’à ce qu’ils fussent en âge l’un et l’autre d’aller à quelque école publique. Pendant trois ans, George Bertram vécut donc à Hurst Staple. Seulement, tous les ans, il allait passer un mois chez un de ses oncles (avec lequel le lecteur devra faire connaissance en temps et lieu), et ce mois-là était naturellement regardé par l’enfant comme le temps des vacances.

C’est peut-être ici le lieu de noter que sir Lionel Bertram, bien qu’il fût très-brave et tout à fait l’homme qu’il fallait pour négocier avantageusement avec des peuples exotiques, ne s’était jamais assujetti à des habitudes d’exactitude dans ses affaires d’intérêt. Un arrangement avait été conclu d’après lequel trois mille francs devaient être payés annuellement pour les besoins du jeune Bertram, et cette somme devant couvrir toutes les dépenses d’habillement, de blanchissage et d’argent de poche, en sus de la bagatelle de la nourriture et de l’éducation de l’enfant, nous pouvons ajouter que le marché n’était pas trop onéreux pour sir Lionel. Le premier semestre fut payé ; mais, à partir de là jusqu’à la fin de la seconde année, M. Wilkinson ne toucha plus rien. Comme c’était un pauvre homme ayant six enfants à lui et sans autres ressources que les revenus de sa cure, il crut devoir écrire à Londres et mentionner la chose au frère de sir Lionel. La note fut immédiatement soldée, et de ce côté-là M. Wilkinson n’eut désormais aucune inquiétude.

À vrai dire, le jeune Bertram ne lui donna guère d’inquiétude d’aucune sorte. L’enfant n’était pas bon à canoniser, sans doute, et causa à madame Wilkinson les tracas ordinaires au sujet de ses vestes et de ses pantalons ; mais, à tout prendre, c’était un bon garçon, d’humeur franche et généreuse, affectueux, intelligent et plein de saillies originales. Ceux qui l’observaient de près (et M. Wilkinson n’était peut-être pas du nombre) auraient pu remarquer qu’il n’était pas tout à fait aussi persévérant qu’on aurait pu le souhaiter dans ses goûts comme dans ses répugnances ; qu’il attachait peu de prix à ce qu’il apprenait sans aucune peine ; en un mot, qu’il ne prenait rien bien au sérieux. Malgré tout, c’était un garçon qui promettait et dont tout père eût pu être fier.

George Bertram n’avait pas été beau comme enfant, et il ne fut pas non plus un bel homme. La tête était trop massive, la figure trop carrée, le front trop lourd ; mais les yeux, sans être grands, étaient vifs, et la bouche révélait une intelligence rare. Arrivé à l’âge d’homme, il ne porta pas le moindre semblant de barbe, ce qui ajoutait probablement à l’apparente lourdeur de sa physionomie ; mais il savait sans doute mieux que personne ce qui lui seyait, car peu de figures indiquaient mieux que la sienne un esprit vif et perspicace.

À l’âge de douze ans on l’envoya à l’école de Winchester, et, comme il passait ses vacances chez son oncle, il cessa de se considérer comme étant chez lui à Hurst-Staple. Deux fois l’an, en rentrant à l’école, il s’y arrêtait pour une couple de jours, mais ce n’était plus qu’un visiteur, et les petits Wilkinson cessèrent bientôt de le regarder comme un frère.

Arthur Wilkinson était à peu près du même âge que son cousin. Il avait deux ou trois mois de plus que Bertram, — c’était tout juste assez pour lui donner l’idée, lors de leur première rencontre, qu’étant le supérieur d’âge, il devait aussi être supérieur en savoir. Cette idée, Wilkinson ne devait pas réussir à la garder, et les premières années de sa vie se passèrent en vains efforts pour égaler son cousin, pour le valoir à l’étude, dans les batailles, dans les jeux ; — pour le valoir surtout en énergie.

Par sa bonne mine, du moins, Arthur était supérieur à George, et c’était là une grande consolation pour sa mère. Le jeune Wilkinson était beau, mais de cette beauté régulière qui plaît plus chez l’adolescent que chez l’homme. Lui aussi était un excellent garçon, et il eût fallu des parents bien exigeants pour qu’ils ne fussent pas satisfaits de lui. Chacun en disait du bien, de sorte que M. Wilkinson père ne pouvait se plaindre. Pourtant, quel est celui d’entre nous qui ne voudrait voir son fils aussi brillant, pour le moins, que le fils de son ami !

Arthur Wilkinson fut placé, lui aussi, à Winchester. Peut-être eût-il mieux valu pour les cousins qu’ils allassent à des écoles différentes, mais la chose avait été laissée à la discrétion de M. Wilkinson, et, comme il avait trouvé l’éducation de Winchester bonne pour son fils, il la trouva, naturellement, bonne aussi pour le fils de sir Lionel. À Winchester, ils firent bien l’un et l’autre, mais Bertram fit mieux, et de beaucoup. Il remporta les prix, tandis que Wilkinson faillit les remporter. Dans claque classe, il précéda d’un peu son cousin, et quand vint la lutte finale qui devait clore leur carrière d’écoliers, Bertram l’emporta sur tous. Ce fut lui qui se leva pour recevoir la médaille d’or et débiter les hexamètres latins, tandis que Wilkinson dut se contenter de rester assis et de les écouter.

Je crois que les professeurs ne comprennent que bien rarement l’angoisse qu’éprouvent les écoliers sous le coup de semblables défaites. Ceux-ci sont généralement très-réservés sur de pareils sujets. Ils ne démêlent pas assez nettement leurs propres sentiments pour en pouvoir parler, et ils sont trop habitués au ridicule et à la censure pour se permettre d’espérer la sympathie. À une sœur favorite on pourrait peut-être, raconter le rude combat et le douloureux échec, mais pas à d’autres. Le père, à ce que croit l’enfant, doit être irrité de l’insuccès, et même les baisers de la mère semblent en avoir été refroidis. Nous sommes tous trop disposés à nous figurer, si nos enfants mangent des gâteaux et font du tapage, qu’ils n’ont nul besoin de sympathie. Mais un enfant peut échouer au collège, puis manger force gâteaux et faire beaucoup de tapage, et n’en pas moins sentir son jeune cœur se serrer, faute de quelqu’un qui s’apitoie avec lui sur son chagrin.

Quand vint pour Bertram le temps de se rendre à l’Université, son oncle lui donna à entendre que, dans ce moment-là précisément, il était obligé de regarder beaucoup à ses dépenses. Quant à son père, il était bien trop absorbé par les affaires publiques pour se préoccuper des besoins de son fils, ce qui refroidit encore plus l’oncle. « C’est bon, dit George, je me passerai d’aller à l’Université si je n’y vais pas par mes propres moyens. »

Il se présenta donc au collège de Trinité à Oxford, comme candidat pour un scholarship, et il l’obtint, à la grande surprise de la famille Wilkinson, et un peu à la sienne. Dans ce temps-là, quand un jeune homme parvenait à obtenir un scholarship au collège de Trinité, on considérait généralement sa carrière comme assurée ; je ne sais s’il en est de même aujourd’hui[2]. L’oncle Bertram, dès qu’il connut le succès de son neveu, s’empressa de lui assurer une ample pension qui eût été plus que suffisante quand même celui-ci n’eût pas obtenu le scholarship. George Bertram se trouva donc à peu près riche pendant son séjour à Oxford.

Wilkinson, de son côté, fut envoyé à Oxford par son père, au prix d’assez grands sacrifices. Il y avait à la maison cinq autres enfants, quatre filles, et un plus jeune fils, et ce ne fut pas sans peine que M. Wilkinson parvint à donner à son fils aîné la somme voulue pour lui permettre de poursuivre ses études. Tout compte fait, Arthur se trouva à l’Université avec un revenu qui ne se montait guère qu’à la moitié de celui de son cousin George.

Il n’est pas nécessaire que nous les suivions l’un et l’autre dans les détails de leur carrière universitaire. Tous deux remportèrent des prix, l’un grâce à son intelligence, l’autre à force d’application. Ils passèrent convenablement tous leurs examens partiels, firent partie de la même conférence, et, tout en différant d’opinion sur presque tous les sujets importants, restèrent bons amis, sauf quelques petites interruptions temporaires, pendant les quatre années que dura leur séjour à Oxford.

Pendant trois ans, Wilkinson travailla assidûment, mais, vers le commencement de la quatrième année, il se laissa aller un peu trop à parler au lieu de lire, et s’abandonna plus qu’il ne l’aurait fallu aux plaisirs du monde — plus qu’il ne l’aurait fallu du moins pour lui qui était pauvre, et qui avait grand besoin de travailler. Il ne pouvait pas maintenir sa position à force de génie, comme le faisait Bertram ; il arriva donc que, tout en prenant un grade honorable, il n’atteignit pas à la haute position qu’il avait ambitionnée, et que de plus, quand vint le jour où il put s’intituler bachelier es arts, il se trouva endetté de cinq mille francs, qu’il était impossible pour lui et fort difficile pour son père de payer.

Bertram avait toujours tenu à étudier de façon à faire croire aux autres qu’il n’étudiait pas. Cette affectation — qui n’est pas rare chez les hommes de génie — avait exercé, ainsi que cela arrive pour toutes les affectations, une fâcheuse influence sur son caractère. La vérité, c’est qu’il étudia avec ardeur pendant l’année qui précéda l’examen final. Il était entouré d’une clique qui le tenait pour un grand homme ; c’était un groupe d’adorateurs qui croyaient leur idole appelée à de grandes destinées et se faisaient un point d’honneur de l’appuyer dans ses faux semblants de paresse. Ils tiraient gloire de la dissipation de Bertram, racontaient des histoires un peu exagérées sur ses exploits dans leurs parties d’étudiants, et prouvaient aux conscrits, transportés d’admiration, qu’il ne songeait absolument qu’à son cheval et à son canot. Il pouvait sans doute se passer d’étude mieux que personne, et pourtant le pauvre Wilkinson ne fut pas vaincu sans effort. On peut affirmer que personne n’arrive à être double-premier, en quelque chose que ce soit, sans effort. Toujours est-il que Wilkinson était assis tout seul, et fort malheureux, dans son logement au collège de Balliol, tandis qu’on célébrait le triomphe de Bertram au collège de Trinité.

Il est triste d’avoir à écrire à son père pour lui apprendre qu’on a échoué quand le succès a été ardemment désiré. Arthur Wilkinson eût été casé pour la vie — casé de la façon qui semblait la plus désirable à son père et à lui dans ce moment-là, — si son nom avait figuré sur la liste de première classe. Son père n’avait osé espérer un titre de double-premier ; mais, tout en se promettant de ne pas l’espérer, il s’était consolé en se disant que les espérances plus modestes qu’il se permettait étaient du moins certaines ; — et puis, qu’il restait encore cette chance inavouée de bonheur en réserve. Et voilà qu’Arthur Wilkinson devait apprendre à son père qu’il n’était ni double-premier ni premier même. Son grade était fort convenable pour qui ne se serait pas attendu à grand’chose, pour qui n’aurait pas fait parler de soi, mais il n’était pas convenable pour Arthur Wilkinson du collège de Balliol.

Væ victis ! Il était vraiment malheureux, tout seul dans sa chambre et se demandant comment il ferait cette lettre. En ce temps-là, il n’y avait ni télégraphes ni télégrammes ; il fallait écrire. S’il n’écrivait pas, son père serait à Oxford dans les vingt-quatre heures. Comment faire ? S’adresserait-il de préférence à sa mère ? Mais alors que ferait-il, que dirait-il à propos de cette maudite dette ?

La plume, l’encre et le papier étaient prêts, et il s’était placé dans son fauteuil devant la table. Il y était depuis une demi-heure, mais pas un mot n’était encore écrit, et peu à peu, on ne sait comment, le fauteuil s’était retourné pour faire face au feu. Il était là, quand tout à coup on frappa violemment à la porte extérieure.

— Allons ! ouvre la porte, dit la voix de Bertram, je sais que tu y es.

Wilkinson ne répondit pas. Il n’avait pas revu Bertram depuis la publication des listes, et il ne savait trop s’il aurait le courage de lui parler.

— Je sais que tu y es, et je vais enfoncer la-porte si tu n’ouvres pas. Il n’y a personne avec moi, dit la voix triomphante de son ami.

Wilkinson se leva et tira lentement le verrou. Il s’efforça de sourire en ouvrant, mais n’y réussit guère. Cependant, et malgré son chagrin, il trouva moyen de dire quelques mots.

— J’ai un compliment à te faire, dit-il à Bertram, et je te le fais bien cordialement.

Il y avait bien peu de cordialité dans le ton dont ces mots étaient dits ; mais, après tout, cela n’était peut-être que naturel.

— Merci ! mon vieux, j’en suis bien persuadé. Allons, Wilkinson, une poignée de main ; autant vaut en avoir le cœur net tout de suite. Je voudrais que tu eusses eu plus de bonheur. Il n’y a qu’heur et malheur, après tout.

— Non, il y a autre chose, dit Wilkinson, qui pouvait à peine retenir ses larmes.

— Pardon, il n’y a que cela. Si on vous a une migraine, une colique, on est enfoncé ; si on n’est pas ferré sur le sujet qui est le cheval de bataille de l’examinateur, enfoncé encore ; et si l’on s’est mis quelque système à soi en tête, encore plus enfoncé. Mais il ne sert de rien de remâcher tout cela. Viens ! qu’on nous voie ensemble ; c’est le meilleur moyen d’affronter la chose. Allons chez Parker, je régale d’un déjeuner. Nous y trouverons Gérard, et Madden, et Twisleton. Twisleton est furieux d’être un quatrième. Il jure qu’il n’acceptera pas.

— Il a tout ce qu’il s’attendait à avoir, en tout cas ; donc il n’est pas malheureux.

— Malheureux ! qui parle d’être malheureux ? Il faut fermer le tiroir sur tout cela, mon vieux. Allons chez Parker, Harcourt y sera. Tu savais qu’il était ici, n’est-ce pas ?

— Non, et j’aime mieux ne pas le voir pour l’instant.

— Voyons, Wilkinson, il faut prendre le dessus.

— C’est bien aisé à dire pour toi qui n’as rien à surmonter.

— Et penses-tu que je n’aie jamais rien eu à surmonter ? En un mot, je suis venu pour t’empêcher de broyer du noir tout seul ici, et je ne vais pas te quitter. Autant vaut venir avec moi tout de suite.

Avec un peu d’hésitation, Wilkinson fit entendre à son ami qu’il n’avait pas encore écrit à sa famille et qu’il ne pouvait sortir avant de s’être acquitté de ce devoir.

— Alors je te donne dix minutes pour ta lettre ; c’est plus que suffisant, quand même tu y mettrais mes amitiés pour ma tante et mes cousines.

— Je ne puis pas écrire pendant que tu es là.

— Allons donc ! quelle histoire ! Tu écriras, et je serai là. Je ne souffrirai pas que tu te rendes malheureux pour une niaiserie. Voyons, écris. Si ce n’est pas fait en dix minutes, je m’en charge ; et, tout en parlant, Bertram prit un volume d’Aristophane pour se distraire en attendant.

Le malheureux Wilkinson rapprocha de nouveau son fauteuil de la table, mais il avait le cœur serré. Væ victis !




CHAPITRE II


LE DÉJEUNER.


Wilkinson prit la plume et se courba sur le papier comme s’il allait écrire, mais il ne traça pas un mot. Comment écrire ? La chose eût été comparativement facile sans cette maudite dette. Bertram, en attendant, tournait les pages de son livre et regardait de temps en temps sa montre. Puis il s’écria tout à coup : — Eh bien ?

— Tu devrais bien me laisser, dit Wilkinson ; je serais mieux seul.

— Je veux être pendu si je te quitte. Allons ! où en es-tu ? Donne-moi le papier et je te ferai une lettre en un rien de temps.

— Merci ; j’aime mieux faire ma lettre moi-même.

— C’est ce que je te demande, mais c’est ce que tu ne fais pas, — et Bertram reprit Aristophane pendant quelques instants. — Tu vois bien que tu n’écris pas. Allons, mettons-nous-y tous deux, et voyons qui aura fini le premier. Je voudrais bien savoir si mon père attend une lettre de moi. Et, tout en parlant, il s’empara d’une plume et se mit à écrire :


« Mon cher père,

« Cette ennuyeuse besogne est enfin terminée. Vous serez fâché d’apprendre, qu’en ce qui me concerne, le résultat n’a pas été aussi satisfaisant qu’on aurait pu l’espérer. Je comptais être premier, et il se trouve que je ne suis que second. Si mon ambition s’était contentée d’aspirer au second rang, j’aurais peut-être été parmi les premiers. Je le regrette, surtout pour vous ; mais aujourd’hui on ne peut compter d’avance avec quelque certitude sur les premiers grades. Comme j’arriverai à la maison mardi, je n’en dis pas davantage. Je ne puis rien dire encore au sujet de l’agrégation. Bertram a eu sa chance habituelle. Il fait bien ses amitiés à maman et à mes sœurs.

« Votre fils affectionné,
« Arthur Wilkinson. »


Wilkinson prit la lettre, et, l’ayant lue pour voir qu’elle ne contenait rien d’absurde, la copia machinalement. Il n’ajouta qu’une phrase pour dire que la « chance » de son ami consistait à être le seul double-premier de son année, et un petit post-scriptum qu’il se garda bien de laisser voir à Bertram, puis il ferma la lettre et l’envoya à la poste.

« Dites à maman qu’elle ne se fasse pas trop de chagrin. » Tel était le post-scriptum.

La lettre écrite et expédiée, Wilkinson se laissa emmener.

— Et maintenant allons chez Parker, dit Bertram, tu seras bien aise de revoir Harcourt.

— Ma foi non ! J’aime assez Harcourt ; mais pour l’instant, je préférerais ne voir personne.

— Mais lui, il aimera à te voir, ce qui revient au même. Viens donc.

M. Harcourt était un jeune avocat, tout récemment appelé au barreau, qui avait fait sa dernière année à Oxford quand Bertram et Wilkinson étaient nouveaux, et comme, il avait été au même collège que Bertram, une certaine intimité s’était établie entre eux. Il commençait à plaider, et l’on disait généralement de lui qu’il ferait son chemin. À Londres, c’était encore un tout jeune homme ; mais à Oxford, grâce à ses trois années de séjour dans la capitale, il passait pour être très-versé dans la sagesse mondaine. Il venait souvent à Oxford, et, quand il s’y trouvait, passait volontiers son temps avec nos deux amis.

Wilkinson se mit en route avec son cousin, bras dessus, bras dessous. L’épreuve pour lui était rude ; mais quelque chose lui disait que plus tôt il l’affronterait, plus tôt la peine en serait passée. Dans la grande rue ils rencontrèrent une foule de gens qui les connaissaient l’un et l’autre. Il va sans dire que les amis de Bertram le félicitèrent, mais ce ne fut pas tout ; certains furent assez malavisés pour adresser des condoléances à Wilkinson.

— Avale la médecine tout de suite, lui dit Bertram à demi-voix, et la chose sera finie, maintenant et pour toujours.

Ils arrivèrent chez Parker, où ils trouvèrent tous ceux que Bertram avait nommés et d’autres encore. Harcourt était assis sur la table dans la salle du fond quand ils entrèrent, et les autres jeunes gens étaient debout. « Place au double-premier, messieurs, au héros du siècle, s’écria-t-il en voyant arriver Bertram. Vous savez qu’il est question de lui ériger une statue d’albâtre dans la grande salle du collège de Trinité. Moi, je demande qu’on se contente de la faire en marbre,

— Qu’on la fasse en croûte de pâté, dit Bertram, et que Parker soit l’artiste.

— Et puis nous dévorerons l’objet de notre culte, s’écria Madden, pour prouver combien est passagère cette gloire qui nous coûte tant de travail.

— Je serais enchanté de cette preuve de votre amitié, messieurs. Harcourt, vous n’avez pas vu Wilkinson ?

Harcourt se retourna et donna une poignée de main à son ami.

— Ma foi ! maître Wilkinson, je ne vous avais pas aperçu. Vous avez si bien l’habitude de vous cacher sous le boisseau qu’on ne vous voit pas, le plus souvent. Voilà donc le grand jour passé et la grande affaire finie. C’est une corvée faite, c’est autant de déblayé : voilà ce que je pense, quant à moi, d’un examen d’université.

Wilkinson se borna à sourire, mais Harcourt n’en comprit pas moins que c’était là un homme profondément désappointé. Le jeune avocat était trop homme du monde cependant pour lui adresser, soit des félicitations, soit des condoléances.

— Il y a moins de premiers cette année qu’il n’y en a eu depuis neuf ans, dit Gérard croyant adoucir ce qu’il y avait de pénible dans la position de Wilkinson.

— C’est peut-être parce que les examinateurs ont demandé davantage, ou bien encore parce que les examinés avaient moins à donner, répliqua Madden, qui ne songeait guère à Wilkinson.

— Que vous êtes donc bêtes ! s’écrie Bertram, ne savez-vous donc pas que tout cela se décide au hasard, à la roulette, la veille du jour où l’on publie les listes ! Si ce n’est pas ainsi que cela se fait, c’est ainsi que cela devrait se faire : le résultat serait tout aussi conforme à la justice. Allons, Harcourt, je pense qu’un homme de votre expérience ne daignera pas boire du vin d’Oxford ; mais vous voudrez bien regarder manger les moutards sans doute. Wilkinson, mettez-vous en face de moi et servez-nous le pâté.

— Messieurs, je vous demanderai un moment de silence, dit Harcourt quand l’œuvre sérieuse du déjeuner fut à peu près accomplie et que les convives commencèrent à peler languissamment des poires et à les découper en toutes sortes de formes au lieu de les manger ; messieurs, à tous les déjeuners auxquels j’ai assisté, j’ai toujours entendu dire, — et par parenthèse, ces repas du matin seraient les plus charmantes choses du monde si seulement on savait quoi faire quand ils sont finis…

— Quand ils sont finis, il est temps d’aller dîner, dit Gérard.

— Cela, c’est bon pour un nouveau, mais maintenant que vous voilà bachelier es arts, vous verrez que vous n’aurez plus cette capacité. Mais, pour l’amour de Dieu ! laissez-moi finir mon speech, ou nous n’aurons le temps ni de dîner ni de souper. Je le répète, on prétend généralement qu’il ne devrait point y avoir de discours à ces charmants petits repas du matin.

— Appelez-vous ceci un petit repas ? interrompit à son tour Madden, qui, renversé sur sa chaise, avait à peine la force de tirer de temps à autre une bouffée de son cigare.

— Je ne prétends point parler légèrement du menu qui n’a été que trop complet. Si vous me permettez d’achever, je dirai que cette loi du silence, toujours proclamée, est toujours violée ; je n’éprouve donc aucun scrupule à la violer à mon tour aujourd’hui. Un grand discours est très-ennuyeux, et un petit discours est un peu ennuyeux ; mais il faut savoir s’ennuyer. On ne peut guère s’en passer dans ce monde. Or, mon ennui sera un très-petit ennui, si l’on me permet de le mener à bonne fin sans interruption.

— Bien dit, Harcourt ! s’écria Bertram. Allez de l’avant ; nous ne sommes que trop heureux de vous écouter. Nous n’avons pas tous les jours un avocat de Londres.

— Ce n’est pas tous les jours, non plus, que nous avons un double-premier à notre vieux « Trinité. » Messieurs, nous sommes ici six qui appartenons à Trinité, si je ne me trompe. Vous vous ferez un devoir de boire avec moi à la santé et à la prospérité de notre ami Bertram. Il y a plus d’un homme de Trinité dont nous avons raison d’être fiers ; mais si je suis doué de quelque perspicacité, si je possède le don de juger les hommes (il faut se rappeler que M. Harcourt, qui n’était qu’un tout jeune homme à Londres, était loin d’être un jeune homme à Oxford), il y en a eu bien peu qui aient atteint une place aussi élevée que celle qui lui est réservée dans l’avenir, et dont le nom ait eu plus de retentissement que n’en aura un jour le sien. Il y a ici des membres d’autres collèges : ils ne verront pas d’un mauvais œil notre triomphe ; ce sont les vieux amis de Bertram, et ils doivent être aussi fiers de l’étudiant d’Oxford que nous le sommes de l’étudiant de Trinité. Messieurs, je bois à la prospérité de notre ami le double-premier et à sa santé, afin qu’il puisse jouir du fruit de son travail.

Le toast fut accueilli avec un prodigieux enthousiasme ; il semblait merveilleux que dix convives pussent faire tant de tapage. Même Wilkinson, dont une petite pointe de vin avait relevé un peu le cœur, sortit des profondeurs de son découragement et joignit son acclamation aux autres.

Bertram, selon l’usage, remercia ses amis avec la modestie d’emprunt qui caractérise le discours de remercîment. Il se rassit, puis, avec un certain embarras et en rougissant, il se releva.

— Au risque de faire momentanément de la peine au meilleur ami que j’aie au monde, je vais vous proposer, messieurs, de boire à la santé de quelqu’un que la fortune n’a point favorisé, — je veux dire à la santé de mon cousin Arthur Wilkinson. Les listes, je veux le croire, sont rédigées avec justice ; en tout cas, ce n’est point à moi à m’en plaindre ; mais j’oserai dire que s’il existait une pierre de touche infaillible pour découvrir l’homme le plus méritant, nul nom n’eût été placé cette année avant le sien. Il est un peu moins en train que nous autres aujourd’hui parce qu’il n’a réussi que partiellement, mais un jour viendra où il réussira complètement. — Et l’on but à la santé d’Arthur Wilkinson avec un enthousiasme un peu amoindri, mais cependant avec assez d’animation encore pour faire résonner tous les verres dans la maison de M. Parker.

Wilkinson sentit le sang lui bourdonner aux oreilles quand il entendit prononcer son nom, et dans le moment, il eût donné tout au monde pour qu’on le laissât tranquille. Mais il est au moins douteux s’il n’eût pas été plus blessé d’être passé sous silence. Rien n’est plus difficile que de se mettre exactement au diapason d’un homme désappointé. — Je romprai la glace pour lui, s’était dit Bertram ; quand il aura une fois parlé, il souffrira moins.

Wilkinson avait toujours été considéré dans les conférences et les clubs d’étudiants comme un très-habile discoureur, et, bien que doué d’un peu plus de prolixité et d’un peu moins de vivacité que son cousin, on l’avait généralement regardé comme l’égal, sinon le supérieur de celui-ci, à cause de son érudition plus grande et de son débit plus assuré ; mais en cette occasion sa facilité de parole l’abandonna complètement.

« Il leur était fort reconnaissant, dit-il, bien que peut-être après tout valait-il mieux que les hommes qui se plaçaient dans une position médiocre fussent laissés à leur médiocrité. Quant à lui, il ne doutait pas de la justice des listes. Il ne lui servirait de rien de nier qu’il avait eu l’ambition de quelque chose de mieux : tout le monde, — pour lui c’était tout le monde, — ne savait que trop qu’il avait eu de l’ambition. Mais il avait reçu une leçon qui lui serait sans doute utile pour le reste de ses jours. Échouer, ou ne pas échouer, c’était là une chose qui dépendait des espérances qu’on fondait sur soi. Il comptait bien à l’avenir n’en plus former que d’assez modestes pour que la réalisation de ses désirs eût quelque probabilité. » Après avoir prononcé ces paroles lugubres, il se rassit ayant réussi à éteindre toute gaieté dans la réunion.

Donc, après un dernier verre de punch et un dernier cigare, on se sépara.

Bertram et Harcourt demeurèrent seuls, Bertram ayant en vain engagé son cousin à rester avec eux. Wilkinson avait besoin d’être tranquille et regagna solitairement son collège.

— Vous avez toujours surfait ce garçon-là, dit Harcourt.

— Je ne le pense pas, et le temps me donnera raison. Au bout du compte, un bon grade universitaire n’est pas tout dans ce monde. À Londres, qui donc songe aux grands prix et aux doubles-premiers, je vous le demande ? Une fois le but atteint, je n’en vois pas trop l’utilité.

— En effet, on ne songe guère aux grands prix et aix doubles-premiers dans le monde, mais cela n’empêche pas que ce sont ces hommes-là qui attrapent les gros lots. Le bois qui flotte sur une eau flotte sur toutes les eaux.

— Vous verrez que Wilkinson surnagera.

— C’est-à-dire qu’il ne coulera pas au fond. Je le crois comme vous. Les neuf dixièmes des hommes ne surnagent ni ne coulent complètement en ce monde ; ils voguent péniblement comme des navires à moitié engagés dans l’eau, se tenant difficilement à la surface, portant à grand’peine les fardeaux dont ils sont chargés, et pourtant ne sombrant pas ; ils livrent de grands combats pour conquérir le pain quotidien et, dans cette lutte ardue, perdent de vue toute autre ambition. Quand ces gens-là obtiennent du pain, on peut dire qu’ils ont surnagé.

— Wilkinson fera mieux que cela.

— Un peu mieux ou un peu moins bien, c’est selon. En tout cas, ce n’est pas un homme qui primera. Il ne suffit pas pour cela d’être industrieux, et surtout d’être industrieux avec des intervalles de six mois de paresse. Mais allons faire un tour au bord de l’eau ; le vin de Champagne de M. Parker me fait tourner la tête, et je ne me sens pas de force à affronter le dîner de Gérard.

Les deux amis prirent le chemin de halage, et, tout en cheminant, se mirent à discuter leurs plans d’avenir. Harcourt avait choisi sa carrière et se sentait à peu près sûr d’avoir fait un bon choix. Il n’avait à aucune époque beaucoup douté, et depuis qu’il avait pris sa résolution, il ne doutait plus du tout. Il travaillait beaucoup dans le présent, et il se proposait de beaucoup travailler dans l’avenir, ne comptant pas trop sur son talent, mais comptant fermement sur son application. Bertram, avec un génie bien supérieur, manquait, du moins à l’époque dont il s’agit, de la persévérance qui distinguait son ami. Le monde était devant lui et il n’avait qu’à choisir ; mais il aurait eu grand besoin qu’on l’aidât à faire son choix. Il avait une grande ambition, mais une ambition vague. Le barreau, l’Église, les lettres, les arts, la politique, tout l’attirait ; mais parmi tant d’espérances, laquelle choisir ?

— Quand viendrez-vous à Londres ? lui demanda Harcourt.

— À Londres ! Je ne sais si j’irai à Londres. Je vais aller passer quelques semaines à Hadley d’abord, — c’était dans le village de Hadley que demeurait l’oncle de Bertram, mais ensuite je ne sais ce que je ferai.

— Moi, je le sais. Vous viendrez à Londres et vous ferez votre droit.

— Il est probable que je ferai quelque chose de plus prosaïque encore ; je reviendrai peut-être ici pour entrer dans les ordres.

— Entrer dans les ordres ! vous ! Je digérerais plus facilement le dîner de Gérard que vous ne digéreriez les trente-neuf articles de l’Église anglicane.

— On ne sait ce qu’on peut faire que quand on a essayé. Un prêtre peut faire beaucoup de bien s’il est convaincu et s’il n’est pas trop asservi à l’Église établie.

— Je vous dis que vous serez avocat. Vous êtes taillé pour cela, et c’était toujours là votre idée.

— C’est la profession qui me tente le plus, je l’avoue ; — mais les avocats sont de bien grands coquins. Vous serez une exception, cela va sans dire.

— Je ferai à Rome ce que font les Romains — du moins je l’espère. J’ai pour doctrine qu’il n’existe point de loi immuable du bien et du mal.

— C’est une doctrine commode. Je voudrais y croire.

— Cela vous viendra ; en pratique vous êtes déjà de mon avis. Mais le sujet est trop vaste pour l’entamer ici. Je vous le répète, vous n’entrerez pas dans l’Église et vous serez installé à Londres avant la Noël.

— Et de quoi vivrai-je, mon cher ?

— Comme tous les bons neveux ; vous vivrez de votre oncle. De plus vous aurez votre revenu d’agrégé ; vous en pourrez vivre comme moi.

— Vous n’avez pas que cela ; et quant à mon oncle, s’il faut tout vous dire, je ne me soucie pas beaucoup de dépendre de lui. Je soupçonne qu’il veut me faire comprendre qu’il me fait la charité. Du reste, je compte tirer la chose au clair sans plus tarder.

— Tirer la chose au clair !… Faire la charité ! Triple imbécile ! Mais un oncle, c’est comme un père !

— Mon oncle n’est pas pour moi comme mon père.

— Non ; et d’après ce que j’ai ouï dire, cela est fort heureux pour vous. Ne lâchez pas votre oncle et venez à Londres. Vous aurez les cartes en main.

— J’ai une autre idée, c’est d’aller à la recherche de mon père. Je voudrais savoir à quoi il ressemble. Il y a quatorze ans que je ne l’ai vu.

— Il est à Téhéran, n’est-ce pas ?

— À Hong-Kong, je crois, pour le moment, à moins qu’il ne soit à Panama. Il est mêlé à l’affaire de l’isthme.

— Bah ! ce serait perdre beaucoup de temps. Et puis, vous parliez d’argent tout à l’heure, songez que ce voyage coûterait cher…

Tout en causant, ils avaient rebroussé chemin et rentraient à Oxford. Après avoir parlé de mille choses indifférentes, Bertram revint à la charge :

— Après tout, il n’y a qu’une carrière en Angleterre pour un homme qui se respecte.

— Et quelle est cette unique carrière ?

— La politique et le parlement. Appartenir à une nation libre qui se gouverne elle-même, tout cela est bel et bon, si l’on est un des gouvernants. Sinon, on serait encore moins mortifié, à tout prendre, sous le gouvernement d’un roi absolu. On ne serait dominé que par un seul homme, tandis que chez nous ils sont sept cent cinquante, — sans compter les pairs.

— Oui, mais on a la chance d’être l’un des sept cent cinquante.

— Je compte essayer, dit Bertram. Mais qui diable me nommerait ? Comment s’y prend-on ? Faut-il présenter mes compliments empressés aux électeurs de Marylebone, et leur dire que je suis un homme très-distingué ?

— Tout juste ; seulement il faut d’abord faire quelque chose pour prouver que vous l’êtes. J’ai la même ambition, mais je me tiendrai pour content si j’arrive au parlement dans vingt ou trente ans d’ici.

— Vous voulez dire en qualité d’avocat ?

— Comment arriver autrement quand on n’a pas le sou ?

— C’est ce que je me demande. Mais je n’entends point, pour mon compte, mon cher Harcourt, patienter vingt ans avant de débuter dans la vie. On n’a pas besoin d’électeurs pour écrire un livre, par exemple.

— Pour l’écrire, non ; mais pour le faire lire, c’est autre chose. Pour qu’un auteur fasse un peu de bien, il faut qu’il soit élu à l’aide de suffrages aussi loyalement obtenus, pour le moins, que ceux qui font les membres du parlement.




CHAPITRE III


LE NOUVEAU MINISTRE.


Arthur Wilkinson se trouvait très-malheureux en quittant la réunion chez Parker, et même, quand vint l’heure de se mettre au lit, le pauvre garçon était encore dans un état d’esprit fort peu enviable ; pourtant, vers la fin de cette même semaine, il se sentit suffisamment remis pour rentrer au presbytère paternel d’un pas joyeux, et recevoir avec un sourire enjoué le baiser de bienvenue de sa mère. Dieu est bon, et il guérit de certaines blessures avec une merveilleuse rapidité ; — rapidité qui nous semble impossible quand nous regardons l’avenir, mais dont nous ne nous étonnons pas assez quand nous jetons les regards en arrière.

Avant de quitter Oxford, il alla voir le Principal de son collège, et se fit même un devoir de rendre visite à tous les marchands dans les livres desquels il figurait comme débiteur. Tous ces augustes personnages se montrèrent moins terribles qu’il ne l’avait craint. Le Principal, à vrai dire, fut plus que poli, il fut presque paternel et donna à Arthur des espérances de plus d’une sorte qui agirent comme un baume sur son cœur blessé. Il lui conseilla d’entrer dans les ordres et de demeurer dans le collège aussi longtemps que le permettrait la règle. Bien qu’il eût échoué, sa réputation et son savoir bien connu devaient lui procurer des élèves, et puis, s’il voulait s’astreindre à la résidence, il pouvait espérer, au bout d’un certain temps, d’être agrégé de collège. En somme, tout cela n’était pas aussi mauvais qu’Arthur l’avait prévu, et il dit adieu au collège de Trinité le cœur fort allégé.

Ses créanciers eux-mêmes ne se montrèrent pas impitoyables. Ils ne lui adressèrent pas, — cela va sans dire, des sourires aussi doux que s’il eût été proclamé une des gloires de l’Université ; on ne le pria pas, comme on l’eût fait en ce cas-là, de ne point se donner la peine de songer à des bagatelles telles que ces petits mémoires ; on ne l’assura pas que tout ce qu’on voulait de lui, c’était d’être honoré de sa confiance, mais on fut en somme assez poli. On se tiendrait pour satisfait d’être payé au bout de six mois, lui dit-on. Mais M. Arthur Wilkinson ne pouvait s’engager positivement à payer dans un délai de six mois ; il proposait de s’acquitter au moyen d’à-comptes successifs dans le courant de deux années. — Ah ! vraiment ! c’était fâcheux ! Deux ans, c’était long ; mais peut-être bien que M. Wilkinson père ne demanderait pas mieux que de prendre des arrangements pour liquider plus promptement ? — Non ! M. Wilkinson père n’était en position de rien faire. — Ah ! vraiment, il ne pouvait rien faire ?… c’était malheureux ! Bref, l’arrangement pour payer en deux années, avec intérêts, fut conclu. Et ce fut ainsi que M. Wilkinson fils commença, comme tant d’autres, à lutter contre le courant du fleuve de la vie avec une légère pierre au cou. Mais, qui sait ? cela vaut peut-être encore mieux, à tout prendre, qu’une ceinture de sauvetage toute gonflée de vent.

Rentré dans la maison paternelle, il se vit entouré par sa mère et ses sœurs et protégé par elles contre la froide sérénité de son père. Il parla peu à celui-ci des examens, mais en revanche il s’entretint longuement et souvent avec lui de l’avenir. Aussi finit-il, malgré toutes ses résolutions contraires, par raconter l’histoire de ses dettes.

— Peut-être pourrai-je faire quelque chose pour t’aider au printemps, lui dit M. Wilkinson.

— Non, non, mon père, vous n’en ferez rien, répondit le fils ; j’aurais dû vivre avec mon revenu ; puisque je ne l’ai pas fait, c’est à moi de pâtir aujourd’hui. — Ce fut tout, et l’affaire en resta là.

Bientôt Arthur se remit à aller dans le monde, le cœur aussi joyeux que s’il ne lui fût rien arrivé. Ses sœurs se moquèrent de lui parce qu’il ne dansait pas ; mais il avait résolu d’entrer dans les ordres, et il lui semblait à propos de ne rechercher désormais que des amusements qui seraient convenables pour la vie sacerdotale. Il se mit donc à étudier le chant, à jeûner le vendredi et à fabriquer au tour des pièces d’échiquier.

Mais si ses sœurs riaient, Adela Gauntlet, la fille du ministre de West-Putford et leur voisine, ne se moquait pas de lui. Elle l’approuvait à ce point qu’elle abandonna à peu près la danse, elle aussi. Elle s’interdit tout à fait les valses et les polkas, et, si elle dansa de temps à autre un quadrille, ce fut d’une façon désillusionnée qui semblait dire que, si elle n’eût craint de se faire remarquer, elle aurait refusé même un quadrille. De sorte que, somme toute, Arthur Wilkinson, malgré ses ambitions déçues, s’amusa autant pendant cet hiver-là qu’à aucune autre époque de sa vie.

Bien des fois, en suivant les bords de la petite rivière qui serpentait entre Hurst-Staple et West-Putford, il pensa à ses espérances d’autrefois et s’attrista de ne pouvoir en parler à personne. Son père était bon, mais trop froid pour être sympathique. Sa mère l’aimait de tout son cœur, et elle lui avait dit avec bonté que tout était peut-être pour le mieux ; elle avait même émis cette pensée consolante plus d’une fois, mais c’était tout ; son imagination ne lui suggérait rien de plus. N’avait-elle pas quatre filles dépourvues de maris et dépourvues aussi de dots, hélas ! Ne devait-elle pas leur réserver tout ce qu’elle avait de sympathie ? Quant à ses sœurs, — mon Dieu ! il n’y avait rien à dire, — c’étaient de bonnes filles, — d’excellentes filles ; mais elles étaient si gaies, si insouciantes, si rieuses, qu’il n’y avait pas moyen de leur parler de ses chagrins. Jamais elles n’étaient pensives, jamais elles ne se laissaient gagner par cette douce mélancolie qui porte à la sympathie. Si Adela Gauntlet eût été sa sœur… ! Et, tout en y songeant, il suivait la rivière jusqu’à West-Putford.

Il avait tout à fait pris son parti d’entrer dans l’Église. Alors qu’il rêvait encore des honneurs universitaires et une brillante carrière, il avait songé au barreau. C’est de ce côté-là que se tourne, je crois, l’ambition de tout jeune Anglais qui a de grands talents, le goût du travail et une modique fortune. Arthur, lui aussi, s’était promis le plaisir de travailler quatorze heures par jour comme avocat. Mais, quand il avait vu sa première espérance lui échapper, il s’était dit que l’Église était après tout le port le plus sûr. Et lorsqu’il allait à West-Putford, il y trouvait quelqu’un qui lui disait qu’il avait raison.

Mais nous ne pouvons le suivre pas à pas pendant ces premiers temps. Il entra, comme il l’avait dit, dans les ordres. Il prit des élèves et voyagea sur le continent avec l’un d’eux pendant les vacances. Au bout d’une année, il fut agrégé ; il avait alors, à grand’peine, payé à demi cette moitié de ses dettes qu’il s’était engagé à liquider. Sa conscience cléricale lui reprochait vivement ce manque d’exactitude, mais il se disait que maintenant, avec son traitement d’agrégé, tout serait plus facile.

Ainsi se passa un peu plus d’une année. Il alla peu chez lui à Hurst-Staple, et très-peu par conséquent à West-Putford ; pourtant il n’oubliait point cette physionomie pensive qui exprimait tant de sympathie pour ses tourments, et de temps à autre une de ses sœurs, dans ses lettres, lui parlait de cette petite sotte d’Adela, qui était devenue sérieuse comme un petit curé en jupons, et qui poussait le ridicule jusqu’à ne plus vouloir danser du tout.

Les choses en étaient à ce point, quand Arthur Wilkinson reçut une lettre qui le rappelait en toute hâte à la maison. Son père avait été frappé de paralysie et toute la famille était au désespoir. Il se mit immédiatement en route et n’arriva que tout juste à temps pour fermer les yeux de son père. Vingt-quatre heures après son arrivée, il se trouvait à la tête d’une famille désolée dont les besoins futurs étaient aussi douloureux à envisager que le chagrin présent. La vie de M. Wilkinson avait été assurée pour la somme de quinze mille francs, et sa veuve jouissait d’une rente de deux mille cinq cents francs ; la famille entière, — et elle se composait de la mère et de cinq enfants, — n’avait pas d’autres ressources et ne pouvait compter, même dans l’avenir, que sur l’aide que pourrait lui fournir Arthur.

— Remercions Dieu de ma nomination comme agrégé, dit-il à sa mère. Ce n’est, pas grand’chose, mais cela nous empêchera de mourir de faim.

Mais la famille Wilkinson ne devait pas être réduite à une si grande pauvreté. La cure de Hurst-Staple était un bénéfice dépendant de la noble famille des Stapledean. M. Wilkinson père avait été d’abord le précepteur, puis le chapelain du marquis de Stapledean, et il en avait été récompensé par sa nomination à la cure de Hurst-Staple. Depuis bien des années, la famille Wilkinson n’avait eu aucune relation avec son patron. Le marquis, bien qu’il ne fût pas âgé, était excentrique et très-bourru. Il possédait une magnifique propriété dans le voisinage de Hurst-Staple, mais n’y venait jamais, préférant habiter une terre bien moins agréable, située dans le nord du Yorkshire. Là, il vivait seul, s’étant séparé de sa femme, tandis que ses enfants, de leur côté, s’étaient séparés de lui.

La cure de Stapledean, devenue vacante par la mort de M. Wilkinson, se trouvait de nouveau à la disposition du marquis, mais la famille du défunt ministre ne songeait nullement à s’adresser à lui. Pourtant, quinze jours après les funérailles de son père, Arthur reçut une lettre portant le timbre de Bowes, dans laquelle lord Stapledean l’invitait fort brièvement à venir le voir. Or le château de Bowes, situé dans le Yorkshire, était à une distance de cent lieues de Hurst-Staple, et, pour s’y rendre dans la saison où l’on se trouvait, il fallait faire un voyage à la fois coûteux et pénible. Mais les marquis se font généralement écouter quand ils ont des bénéfices à conférer et qu’ils s’adressent à de jeunes ecclésiastiques. Arthur Wilkinson se mit donc en route pour le nord de l’Angleterre.

On était au milieu du mois de mars, et il soufflait un vent d’est froid et perçant. Arthur arriva au village de Bowes le nez rouge, les pieds gelés, mais le cœur plein d’espérance. En descendant à la petite auberge, il se demanda s’il devait y laisser son sac de nuit. Lord Stapledean n’avait point parlé de l’héberger au château : il s’était simplement borné à prier M. Wilkinson, — si cela ne le dérangeait pas trop, — de lui faire l’honneur d’une visite ; il avait demandé à un homme vivant à cent lieues de chez lui de le venir voir, aussi naturellement que s’il eût demeuré dans la rue voisine, et cela sans faire allusion ni au dîner ni au coucher.

— Ça ne peut pas faire de mal de mettre mon sac de nuit dans le cabriolet, se dit Arthur ; et ayant ainsi pourvu sagement à toutes les éventualités, il se mit en route pour le château de Bowes.

Il avait agi sagement, eu égard aux probabilités, mais bien inutilement à juger d’après l’événement. Tout robuste qu’il était, cette promenade en cabriolet l’affecta désagréablement. La grande route d’Appleby est peu abritée, et quand il fallut la quitter à une lieue de Bowes, l’aspect du pays ne s’améliora pas. Le château se trouva être à deux lieues du village, et, lorsque Wilkinson en dépassa les grilles, il se sentit gelé jusqu’à la moelle des os.

Rien d’attrayant dans l’habitation ou le parc. Tout y était sombre et triste. Les arbres rabougris, les murs verdis par l’humidité, les nombreuses fenêtres fermées ne rappelaient en rien les demeures confortables et soignées des classes opulentes en Angleterre.

En descendant de cabriolet, il se dit qu’il ferait aussi bien de laisser son sac de nuit dans la voiture. Du reste, le domestique à mine renfrognée et vêtu de noir qui lui ouvrit ne fit aucune question à ce sujet, et Arthur se contenta de dire au cocher qui l’avait amené de faire le tour jusqu’aux écuries et d’attendre ses ordres.

« Sa Seigneurie était à la maison, » avait dit le sombre domestique. En moins d’une minute, Arthur se trouva dans la bibliothèque et en présence du marquis, le nez rouge, les pieds gelés, les doigts morts. Le froid faisait claquer ses dents, et, lorsqu’il se débarrassa précipitamment de son paletot en entrant, il lui parut qu’il se séparait d’un ami précieux.

— Bonjour, monsieur Wilkinson, dit le marquis en se levant de sa chaise placée derrière une table à écrire, et en étendant le bout de ses doigts de façon à toucher ceux de son visiteur ; donnez-vous la peine de vous asseoir. Et Arthur s’assit — il n’avait pas le choix d’un autre siège — sur une chaise garnie en étoffe de crin noir et à dossier parfaitement droit, qui se trouvait placée sous une haute bibliothèque noire. Il était à une lieue du feu, mais il ne lui eût servi de rien de s’en trouver plus rapproché, le foyer étant construit de cette façon ingénieuse que nos pères adoptaient généralement, et qui semble avoir été imaginée dans le but de faire remonter toute la chaleur dans la cheminée.

Le marquis était grand et maigre et il avait les cheveux gris. Il n’avait, en réalité, que cinquante ans, mais on lui eût donné quinze ans de plus. À le voir, on reconnaissait un homme mécontent, morose et malheureux. Il était de ces gens qui, s’étant assez mal conduits envers le monde en général, sont intimement convaincus que celui-ci s’est conduit indignement envers eux. Il n’était pas dépourvu de bons instincts, et, dans ses rapports avec ses semblables, il s’était montré juste et loyal — sauf à l’égard de sa femme et de ses enfants. Mais il ne croyait à la justice et à l’honnêteté d’aucun autre homme, et croyait voir partout des ennemis, surtout dans sa famille. Depuis dix ans, il restait renfermé chez lui, apparaissant seulement de temps à autre à la Chambre des pairs pour exposer quelque fait tout personnel ou pour formuler d’une voix pleurnicheuse quelque grief contre les magistrats du comté, — plaintes que personne n’écoutait plus depuis longtemps, et que les journaux avaient cessé même de reproduire.

Arthur, qui avait toujours entendu parler du marquis comme de l’élève de son père, fut étonné de se trouver en présence d’un vieillard. Son père était mort à cinquante-cinq ans avec toutes les apparences de la force ; le marquis semblait usé par l’âge et les soucis, et l’on aurait pu croire sa mort prochaine. Mais l’homme fort n’était plus, tandis que lord Stapledean était destiné à traîner pendant de longues années de chagrin.

— J’ai été bien fâché d’apprendre la mort subite de votre père, dit lord Stapledean de sa petite voix froide et fluette.

— Elle a été bien soudaine, mylord dit Arthur en frissonnant.

— Ah ! — oui ; il était imprudent ; il aimait trop les liqueurs fortes.

— Il a toujours été très-sobre, dit le fils avec dégoût.

— C’est-à-dire qu’il ne s’enivrait pas. Je le pense bien. Comme curé de campagne, ce n’était guère possible. Mais il était imprudent dans son régime, — très-imprudent.

Arthur demeura silencieux, ne voulant pas discuter un pareil sujet.

— Je pense qu’il n’a pas laissé de fortune à sa famille ?

— Pas beaucoup, mylord. Il y a quelque petite chose, — et j’ai mon traitement d’agrégé.

— Quelque petite chose ! dit le marquis presque dédaigneusement. Et à combien cela peut-il se monter ?

Là-dessus Arthur raconta fort exactement la position de sa mère.

— Ah ! je m’en doutais. C’est la misère cela, voyez-vous. Votre père était très-imprudent. Et vous êtes agrégé ? Je croyais que vous aviez échoué. — Et il fallut qu’Arthur racontât encore une fois l’histoire de son examen.

— Bien, bien, c’est bon. Maintenant, monsieur Wilkinson, il faut que vous compreniez bien que votre famille n’a pas le moindre droit vis-à-vis de moi.

— Vous devez savoir, mylord, que nous n’en avons fait valoir aucun.

— Cela va sans dire. C’eût été très-inconvenant de votre part, de la part de votre mère, si vous aviez fait cela ; — très-inconvenant. Il y a des gens qui se croient des droits vis-à-vis de moi, et qui ont toujours été mes ennemis, qui m’ont nui le plus qu’ils l’ont pu et qui ne cherchent qu’à me rendre malheureux. Oui ! ces gens-là se croient des droits. Mais personne n’a des droits, et je ne permettrai à personne d’en faire valoir. Je paye ce dont j’ai besoin et je ne dois rien à qui que ce soit. Mais il faut que je donne cette cure à quelqu’un.

— Sans doute ; il faudra bien que vous nommiez quelqu’un, mylord. — Wilkinson s’aventura jusque-là, voyant que le marquis attendait une réponse.

— Tout ce que je peux dire, c’est, que, si les curés du Hampshire font aussi mal leur besogne que ceux de ce pays-ci, la paroisse n’aurait qu’à gagner à ne point avoir de curé.

— J’estime que mon père faisait son devoir.

— Peut-être. Il avait peu à faire, et, comme je ne résidais pas là-bas, personne ne le surveillait. Cependant je ne m’en plains pas. Ici, ils sont intolérables, — intolérables, impertinents, suffisants, voulant toujours faire à leur tête ; l’évêque est un imbécile ; quant à moi, je ne mets jamais les pieds dans une église. Je ne le pourrais pas, on m’y insulterait. Les choses sont allées si loin, que je me propose de mettre la situation sous les yeux de la Chambre des Pairs.

Que pouvait dire Wilkinson ? Rien. Il resta donc muet, et tâcha seulement de ramener un peu de chaleur à ses pieds en les pressant fortement contre le parquet.

— Votre père aurait dû assurer le sort de sa famille, reprit lord Stapledean. Mais enfin il ne l’a pas fait, et il me semble que, si l’on ne prend quelque arrangement, votre mère et ses enfants devront mourir de faim. Vous êtes ecclésiastique ?

— Oui, je suis dans les ordres.

— Et apte à prendre une cure ? Vous comprenez bien, n’est-ce pas, que votre mère n’a aucun droit vis-à-vis de moi ?

— Mais où voyez-vous qu’on en fasse valoir, lord Stapledean ?

— Je ne dis pas ; mais d’après mes paroles vous pourriez vous imaginer que j’admets l’existence de quelque droit. Rappelez-vous qu’il n’en est rien, — en aucune façon.

— Je comprends très-bien ce que vous voulez dire.

— Il le faut. Donc, dans l’état des choses, si j’en avais le pouvoir, je placerais là-bas un simple vicaire, et je donnerais à votre mère l’excédant des revenus de la cure. Mais je n’ai pas ce pouvoir.

Arthur ne put s’empêcher de penser qu’il était fort heureux que Sa Seigneurie ne l’eût pas. Si les patrons laïques possédaient de tels privilèges, il y aurait, se disait-il, peu d’avenir pour les jeunes ecclésiastiques.

— D’après les dispositions actuelles de la loi, reprit lord Stapledean, cela m’est impossible ; mais, puisqu’il se trouve heureusement que vous êtes dans les ordres, je puis vous nommer, — à la condition cependant que vous considérerez le revenu de la cure comme appartenant à votre mère et à vos sœurs plutôt qu’à vous.

— Si vous me nommez, mylord, ma mère et mes sœurs, il va sans dire, ne manqueront jamais de rien, — de rien que je puisse leur donner.

— Oui… oui… oui… mon jeune ami, mais cela ne me suffit pas. Il faut que j’aie votre parole — votre parole de gentleman et d’ecclésiastique, que vous acceptez la cure sous condition d’en payer le revenu à la veuve de votre père. Pourquoi vous donnerais-je douze mille francs par an ? Eh ! dites-moi cela. Pourquoi nommerais-je un jeune homme comme vous à un pareil bénéfice, — vous que je n’ai jamais vu de ma vie ? Dites-moi cela.

Arthur Wilkinson était d’un caractère doux, mais pour le coup, c’était trop fort.

— Je me vois forcé, mylord, de vous redire que je n’ai réclamé de vous aucune faveur. Si j’ai pensé à la cure de Hurst-Staple avant de recevoir la lettre qui m’invitait avenir ici, c’était pour me dire que je devais la quitter à l’arrivée du nouveau titulaire.

— Tout cela est bel et bon, dit lord Stapledean, mais il faut que vous soyez un fils bien dénaturé si vous repoussez les moyens de pourvoir à l’existence de votre malheureuse mère et de ses filles.

— Les repousser, moi, mylord ! mais je considère que j’ai envers ma mère et mes sœurs les mêmes devoirs à remplir que mon père. Nous vivrons ensemble, quoi qu’il arrive, et tout ce que j’aurai sera à elles.

— C’est fort bien, monsieur Wilkinson, mais voici la question que je vous posé : si je vous nomme à la cure de Hurst-Staple, voulez-vous, après avoir prélevé pour vous-même un salaire convenable, — disons quatre mille francs, voulez-vous vous engager à payer à votre mère, tant qu’elle vivra, le surplus du traitement, soit huit mille francs ?

À cette question Wilkinson ne donna pas une réponse immédiate. Il se demandait si ce n’était pas se rendre coupable de simonie que de conclure un pareil marché ; tout du moins il sentait que l’arrangement était inconvenant.

— Si vous connaissiez, dit-il enfin, mes rapports avec ma mère, vous comprendriez qu’il est inutile d’exiger une pareille promesse.

— Je ne l’en exige pas moins. Je vous donne une preuve de grande confiance, de très-grande confiance ; c’est une confiance que rien, jusqu’à présent, ne justifie. — Sa Seigneurie faisait allusion par là à la disposition des revenus ecclésiastiques et non à la cure des âmes qu’il remettait au jeune homme.

Arthur Wilkinson ne disait mot.

— On aurait pu penser, reprit le marquis, que vous vous seriez estimé heureux de retirer votre mère de la misère. Je croyais que vous témoigneriez quelque satisfaction en apprenant mes… mes… mes bonnes intentions à l’égard de votre famille.

— Et vous avez raison, mylord. Je me demande seulement si je suis autorisé à faire la promesse que vous me demandez.

— Autorisé ! vous me feriez douter moi-même, monsieur Wilkinson, si je suis autorisé à remettre cette cure entre vos mains ; de toute façon, il me faut une réponse.

— Combien de temps me donnez-vous ?

— Du temps ? Je ne pensais pas que vous demanderiez du temps. Eh bien ! donnez-moi votre réponse demain matin. Envoyez-la-moi par écrit, de manière à ce que je l’aie avant dix heures. Si je ne la reçois pas avant cette heure-là, j’en conclurai que vous refusez mon offre. — Sur ce, le marquis se leva.

Arthur se leva à son tour et promit d’envoyer sa lettre le lendemain matin de bonne heure.

— Vous direz à votre messager d’attendre une réponse, dit lord Stapledean, et exprimez-vous nettement, je vous prie, de façon à ne laisser aucune ambiguïté. Puis, marmottant quelques souhaits inintelligibles au sujet du confort qu’on pouvait trouver à l’auberge du village, et une phrase également inintelligible sur l’état de sa santé qui l’empêchait de recevoir des visiteurs, il étendit de nouveau ses doigts vers Arthur. Quelques minutes plus tard, celui-ci se trouvait en cabriolet, roulant vers le petit village de Bowes.

Arthur Wilkinson n’avait personne à consulter, personne qui pût lui donner un conseil. Il ne devait interroger que sa raison et son cœur. Cette idée de simonie le tourmentait. Avait-il le droit de disposer d’une portion du revenu de la cure d’après des conventions imposées par le collateur laïque ? Un instant il songea à se rendre chez le vieux curé de Bowes pour le consulter ; mais il se rappela fort à propos ce que le marquis lui avait dit de ses rapports avec le clergé de l’endroit, et il se dit qu’il ne pouvait guère lui soumettre une affaire dans laquelle lord Stapledean était en cause.

Le soir, assis devant une détestable décoction à laquelle l’aubergiste de Bowes donnait le nom de thé, il médita longuement et douloureusement. « S’il s’était fié tout bonnement à moi, se disait Arthur, j’aurais fait autant que cela pour ma mère. C’est pour elle et mes sœurs que je désire la cure ; quant à moi, je serais mieux à Oxford. » Puis il songea à West-Putford et à Adela Gauntlet. L’arrangement proposé par lord Stapledean l’empêcherait de se marier ; d’un autre côté même sans cet arrangement, le mariage était à peu près impossible pour lui avec toute cette famille à sa charge.

Il paraîtrait bien doux à sa mère de rester dans sa vieille maison, entourée de ses anciens amis et jouissant de son même revenu. Quant à l’argent, ils seraient tous suffisamment à l’aise. Avec sa part de quatre mille francs et son traitement d’agrégé il serait personnellement assez riche, et pourtant il y avait quelque chose dans toute cette affaire qui lui déplaisait fort. Il ne regrettait pas que sa mère eût ce revenu, mais il regrettait amèrement qu’elle pût le recevoir d’un autre que lui. Cependant la question était pour lui d’une importance vitale. Où chercher ailleurs une cure ? S’il refusait, il condamnait ceux qu’il aimait à de grandes privations, et ces privations seraient endurées d’autant moins patiemment que l’on saurait qu’il avait rejeté l’offre du marquis.

Tout bien considéré, Arthur se décida à accepter. La rente, après tout, serait faite à sa propre mère. Il ne disposait pas illégalement des revenus de la cure et il ne les employait pas autrement qu’il ne l’eût fait si nulle condition n’avait été imposée. Comment pourrait-il supporter la vue de la pauvreté de sa mère s’il devait se dire qu’il avait refusé pour elle l’aisance ? Il écrivit donc à lord Stapledean « qu’il acceptait la cure, sous les conditions qui avaient été stipulées, savoir : le payement à sa mère d’une rente de huit mille francs sa vie durant. » La réponse du marquis fut très-brève et très-froide, mais explicite.

En somme, Arthur Wilkinson était nommé à la cure de Hurst-Staple, et il rentra chez lui porteur de cette bonne nouvelle. Le vieux presbytère bien-aimé serait encore à eux ; les arbres qu’ils avaient plantés, le jardin qu’ils avaient dessiné, le rocher qu’ils avaient construit, ne passeraient pas en des mains étrangères. Mieux encore, la pauvreté ne se dressait plus menaçante devant, eux. Arthur fut accueilli par mille tendres caresses, comme un messager de bonheur. Et pourtant son cœur était triste. Qu’allait-il dire maintenant à Adela Gauntlet ?




CHAPITRE IV


ADELA.


Quand Arthur expliqua pour la première fois à sa mère les conditions auxquelles il avait été nommé à la cure, elle se refusa tout d’abord à recevoir une portion des revenus. Aucun contrat touchant des affaires d’intérêt n’était valable, dit-elle, entre une mère et son enfant. Ne faisaient-ils pas une seule famille, un seul ménage ? Si Arthur gardait l’argent, cela ne reviendrait-il pas au même, en fin de compte ? Si on lui payait ce revenu, elle le rendrait, voilà tout ! Mais le jeune ministre déclara qu’il comptait adhérer strictement à son engagement, et bientôt la mère s’accoutuma à trouver que l’arrangement n’était point, en somme, trop mauvais. L’homme d’affaires de lord Stapledean lui annonça officiellement les mesures qui avaient été prises pour la tirer de « sa très-grande gêne, » — ce furent ses expressions, — et avant peu, elle considéra le revenu de la cure comme lui appartenant fort légitimement.

Nous sommes si disposés, tous tant que nous sommes, à être généreux dans la chaleur entraînante des premiers moments d’émotion et si disposés aussi à être froidement justes, — si tant est que nous restions froidement justes, — pendant les longues années de la vie ordinaire !

La famille reprit son train accoutumé. On défit les paquets qu’on avait commencés ; on ne donna pas suite aux arrangements préliminaires qui devaient permettre de vivre avec la plus stricte économie ; le poney qui devait être vendu, et qu’on engraissait à cet effet avec de l’orge bouillie, dut se contenter de sa ration ordinaire ; on révoqua le congé donné à la vieille gouvernante ; il en fut de même à l’égard du jardinier. On ne saurait dire avec quelle promptitude le nouveau ministre prit la place du défunt aux yeux des habitants de Hurst-Staple. Si M. Wilkinson père avait pu sortir de son tombeau au bout de trois mois, force lui eût été de reconnaître qu’il n’avait pas laissé un grand vide. Une élégante tablette de marbre rappelait sa mémoire, et tout était dit. Le bonnet de veuve de madame Wilkinson donna d’abord, il est vrai, un aspect étrange au cercle de famille ; mais c’est singulier, comme l’œil s’habitue à tout, — même à la vue d’un bonnet de veuve !

Quelques visites de condoléance avaient été échangées entre Hurst-Staple et West-Putford, et les sœurs d’Arthur Wilkinson avaient souvent vu Adela. Mais les promenades d’Arthur au bord de la rivière n’avaient pas été fréquentes. Personne, du reste, n’en fit la remarque. Il avait eu beaucoup à faire. Il s’était absenté pendant une quinzaine de jours, et, à son retour, il avait dû faire une tournée de visites chez ses paroissiens, surveiller les réparations du presbytère et arranger la bibliothèque. Personne donc ne remarqua qu’il n’était allé qu’une seule fois à West-Putford. Lui seul y songeait. Il lui tardait de faire cette visite qu’il redoutait cependant. Quand il reverrait Adela, ce ne serait pas pour lui dire qu’il l’aimait, mais bien pour lui apprendre que cet amour lui était défendu.

La famille à West-Putford se composait seulement du vieux ministre et de sa fille. Madame Gauntlet était morte depuis longtemps, et Adela avait été son unique enfant. Une sœur de M. Gauntlet venait de temps à autre faire une visite au presbytère ; elle y avait même vécu aussi longtemps que l’éducation d’Adela avait exigé sa surveillance ; mais la vieille demoiselle préférait, en général, occuper son logement à Littlebath. Adela se trouvait par conséquent maîtresse absolue au presbytère de West-Putford.

Je prie le lecteur de ne pas s’imaginer qu’il avait été question d’amour entre Adela Gauntlet et Arthur Wilkinson ; il n’en était rien. Enfants, ils s’étaient connus et aimés, et maintenant qu’ils n’étaient plus enfants, ils se connaissaient et s’aimaient encore ; c’était là tout. Il est vrai qu’Arthur, lorsqu’il avait voulu parler de ses contrariétés personnelles, avait trouvé à West-Putford quelqu’un qui savait l’écouter, bien mieux qu’on ne l’écoutait chez lui. Il est vrai qu’Adela prenait plaisir à l’entendre, qu’elle avait trouvé doux d’encourager ce cœur défaillant et de lui dire que l’œuvre d’un soldat du Christ était plus digne d’occuper une âme virile que les disputes de l’homme politique ou les chicanes de l’avocat ; elle lui avait parlé sérieusement, mais bien doucement pourtant, des charmes de la vie rurale, et elle lui avait presque appris à se féliciter de son échec à l’Université. Tout cela s’était passé entre eux ; mais Arthur n’avait jamais pris la main d’Adela en disant qu’elle devait être à lui, et elle n’avait jamais rougi en la lui retirant à demi.

Pourquoi donc se croyait-il obligé d’aller à West-Putford ? Pourquoi ne pas laisser les choses au point où elles en étaient ? Mademoiselle Gauntlet serait toujours son amie ; seulement, comme elle ne devait jamais être plus qu’une amie, peut-être serait-il plus sage de ne pas prendre trop souvent le chemin du bord de l’eau. Puisqu’il n’avait pas été question d’amour entre eux, il semble que cela aurait dû suffire.

Cependant il ne pouvait prendre son parti de ne rien dire. Adela pourrait trouver étrange qu’il gardât le silence sur ses projets d’avenir. Il ne lui avait pas parlé d’amour, sans doute ; mais ne lui avait-il pas souvent laissé voir qu’il était sur le point d’en parler ? La loyauté n’exigeait-elle pas qu’il lui fît comprendre pourquoi il renonçait à de si douces espérances ? Et puis, dans l’intérêt de son avenir à elle, ne devait-il pas, — il ne se flattait pas qu’elle l’aimât, qu’elle l’aimât beaucoup c’est-à-dire, — ne devait-il pas lui laisser voir qu’elle était libre d’en aimer un autre ? Donc, un matin, il se mit en route pour West-Putford.

Tout en marchant au bord de l’eau, Arthur se demandait ce qu’il allait dire.

— En tout cas, il faut qu’elle sache ce qui en est, se dit-il ; nous serons plus à l’aise ensuite l’un et l’autre. Ce n’est pas que cela lui fera grand’chose. — Et, tout en se parlant ainsi, il soupirait et décapitait les roseaux à grands coups de canne.

Il trouva Adela seule au salon comme à l’ordinaire, et, comme à l’ordinaire aussi, elle le reçut avec un doux sourire. Depuis le jour où il était parti pour se rendre à l’Université, elle l’avait toujours appelé « monsieur Wilkinson », d’après les instructions de sa tante Pénélope ; mais pour le reste, sa manière d’être envers lui était celle d’une sœur, seulement elle avait quelque chose de plus doux et de plus gracieux encore.

— En vérité, je croyais que nous ne devions plus nous revoir, monsieur Wilkinson.

(Oh ! Adela, que voulait dire ce nous ?)

— J’ai été très-occupé, Adela. Il y a tant à faire en prenant la direction d’une paroisse. Bien que je connaisse tout le monde, j’ai eu fort à faire.

— Oui, oui, je le crois. Mais, maintenant que vous voilà installé, j’espère que vous serez content. J’ai vu votre sœur Mary l’autre jour, et elle m’a dit que votre mère était tout à fait rétablie.

— Oui, elle va assez bien. Nous nous portons tous bien, maintenant.

— Que j’aime donc ce vieux lord qui vous a donné la cure, bien qu’on le dise si rébarbatif ! C’était si bon de sa part, si aimable pour tout le monde.

— Il a rendu ma mère et mes sœurs bienheureuses, et naturellement c’était là ce que je devais d’abord désirer.

— Personnellement, vous vous seriez mieux tiré d’affaire à Oxford, sans doute. Mais vous n’auriez jamais pu leur donner une maison qu’elles auraient aimée comme le vieux presbytère, n’est-ce pas ?

— Non, sans doute, répondit Arthur presque au hasard.

Il se demandait comment il pourrait lui expliquer le sacrifice qu’il avait fait, sans paraître s’en faire un mérite.

— Et puis, si vous étiez resté à Oxford, vous seriez devenu un vieux pédant de professeur. Je ne crois pas que vous auriez été heureux — je veux dire aussi heureux que dans une cure. Quand on appartient à l’Église, — et ici sa voix prit un ton plus grave et plus solennel, — on n’est jamais mieux placé qu’à la tête d’une paroisse. N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur Wilkinson ?

— Sans doute. C’est à cela qu’on est destiné. C’est à cela qu’on a dû se destiner soi-même.

— Et c’est une vie si heureuse ! Voyez mon père : je ne connais pas d’homme plus heureux, — si ce n’est que maman est morte.

— Je voudrais bien avoir obtenu ma cure comme il a eu la sienne… quoique cela n’eût rien changé peut-être.

— Il a été nommé par l’évêque, vous savez. Mais avez-vous quelque répugnance à tenir votre bénéfice de lord Stapledean ?

— Ce serait ingrat à moi de le dire, bien que je n’aime point lord Stapledean. Quoi qu’il en soit, j’ai accepté sa nomination et je ne me plaindrai pas.

— Je ne savais pas qu’il y eût quelque chose de désagréable… dit Adela.

— Il y a ceci, Adela. J’aime mieux vous le dire ; je suis même venu en partie aujourd’hui pour cela ; mais vous comprendrez que c’est là une affaire dont il ne faudra pas parler…

Et en disant ces mots, il tenait son regard obstinément baissé et cherchait à fourrer le bout de sa canne dans le dessin du tapis. Il ne savait comment affronter le doux et limpide regard d’Adela.

— Je suis bien fâchée d’apprendre qu’il y a eu quelque chose de pénible pour vous dans tout ceci.

— Pénible n’est pas le mot. Je vais vous dire ce que c’est. Quand le marquis m’offrit la cure, ce fut à la condition que je ferais à ma mère une rente viagère de huit mille francs. Je ne sais si j’aurais dû accepter à de telles conditions, mais enfin je l’ai fait. On peut donc dire que le bénéfice est plutôt à elle qu’à moi.

— Oh ! Arthur, que c’est bien de votre part ! Malgré les leçons de la tante Pénélope, les anciennes habitudes reprenaient parfois le dessus.

— Je ne sais, reprit Arthur ; j’ai peur que ce ne soit pas bien.

— Comment ? je ne comprends pas. N’est-il pas bien beau de sacrifier votre temps, votre travail, vos espérances — Adela ne parla pas de son cœur — pour l’avantage de votre mère et de vos sœurs ? Comment ne serait-ce pas beau et bon de faire cela ?

— En tout cas, Adela, je n’ai pas su refuser l’offre quand elle m’a été faite.

— C’était impossible.

— De sorte qu’en ce qui touche les revenus, je ne suis guère qu’un pauvre vicaire dans ma propre cure, avec cette seule différence que je ne saurais échanger ma position contre une meilleure si l’occasion se présentait, comme le ferait un vicaire.

C’était la première fois qu’Adela voyait son ami attacher du prix à l’argent pour son compte personnel, et elle vit bien qu’elle ne le comprenait plus.

— Mais vous avez aussi votre traitement d’agrégé, lui dit-elle.

— Oui, j’ai mon fellowship. En tant que cela, je suis plus heureux que je ne devais l’espérer. Pourtant l’on se sent… l’on se sent empêché par un arrangement comme celui-là. Il est tout à fait impossible, vous savez, par exemple, que… que… que je fasse bien des choses.

Son courage lui fit défaut au moment d’annoncer la fatale résolution.

— Quelles choses ? dit Adela avec toute la hardiesse de l’innocence.

Il fallait bien se décider à parler.

— Eh bien ! par exemple, reprit-il, il est tout à fait impossible… quoique peut-être cela importe peu… il est tout à fait impossible… que je me marie jamais. Et, les yeux toujours baissés, il continua à fourrer le bout de sa canne dans le tapis.

— Oh ! dit Adela, avec un léger tremblement dans la voix et en détournant enfin son regard de lui.

Il y eut une pause pendant laquelle ils ne se parlèrent ni ne se virent. Quant à Adela, toute parole lui était impossible. Elle ne pleura, ni ne soupira, ni ne sanglota ; elle n’eut pas mal aux nerfs ; elle devint tout simplement muette. Elle ne pouvait répondre à cette petite communication que lui faisait son voisin. Jusqu’à ce jour, elle avait toujours montré de la sympathie pour tous les chagrins qu’il venait lui conter, elle avait su verser un baume sur toutes ses blessures ; aujourd’hui elle n’avait point de baume, point de sympathie. Ils restaient là muets ; lui, fouillant toujours le tapis avec sa canne, elle, ne remuant pas.

Enfin ils comprirent tous les deux que ce mutisme complet, cette abdication ouverte de tout empire sur soi disait à chacun d’eux le secret de l’autre. Ils sentirent que chaque instant de silence les compromettait davantage l’un et l’autre. Pourquoi donc Adela ne savait-elle pas répondre quand son visiteur lui annonçait des intentions de célibat ? Pourquoi Arthur Wilkinson restait-il là assis comme un imbécile en face d’elle, parce qu’il lui avait tout bonnement appris une chose décidée depuis longtemps ?

Il eût été sans contredit du devoir d’Arthur de tirer la jeune fille d’embarras le plus tôt possible. C’était presque manquer de courage viril que de perdre ainsi toute puissance de parole ou d’action. Cependant il fouillait toujours dans le tapis et ne disait mot. Adela rompit la première le silence révélateur, et ce fut au prix d’un terrible effort.

— Mais, vous aurez votre mère et vos sœurs auprès de vous, monsieur Wilkinson ; de sorte que, peut-être, cela ne vous fera pas autant…

— Oui, je les aurai, dit-il.

Et puis il y eut un nouveau silence qui menaçait d’être aussi dangereux et aussi difficile à rompre que le premier. Mais Adela, qui comprenait l’erreur qu’elle avait d’abord commise, lutta vaillamment pour n’y point retomber.

— Vous aurez une famille autour de vous, et si, comme vous le dites…

Mais le terrain qu’elle abordait lui parut si brûlant qu’elle n’osa s’y aventurer. Elle ne pouvait s’avancer dans cette direction, elle tourna donc court et ajouta simplement :

— J’espère de tout mon cœur que vous serez toujours heureux.

Enfin Arthur se secoua, se secoua dans le sens le plus littéral du mot, comme si c’eût été le seul moyen de recouvrer l’usage de ses facultés, et, se levant de sa chaise, il se tint debout, le dos appuyé à la muraille. Puis il parla :

— Peut-être était-il inutile, Adela, que je vous entretinsse de ce sujet. Je suis sûr du moins que cela n’était pas nécessaire. Mais vous m’avez toujours montré tant d’amitié, vous avez toujours si bien compris mes sentiments alors que personne ne semblait les comprendre, que je n’ai pu m’empêcher de vous dire ceci comme je vous ai dit tout le reste. J’espère que je n’ai pas mal fait.

— Oh ! non, pas du tout.

— Il est triste pour moi de songer que je ne serai jamais libre.

Jamais, monsieur Wilkinson !

Si Arthur avait su le comprendre, il y avait des consolations, il y avait de la sympathie dans cette exclamation : Jamais ! Si son intelligence eût été en éveil autant que son cœur, il l’aurait su. Mais le mot passa inaperçu de lui comme il avait été involontaire chez elle, et elle n’en ajouta pas un autre qui pût l’encourager. Puisqu’il montrait de la froideur, elle saurait montrer une froideur égale.

— Jamais, tant que ma mère vivra, et nous pouvons espérer de la conserver longtemps. Et puis il y a mes sœurs. Mon devoir envers elles est le même qu’envers ma mère, bien qu’à leur égard je ne sois lié par aucun engagement.

— Nous ne pouvons pas avoir tout ici-bas, dit Adela en s’essayant à sourire. Mais je n’ai pas besoin de vous apprendre cela.

— Non. on ne peut pas tout avoir.

— Vous serez heureux de penser que vous rendez votre mère heureuse et vos chères sœurs… et…je ne doute pas que vous ne vous y accoutumiez. Beaucoup d’ecclésiastiques, vous le savez, s’abstiennent, par devoir, du mariage.

— Moi, je n’en avais pas pris mon-parti.

— Mais maintenant vous y songerez peut-être plus sérieusement.

— Au contraire, j’ai toujours pensé qu’un ministre de campagne doit être marié. Il y a tant de choses qu’il peut faire bien plus facilement avec le concours d’une femme qui partage toutes ses idées.

— Mais vous avez vos sœurs. Mary et Sophia ont toujours été très-actives, et Jane et Fany s’occupent beaucoup de l’école.

— Sans doute ; — et il soupira doucement avant de lui répondre, — sans doute, mais ce n’est pas la même chose, Adela. J’aime tendrement mes sœurs, mais chacun de nous désire de posséder un seul cœur qui soit tout entier à lui.

Était-il venu pour lui dire cela en même temps qu’il lui apprenait que le mariage était une espérance à laquelle il devait renoncer ? Quelle idée avait-il donc d’elle, et pour quelle sorte de femme la prenait-il ? Il y avait dans ces dernières paroles d’Arthur une certaine cruauté dont Adela eut immédiatement la conscience et dont elle n’eût pas été fâchée de montrer son ressentiment. Il avait atteint le but de sa visite, que ne partait-il ? Il s’était fait clairement comprendre, pourquoi restait-il encore ? Ses visites précédentes avaient fait naître de douces espérances qui semblaient à peu près certaines ; il n’avait rien dit de son amour, mais ses manières, ses regards, tout avait fait croire à Adela qu’il l’aimait. Maintenant c’était fini. Pourquoi lui torturer le cœur par des allusions à la tendresse d’autrefois ?

— Il faut vous arranger du monde tel qu’il est, monsieur Wilkinson.

— Sans doute. Mais quand on a eu de doux rêves, la vérité éveillée est bien triste parfois.

— Vous êtes trop heureux par votre position et par vos affections pour être un objet de pitié. Combien de jeunes ministres de votre âge regardent un sort tel que le vôtre comme au-dessus de leur ambition ! Que d’hommes ont une mère et des sœurs pour lesquelles ils ne peuvent rien faire ! Combien d’autres ont fait d’imprudents mariages qui ne leur ont pas apporté le bonheur ! À bien regarder, vous avez plus raison d’être reconnaissant que de vous plaindre.

Puisqu’il fallait dire quelque chose, elle lui fit, comme on voit, de la morale, — de la morale très-sage.

— Cela est vrai, dit-il, et tout est pour le mieux peut-être. Qui sait ? il est possible que j’eusse été plus malheureux encore si les choses avaient tourné autrement.

— Cela est très-possible. (Oh ! Adela, Adela !)

— Je commence à comprendre qu’un homme ne doit pas se laisser aller à l’espérance. J’ai toujours espéré plus que je n’avais le droit d’obtenir, et par conséquent j’ai toujours été désappointé. Il en a été ainsi à l’école, à Oxford et aujourd’hui encore ; cela prouve qu’il ne faut pas compter sur le bonheur ici-bas. Adieu, Adela, je vois que vous trouvez que j’ai tort d’éprouver des regrets.

— On a toujours tort d’éprouver des regrets inutiles. Nous rions quand les enfants pleurent pour avoir ce qu’ils ne peuvent atteindre.

— Et vous riez de moi. Peut-être avez-vous raison.

— Non pas, il ne faut pas dire cela, monsieur Wilkinson. Je n’ai jamais ri… mais… — Elle ne voulait pas être dure pour lui, bien qu’il eût été sans pitié.

Il partit enfin. Ils se donnèrent la main selon leur coutume, mais Wilkinson comprit qu’il manquait quelque chose à l’étreinte d’adieu, — un peu de chaleur, un peu de douce pression, cette étincelle de sympathie, en un mot, qui se communiquait jadis à lui dans ces derniers instants de leurs entrevues. Ah oui ! il manquait quelque chose, il manquait beaucoup.

En reprenant le chemin du bord de la rivière, son cœur était triste. Il avait résolu de renoncer à Adela Gauntlet, mais il n’avait pas pris son parti de découvrir qu’elle ne l’aimait pas, que son bonheur lui était indifférent et qu’elle ne partageait pas son chagrin. En un mot, tout en décidant que son devoir et sa position exigeaient qu’il restât garçon, il désirait au fond du cœur qu’Adela eût de l’amour pour lui. Son désir était exaucé, mais il n’était pas assez clairvoyant pour s’en apercevoir. — Je ne l’aurais jamais crue insensible, se disait-il, mais toutes les femmes sont les mêmes. Comme les choses ont tourné, cela importe peu, mais il aurait pu se faire que mon cœur se brisât de la trouver ainsi. « Plus raison d’être reconnaissant que de me plaindre, » a-t-elle dit. Cela est vrai de nous tous ; mais ce n’était pas affectueux, ce n’était pas délicat de me parler ainsi quand elle devait savoir tout ce que je souffrais en renonçant à elle. Et, tout en cheminant, il se redisait ses propres griefs, comprenant à merveille les besoins de son cœur à lui, mais ignorant complètement les besoins et les peines de cet autre cœur qui l’aimait.

Mais ses chagrins et ses regrets étaient calmes en comparaison de ceux d’Adela. Elle lui avait donné la main en partant et elle avait tâché de lui dire adieu de son ton habituel ; même après son départ, elle était restée quelques instants assise et immobile, dans la crainte qu’il ne revînt sur ses pas ; mais quand elle eut entendu la porte se refermer sur lui, quand, de sa fenêtre, elle l’eut vu traverser la pelouse, alors son courage l’abandonna et elle laissa déborder sa douleur.

Qu’était-il venu lui dire ? Qu’il ne se marierait pas, parce qu’il avait sa mère et ses sœurs à sa charge. N’aurait-elle pas aidé à les faire vivre ? N’était-elle pas prête à unir son sort au sien dans le malheur comme dans la prospérité, dans la pauvreté même ? Était-il possible qu’il ne le sût pas, qu’il n’eût pas lu dans son cœur ? Avait-il pu venir tous les jours, réclamant d’elle tendresse, sympathie et bonté, — cette sorte de bonté qu’un homme ne demande qu’à la femme qu’il aime et qu’aucune femme ne peut témoigner si elle n’aime à son tour ; — avait-il pu faire cela et se figurer que cela ne signifiait rien ? Cet échange de leurs sentiments, de leurs pensées, ne voulait donc rien dire ?

L’argent ! lui avait-elle demandé s’il avait de l’argent alors que son père vivait encore et qu’il n’était pas question de cette cure ? Mais elle aurait attendu pendant des années s’il l’eût fallu, quand bien même ces années se seraient comptées par dizaines ; elle se serait résignée à attendre, quand même cette attente n’eût jamais dû être récompensée ; elle ne lui demandait que le privilège de se considérer comme lui appartenant. L’argent ! mais, s’il eût consenti à vivre de pommes de terre auprès d’elle, elle se fût estimée heureuse d’en manger la pelure !

Elle s’était souvent interrogée au sujet de son amour pour Arthur, et elle s’était même avoué que jusqu’à présent il n’avait rien dit qui l’autorisât à aimer ainsi, mais toujours son cœur lui avait répondu qu’il ne fallait pas douter. Il était impossible qu’il lui parlât, qu’il la regardât ainsi et qu’il ne l’aimât pas. Alors elle s’était résolue à risquer tout son bonheur sur la confiance qu’elle avait en la fidélité et la loyauté de celui qu’elle aimait. Elle l’avait risqué tout entier, et maintenant Arthur lui disait froidement que sa position lui défendait de se marier.

Que venait-il lui parler de doux rêves et de triste réalité, lui qui n’avait pas le courage de réaliser le bonheur de ses rêves quand ce bonheur se trouvait à sa portée ! Que lui disait-il de la sympathie et de l’amour d’une femme qui partagerait tous ses sentiments, lorsqu’il était si timide en présence des hasards de la vie, qu’il craignait d’aimer de peur qu’un jour le pain et la viande ne vinssent à manquer ! Qu’étaient pour lui les plaies du cœur ou les sentiments blessés ? N’avait-il pas bonne tête et bons bras ? Et les ayant, s’il n’osait, pour son amour, affronter le monde et ses fardeaux, c’est qu’il n’avait pas assez de cœur pour comprendre l’amour.

Adela se dit tout cela en se jetant sur le canapé les bras étendus, le visage caché dans les coussins ; elle se le dit, mais non en paroles, car aucun son ne sortit de sa bouche, mais ce fut le sens des pensées qui se pressèrent dans son esprit pendant qu’elle pleurait sur tout ce qu’elle avait aventuré et sur tout ce qu’elle avait perdu.

— Que n’aurais-je fait pour lui ? dit-elle tout à coup à haute voix en se relevant toute droite, la main appuyée fortement sur son cœur. Folle que j’étais, — folle, folle, folle !

Et la main toujours pressée sur le cœur, elle marcha en long et en large d’un pas rapide.

Oui, elle avait été folle selon la sagesse du monde. À quoi lui avaient servi tous les enseignements de la tante Pénélope, qui lui avait détaillé si correctement toutes les convenances de la vie de demoiselle, puisqu’ils n’avaient pas suffi pour mettre son cœur à l’abri de la première attaque ? Elle l’avait donné ce cœur, sans qu’on le lui eût demandé, elle l’avait livré tout entier, et maintenant on lui disait qu’on n’en avait que faire, et que, vu la position de ce monsieur, cela ne pouvait pas servir. Elle pouvait bien se dire folle ; mais lui, de quel nom devait-elle l’appeler ?

« Il est tout à fait impossible, vous savez, que je me marie jamais. » Il avait dit cela. Pourquoi ne pas lui demander, à elle, si la chose était possible, sinon aujourd’hui, dans dix ans — sinon dans dix ans, alors dans vingt ? N’était-il pas aussi infidèle, n’était-il pas aussi parjure que si mille serments eussent été échangés entre eux ? Les serments des amoureux ne sont que des phrases qui leur servent de prétexte pour parler d’amour. Ce sont les jouets de l’amour, tout comme les baisers. Ce sont de doux liens quand les amoureux ont confiance, mais ils ne lieront jamais ceux qui n’ont pas la foi. Quand Arthur lui avait dit qu’elle seule comprenait ses sentiments, qu’elle seule connaissait, ses pensées, quand elle lui avait répondu par un doux sourire, fallait-il encore autre chose ? Ah ! oui, Adela, il fallait autre chose, il fallait bien plus. Il ne faut pas qu’une jeune fille croie comprendre les sentiments d’un homme et connaître ses pensées jusqu’à ce qu’il lui ait demandé nettement et sans ambages d’en être la souveraine.

Quand son père revint à l’heure du dîner, Adela se promenait encore en long et en large dans le salon. Mais elle n’avait pas passé les deux heures qui s’étaient écoulées depuis la visite d’Arthur en vaines lamentations ou en colère plus vaine encore. Elle avait senti qu’il fallait régler sa conduite future, et pendant ces deux heures elle avait pris sa résolution. Un grand malheur, un coup étourdissant l’avait frappée, mais la faute en était à elle plutôt qu’à celui qu’elle aimait. Elle s’apprendrait à en supporter le châtiment ; elle verrait Arthur de temps à autre, elle serait patiente avec lui comme si ces longues visites d’autrefois n’avaient jamais eu lieu ; elle aimerait encore ses sœurs, et elle irait même, quand il le faudrait, au presbytère de Hurst-Staple. Elle ne lui souhaitait, pas de mal, elle demandait au contraire qu’il fût heureux. Quant à elle, elle dompterait, si elle le pouvait, son cœur insoumis ; mais, si elle n’y parvenait pas, elle s’étudierait du moins à réprimer les émotions révélatrices qui pourraient trahir son secret.

— Arthur Wilkinson a été ici aujourd’hui, papa, dit-elle d’une voix calme ; ils sont tout à fait installés au presbytère comme avant.

— C’est un heureux gaillard, dit le vieux ministre ; veux-tu parier qu’il se mettra en quête d’une femme avant que l’année soit finie ?




CHAPITRE V


CHOIX D’UNE CARRIÈRE.


Il nous faut maintenant revenir à notre autre héros, ou, pour mieux dire, à l’un de nos autres héros. Arthur Wilkinson est notre ténor amoureux et mélancolique, George Bertram est notre baryton ardent et enthousiaste, et M. Harcourt — Henry Harcourt — est notre basse, très-appréciateur des bonnes choses de ce monde, très-rebelle à toute sentimentalité et pas plus scrupuleux qu’il ne faut, ainsi que cela se voit chez nos basses-tailles d’opéra à larges poumons.

Pour le moment, il s’agit de George Bertram que nous avons laissé fort embarrassé de choisir la voie qu’il lui serait avantageux de suivre, en entrant dans le monde. Harcourt, avocat lui-même, lui recommandait le barreau. Tout égoïste qu’était Harcourt, il avait au fond du cœur je ne sais quel sentiment élevé, sinon généreux, qui lui faisait désirer d’avoir à ses côtés un ami tel que George Bertram. Celui-ci pouvait, il est vrai, le dépasser dans la carrière — la chose semblait même très-probable — et pourtant il souhaitait de le voir s’établir à Londres. Quelque chose lui disait qu’il avait plus à gagner qu’à perdre avec un pareil ami. Mais Bertram ne pouvait se décider aussi facilement. L’inventaire de son avoir personnel était facile à dresser : il venait d’une bonne famille, il avait reçu la meilleure éducation que l’Angleterre pût fournir ; il avait la pensée prompte et la parole vive ; il sortait de l’Université avec le premier grade et la certitude d’être agrégé ; il avait un oncle qui était très-riche et par moments fort désagréable, et un père fort pauvre dont chacun disait que c’était le plus aimable compagnon du monde. Possédant toutes ces choses, comment en tirer le meilleur parti ? Telle était la question.

Il ne faudrait pas conclure de ce que nous venons de dire que l’unique but, ou même le principal but que se proposât George, fût de gagner de l’argent. Tout au contraire, il voyait là un écueil. Le côté industriel d’une profession ne lui apparaissait, pour l’instant, que comme un mal nécessaire. Pour qu’un homme sans fortune, comme il l’était, pût faire son œuvre, il fallait bien gagner de l’argent ; peut-être même fallait-il gagner beaucoup d’argent pour accomplir cette sorte d’œuvre qui lui tenait le plus au cœur ; mais l’argent gagné ne serait jamais pour lui un triomphe. Ce pouvait être seulement un moyen désagréable pour arriver à un but désirable. Ainsi pensait notre héros à l’âge de vingt-deux ans.

Deux buts lui paraissaient désirables : mais lequel l’était davantage ? Voilà ce qu’il ne pouvait décider. Faire du bien aux autres ou atteindre à une grande renommée lui semblaient des ambitions dignes d’occuper la vie d’un homme. Mais ferait-il le bien afin d’arriver à la renommée, ou bien se contenterait-il d’obtenir la gloire, si tant est qu’il dût jamais l’obtenir, parce qu’il aurait cherché à faire le bien ? Ni son caractère ni ses principes n’étaient assez arrêtés pour que, sur ce point, son parti fût pris.

La nécessité de voir son oncle avant d’agir lui permit d’ajourner pendant quelque temps sa décision. Il resta pendant trois ou quatre jours avec Harcourt et ne fut pas insensible au plaidoyer éloquent de son ami en faveur de la vie publique à Londres. Mais il l’écoutait dans un esprit d’antagonisme. Quand Harcourt lui parlait des triomphes de l’avocat, Bertram lui opposait la joie qu’il y aurait à gagner au ciel quelques âmes rustiques — là-bas, dans la paisible solitude d’une paroisse de campagne ; quand son ami lui promettait une place au Parlement et, dans un avenir plus éloigné, l’hermine judiciaire, il soupirait et parlait de la gloire littéraire qu’on peut goûter au milieu des beautés de la nature. Harcourt comprenait tout cela à merveille ; il ne cherchait pas à convaincre son ami, mais seulement à le conduire.

M. George Bertram, l’oncle, était un homme marquant dans la cité de Londres. Je ne saurais dire au juste quel était son commerce, ni même s’il faisait, à proprement parler, un commerce quelconque. Mais on ne pouvait douter que ce ne fût un homme riche et très-considéré sur la place. Au temps dont je parle, il était directeur de la Banque d’Angleterre, président d’une grande compagnie d’assurances, fortement intéressée dans les eaux, grand propriétaire de gaz, et un haut et puissant seigneur parmi les compagnies de chemins de fer. J’imagine qu’il n’avait ni bureaux, ni magasins, ni entrepôts, mais il n’était pas pour cela embarrassé, et ceux qui étaient au courant des usages de la Cité savaient fort bien où trouver George Bertram l’aîné, entre onze heures du matin et une heure de l’après-midi.

Il était de dix ans plus âgé que son frère sir Lionel, et, au moment où se passe cette histoire, il pouvait avoir soixante-dix ans. Il ne s’était point marié ; sir Lionel l’avait toujours considéré en conséquence comme une source de bien-être à laquelle son fils pourrait puiser dans le présent et dans l’avenir. Mais M. George Bertram l’aîné voyait la chose d’un autre œil. Il n’avait pas payé un seul schelling pour son neveu ou pour le compte de son frère sans l’inscrire au débit de sir Lionel et sans y ajouter les intérêts courants. Des relevés de ces comptes étaient très-régulièrement expédiés à sir Lionel par les soins de l’homme d’affaires de M. Bertram, et très-régulièrement aussi ils étaient jetés de côté par sir Lionel comme des papiers sans importance.

M. Bertram n’avait jamais parlé positivement de cette dette à George, et ne se plaignait pas ouvertement de ce que ses avances n’étaient pas remboursées ; mais de temps à autre il lui échappait de certaines allusions auxquelles le jeune homme attachait peut-être plus d’importance qu’elles ne méritaient, et qui lui faisaient désirer de ne pas avoir besoin de son oncle. Le vieillard lui donnait à entendre qu’il ne devait pas se considérer comme appelé à recueillir un opulent héritage, ou s’imaginer qu’il fût exempt du sort ordinaire de l’homme et de la nécessité de gagner sa vie à la sueur de son front.

M. Bertram vivait d’ordinaire à Hadley, petit village non loin de Londres, où il menait un train de vie fort convenable pour un vieillard retiré du monde, mais qui ne semblait guère en rapport avec sa fortune supposée. Qu’on ne s’imagine pas, d’après ce dernier mot, que les écus de M. Bertram ne fussent pas très-réels. Ils étaient solides et vrais comme les coffres-forts de la Banque d’Angleterre. Ce n’était pas là un de ces hommes qui ne sont opulents que parce qu’ils sont riches d’impudence. Il n’est pas destiné à faire une chute éclatante et à s’écrouler en entraînant avec lui tout un monde de ruines. Il ne se sauvera pas sur le continent, ni ailleurs. Sa fortune est de la bonne vieille sorte, et résistera à toutes les attaques que le temps pourra lui faire subir dans le courant de ces pages. Mais ni le monde de Hadley, ni le monde de la Banque d’Angleterre, ni même celui de la Cité de Londres ne savaient tout au juste le chiffre de ses revenus, et par conséquent, quand ils parlaient de son intérieur modeste, il leur arrivait souvent d’ajouter qu’il était à peine convenable pour un millionnaire de la sorte.

George avait toujours eu l’habitude de passer une partie de ses vacances à Hadley, et il était tout naturel qu’il vînt faire une visite après avoir passé son examen universitaire, alors que sa gloire était encore toute nouvelle. Son oncle ne l’avait jamais engagé à le venir voir dans la Cité ; ils se rencontrèrent donc pour la première fois dans le salon à Hadley, quelques instants avant l’heure du dîner.

— Bonjour, George, dit l’oncle en tendant la main à son neveu ; puis il se retourna immédiatement, et se mit à tisonner le feu.

— Avez-vous fait bon voyage ? Les chemins de fer rendent tout facile. Quelle ligne prenez-vous ? La ligne Didcot ? Vous avez tort. Vous aurez un malheur un de ces jours avec ces trains express du Grand-Ouest…

M. Bertram était un fort actionnaire de la ligne rivale, et ne perdait jamais une occasion de pousser ses affaires.

— Je suis prêt pour le dîner, et vous ? — John ! il est la demie et deux minutes ; pourquoi ne sert-on pas ?

On ne parla pas de l’examen, — ou du moins il n’en fut pas question alors. M. Bertram n’attachait pas grand prix à un grade universitaire. Il n’avait jamais conquis de grade lui-même, si ce n’est un très-haut grade dans la hiérarchie de l’opulence, et il ne comprenait pas qu’il y eût sujet de féliciter un jeune homme de vingt-deux ans parce qu’il avait terminé heureusement ses leçons d’écolier. Il se disait qu’à cet âge il avait déjà pris place à la Bourse, ou que tout au moins il en gravissait les degrés. À vingt-deux ans, il faisait son métier d’homme ; il commençait dès-lors à amasser et à durcir, en le pétrissant, le noyau primitif de cette boule de neige d’argent qu’il avait toujours roulée devant lui jusqu’à ce qu’elle fût devenue une masse énorme — destinée peut-être à se fondre et à s’écouler comme une eau bourbeuse en moins de temps encore. Il ne pouvait pas blâmer son neveu, il ne pouvait pas le taxer de paresse comme il l’eût fait volontiers, si l’occasion l’y avait autorisé ; mais, du moins, il ne daignerait pas lui faire compliment sur ses succès en grec ou dans les mathématiques.

— Eh bien ! George, dit-il en poussant la bouteille à son neveu quand ils furent au dessert ; je pense que te voilà quitte d’Oxford.

— Pas tout à fait, mon oncle. J’ai encore mon agrégation à obtenir.

— Quelques misérables cinq mille francs de traitement, je pense. Ce n’est pas que tu ne doives t’estimer très-heureux de les obtenir, ajouta-t-il pour effacer l’impression que ses paroles auraient pu produire. Puisque tu as mis tant de temps à y parvenir, il vaut mieux avoir cela que rien. Mais parce que tu es agrégé, tu ne seras pas obligé de résider à Oxford, je pense.

— Non, mais il est possible que j’entre dans les ordres.

— Ah ! l’Église ! Bien ! bien ! c’est une profession très-respectable ; seulement on y travaille pour rien.

— Plût à Dieu qu’il en fût ainsi ! Si nous avions le système volontaire

— Tu peux l’avoir, si tu veux ; je sais que les ministres dissidents…

— Pour rien au monde, je ne quitterai l’Église anglicane.

— Tu es donc décidé à te faire prêtre ?

— Oh ! non… pas décidé. À vrai dire, je crois que, lorsqu’on veut bien travailler, il vaut encore mieux être avocat.

— Sans doute, si l’on a le talent particulier qu’il faut.

— Mais voilà ! je me demande si un avocat plaidant peut être tout à fait honnête homme.

— Comment dis-tu ?

— Les avocats ont une vilaine besogne parfois. Ils passent leur temps à faire paraître blanc ce qui est noir, ou, pis encore, à noircir ce qui est blanc.

— Bah ! un peu plus de charité, maître George, et ne sois pas ultra-vertueux. Les plus grands hommes de ton pays ont été des avocats.

— Mais qu’ils aient été de grands hommes, cela ne change rien à la chose, et ma charité n’y changera rien non plus. Quand deux hommes intelligents se font payer pour plaider l’un contre l’autre, les deux ne peuvent pas croire qu’ils ont raison.

— Ta, ta, ta ! Mais je ne tiens pas à ce que tu sois avocat. Il faut que tu fasses à ton idée. Si cette façon de gagner ton pain ne te plaît pas, il y en a d’autres.

— On peut encore être médecin… mais ce ne serait pas encore mon goût.

— Et c’est là la fin de ta liste ?

— Il y a la littérature. Mais la littérature, la plus noble des occupations pour les loisirs d’un homme, me semble, comme métier, un esclavage.

— Je le croirais volontiers. Tu n’as jamais entendu parler du commerce, je suppose ?

— Le commerce ? oui, j’en ai entendu parler. Mais je ne pense pas avoir le génie nécessaire.

Le vieux Bertram regarda son neveu comme s’il n’était pas bien sûr qu’on ne se moquait pas de lui.

— Le genre de génie qu’il faut, veux-je dire, ajouta George.

— C’est possible. Ton génie serait plus porté à disperser qu’à réunir, peut-être.

— Cela se pourrait bien, mon oncle.

— Et je pense que tu n’as jamais ouï dire qu’un jeune homme qui a été… comment appelles-tu cela ? qui a été double-premier, se soit mis derrière un comptoir. Quelle sorte de gens sont les doubles-derniers, je voudrais bien le savoir ?

— Ce sont eux, je crois, qui se mettent derrière les comptoirs, dit George, qui n’entendait point que son oncle eût le monopole de la raillerie.

— Vraiment, monsieur ! Mais je pense qu’ils ne sont pas les derniers quand il s’agit de vivre. Le succès en ce monde ne s’obtient pas à force de vers grecs, quel qu’en soit le nombre. En eût-on une cargaison, on ne pourrait pas l’échanger contre ce verre de vin sur aucun marché du globe.

— Le commerce est une belle chose, dit George d’un ton convaincu.

— C’est le travail qui convient à un homme, dit son oncle avec orgueil.

— Mais je me suis toujours laissé dire, répliqua le neveu, qu’aucun homme dans notre pays ne doit songer au commerce comme carrière, s’il n’a un certain capital.

M. Bertram l’aîné, voyant que l’argument se retournait contre lui, acheva sans mot dire son verre de vin et se remit à tisonner le feu.

À quelques jours de là, le sujet revint sur le tapis.

— Il faut que tu fasses ton choix tout seul, George, dit le vieillard, et il faut le faire promptement.

— Si je ne consultais que mon goût, — ce qui n’est pas possible, car il faut tenir compte des circonstances, — si je ne consultais que mon goût, je voudrais entrer au Parlement.

— Entrer où ?… s’écria M. Bertram, à qui il eût semblé tout aussi raisonnable d’entendre dire à son neveu qu’il se proposait de louer une maison dans Belgrave-Square comme moyen de gagner sa vie.

— Au Parlement, mon oncle.

— Est-ce que le Parlement est une profession ? Je ne m’en doutais pas.

— Ce n’est pas une profession à gagner de l’argent sans doute, et je serais désolé qu’il en fût autrement.

— Et quel est le comté, quel est le bourg auquel tu comptes faire l’honneur de le représenter ? L’Université te nommerait peut-être.

— Peut-être bien, un de ces jours.

— Et en attendant, tu comptes vivre de ton traitement d’agrégé, je suppose.

— De cela, et de tout ce que je pourrai avoir d’ailleurs.

M. Bertram resta silencieux pendant quelque temps, et George, de son côté, semblait disposé à se livrer à ses réflexions.

— George, dit enfin l’oncle, il vaut mieux que nous nous entendions nettement. Tu es un bon garçon à ta manière, et je t’aime assez ; mais il ne faut pas que tu te mettes dans la tête que tu dois être mon héritier.

— Non, mon oncle, je vous le promets.

— Parce que cela te mènerait à ta ruine. Je crois que tout homme doit faire son choix lui-même comme j’ai fait le mien. Si tu étais mon fils, il est probable que je ferais comme tout le monde et que je te laisserais mon argent, et il est probable aussi que tu n’en ferais pas un meilleur usage que les fils de tant de gens qui, comme moi, ont amassé de l’argent. Mais tu n’es pas mon fils.

— C’est vrai, mon oncle, et comme cela j’échappe au danger. En tout cas, je n’ai pas de désappointement à craindre.

— J’en suis bien aise, dit M. Bertram, qui cependant, tout aise qu’il se disait, ne marqua son contentement qu’en se montrant un peu plus acerbe dans son ton. Il lui semblait dur d’avoir affaire à un neveu qui ne lui donnait aucun sujet de plainte.

— J’ai cru devoir t’avertir, reprit-il. Tu n’ignores pas que jusqu’à ce jour j’ai supporté tous les frais de ton éducation.

— Pas de mon éducation, mon oncle.

— Pas de ton éducation ! et qui donc l’a payée ?

— Je parle du temps que j’ai passé à Oxford. J’y ai vécu très-largement et grâce à vous, mais j’ai payé moi-même les frais de mon éducation.

George était dans son droit en parlant ainsi : il n’avait pas demandé à son oncle de lui faire une ample pension, et l’on ne pouvait guère le blâmer d’avoir accepté ce qu’on lui offrait.

— Je sais seulement que j’ai payé fort régulièrement quatre mille francs par an à ton ordre, et j’apprends par Pritchett (Pritchett était l’homme d’affaires de M. Bertram) que je continue de les payer.

— Il m’a envoyé le dernier trimestre ces jours-ci, mais je n’y ai pas touché.

— N’importe ; laissons cela. Je ne sais pas quels sont les projets de ton père à ton égard, je n’ai jamais su les découvrir.

— Je les lui demanderai. Je compte aller le voir.

— Le voir, lui ! mais il est à Bagdad !

— Mon. Dieu, oui. Si je pars tout de suite, je l’y trouverai encore ; sinon, je le rejoindrai à Damas.

— Alors tu seras un fier imbécile, un plus grand imbécile que je ne te croyais même. Qu’as-tu à espérer de ton père ? M’est avis que si dix mille francs pouvaient le faire entrer en paradis, il ne saurait pas les trouver. On ne les lui prêterait ni en Europe ni en Asie. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne les lui prêterais pas, moi.

— En pareille circonstance sa garantie personnelle vaudrait si peu !

— Sa garantie personnelle n’a jamais rien valu. Mais, pour en revenir à ce que je disais, depuis le jour où il t’a placé chez Wilkinson, j’ai permis à ton père de rejeter sur moi tout le fardeau de ton entretien. Il me semblait fâcheux que tu n’eusses pas l’avantage d’une éducation convenable. Pourtant, je ne réclame pas de reconnaissance, car je compte bien que ton père me remboursera toutes mes avances.

— Et comment voulez-vous qu’il le fasse ? Mais peut-être que moi je le pourrai…

— Vraiment ! eh bien ! tant mieux. Tu t’arrangeras ensuite avec lui. En attendant, écoute-moi.

— Écoutez-moi plutôt un instant, oncle George. Je vous trouve dur pour mon père, et surtout dur pour moi. Quand je suis allé chez Wilkinson, savais-je qui payait les mémoires ?

— Qui dit que tu le savais ?

— Et à partir de ce temps, à quelle époque aurais-je dû commencer à le savoir ? Quand aurais-je dû d’abord commencer à sentir que j’étais à charge à quelqu’un ?

— Qui parle d’être à charge ?

— Vous me dites que je ne serai pas votre héritier ?

— Certainement pas.

— Je n’ai jamais songé à être votre héritier. Je ne me moque pas mal d’être l’héritier de qui que ce soit. Ce que vous m’avez librement donné, je l’ai pris de même. Quant à mon père, si vous aviez de pareils sentiments à son égard, pourquoi l’avez-vous laissé encourir cette dette envers vous ?

— Il fallait donc te laisser chasser de chez Wilkinson et mourir de faim sur le revers d’un fossé ? Maintenant, si tu peux réprimer un instant tes beaux sentiments, écoute-moi. Je ne t’ai jamais blâmé en cette affaire le moins du monde, et je ne te blâme pas maintenant, — c’est-à-dire pas encore.

— J’espère que vous ne me blâmerez jamais, — pour les questions d’argent, s’entend.

— Veux-tu m’écouter ? Il me semble que tu te fourvoies au sujet de ta carrière. Tu n’aimes pas le commerce, et ce que tu disais l’autre jour à propos du capital est bien vrai. Je tiens pour un coquin l’homme qui se met dans le commerce sans capital. En petit, nous aurions pu peut-être arranger la chose…, mais en très-petit ; cela ne t’aurait pas convenu.

— Ni en petit ni en grand, mon oncle.

— Très-bien. Tu n’as pas à craindre qu’on te fasse violence pour quelque chose de grand. Il me semble, après tout, que tu es taillé pour faire un avocat.

Le jeune Bertram hésita un instant.

— Je ne sais, mon oncle. Quelquefois je me sens un étrange désir d’entrer dans les ordres.

— Étrange désir en effet ! Mais si tu voulais m’écouter… Voici ce que c’est. J’ai parlé à M. Dry. MM. Dry et Stickatit font mes affaires depuis quarante ans. Eh bien ! George, je t’avancerai soixante-quinze mille francs à quatre pour cent…

— Et que voulez-vous que je fasse de soixante-quinze mille francs, mon oncle ?

— Tu ne t’imagines pas qu’on entre dans une maison comme celle-là sans argent, je suppose ?

— Entrer dans la maison, me faire avoué ! s’écria George d’un ton d’horreur qui parut émouvoir un instant l’impassible vieillard. Comment ! il aurait été double-premier, il aurait été l’étudiant le plus marquant de son année, il aurait péroré à ses conférences, il se serait nourri d’Aristote pour en venir là ! pour prendre un pupitre dans l’étude de MM. Dry et Stickatit, avoués ! Non, non, pas pour tous les oncles du monde ! pour aucun oncle il ne ferait cela !

— Ils font cent mille francs par an, net, dit M. Bertram ; et avec le temps tu pourrais devenir associé et avoir la moitié des affaires.

Mais George ne se laissa persuader ni par l’offre d’un prêt, ni par la perspective des bénéfices, si beaux qu’ils pussent être. Il refusa nettement de discuter même la proposition, et son oncle, avec un égal entêtement, s’obstina dès lors à garder le silence au sujet de sa carrière future.

— Pritchett te payera, dit-il, ta pension pendant deux ans encore, — c’est-à-dire, si je vis.

— Je puis m’en passer, mon oncle, répondit George.

— Pritchett te la payera pendant deux ans, reprit son oncle d’un ton péremptoire ; ensuite, elle devra cesser. Et pendant trois mois, je serai charmé de t’avoir ici en visite.

On croira facilement que George Bertram ne dépassa pas la limite des trois mois.




CHAPITRE VI


JÉRUSALEM.


Il n’y eut cependant aucune querelle entre George Bertram l’oncle et George Bertram le neveu. Bien que dans leurs conversations au sujet de leurs affaires ils ne fussent pas très-aimables l’un pour l’autre, ils restèrent bons amis — aussi bons amis du moins qu’ils l’avaient jamais été. À vrai dire, le vieillard se montra plus poli pour son neveu à la suite de la dernière scène que nous avons racontée, et, avant la fin des trois mois, sa manière d’être fut presque cordiale.

Il y avait chez George Bertram le jeune un je ne sais quoi qui forçait son vieil oncle à le respecter malgré lui. Le négociant de la Cité de Londres avait un profond mépris pour son frère, le soldat de fortune, et il s’était conduit comme on l’a vu à l’égard du fils de ce frère, moins avec l’idée de rendre service à celui-ci, que poussé par le désir de prouver son mépris et de s’assurer l’occasion de l’exprimer ouvertement. Il avait bien compté aussi qu’il mépriserait le fils comme il avait méprisé le père, mais en cela il se trouva déçu. George avait accepté tout ce qu’il lui avait offert, comme tout jeune homme aurait pris ce qu’un oncle donnait, mais il n’en avait jamais demandé davantage. Il avait tiré le meilleur parti possible de l’éducation qu’on lui avait fournie ; et maintenant, bien qu’il ne voulût se faire ni avoué ni négociant, il était prêt à gagner sa vie et déclarait qu’à l’avenir il se tirerait d’affaire sans demander d’aide à personne.

Avant que les trois mois fussent écoulés, son oncle lui avait proposé plus d’une fois de prolonger sa visite ; mais George était résolu à quitter Hadley. Il se proposait de consacrer trois ou quatre mois à la recherche de son père et de s’établir ensuite à Londres. En attendant, il étudiait le droit des gens, les lois des nations, et s’amusait dans ses heures de loisir à lire Coke et Blackstone.

— Tu ne trouveras jamais ton père, lui avait dit M. Bertram.

— En tout cas, je veux essayer ; si je ne le trouve pas, j’aurai toujours vu du nouveau.

— Tu en verrais plus, en trois mois à Londres qu’en douze mois de voyage, et du moins tu ne perdrais pas ton temps.

Mais George fut inébranlable, et avant trois mois il était en route.

— Vous m’excuserez, monsieur George, lui dit M. Pritchett la veille de son départ (son oncle lui avait recommandé de voir Pritchett dans la Cité avant de partir), vous m’excuserez, monsieur George ; mais, s’il m’était permis de vous donner un petit conseil, je vous engagerais à écrire de temps en temps à Monsieur pendant vos voyages.

Or George n’avait de sa vie écrit une ligne à son oncle. D’après les ordres exprès de celui-ci, c’était toujours à la femme de charge qu’il annonçait son arrivée ou ses projets de voyage, et maintenant il n’entendait nullement commencer une correspondance.

— Lui écrire, monsieur Pritchett ! Non, vraiment, je n’y pense pas. Je ne crois pas que mon oncle tienne beaucoup à recevoir des lettres comme les miennes.

— Ah ! que si, allez, monsieur George ! Il ne faut pas être trop prompt à juger les gens sur les apparences ; il s’agit de douze millions et demi ; vous savez, monsieur George, douze… millions… et demi… de fortune ! Et M. Pritchett appuya fortement sur le chiffre présumé des richesses de son patron.

— Douze millions et demi, vraiment ? C’est beaucoup sans doute, et j’admets parfaitement toute la force de votre argument ; mais, voyez-vous, il n’y a rien à faire de ce côté-là : je ne suis pas fait pour hériter de douze millions et demi. Cela se voit sur mon visage.

M. Pritchett le regarda fixement.

— Mais, monsieur George, je ne vois pas ça du tout ; croyez-moi, allez, Monsieur vous aime beaucoup.

— Beaucoup ! n’est-ce pas un peu trop dire, hein ?

— Je veux dire autant qu’il peut aimer beaucoup qui que ce soit. Ainsi il me dit hier : « Pritchett, me dit-il, ce garçon va partir pour Bagdad. — Quoi ! M. George ? que je lui dis. — Oui, qu’il me dit, et il ira aussi à Hong-Kong, je pense, avant de revenir ; il va à la recherche de son père. » En me disant cela, il me lança un de ces mauvais regards que vous connaissez, « C’est bien dommage, » lui dis-je, car il faut toujours être de son avis, vous savez. « C’est un imbécile, dit votre oncle, et il ne sera jamais autre chose. »

— Mon Dieu ! monsieur Pritchett, que je vous suis donc obligé de prendre la peine de me répéter tout cela !

— Oh ! ma peine n’est rien. « Et il ne sait pas plus la valeur de l’argent, ajoute votre oncle, qu’une autruche. Il ne peut pas aller à Bagdad avec la pension que je lui fais. — C’est évident, que je lui dis. — Il faut lui ouvrir un crédit de huit mille francs, » dit Monsieur. Et c’est ce que j’ai fait, monsieur George.

— J’aurais très-bien pu m’en passer, monsieur Pritchett.

— Peut-être, mais huit mille francs n’ont jamais fait de mal à personne, monsieur George…, jamais. Et moi, je vous dirai que, si vous jouez bien la partie, vous serez l’héritier de Monsieur, quoi qu’il en dise.

— En tout cas, monsieur Pritchett, je vous suis bien obligé.

Et là-dessus ils se quittèrent.

— Il me jettera ses huit mille francs au visage la première fois que je le verrai, se dit George.

Quoique le conseil de M. Pritchett fût assurément bon, George ne le suivit pas, et, pendant tout le temps que dura son absence, il n’écrivit pas une seule fois à M. Bertram. Le voyage à la recherche de son père ne fut pas pour notre héros une entreprise aussi difficile que l’avait supposé, son oncle. Il devait passer par Paris, Marseille, Malte, Alexandrie, Jaffa, Jérusalem et Damas, et il avait prié sir Lionel de lui écrire, si faire se pouvait, à toutes ces adresses, ou du moins à l’une d’entre elles. Il ne reçut de nouvelles ni en France, ni à Malte, ni en Égypte, mais en arrivant à la petite ville de Jaffa, où il foula pour la première fois le sol de l’Asie, il trouva une lettre de son père. Sir Lionel était sur le point de quitter la Perse pour se rendre en mission à Constantinople, mais il ferait certainement un détour, disait-il, pour se rencontrer avec son fils à Jérusalem.

Le ton de la lettre de sir Lionel ne rappelait en rien les conversations de son frère M. Bertram. Il félicitait de tout son cœur son fils de ses succès à l’Université et lui prédisait pour l’avenir une carrière à la fois brillante et lucrative ; il exprimait le plus vif désir de l’embrasser, et parlait, avec un enthousiasme qui touchait à l’ivresse, de la perspective de passer quelques semaines avec lui à Jérusalem.

Cette lettre fit le plus grand plaisir à George, qui souhaitait tout naturellement d’avoir une bonne opinion de son père et qui n’avait jamais voulu admettre sans réserve les torts auxquels M. Bertram faisait si souvent allusion, mais dont il ne parlait jamais ouvertement. Le colonel n’avait guère eu pour lui des soins paternels ; jusqu’ici il avait même assez généralement omis de répondre aux quelques lettres que George lui avait écrites. Mais un fils accepte facilement les avances d’un père, et la manière d’écrire de sir Lionel était si charmante ! sa lettre était si amicale et si affectueuse ! On n’y sentait en rien le ton sermonneur, monotone et ennuyeux qui règne en général dans les lettres banales des pères vulgaires, et George fut ravi de son nouveau correspondant.

« Je ne voudrais pour rien au monde manquer de te voir, lui écrivait sir Lionel, et, quoiqu’on m’ait donné l’ordre de me rendre à Constantinople en toute hâte, — c’est toujours ainsi que vos grands seigneurs du civil nous font aller, nous autres esclaves militaires, — je trouverai bien moyen de leur dérober quinze jours que je passerai avec toi à Jérusalem. Je pense que je ne te reconnaîtrai pas et que tu ne me reconnaîtras pas davantage ; mais si tu rencontres un vieux monsieur à la tenue militaire, très-chauve, aux dents rares et au nez crochu, dis-toi que tu vois ton père. J’arriverai à l’hôtel Z… aussitôt que possible, après le quatorze de ce mois. »

Son oncle en tout cas s’était bien trompé quand il lui avait prédit que son père l’éviterait. Bien loin de là, sir Lionel se dérangeait beaucoup pour se rencontrer avec son fils. Il était très-possible, il était même très-certain que Bertram le négociant avait dû mettre de côté plus d’argent que Bertram le colonel ; mais, aux yeux de George, savoir amasser de l’argent n’était pas un grand mérite, et, s’il était vrai que sir Lionel avait négligé d’envoyer, pour l’usage de son fils, une partie de sa paye, ce n’était pas le moment de lui en vouloir. On se dira peut-être, que si George avait eu personnellement à souffrir par suite de la négligence de son père à faire ces susdits envois d’argent, il est fort possible qu’il eût vu la chose sous un aspect plus grave.

George avait pris un drogman, et, suivi de ce seul domestique, il quitta à cheval la ville des orangers.

L’oranger est fort commun en Espagne, à Malte, en Égypte, à la Jamaïque et dans d’autres pays encore ; mais, dans un rayon de deux lieues autour de Jaffa, on ne voit absolument que des orangers, à l’exception toutefois des haies de figuiers d’Inde qui divisent les jardins. Les plantations d’orangers se succèdent jusqu’à ce qu’on arrive au grand désert ouvert qui mène à Jérusalem.

Pour un Anglais, il y a quelque chose de fort attrayant dans l’idée de se mettre en route à cheval pour traverser le désert, le pistolet à la ceinture, sa valise bouclée devant lui, et de n’avoir pour tout compagnon qu’un seul serviteur à cheval. Un pareil voyage offre un soupçon de danger qui suffit tout juste pour lui donner du piquant ; et puis cela est si peu anglais, si oriental, si incommode, si différent de la rapidité et du confort d’un chemin de fer, si en dehors des chemins battus de la vie ordinaire, qu’il est enchanté de se mettre en selle. Mais on peut se demander s’il n’est pas généralement encore plus enchanté de quitter la selle, — surtout si c’est une selle turque.

George avait ouï parler des chevaux arabes et des nuages de poussière que soulèvent leurs pieds ailés. Il avait compté, dès qu’il aurait dépassé les jardins d’orangers, se lancer au galop pour ne plus s’arrêter que sous les murs de Jérusalem. Mais bien des heures de route pénible devaient s’écouler avant que ces murailles ne lui apparussent. Il faisait à peu près cinq kilomètres à l’heure. Pendant la matinée, il s’efforça de hâter l’allure, mais à mesure que le soleil darda de plus chauds rayons, ses efforts se ralentirent, et, bien avant le soir, il en était venu à se dire que Jérusalem était un mythe, son drogman un imposteur et son coursier arabe une affreuse haridelle.

— C’est le voyage le plus long que j’aie fait de ma vie, dit George.

— Plus long, oui. Un haut de deux montagnes plus, et deux descendres, et alors là ; oui ! dit le drogman qui, parmi ses nombreux talents, ne pouvait pas mettre une connaissance approfondie de la langue anglaise au premier rang.

Enfin les deux montagnes et les deux descendres furent passés, et George apprit que la muraille dont il voyait les vives arêtes se dessiner nettement sur le sol rocailleux était Jérusalem. Il y a toujours quelque chose de très-saisissant dans le premier aspect d’une ville murée qui n’a pas de faubourgs ou de dépendances extérieures. Cela ressemble à un château de cartes qu’on aurait bâti sur une table. Chez nous, en Angleterre, il est toujours difficile de dire où la campagne finit et où la ville commence, et même les villes murées du continent se présentent bien rarement à nous de façon à ce que leurs angles de pierre se découpent sur l’horizon comme cela se voit dans les vieilles gravures sur bois qui représentent des cités fortifiées.

Mais c’est là précisément l’aspect de Jérusalem. Jusqu’au moment où le voyageur touche aux murs de la ville, il se sent en plein désert, et pourtant il suffira d’un instant et de la permission de ces soldats turcs si sales, pour qu’il se trouve dans la ville. On arrive aux portes, et comme il n’est personne aujourd’hui qui ne se croie autorisé à avoir une opinion sur les difficultés que peut offrir la prise d’une batterie casematée, ou sur l’insuffisance des bastions de granit, chacun se dit tout d’abord combien ce serait chose commode et charmante que de prendre Jérusalem. En tout cas, il n’est point difficile d’y entrer ; les sales soldats ne se donnent pas la peine de tourner la tête pour regarder le voyageur qui ne tarde pas à acquérir la douce certitude qu’il a dépassé la zone des passe-ports.

George Bertram s’était bien promis que l’instant où il apercevrait Jérusalem serait pour lui un instant d’émotion morale des plus intenses. Quand, en quittant les orangers de Jaffa, il avait cherché à faire prendre à son cheval arabe le galop continu qui devait le mener jusqu’à la ville du Sépulcre, son âme était toute disposée à se laisser aller aux extases du sentiment aussitôt que sa course rapide aurait été achevée. Mais le temps de l’extase sentimentale était passé depuis longtemps quand il se trouva à la porte de Jérusalem. Il en était à jurer comme un païen contre son infernale rosse et la maudite selle turque qui lui semblait avoir été imaginée tout exprès pour torturer et meurtrir le cavalier chrétien.

— Où trouver maintenant ce s… hôtel ? s’écria Bertram, quand ils eurent trébuché et pataugé, lui, son drogman et sa valise, pendant cinq minutes, dans une ruelle étroite et mal pavée qui descendait presque à pic. Le milieu formait un ruisseau où les chevaux glissaient sur des écorces d’oranges et des débris de légumes, tandis que la rue elle-même présentait dans son encombrement toute la variété de turbans que peut offrir l’Orient. — Et ceci s’appelle une rue ? Ce fut ainsi, en dépit de son sentiment profond, de son émotion, de ses pieuses résolutions, que notre héros fit son entrée à Jérusalem. Mais quelle piété pourrait résister à l’éreintement de douze heures de course sur une selle turque ?

— Est-ce bien une rue ? dit-il. Oui ! c’était la principale rue de Jérusalem. C’était la première, ou du moins une des premières parmi ces voies sacrées dont George s’était dit qu’il oserait à peine les fouler sans ôter sa chaussure. Enfin, à un tournant rapide, le cheval de Bertram glissa de nouveau et faillit s’abattre. Le cavalier jura de plus belle. Il faut dire à sa décharge qu’il était non-seulement rompu et écorché, mais encore qu’il avait grand’faim. Pour se livrer avec succès aux belles émotions, il n’est rien de tel qu’un estomac satisfait, sans être surchargé.

Enfin ils s’arrêtèrent devant une porte percée dans un mur, que le drogman dit être l’entrée de l’hôtel Z… En réalité, il n’y avait pas plus de dix minutes qu’ils étaient dans la ville, mais il faut avouer que les rues n’étaient pas bien pavées. Cinq minutes encore, et George se trouvait dans sa chambre, répandant sur tous les fauteuils et les canapés le contenu de sa valise, et s’enquérant avec ardeur de l’heure de la table d’hôte. Ce fut avec une satisfaction intérieure très-vive qu’il apprit qu’il ne lui restait tout juste que vingt minutes pour faire sa toilette. À Jérusalem, comme ailleurs, les premières questions du voyageur seront toujours les mêmes : À quelle heure la table d’hôte ? Où est la cathédrale ? Quand part le train, demain matin ? — Il faudra encore quelques années, mais peut-être guère plus, avant qu’on ne fasse la dernière de ces questions à Jérusalem.

On était dans la quinzaine qui précède Pâques, et la ville était déjà pleine de pèlerins venus pour assister aux cérémonies, — pleine aussi d’Anglais et d’Américains venus pour voir les pèlerins.

L’auberge était à peu près comble, et George, en entrant dans la salle commune, entendit une telle confusion de voix anglaises, et un tel cliquetis de cuillers anglaises, qu’il aurait pu se croire sur le sommet du Righi ou sur un bateau à vapeur du Rhin. Mais toutes les conversations avaient une saveur de Palestine.

— Lundi nous faisons un pique-nique dans la vallée de Josaphat, madame Rose ; serez-vous des nôtres avec ces demoiselles ? Nous enverrons les vivres nous attendre au tombeau de Zacharie.

— Mille fois merci, mademoiselle Todd ; c’eût été avec le plus grand plaisir, mais nous n’avons que trois jours pour faire Bethléem, la mer Morte et Jéricho. Il faut absolument que nous nous mettions en route demain.

— Maman, j’ai perdu mon ombrelle quelque part en descendant de la montagne de l’Offense. Ces vilains enfants arabes me l’auront volée.

— On dit que les gens de Siloé sont les plus grands voleurs de la Syrie ; mais personne n’ose se frotter à eux.

— Mais tu l’avais à la main, mon enfant, au puits d’Enrogel.

— Comment, pas de pommes de terre ! Nous en avions hier. Garçon ! garçon ! où avez-vous vu servir un dîner sans pommes de terre ?

— Franchement, je ne sais qu’en penser. Si, en effet, c’est là la tombe de Nicodème, cela tranche la question. Je vous demanderai le sel.

— Monsieur Pott, je ne vous dirai pas un mot de plus ; vous n’avez pas la foi. Moi, je crois à tout cela.

— Comment ! à tout, depuis le Calvaire dans la galerie d’en haut jusqu’au coin obscur où le coq a chanté ?

— Oui ; monsieur Pott, à tout. Pourquoi un coq n’aurait-il pas chanté là aussi bien que partout ailleurs ? Il est si beau de croire.

George Bertram se trouva assis à table à côté d’une dame anglaise d’un certain âge et d’une mise irréprochable qu’il entendit nommer mademoiselle Baker, et de l’autre côté de cette dame était placée — un ange ! que mademoiselle Baker appelait Caroline, et qu’un homme, — un animal, — assis à ses côtés, nommait mademoiselle Waddington.

Tous mes lecteurs ont sans doute, un jour ou l’autre, fait partie d’une société de table d’hôte, et toutes ont dû remarquer combien il est important pour le plaisir du voyageur de se trouver placé dans un agréable voisinage. L’idéal d’une voisine agréable pour un jeune homme, c’est une jolie femme. Je ne prétends point définir l’idéal d’une jeune fille ; mais il est certain que la Providence a si bien arrangé les choses, que les lourds et les ennuyeux, les amusants et les bons enfants, ainsi que les beaux et les brillants, se réunissent et se groupent tout naturellement par espèces, ainsi que cela doit être.

La voisine de Bertram était de l’ordre amusant et bon enfant, mais cela ne lui suffisait pas. Il se serait fort bien accommodé de causer avec mademoiselle Baker, n’eût été le voisinage de mademoiselle Waddington, et il se serait même résigné à l’interposition d’une seule chaise entre mademoiselle Wadington et lui, si cet animal placé de l’autre côté n’avait trouvé tant de choses à lui dire à propos du village d’Emmaüs et de la vallée d’Ajalon.

Or, nous faisons savoir par ces présentes que Caroline Waddington est notre prima donna, notre dona primissima, — le personnage le plus important de cette histoire. C’est avec elle que vous devrez pleurer, c’est pour elle que doit s’exercer votre sympathie ; c’est elle enfin qui doit vous étonner ; Je voudrais, sans manquer à mes devoirs, me dispenser d’énumérer ses qualités morales et physiques en la présentant au lecteur, mais j’ai déjà fait preuve de négligence, à l’égard d’Adela Gauntlet, et je sens qu’une héroïne a des droits imprescriptibles. Seulement nous ajournerons la description ; mademoiselle Waddington entrera bientôt en scène, et il sera temps alors de la peindre.

Il suffit pour l’instant de dire qu’elle était orpheline, que depuis la mort de son père elle avait vécu avec sa tante, mademoiselle Baker, dans la ville de Littlebath ; que, d’après ses instances, mademoiselle Baker avait visité l’Égypte, remonté le Nil, traversé le petit Désert, enfin était allée du Caire à Jérusalem ; que mademoiselle Baker, lasse du monde oriental, n’aspirait plus qu’à rentrer à Littlebath, tandis que sa nièce, plus enthousiaste et plus jeune surtout, lui proposait d’aller à Damas et au Liban, de voir Beyrouth et Smyrne, et de revenir ensuite en Angleterre, en passant par Athènes et Constantinople. Si George Bertram eût pu entendre la façon dont mademoiselle Waddington parlait de son voisin de table, lorsqu’elle se fut retirée avec sa tante dans leur chambre, et s’il eût pu entendre aussi ce que la tante disait de lui, George Bertram, il aurait été moins maussade.

— M. Mac Gabbery est un imbécile, ma tante. Je suis sûr qu’il a de longues oreilles qu’il cache. Ah ! qu’il m’ennuie ! Ne pourrions-nous partir pour Damas demain ?

— Si nous partions, il viendrait avec nous, je pense. (M. Mac Gabbery avait fait partie de la société de ces dames en traversant le désert.)

— Je ne le crois pas, M. et Mme Hunter sont prêts à partir demain, et ils ne voudraient certainement pas de lui.

— Mais, mon enfant, je ne suis vraiment pas de force à me mettre en route pour Damas. Encore quelques jours passés à dos de chameau…

— Mais vous aurez un cheval, ma tante.

— C’est encore pis. De plus, j’ai retrouvé une ancienne connaissance qui te plaira beaucoup, j’en suis sûre.

— Quoi, ce jeune homme si laid qui était assis à côté de vous ?

— Précisément. Ce jeune homme si laid, je l’ai vu le plus joli enfant du monde… et de plus, je ne le trouve pas laid aujourd’hui. Au reste, il est le neveu de M. Bertram.

— Comment ! du M. Bertram de mon père ?

— Tout juste, du M. Bertram de ton père, comme tu dis. Donc, si M. Bertram venait à mourir et que ce jeune homme se trouvât être son héritier, c’est lui qui aurait à rendre compte de ta fortune. Tu ferais bien d’être aimable pour lui.

— Comme c’est drôle ! Comment est-il ?

— C’est un des jeunes gens les plus distingués d’aujourd’hui. J’ai entendu dire qu’il a eu de grands succès à Oxford ; en tout cas, c’est un causeur très-aimable.

Il fut donc convenu entre ces dames que l’on ne partirait pas encore pour Damas, et que l’on braverait tout l’ennui que pourrait infliger M. Mac Gabbery.

Le lendemain, au déjeuner, Bertram trouva moyen de se placer entre la tante et la nièce. Mais M. Mac Gabbery ne se laissa pas évincer sans résistance. Quand il s’aperçut qu’un intrus tâchait de chasser sur ses terres, il fit des efforts de conversation désespérés ; il parla plus que jamais d’Ajalon et il émit plusieurs théories très-hasardées au sujet d’Emmaüs ; il rappela sans relâche tous les incidents intéressants de leur voyage : combien ils avaient été fatigués à Gaza, où il avait travaillé comme un nègre pour ces dames, et combien mademoiselle Baker avait eu peur dans les environs d’Arimathie, lorsque lui, M. Mac Gabbery, avait cru devoir s’assurer de l’état de ses pistolets, à la vue de trois ou quatre hommes ayant tout à fait l’air de Bédouins et qui rôdaient autour d’eux. Mais rien n’y fit, mademoiselle Waddington commençait à en avoir assez de Gaza et d’Arimathie, et mademoiselle Baker préférait évidemment s’enquérir des nouvelles de Londres. De sorte que peu à peu M. Mac Gabbery se fit silencieux et digne ; enfin il se réfugia dans un coin et se renferma dans ses impressions personnelles et dans l’étude d’une carte de la Palestine.

Bertram, de son côté, fortifié par le repos de la nuit et un bon déjeuner, retrouva toutes ses belles et nobles aspirations et, sous leur influence, se disposa à faire sa première visite à l’église du Saint-Sépulcre. On était au dernier dimanche du carême, et il se décida à aller entendre la messe dans la chapelle grecque afin de se rendre compte de la dévotion que pourrait ressentir un protestant anglais à la vue de ce culte étranger. Mais une messe était finie, et la suivante n’était pas commencée, quand il arriva à l’église ; il eut, en conséquence, le temps d’inspecter à la suite de son drogman toutes les merveilles variées de cet étonnant édifice.

On sait assez généralement aujourd’hui ce que contient l’église des lieux saints ; mais ceux qui ne l’ont pas vue, ou, pour mieux dire, ceux qui ne l’ont pas vue pendant les fêtes de Pâques, ne peuvent pas complètement se rendre compte de toutes les absurdités qu’elle renferme et du genre de dévotion qu’elle inspire. Bertram visita d’abord les cinq églises qui se sont groupées sous le même toit. Les Grecs sont de beaucoup les mieux traités ; leur châsse est resplendissante, leur temple spacieux et, jusqu’à un certain point, imposant. Les Latins, autrement dit les catholiques romains, sont beaucoup moins bien logés, et leur clinquant est bien plus terni. De plus, les Grecs possèdent le trou dans lequel était plantée — à leur dire — la croix du Sauveur, tandis que les Latins ont dû se contenter de l’emplacement où furent crucifiés les deux larrons. L’église des Arméniens, pour laquelle il faut descendre jusque dans les entrailles de la terre, a de moindres prétentions encore ; elle est plus terne, plus obscure et plus sale ; mais elle rappelle la nef de Saint-Pierre quand on la compare au pauvre autel de bois des Abyssiniens, ou à ce sombre caveau où prient les chrétiens de Syrie, et dans lequel on a peine à distinguer, tant l’obscurité est grande, son unique ornement : une petite image mal faite du Rédempteur crucifié.

Ceux qui connaissent les pompes de l’église catholique romaine en Italie et en France ont peine à comprendre, au premier abord, le rôle tout secondaire que joue le pape à Jérusalem. Car s’il est le vicaire de Dieu aux yeux des populations du sud-ouest de l’Europe, l’empereur de Russie ne l’est pas moins pour les chrétiens d’Orient. Le Russe est de beaucoup le plus grand des deux papes à Jérusalem, et on le traite avec un plus profond respect, on lui accorde une foi plus sincère que n’en obtient son rival de Rome, même de la part des Romains.

Bertram avait essayé à cinq ou six reprises d’entrer dans le tabernacle du Saint-Sépulcre ; mais il avait échoué, tant était grande la foule des pèlerins ! Enfin son drogman profita d’un moment de calme et donna encore une fois l’assaut. Avec un peu de patience on parvient à pénétrer dans la petite chapelle intérieure qui forme, pour ainsi dire, le vestibule du sépulcre, et d’où sortent les flammes miraculeuses le samedi de Pâques. Le proche voisinage de Coptes et de Candioles, d’Arméniens et d’Abyssiniens n’était pas très-agréable à notre héros, car l’on était bien serré et les chrétiens de ces nations-là ne sont pas plus propres qu’il ne faut. Mais tout cela n’était rien, comparé à l’entreprise d’entrer dans le Sanctum sanctorum. Pour y donner accès, il n’y a qu’une seule ouverture, et cette ouverture est haute de quatre pieds à peine. Ceux qui entrent se précipitent la tête la première, ceux qui sortent se présentent de l’autre sens, et comme il est impossible que deux passent de front, et que néanmoins il se trouve toujours deux ou trois personnes qui tâchent d’entrer et dix ou douze qui essayent de sortir, le combat ne laisse pas que d’être assez désagréable pour un Anglais ; mais, pour un Oriental, il n’y a peut-être là qu’une lutte pleine d’émotions.

Bertram n’eût jamais réussi sans l’aide de son drogman. Celui-ci se démena si bien au milieu de tous ces impatients, repoussant violemment ceux qui cherchaient à sortir et s’accrochant pour les retenir à ceux qui voulaient entrer, que le passage se trouva libre un instant, et notre héros, ayant baissé la tête, se trouva tout à coup dans l’intérieur, la main posée sur le marbre du tombeau.

Ceux qui l’entouraient lui parurent être le rebut du monde entier. C’étaient de ces hommes qu’on n’aimerait point à rencontrer, à moins d’être bien armé, sur les routes de la Grèce ou dans les collines de l’Arménie, — des misérables à mines de coupe-jarret, à la tête à demi rasée, à la barbe sale et aux yeux irrités, des hommes vêtus de peaux de bête ou de manteaux qui y ressemblaient, sales, puants, grouillants de vermine, empestés d’ail, abominables à des yeux anglais. Il y avait pourtant en eux une certaine dignité de maintien, une aptitude naturelle à se mouvoir avec aisance, et un sentiment inné de la couleur apparaissant au milieu de leur saleté. Malgré tout, ces chrétiens de l’Église grecque lui semblaient à peine des frères en religion.

Il posa cependant la main sur la pierre du tombeau, et dans le même moment deux frères, deux jeunes Grecs, — Grecs de croyance, veux-je dire, car Bertram n’eût su reconnaître à quelle nation ils appartenaient, — pressèrent leurs lèvres sur le marbre. C’étaient, comme nous l’avons dit, des hommes sales, rasés, à la mine dangereuse, vêtus de peaux de bête ; ils étaient placés bien bas dans l’échelle de l’humanité, en comparaison de leur frère en pèlerinage ; mais, malgré tout, ils devinrent pour lui, dans ce moment-là, des objets d’envie. Ils croyaient du moins, et leur foi était évidente. Quel que pût être le code moral qui régissait leur conduite, quand même ils n’en reconnaîtraient aucun, — ce qui ne semblait que trop probable, — une chose était certaine : ils possédaient la foi. Le Christ était à leurs yeux une vérité réelle et vivante, bien qu’ils ne sussent l’adorer qu’en baisant ainsi une pierre qui n’avait, en réalité, pas plus de rapport avec lui que la première pierre venue qu’ils eussent pu baiser dans leur pays. Ils croyaient ; et pendant qu’ils touchaient des lèvres, du front et de la main, les bords du sépulcre, leur foi s’éleva jusqu’à l’extase. C’est ainsi que Bertram eût voulu entrer dans cette petite chapelle, c’est ainsi qu’il eût voulu sentir, c’est ainsi qu’il eût voulu agir, si cela lui avait été possible. Il avait espéré sentir tout cela, il avait cru qu’il s’agenouillerait, lui aussi, dans un transport pieux. Mais il ne s’agenouilla point. Il se dit que la chaleur était étouffante, que le voisinage de ses frères chrétiens était désagréable, et, courbant la tête, — non par respect, mais pour sortir à reculons de l’étroit espace, — avec un peu de peine et beaucoup de précautions, et, s’il faut tout dire, avec quelques expressions de colère à l’adresse de ceux qui le poussaient avec leur tête dans la direction qu’il ne voulait pas prendre, il sortit de la chapelle. Et pendant tout le reste de son séjour à Jérusalem, il n’éprouva aucun désir d’y rentrer. Il avait rempli ce devoir, fait cette corvée, vu cette chose, et, l’effaçant de sa liste de curiosités, il n’y pensa plus. C’est là, croyons-nous, le résultat ordinaire des visites de chrétiens anglais au lieu qu’on nomme le Saint-Sépulcre.

Et puis, il vit les autres curiosités de l’endroit : le Calvaire, dans la galerie d’en haut ; le Jardin, ou ce qu’on appelle le Jardin, où le Christ ressuscité apparut aux femmes qui venaient du sépulcre ; le lieu où chanta le coq de saint Pierre ; le tombeau de Nicodème ; tout cela dans la même église, sous le même toit, — tout cela, du moins, sous ce qui devrait être un toit et qui n’est plus qu’une ruine. Maintenant l’eau du ciel tombe librement sur toutes ces places saintes, car les Grecs et les Latins s’étant querellés au sujet des réparations à faire, les Turcs, seigneurs et maîtres aujourd’hui du Saint-Sépulcre, ont pris la chose en main, et ont décidé que ni les uns ni les autres ne répareraient rien. Enfin Bertram assista à la messe grecque — ou, pour mieux dire, il se figura qu’il y assistait, car la messe ne fut pas dite, comme celle de Rome, à un autel apparent et devant le public, mais dans le Saint des saints. Ce devait être très-saint en effet, d’après la façon dont les assistants pressaient leurs fronts contre de certains grillages à travers lesquels on pouvait apercevoir très-indistinctement les belles choses qui se passaient à l’intérieur. S’ils l’avaient su, ces fervents auraient pu tout voir à leur aise le plus facilement du monde ; le Saint des saints, le prêtre marmottant, à la tête branlante, l’acolyte bâillant, les jambes étendues et à moitié endormi, — ils auraient tout vu, s’ils l’avaient voulu, à travers une petite lucarne, dans le corridor qui mène au Calvaire du premier étage. C’est de là que mes yeux profanes ont tout observé, le marmottage et le remue-ménage ; et, après tout, cela n’était pas grand’chose. C’est de là que j’ai contemplé surtout cet apprenti clérical si paresseux dont je viens de parler, et je me suis dit que, si ce grillage n’eût pas existé et qu’il lui eût fallu faire son ouvrage en présence du public, il eût été un peu plus éveillé. Ne pourrait-on pas en dire autant de bien d’autres cléricaux qui nous touchent de plus près ?

— Pourquoi ces Turcs sont-ils assis là ? dit Bertram en quittant l’église. Pourquoi, en effet ? Il semblait étrange de voir cinq ou six Turcs à l’air grave, enfants du Prophète, sans nul doute, assis dans l’enceinte de ce temple consacré au Dieu des Nazaréens, — assis comme s’ils étaient chez eux, et dans l’exercice d’un droit incontesté. Ils avaient là un divan, et ils buvaient du café dans leurs petites tasses doubles, selon leur coutume ; mais ils ne fumaient pas, et en cela, ils se départaient, sans contredit, de leur coutume.

— Eux gardent les clefs, dit le drogman.

— Gardent les clefs ?…

— Oui ! oui ! ouvrir la serrure, et pas laisser les chrétiens se battre.

Et cela est vrai. C’est par ce moyen qu’une conduite convenable, qu’une paix décente s’obtient dans l’enceinte des murailles trois fois chrétiennes de l’église du Saint-Sépulcre.

En rentrant à l’hôtel, Bertram accepta une invitation de la part de mademoiselle Todd pour un pique-nique dans la vallée de Josaphat ; puis, vers le soir, il se dirigea tout seul vers le mont des Oliviers.




CHAPITRE VII


LE MONT DES OLIVIERS.


S’il est un lieu consacré par l’Écriture sainte qui plus que tous les autres inspire des émotions pieuses, s’il est un endroit dans toute cette contrée peuplée de merveilleux souvenirs qui rappelle au croyant une scène vivante du pèlerinage terrestre du Rédempteur, c’est le mont des Oliviers.

Là, nul doute possible. On ne se demande pas si cette terre que l’on foule n’a pas reçu son nom de quelque impératrice byzantine, si la tradition qui la sanctifie ne date pas de Constantin, si c’est bien là la colline que traversa Jésus quand il quitta la maison de Lazare à Béthanie pour se rendre au temple. J’y conduirais sans crainte le premier venu parmi les chrétiens protestants, et là, je le mettrais au défi de douter, aussi hardiment que je défierais de croire dans cette affreuse église des lieux saints.

Le jardin de Gethsémani, près de la cité, « au delà du torrent du Cédron, » où le Christ laissa ses disciples se reposer tandis qu’il se retirait pour prier tout seul ; le versant de la colline où l’ange lui apparut pour le fortifier, et où Judas et la multitude vinrent le saisir ; Béthanie, la ville de Marthe et de Marie, « à quinze stades de Jérusalem, » où Lazare fut ressuscité ; le lieu d’où Jésus envoya chercher l’ânesse et son ânon ; le sentier qui de là mène à la ville, et qu’il parcourut quand la foule cria : « Hosanna au fils de David ! » — cette même foule, qui vint le chercher plus tard armée d’épées et de bâtons ; tous ces lieux, on les retrouve tels qu’ils étaient de son temps, et non-seulement on peut y croire, mais il est impossible de n’y pas croire. Ce sont là les véritables lieux saints de Jérusalem que Grecs et Latins ne se disputent pas, que des Turcs solennels ne gardent pas en buvant leur café, et qui demeurent ouverts à tout venant, sous la voûte des cieux. Ils restent assez déserts même pendant les pèlerinages de Pâques, et chacun peut y aller pour rêver en liberté et dans la solitude à la merveilleuse histoire de la cité qui lui fait face.

Mais qu’est-ce donc qui témoigne si fortement en faveur de l’authenticité de ces lieux ? Pourquoi suis-je convaincu que c’est bien ici le mont des Oliviers, que ce ruisseau est le torrent du Gédron, et que le hameau de l’autre côté est véritablement Béthanie ? Pourquoi cette certitude, quand ailleurs j’ai tant de doutes ? Je ne pourrais le dire au juste, — surtout dans les pages d’un roman. Mais chacun de nous peut s’en assurer par lui-même : ici, pour le chrétien protestant, voir c’est croire, de même que là-bas, dans cette église des lieux saints, voir c’est douter.

C’est du côté du mont des Oliviers que se dirigea Bertram, et, s’étant assis au revers de la colline, il contempla Jérusalem, jusqu’à ce que le court crépuscule d’un jour de Syrie eût disparu et qu’il ne pût plus distinguer les objets merveilleux sur lesquels ses yeux étaient encore arrêtés. Merveilleux entre tous ! Là, devant lui, se dressaient sur la colline les murs de Jérusalem, — car la cité est encore enclose aujourd’hui, — s’étendant de colline en colline en une ligne irrégulière, mais continue ; à gauche était la montagne de Sion, — la montagne de David, — qu’habitent encore presque exclusivement les Juifs. Voilà le quartier des Juifs et leur hôpital, que desservent des médecins anglais, et qu’entretient l’argent anglais ; et voilà aussi tout près de la porte de David, à côté du grand couvent neuf des Arméniens, au milieu des décombres, une Colonie de lépreux.

Dans la ville, — mais n’en faisant point partie, — à l’intérieur de ses murs, — mais avec défense d’en parcourir les rues, — vit cette race de parias, misérable entre toutes. De père en fils, de la mère à la fille, se transmet la maladie horrible, immonde, — héritage inévitable qui rend le corps hideux et qui imprime à la physionomie divine de l’homme la stupide mélancolie d’une face de singe. Qui pourra dire la silencieuse tristesse, l’abattement morne de ces visages pâles, lourds et désossés, sans contour et sans pensée ? Nul travail journalier ne leur apporte l’appétit ou le repos ; leur destinée leur défend le travail, comme tous les autres bonheurs humains. Spectacle lugubre ! ils sont là assis au soleil sur leur fumier, chacun devant la porte de sa cabane, les parents lépreux entourés de leur progéniture lépreuse, mendiants par héritage, proscrits, mutilés, — et cependant possesseurs d’une âme, si seulement ils le savaient, ou si d’autres y songeaient pour eux.

Tout en face de Bertram, le mont Moriah s’élevait dans l’intérieur même de la cité, — le mont Moriah sur lequel Salomon bâtit la maison de l’Éternel, dans le lieu où l’ange de l’Éternel était apparu à David, son père, « dans le lieu que David, son père, avait préparé dans l’aire d’Oman, le Jébuséen. » Il avait devant lui l’emplacement de ce temple, du temple de Salomon, dont David n’avait été jugé digne que de rassembler les matériaux. L’emplacement ! que dis-je ? les pierres elles-mêmes étaient là.

Vue du mont des Oliviers, la ville semble si proche qu’on croirait pouvoir la toucher avec la main. On n’en est séparé que par la vallée de Josaphat, cette vallée où mademoiselle Todd veut faire son pique-nique. C’est là que les Juifs aiment à se faire enterrer. La vallée de Josaphat est, selon eux, le lieu choisi pour la résurrection, et ceux qui parviennent à s’y faire ensevelir n’auront aucun travail souterrain, aucun voyage de taupe à accomplir quand la trompette dernière les appellera pour apparaître de nouveau au jour.

L’atmosphère pure et transparente de la Syrie n’est obscurcie par aucun brouillard, et les lignes de la muraille ainsi que les minarets de la mosquée se détachent nettement sur le ciel du soir, quand on les regarde de l’autre côté de la vallée. Il est facile de compter, même à cette distance, les grandes pierres qui forment la muraille et qui jadis faisaient partie du temple. Il en est qui ont plus de vingt pieds de longueur, à peu près sept pieds de largeur et cinq de hauteur ; ce sont de grands blocs de rocher qui ne sont l’œuvre, certes, ni des Turcs, ni du moyen âge, ni des Romains. Ces énormes pierres ne se trouvent qu’à ce seul endroit, à la base du temple, — à la base, plutôt, de ce qui fut le temple. Aujourd’hui elles font partie de la muraille qui s’étend sur le versant du mont Moriah, et qui s’élève à une hauteur d’environ quarante pieds du sol.

Au-dessus est la mosquée d’Omar, endroit désormais interdit au pied profane du chrétien. Au lieu où était l’aire d’Oman, les enfants de Mahomet lisent le Coran et chantent les louanges d’Allah d’une voix monotone. Quelle merveilleuse histoire, depuis le temps où les bœufs du Jébuséen y foulaient les gerbes jusqu’au jour où l’on y entendit le premier cri du musulman ! Nul chrétien aujourd’hui n’y entre ; c’est à peine s’il ose jeter un regard dans la cour murée qui entoure l’édifice, tandis que les Turcs gardent les clefs de l’église chrétienne et maintiennent la paix entre les Grecs et les Latins, de peur qu’ils ne se livrent avec trop d’ardeur au culte de leurs dieux étrangers.

C’est donc là que Jésus s’assit sur la montagne, faisant face au temple ! Il est impossible de ne pas reconnaître l’endroit. Et, comme il se retirait du temple, un de ses disciples lui dit : « Maître, regarde, quelles pierres et quels bâtiments ! » Et Jésus répondant, lui dit : « Vois-tu ces grands bâtiments ? il n’y sera point laissé pierre sur pierre qui ne soit démolie. » Les voilà, ces pierres du temple abattu ; elles sont debout aujourd’hui et forment les murs de la mosquée d’Omar.

« Et quand il fut proche, voyant la ville, il pleura sur elle. » Oui, lecteur ! Va, toi aussi, de Béthanie à Jérusalem, et tu verras comme lui la ville ; elle peut bien faire pleurer encore aujourd’hui. Il est difficile de s’asseoir là sans pleurer, si l’on porte en son cœur la mémoire de toute cette histoire. « Oh ! si tu eusses connu, du moins en cette journée, les choses qui appartiennent à ta paix ! Mais tu n’as point voulu les connaître. » Et qu’es-tu devenu, ô Juif ? Et qui donc est assis et prie Allah dans tes lieux saints ?

« Ô Jérusalem ! Jérusalem ! » Ce ne fut point en pensée seulement, mais à haute voix et avec les mains étendues, que parla ainsi notre jeune Anglais. « Ô Jérusalem ! Jérusalem ! toi qui tues les prophètes et qui lapides Ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses petits sous ses ailes, et tu ne l’as point voulu. Voici, ta maison est déserte. »

Quand il avait discuté avec Harcourt à Oxford, et plus tard avec son oncle, à Hadley, sur la carrière à choisir, Bertram avait laissé entrevoir le désir d’entrer dans les ordres. Ses conseillers n’avaient point cru qu’il le ferait, et il avait semblé parler de la profession cléricale seulement comme étant une de celles qui pourraient être avantageuses pour lui. Mais, assis en face de la cité sainte et la contemplant, il lui parut que c’était là la seule profession désirable. Il prit la résolution d’être prêtre ; il remercia Dieu de l’avoir amené à cette place avant qu’il fût trop tard, et se dit qu’il avait enfin trouvé un divin conseiller dont il suivrait avec confiance la direction. Il tâcherait, lui aussi, de rassembler les enfants de la nouvelle maison d’Israël sous les seules ailes qui peuvent les protéger. Il serait un des moindres combattants parmi ceux qui livrent le bon combat, mais il y consacrerait tout ce qu’il y avait en lui de force et de conviction.

Le lecteur prévoit probablement que George Bertram ne se fera pas prêtre. Ce n’est que trop vrai. Son enthousiasme, tout ardent, tout sincère qu’il était, ne dura guère que le temps qu’il resta à Jérusalem, et l’avait complètement abandonné quand il se retrouva plus tard à Oxford. Cela paraîtra bien méprisable à beaucoup de gens. Oui, c’était méprisable, méprisable comme l’humanité l’est souvent. Qui d’entre nous n’a pas pris de pareilles résolutions — des résolutions de dévouement — et qui ne les a oubliées avant d’avoir dépassé le seuil ? Il est si naturel de désirer faire quelque grande chose ; il est si difficile de suivre la simple ordonnance et de se laver tous les jours dans le Jourdain !

Quand la lumière éclatante du jour eut disparu presque subitement, et qu’il ne distingua plus les minarets de la mosquée, Bertram redescendit de la colline. Le chemin n’était pas long jusqu’à Jérusalem, même pour gagner le centre de la ville ; mais quel chemin ! À gauche, la vallée, la vallée de la Résurrection, toute semée de tombes, pierres plates, basses et trapues, conservant toutes, sans exception, des traces de quelque courte épitaphe hébraïque qui a survécu pendant des siècles. À droite était le mont des Oliviers, qui est encore aujourd’hui suffisamment couvert d’oliviers pour mériter son nom comme autrefois. Puis il passa à côté du jardin de Gethsémani, qui n’est plus qu’un jardin entouré de murs où l’on cultive toutes sortes d’herbes potagères. Il contient un arbre, un très-vieil olivier, au sujet duquel la tradition raconte des merveilles. C’est un vieux moine latin qui en prend soin, un Espagnol, je crois, — du moins il a toute la courtoisie d’un Espagnol.

C’est là, ou tout près de là, sur le coteau voisin, que Jésus demanda à ses disciples « s’ils ne pouvaient veiller une heure ? » Bertram, en passant au même lieu, ne se fit pas la même question, mais il aurait pu à bon droit se l’adresser.

Enfin il rentra à la ville en gravissant la montée rapide, sur le versant du mont Moriah, jusqu’à la porte de Saint-Étienne, et se trouva en face de l’entrée de la mosquée, que de farouches derviches gardent de la souillure, même accidentelle, d’un pied chrétien. De là jusqu’à son hôtel, chaque pouce de terrain était, dans un certain sens, sacré, mais se trouvait déshonoré par le mensonge traditionnel. Chaque acte de la vie du Sauveur a trouvé son cadre, le Sauveur n’a pas dit une parole qu’on ne vous indique l’endroit où elle a été prononcée. Aussitôt qu’on se retrouve dans les murs de Jérusalem, tout redevient incroyable, fabuleux, miraculeux, presque — d’aucuns disent tout à fait — sacrilège. Pourtant, si jamais vous passez par là, lecteur, n’oubliez pas de monter au sommet de la maison de Pilate. Était-ce la maison de Pilate, ou, pour mieux dire, est-ce là l’emplacement de la maison de Pilate ? Je ne sais ; mais aujourd’hui c’est une caserne turque. De là le regard peut plonger dans la cour de la mosquée et contempler tout ce qu’il est permis à un chrétien de voir du temple, et puis s’étendre bien au delà jusqu’aux collines de Jérusalem, les collines des hommes de Galilée, le mont des Oliviers et la montagne de l’Offense, ainsi nommée, parce que Salomon y « bâtit un haut lieu à Kémos, l’abomination des Moabites, sur la montagne qui est vis-à-vis de Jérusalem. »

En rentrant à l’hôtel, George Bertram s’aperçut bien vite qu’un personnage important était arrivé en son absence. Les garçons s’empressaient, car il y a des garçons à Jérusalem tout comme au « Grand Cerf » ou au « Lion d’argent ». En effet, le colonel sir Lionel Bertram l’attendait.




CHAPITRE VIII


SIR LIONEL BERTRAM.


Les signes particuliers auxquels sir Lionel avait fait allusion dans sa lettre à son fils, comme étant les traits caractéristiques de sa personne, étaient certainement vrais. C’était en effet un vieux monsieur, ou, pour mieux dire, un monsieur d’un certain âge qui portait une redingote militaire, avait la tête chauve, le nez crochu et fort peu de dents. Mais il avait autre chose : malgré son âge, il était grand et droit ; il avait l’air distingué ; nonobstant son manque de dents, il était encore beau pour un vieillard, et, quoique le sommet de sa tête fût dégarni, il lui restait encore assez de cheveux pour qu’il en fût très-fier et pour qu’il leur consacrât beaucoup d’attention. De plus, ses favoris et sa moustache, bien que d’un beau gris de fer, étaient excellents dans leur genre. Il est probable que si sa calvitie eût été choquante, ou si son manque de dents eût été désagréablement visible, sir Lionel n’y aurait point fait allusion.

Mais, tout en étant un homme vaniteux, sir Lionel avait trop d’esprit pour laisser percer sa vanité d’une façon maladroite. L’ars celare artem était son fort, et il savait vivre dans le monde comme s’il ne donnait jamais une pensée à son habit ou à son pantalon, ou comme s’il n’accordait à sa chevelure gris de fer que les soins les plus essentiels.

J’allais dire que ce qu’il y avait de mieux en sir Lionel était sa stature ; mais, en disant cela, je ne rendrais pas justice à ses manières, auxquelles il était difficile de trouver à redire. Elles étaient ce que le monde appelle charmantes ; cela signifie que celui qui a le bonheur de les posséder sait charmer hommes et femmes — pour un temps. Sa femme, à ce que je crois, ne les avait pas toujours trouvées charmantes.

Ces manières, jointes à la facilité avec laquelle il parlait une ou deux langues outre la sienne, avaient valu à sir Lionel son titre et l’avaient fait nommer à des postes qui n’avaient absolument rien de militaire. Jamais il ne se créait de difficultés ou d’ennemis personnels, et il parvenait même généralement à faire disparaître les difficultés et à apaiser les ennemis qu’avaient laissés derrière eux des gens d’un caractère plus ferme peut-être que le sien.

Le catalogue de ses vertus s’arrête ici. Il n’était pas un homme de génie, il n’était pas même un homme de talent. Il n’avait pas rendu de grands services à son pays ; il n’avait proposé ni exécuté aucune mesure diplomatique importante ; il n’avait pas même appris à connaître les mœurs et les habitudes des peuples parmi lesquels il avait vécu. Mais il avait fait l’office d’une grande jarre d’huile toujours prête à se répandre pour apaiser les flots troublés. L’expédient était son dieu, et, jusqu’à ce jour, il l’avait adoré avec une dévotion qu’avait couronnée le succès.

J’ai laissé entrevoir que sir Lionel n’avait pas été un bon mari ; j’ai montré clairement qu’il avait été un père des plus indifférents. Mais, dès qu’il se rencontra avec son fils, le charme de ses manières fit bientôt oublier tous les anciens torts ; avant la fin de la première soirée, George Bertram aimait dix fois mieux son père duquel il avait été en droit de tout attendre, et qui ne lui avait rien donné, qu’il n’aimait son oncle, qui lui avait tout donné sans lui rien devoir.

— Vous avouerez, mon père, que nous avons fini par nous rencontrer dans un drôle d’endroit ? dit George. Ils étaient assis, tout près l’un de l’autre, après souper, sur un de ces divans qu’en Orient on trouve fixés au mur dans toutes les pièces, et le fils avait d’une façon câline pris le bras de son père. Sir Lionel, à dire vrai, ne se souciait guère de pareilles caresses, mais il les permit en cette occasion, en considération des circonstances particulières de cette première entrevue.

— C’est que, vois-tu, George, je suis toujours dans de drôles d’endroits, moi.

— Vous avez déjà été à Jérusalem ?

— Non, jamais. Ça n’est sur le chemin de rien ; on peut même dire que ça n’a pas de chemins du tout. On ne sait comment y arriver. Même autour de Bagdad il y a des chemins tels quels.

— Et Damas, qu’en dites-vous ?

— Oh ! Damas est sur la grande route ; mais à Jérusalem il ne vient que des pèlerins, ou ceux qui s’intéressent aux pèlerins. Nous sommes tombés tout juste au beau milieu d’eux, je crois.

— Oui, il y en a treize mille ici. Je suis sûr, mon père, que vous aimerez Jérusalem. Quant à moi, j’en suis enchanté, quoique je n’y aie passé que deux jours.

— Il est possible qu’au bout de dix jours tu sois moins enchanté.

— Je ne le pense pas. Mais ce que j’en aime, ce n’est pas la ville.

— Je le crois ; elle me semble passablement pauvre et sale.

— Je prendrais mon parti de la saleté, si la ville était vraie. — Sir Lionel ne comprenait pas trop bien, mais il ne dit rien. — Ce sont les environs, ce sont les alentours de Jérusalem qui fascinent si merveilleusement.

— Ah ! vraiment, le pays est donc joli ?

— Cela dépend ; il est joli, si l’on veut ; mais ce n’est pas là ce que je veux dire. Je ne m’explique pas bien ; mais demain, je vous mènerai au mont des Oliviers.

— Au mont des Oliviers, dis-tu ? Je ne suis pas fort pour grimper, maître George ; souviens-toi qu’il y a de la marge entre mes soixante-trois ans et tes vingt-trois ans. Mais qu’y a-t-il à voir là ?

Qu’y a-t-il à voir là ? Le ton dont cela avait été dit n’était pas fait pour encourager George à décrire — en supposant qu’il eût su le faire — ce qu’il y avait à voir au mont des Oliviers. Il comprit que son père n’était pas enthousiaste sur le chapitre de l’histoire biblique.

Ils changèrent donc de sujet de conversation, et se mirent à causer de George Bertram l’aîné.

— Voilà dix-huit ans que je n’ai vu mon frère, dit sir Lionel ; autrefois il était assez généralement d’humeur acariâtre. Je suppose qu’il n’a pas gagné en amabilité ?

— Je ne dirai pas qu’il soit précisément acariâtre. Vous savez, mon père, qu’il a toujours été-très-bon pour moi.

— Bon…, soit. Si tu es content, moi je le suis aussi. Mais quand je pense que tu es son héritier naturel, je ne puis pas admettre qu’il ait tant et tant fait. S’il veut être bon, pourquoi m’assomme-t-il tous les mois avec des comptes qui n’en finissent pas, et dont le port me coûte Dieu sait combien ?

— Mais, mon père, je ne suis pas son héritier.

— Tu n’es pas son héritier ! s’écria sir Lionel avec une aspérité de ton assez rare chez lui, et en lançant à son fils un regard perçant qui n’échappa pas à George. Tu n’es pas son héritier, — mais alors, qui donc ?

— Voilà ce que je ne sais pas. Quelque corporation peut-être, ou bien quelque hôpital. Tout ce que je sais, c’est que moi, je n’hérite pas. Il me l’a dit fort nettement. Et il a fort bien fait de me le dire, ajouta George après une pause.

Une exclamation de colère contre son frère partit du cœur de sir Lionel et lui monta aux lèvres, mais il sut la refouler ; ce n’était pas pour rien qu’il avait été pendant trente ans en mission dans des pays étrangers. Il se dit qu’avant de parler à cœur ouvert devant son fils il serait prudent de découvrir au juste quels étaient ses sentiments et son caractère. Il avait toujours compté que George serait non-seulement l’héritier de l’oncle millionnaire, mais encore son fils adoptif, et que de cette façon une partie de l’immense fortune passerait, à coup sûr, entre les mains du jeune homme — peut-être même, dans des proportions plus modestes, entre les siennes, — sans avoir pour cela à attendre que son frère voulût bien mourir. Attendre, c’était déjà fort dur, car enfin son frère prouvait lui survivre ; mais apprendre tout à coup qu’il ne fallait pas compter sur l’héritage et, de plus, que le vieil avare refusait de reconnaître les droits de son neveu, C’en était presque trop pour son flegme diplomatique. Je dis presque, car, en définitive, il se contint.

— Et il t’a dit, en propres termes, qu’il ne comptait te rien donner ?

— Oui, fort nettement, en propres termes. Et moi, je lui ai répondu tout aussi nettement, et sur le même ton, que je ne lui demandais rien.

— Était-ce bien prudent, cela, mon garçon ?

— C’était la vérité, mon père. Mais il faut que je vous dise tout. Il a offert de me prêter soixante-quinze mille francs.

— Que tu as pris, je pense ?

— Ma foi, non ! Il me les a offerts à la condition de me faire avoué.

— Te faire avoué ! Toi, un double-premier !

— C’est que mon oncle, voyez-vous, ne fait pas grand cas des double-premiers. Il va sans dire que je n’ai nulle intention de devenir avoué.

— Sans doute. Mais quelle sorte de pension compte-t-il te faire ?

— Il a été très-grand, il m’a donné quatre mille francs par an.

— Je le sais. Il m’a envoyé la note… avec la plus grande régularité.

George ne dit pas à son père que la régularité s’était arrêtée là, et que les notes en question n’avaient jamais été soldées ; mais il pensa qu’il n’eût été que juste envers son oncle en le disant.

— C’est là une dépense dont ni vous ni lui, mon père, ne souffrirez longtemps. Cette pension cessera l’année prochaine.

— Comment ! il va supprimer jusqu’à cette misérable paye d’écolier ?

— Et pourquoi pas ? Je n’ai aucun droit sur lui. Et comme il ne s’est guère gêné pour me le dire une ou deux fois…

— Il n’a jamais été qu’un grossier personnage, dit sir Lionel. Je me demande comment diable l’esprit commercial est entré à ce point dans son sang. Dieu sait qu’il n’y en a pas trace chez moi

— Chez moi non plus, je vous assure.

— Je l’espère bien. Il compte donc que tu vas vivre de l’air du temps ? Voilà de mauvaises nouvelles, George, de fort mauvaises nouvelles

— Vous pensez bien, mon père, que j’ai toujours compté prendre un état. Je n’ai jamais eu vos idées sur cet héritage. J’ai toujours eu l’intention de faire mon chemin par moi-même, et je ne doute pas que je ne réussisse. Je suis complètement décidé là-dessus maintenant.

— Sur quoi donc ?

— Je compte entrer dans les ordres et prendre un bénéfice de l’Université.

— Entrer dans les ordres ! s’écria sir Lionel avec plus de surprise et peut-être plus de dégoût qu’il n’en avait montré à l’idée d’une charge d’avoué.

— Mon Dieu, oui, mon père, il y a longtemps que j’hésite, mais je crois être décidé maintenant.

— Est-ce que sérieusement, après tous tes succès à l’Université, tu as envie de te faire curé ?

— Je ne vois pas que mes succès aient rien à faire là dedans. La seule chose qui m’arrête, c’est l’organisation de l’Église. Je n’aime pas l’Église établie.

— Alors qu’as-tu besoin d’y entrer ? dit sir Lionel, qui ne comprenait rien à l’objection de son fils.

— J’aime notre liturgie et notre rituel ; mais ce qui nous manque, c’est le principe volontaire. Il me répugne d’accepter une position que je pourrais conserver quand bien même je ne remplirais pas les devoirs qu’elle implique. Ce n’est pourtant pas que je désire…

— C’est bon !… Je ne comprends pas grand’chose à tout cela. Mon cher George, j’avais espéré quelque chose de mieux pour toi. Je sais que dans l’armée on meurt de faim si l’on n’a pas de fortune personnelle ; mais, parole d’honneur, je trouve que des deux professions, l’Église est encore la pire. On peut devenir évêque, je le sais ; mais je me figure qu’avant d’en arriver là, il faut avaler bien des couleuvres.

— Je ne compte pas avaler de couleuvres, répondit le fils.

— Tu ne comptes peut-être pas non plus être évêque, reprit le père.

Ils ne pouvaient s’entendre sur ce chapitre. Pour sir Lionel, une profession était — une profession ; et dans tout le monde civilisé on sait ce que veut dire ce mot. Cela signifie un emploi au moyen duquel un homme bien né, qui, en venant au monde, n’a pas eu sa part de l’héritage de prospérité qui devrait revenir à tout homme bien né, parvient, en tirant parti de ses talents, à acquérir cette prospérité. Plus on en obtient, meilleure est la profession ; moins on a à travailler pour cela, meilleure est la profession ; moins l’homme est privé par son emploi des plaisirs et des jouissances de la vie, meilleure est la profession. Telle était l’opinion de sir Lionel, et il faut avouer que ses idées avaient au moins le mérite d’être claires, que sa manière de voir, quoique prosaïque, était pleine de sens, et qu’il était en somme de l’avis de la plupart des gens. Mais les idées de George étaient tout autres, et surtout bien moins faciles à expliquer. Il pensait qu’en faisant choix d’un état il devait, non se demander comment il obtiendrait les moyens de vivre, mais bien plutôt comment il vivrait. En embrassant une carrière, il choisissait l’occupation à laquelle il comptait dévouer ce que Dieu lui avait donné de puissance et de vie. Pères et mères, oncles et tantes, tuteurs et grands-pères ! n’était-ce point là chez un jeune homme une singulière façon d’envisager les choses ?

Voyant qu’ils ne pouvaient s’entendre, sir Lionel abandonna la question. Il était bien décidé à ne pas se rendre désagréable à son fils. De plus, comme il comptait ne lui faire aucune pension, ne lui donner aucune fortune, il comprenait à merveille qu’il n’avait le droit de donner son avis qu’autant qu’on le lui demanderait. D’ailleurs il tenait peu à conseiller son fils : il se tiendrait pour satisfait s’il parvenait à lui inculquer amicalement quelques — ne disons pas préceptes, ce mot est rude et désagréable, — quelques utiles notions au sujet de l’incalculable importance qu’il y avait pour lui à bien jouer sa partie à l’égard de M. George Bertram l’aîné. S’il réussissait, tout en causant, à faire comprendre cela à George sans l’offenser, il n’en demanderait pas davantage.

Sir Lionel changea de conversation et se mit à bavarder avec son fils de choses et d’autres, — d’abord d’Oxford, puis de Wilkinson, de Harcourt, et enfin, petit à petit, ils en revinrent à l’oncle George.

— Dis donc, George, quelle sorte de maison mon frère tient-il à Hadley ? Autrefois c’était terriblement ennuyeux.

— Ma foi, oui ; Hadley est assez ennuyeux. Mais ce n’est pas que mon oncle lui-même soit ennuyeux ; je suis toujours prêt à causer avec lui quand il le veut bien.

— Il ne reçoit pas, je suppose

— Très-peu.

— Il ne va jamais dans le monde ?

— Quand il est à Londres, il dîne en ville quelquefois ; quelquefois aussi il donne à dîner.

— Comment ! au restaurant ?

— Oui, à Blackwall, à Greenwich, ou dans quelque endroit de ce genre. J’ai dîné avec lui, et il fait parfaitement les choses.

— Il ne commence donc pas à se faire vieux ? Il n’est pas infirme ? Pas de rhumatismes, ou de choses de ce genre, — solide du côté des jambes, hein ?

— Aussi solide que vous, mon père.

— Il a dix ans de plus que moi, tu sais.

— Je le sais. Il n’a pas l’air aussi jeune que vous, de beaucoup ; mais réellement je le crois aussi fort. Il est incroyable pour son âge.

— Je suis ravi de l’apprendre, dit sir Lionel. — Cependant, si un habile observateur eût examiné avec attention son visage, il n’y aurait pas lu l’expression d’une joie bien vive.

— Tu l’aimes donc assez, — à tout prendre ?

— Mais oui ; je crois qu’au fond je l’aime assez. Il est certain que je devrais l’aimer, mais…

— Allons, mon enfant, parle franchement. Il n’y a pas de secrets entre nous.

— Des secrets… non, je n’ai pas de secrets. Je trouve seulement que mon oncle parle un peu trop souvent de ce qu’il fait pour les gens.

— Il présente trop souvent le mémoire, hein ?

— Si ce doit être un mémoire, qu’il le dise ; quant à moi, je ne m’en plaindrai pas. Il n’y a pas de raison pour qu’il me donne quoi que ce soit. Mais, placé comme je l’ai été à Oxford, il aurait été presque absurde de me voir refuser sa pension…

— Tout à fait absurde.

— Quand il a su que je venais vous chercher, il a chargé Pritchett… vous connaissez Pritchett ?

— Et son écriture, — à merveille.

— Il a chargé Pritchett de m’ouvrir un crédit de huit mille francs, — en sus de ma pension, bien entendu. Eh bien ! je suis presque décidé à refuser cet argent. Jusqu’à présent je n’y ai pas touché, et je crois que je le lui rendrai.

— Pour l’amour de Dieu, ne fais pas chose pareille ! Jamais il ne te pardonnerait un semblable affront, — Ces derniers mots furent dits par sir Lionel avec une énergie toute paternelle.

— Oui, mon père ; mais enfin, s’il me reproche ces huit mille francs ?

— Il ne te demande pas de les lui rendre, n’est-ce pas ?

— S’il vous le demande, cela ne revient-il pas au même ? Mais je vois que vous ne me comprenez pas plus que vous ne le comprenez.

— Pardon, George, je crois le comprendre très-bien, lui. Mais je voudrais bien savoir s’il n’y aurait pas moyen d’avoir une tasse de café ici ?

— Rien de plus facile, dit George en sonnant.

— C’est facile peut-être ; mais si j’en crois mon expérience, là où vont les Anglais, le café ne vaut jamais rien. Il m’a toujours paru qu’ils avaient un goût tout particulier pour la chicorée, et qu’ils faisaient très-peu de cas du café.

— Voici ce que j’allais vous dire, mon père. Quand je songe aux relations qui existent entre mon oncle et moi, quand je songe que pendant toute ma vie il a… Ici George s’arrêta, car ce qu’il allait ajouter pouvait sembler une critique à l’adresse de son père.

—… Que pendant toute ta vie il a payé tes trimestres au collège, ainsi qu’un tas de choses de ce genre ? continua sir Lionel.

— Justement. Comme il s’est toujours conduit ainsi envers moi, il me semblait tout naturel d’accepter ce qu’il me donnait.

— Tout naturel, en effet. Tu n’aurais pas pu agir autrement.

— Mais ne voilà-t-il pas maintenant qu’il parle de ce qu’il a fait pour moi, comme si… Il va sans dire que je lui suis très-reconnaissant, — infiniment reconnaissant. Je ne demande pas mieux que de l’être, et ce n’est pas cela qui me pèse. Mais il a l’air de croire que j’ai eu tort de prendre son argent. Quand je le reverrai, il me dira peut-être quelque chose à propos de ces huit mille francs. Alors il ne me restera plus qu’à lui rappeler que je ne les lui ai pas demandés, et à le prier de vouloir bien les reprendre.

— Garde-t’en bien ! dit sir Lionel aux yeux duquel cette idée de rembourser de l’argent à un homme riche semblait un symptôme de folie. Je comprends à merveille ce que tu veux dire. Il est désagréable de s’entendre rappeler l’argent qu’on a dépensé.

— Mais je ne l’ai pas dépensé…

— Bon ! disons l’argent qu’on a reçu, alors. Mais que veux-tu faire ? Ce n’est pas ta faute. Tu dis avec beaucoup de raison qu’il serait absurde et même ingrat de ta part de refuser de semblables babioles quand ton oncle te les offre, — surtout si l’on considère tout ce qu’il a fait pour toi. C’est sa manière d’être qui a toujours été désagréable, particulièrement dans les affaires d’argent.

N’ayant rien à ajouter à ces excellents conseils, sir Lionel se mit à siroter son café.

— Très-mauvais, remarquablement mauvais ; c’est toujours comme cela dans ces hôtels anglais. Si j’en faisais à ma guise, j’éviterais soigneusement tous les lieux que fréquentent mes compatriotes.

Avant de se quitter pour la nuit, George annonça à son père la grande nouvelle que le pique-nique de mademoiselle Todd était fixé au lendemain, et sir Lionel se dit fort désireux d’être de la partie, si mademoiselle Todd consentait à lui accorder la faveur d’une invitation. Le jeune Bertram prit sur lui de répondre au nom de sa nouvelle connaissance. L’intimité se fait vite dans des endroits comme Jérusalem. Lorsqu’on a grimpé jusqu’au sommet de la grande pyramide avec une dame, il y a fort à parier qu’on la connaît mieux que si on l’avait vue pendant une année à Londres, et qu’on l’eût rencontrée une douzaine de fois dans le monde. Deux voyageurs qui ont remonté le Nil ensemble se connaissent comme s’ils avaient passé trois ans ensemble au collège, — mais il faut pour cela que les compagnons de route soient jeunes. Quelque fréquents que puissent être les rapports entre hommes d’un certain âge, il est rare qu’ils deviennent jamais vraiment intimes.

— Il y aura à ce pique-nique une certaine mademoiselle Baker qui dit qu’elle vous connaît, mon père, et une très-belle personne, mademoiselle Waddington, qui tout au moins sait votre nom.

— Comment ! Caroline Waddington ?

— Oui, Caroline Waddington.

— Elle est la pupille de ton oncle.

— C’est ce que m’a dit Mademoiselle Baker ; mais mon oncle ne m’en avait jamais parlé. À vrai dire, il ne parle jamais de rien.

— Il serait fort avantageux pour toi de connaître mademoiselle Waddington. On ne peut pas savoir ce que ton oncle fera de son argent. Oui, j’irai à ce pique-nique, mais j’espère que le lieu du rendez-vous n’est pas trop loin.

Et ce fut chose convenue.




CHAPITRE IX


LE PIQUE-NIQUE DE MADEMOISELLE TODD.


Ce ne fut pas chose difficile que d’obtenir pour sir Lionel la permission de se joindre au pique-nique. Des hommes comme lui, ayant bonne mine et bonnes manières, et possédant de certaines façons aimables et militaires, sont toujours les bien venus dans ces sortes de parties, quand bien même ils sont arrivés à la soixantaine. Lorsque George fit sa proposition à mademoiselle Todd, cette dame se déclara donc enchantée. Elle avait entendu parler, dit-elle, de l’arrivée de sir Lionel à l’hôtel, mais elle n’avait pas osé proposer à un homme de sa sorte de se joindre à leur petite expédition sans prétention. Quant à mademoiselle Baker, dont l’autorité venait en première ligne après celle de mademoiselle Todd dans cette affaire, elle assura qu’elle avait elle-même compté engager sir Lionel en sa qualité d’ancienne connaissance : ainsi, la chose se trouva arrangée.

La société ne devait pas être nombreuse. Il y avait d’abord mademoiselle Todd, qui avait combiné la partie. C’était une demoiselle grasse, blonde et fraîche, qui n’était peut-être pas très-loin de la quarantaine, — une demoiselle d’humeur joyeuse et joviale, très-désireuse de voir le monde, tout en se montrant assez indifférente à ses préjugés et à ses conventions. — « Si elle faisait des frais pour sir Lionel, on dirait, sans doute, qu’elle voulait se faire épouser ; mais elle se moquait bien de ce que diraient les gens ; si sir Lionel lui plaisait, elle ferait des frais pour lui. » Ce fut ainsi qu’elle parla à mademoiselle Baker — avec plus de courage et de sincérité peut-être que l’occasion ne l’exigeait.

Puis il y avait madame et mademoiselle Jones. Mademoiselle Jones est la demoiselle qui perdit son ombrelle sur la montagne de l’Offense, et qui accusa assez légèrement de ce vol les enfants de Siloé. Monsieur Jones se trouvait aussi à Jérusalem, mais on n’avait pu le décider à accepter l’invitation de mademoiselle Todd. Il était occupé sans relâche de recherches archéologiques, s’étant donné pour mission de doter le monde d’une nouvelle et surprenante théorie à l’endroit de la chronologie et de la topographie bibliques. Il parcourait la ville chargé d’énormes tablettes et armé d’outils bizarres, et, en conséquence, les visiteurs enthousiastes de Jérusalem le classaient parmi les incrédules.

Il y avait encore monsieur et madame Hunter — de nouveaux mariés, faisant leur voyage de noces. C’était un couple fashionable, costumé à l’orientale avec la plus scrupuleuse exactitude. Madame Hunter se montrait généralement très-préoccupée de son pantalon, et M. Hunter ne l’était guère moins de l’absence chez lui de ce même vêtement. Ils mettaient l’un et l’autre leurs turbans d’un air dégagé, et portaient avec aisance leurs ceintures ; cependant ceux qui avaient eu occasion de voir M. Hunter se rouler dans la sienne, étaient d’avis qu’un jour ou l’autre il lui en arriverait malheur et qu’il serait atteint de vertiges. Mademoiselle Baker et sa nièce avaient rencontré ce ménage en route et il était censé faire partie de leur société.

Il devait y avoir encore un certain M. Cruse — celui-là même qui s’était montré si contrarié de l’absence de pommes de terre à la table d’hôte. Il voyageait comme gouverneur de M. Pott, un tout jeune homme dont les tendres parents défrayaient toute la dépense de l’expédition en Terre-Sainte. M. Cruse n’était pas d’un caractère heureux et rien ne lui semblait digne d’admiration. Il était assez bien de sa personne, célibataire, nullement dépourvu d’esprit et, somme toute, recevait de ces dames en général, au moins autant d’attention qu’il en méritait.

Quant à M. Mac Gabbery, il avait un instant donné à entendre qu’il ne se souciait pas d’être de la partie, mais il se laissa persuader par cette bonne mademoiselle Todd. Depuis le jour où George Bertram avait trouvé moyen de se placer à table entre mademoiselle Waddington et sa tante, M. Mac Gabbery avait affecté de se montrer absorbé par les émotions pieuses qu’éveillait en lui le séjour de Jérusalem. Jusque-là personne n’avait été plus gai que lui. Il s’était flatté d’avoir complètement éclipsé M. Cruse dans les bonnes grâces de ces dames, et il avait même été tout prêt, dans le principe, à prendre sur lui toute la fatigue et l’ennui des détails matériels du pique-nique. Aujourd’hui, tout était changé à ses yeux : il avait des scrupules ; il se demandait si ce ne serait pas profaner la vallée sacrée de Josaphat que d’en faire un lieu de réunion, et il consulta sérieusement M. Cruse à ce sujet. Jusqu’à ce moment ces deux messieurs n’avaient guère montré d’amitié l’un pour l’autre, mais ils s’unirent en présence de l’ennemi commun. M. Cruse, lui, ne faisait pas grand cas des souvenirs, ni des associations d’idées ; il donna même à entendre que, selon lui, un respect trop servile pour des localités consacrées confinait à l’idolâtrie, et il s’annonça comme prêt à manger son dîner sur n’importe quelle colline ou dans n’importe quelle vallée des environs de Jérusalem. Fort de cet appui, et fort surtout de sa conscience, M. Mac Gabbery se laissa donc persuader et renouvela même l’offre de ses services à mademoiselle Todd.

Enfin, il y avait M. Pott, le jeune homme confié aux soins de M. Cruse. Il était le fils d’un riche négociant faisant le commerce des toiles, et se montrait, en toutes choses, parfaitement inoffensif. Pour le moment, sa principale occupation était de faire la cour à mademoiselle Jones, et, plus heureux que son mentor, nul rival n’était venu se mettre à la traverse de son bonheur.

Mademoiselle Baker et mademoiselle Waddington complétaient la société. Sur le compte de la première de ces dames, je n’ai que quelques mots à ajouter à ce que j’ai déjà dit, et ces quelques mots seront, tout à sa louange. Mademoiselle Baker était une personne bien élevée, douce et bienveillante, très-dévouée à sa nièce, et fort peu disposée à s’imposer volontairement le moindre effort personnel. Qu’on ait pu la rencontrer à Jérusalem, à une telle distance de tous les conforts de son salon de Littlebath, suffit pour prouver combien son dévouement de tante était complet.

Et maintenant parlons de Caroline Waddington. Au moment où commence cette histoire, elle pouvait avoir vingt ans, mais sa taille, sa manière d’être et surtout le caractère très-marqué de sa physionomie auraient fait supposer quelques années de plus. C’était alors une très-belle personne, — belle par le contour et les traits du visage, pleine de grâce et de dignité dans le maintien, presque majestueuse parfois, — ressemblant, en un mot, à Junon plutôt qu’à Vénus. Mais le Pâris qui, troublé par sa dignité un peu sévère, l’aurait reléguée au second rang, n’aurait pu s’empêcher de s’avouer à lui-même son erreur. Elle était grande, mais pas au point de perdre la grâce féminine, et elle portait avec noblesse sa tête, fièrement posée sur un buste plein de souplesse et d’élégance. Ses cheveux, qui n’étaient pas noirs, mais bien d’une nuance de brun très-foncée, s’enroulaient en simples bandeaux autour du visage. C’étaient des cheveux longs et très-lustrés, doux et fins comme de la soie, et doués en outre, à ce qu’il semblait, de l’heureux privilège de n’être jamais en désordre. Aucune mèche ébouriffée et inégale ne s’échappait quand elle ôtait son chapeau, et, en pareille occasion, les beaux bandeaux n’avaient même jamais cet air aplati et écrasé qui semble réclamer de nouveaux soins. Le front était le front de Junon, — large, droit et blanc, un de ces fronts sur lesquels un ange souhaiterait de poser ses lèvres, si tant est que les anges aient des lèvres, et qu’ils descendent parfois de leur sphère étoilée, comme on l’a dit, pour aimer les filles des hommes.

Et pour peu que cet ange eût dans sa nature une ombre de passion humaine, il ne se contenterait point du front. Les lèvres avaient toute l’opulence de la jeunesse, les courbes amples et séduisantes et la couleur vermeille de la beauté anglo-saxonne. Caroline Waddington n’était point une pâle et impassible déesse ; ses grâces et ses perfections étaient toutes humaines, et par cela même, plus dangereuses à notre pauvre humanité. Le front, comme nous l’avons dit, était parfait ; nous n’oserions en dire autant de la bouche : on y trouvait parfois un je ne sais quoi de dur, — non dans les lignes elles-mêmes, mais dans l’expression, — une absence de tendresse, peut-être un manque de confiance en autrui mêlé à un peu trop de confiance en soi pour un caractère de femme. Ajoutons cependant que les dents que laissait apercevoir cette bouche en s’ouvrant, étaient d’une beauté incomparable. Le nez n’était pas un nez grec. S’il l’eût été, il eût peut-être gagné en beauté, mais à coup sûr il aurait perdu quelque chose du côté de l’expression. On n’aurait pu, non plus, l’appeler retroussé ; mais il avait, sans contredit, une certaine tendance de ce côté-là, et les narines étaient plus mobiles et plus promptes à se dilater avec indignation que ne le sont jamais les narines de vos vrais nez grecs.

Le contour du visage était admirable, les lignes de la joue et du menton, d’une pureté sans égale. Les gens par trop exigeants pouvaient seulement regretter l’absence de la moindre fossette ; mais au bout du compte, ce n’est que le joli qui veut des fossettes, la beauté épanouie et complète peut se passer de ce secours.

Mais les yeux ! les yeux de Caroline Waddington ! Les yeux sont la citadelle, la forteresse du poëte, et pour les décrire il doit rassembler toutes ses forces et déployer toute sa puissance. Donc, les yeux de Caroline Waddington étaient brillants, assez grands, et bien encadrés dans le visage. C’étaient des yeux intelligents, et, de plus, des yeux honnêtes, ce qui vaut encore mieux. C’étaient des yeux hardis, allais-je ajouter, mais ce mot impliquerait une critique ; je dirai donc plutôt que c’étaient des yeux vaillants, — des yeux courageux et expressifs qui ne se dérobaient jamais, et qui laissaient même percer parfois une certaine méfiance. Ils auraient mieux convenu peut-être à un homme qu’à une belle jeune fille comme Caroline Waddington.

Mais de toutes ses grâces, la plus merveilleuse sans contredit résidait dans sa démarche : « Vera incessu patuit Dea. » Hélas ! combien peu de femmes savent réellement marcher ! La plupart d’entre elles roulent, trottinent, se dandinent ou se traînent comme si leurs volants et leurs falbalas étaient une charge trop lourde ; mais, si ce n’est en Espagne, les femmes ne marchent guère. Sous ce rapport, notre héroïne valait une Andalouse.

Tels étaient les charmes extérieurs de mademoiselle Waddington, mais il faut dire aussi quelques mots des trésors intellectuels, de la marchandise morale, si j’ose m’exprimer ainsi, sur laquelle flottait le pavillon de sa beauté, car il y a autre chose, chez la femme, que le dehors, si beau qu’il puisse être. Il est vrai que bien des hommes ne regardent qu’à cela en se mariant, — qu’à cela, bien entendu, en sus de la fortune ; mais il arrive souvent, bien qu’ils n’aient cherché que cela, que le mariage fait, beaucoup d’autres choses s’imposent à leur attention, bon gré, mal gré ; et puisque Caroline Waddington doit occuper une place dans cette histoire, après comme avant son mariage, qu’elle sera non-seulement l’idole mais la compagne de l’homme, il n’est pas inutile de parler brièvement de son aptitude à remplir ce dernier rôle.

Disons donc que sa beauté était peut-être moins remarquable encore que sa force de caractère. Pour l’instant, elle n’a que vingt ans, et elle connaît à peine son pouvoir ; mais le jour viendra où elle le connaîtra et en usera. Elle possédait une volonté virile, opiniâtre et durable, capable de vaincre bien des obstacles et fort difficile à soumettre. Son esprit, bien dirigé, pouvait accomplir de grandes et belles choses, mais il était facile de prévoir qu’il ne resterait pas inactif, et que s’il n’était pas dirigé vers le bien, il pourrait bien se porter de lui-même vers le mal. Il était impossible qu’elle devînt un simple meuble domestique, en s’adaptant à tel usage qu’en voudrait faire un tyran marital. En de bonnes mains, elle devait être une femme heureuse et aimante, mais il était tout aussi possible qu’elle fût destinée à n’être ni heureuse, ni aimante.

Comme la plupart des jeunes filles, elle pensait souvent à ce que l’amour lui réservait dans l’avenir, — elle pensait beaucoup à aimer, bien qu’elle n’eût point aimé encore. Nous avons dit qu’elle avait un esprit viril, mais il ne faudrait pas en conclure que ses espérances et ses aspirations ne fussent pas toutes féminines. Son cœur et ses sentiments étaient bien ceux d’une jeune fille, — du moins, au moment dont il s’agit ; mais son caractère et sa volonté étaient mâles par leur fermeté.

Pour une si jeune personne, elle avait de grands et périlleux défauts : grands, car ils étaient de nature à nuire à son bonheur, et périlleux en ce qu’ils devaient naturellement croître avec l’âge. Ses défauts n’étaient pas ceux de la jeunesse. Loyale elle-même, elle soupçonnait volontiers les autres ; bien que fort digne de confiance, elle était méfiante : or, qui peut rester digne de confiance quand il se méfie toujours ? Comment se confier à celui qui ne se confie jamais à son tour ? De plus, elle était impérieuse quand l’occasion venait tenter son orgueil. Avec sa tante, qu’elle aimait, elle ne l’était jamais. Elle se contentait de la persuader par de doux regards et une voix caressante ; mais en présence de ceux qu’elle ne pouvait persuader, et que pourtant elle voulait dominer, son regard était parfois loin d’être doux et sa voix n’était guère caressante.

C’était une fille d’esprit, causant bien et en sachant au moins autant que la plupart des jeunes personnes de son âge. Pourtant, il y avait quelque chose dans le tour de ses idées qui ne s’accordait pas bien avec ses années. Elle savait parler de choses saintes d’un ton moqueur — avec la raillerie de la philosophie, plutôt qu’avec le rire de la jeunesse ; elle n’avait pas d’enthousiasme, bien qu’elle né manquât pas de passion cachée au fond du cœur ; le mysticisme lui était inconnu et elle ne voyait rien à travers les nuages rosés de l’inspiration, son atmosphère n’ayant pas de ces teintes-là ; enfin, elle préférait l’esprit à la poésie, et son sourire était plutôt ironique que joyeux.

Et maintenant, j’ai fini de décrire mon héroïne, d’une manière très-incomplète pour moi, mais avec trop de détails, peut-être, pour le lecteur. Je n’ai plus que bien peu de chose à ajouter. Caroline Waddington était orpheline, elle vivait toujours avec sa tante, mademoiselle Baker ; son père avait été, dans sa première jeunesse, un associé de M. George Bertram, l’oncle ; celui-ci était le tuteur de Caroline, mais s’était fort peu occupé d’elle ; bien qu’il soignât son argent ; enfin elle possédait une petite fortune modeste : une centaine de mille francs environ.

Un pique-nique ayant Jérusalem pour point de départ doit forcément différer, sous plus d’un rapport, de tous les autres pique-niques du monde. Les dames ne peuvent s’y rendre en voiture, vu qu’il n’y a point de voitures à Jérusalem ; on ne peut y envoyer les comestibles en charrettes, puisqu’il n’y a point de charrettes. On expédia donc les vivres dans des paniers placés sur un chameau, par la route la plus directe, tandis que mademoiselle Todd et ses amis, montés, les uns sur des chevaux, les autres sur des ânes, en prirent une autre plus longue mais plus intéressante.

Il est bon de dire que mademoiselle Todd se sentait un peu confuse de l’extension qu’avait prise son expédition. Son premier projet avait été simplement de faire avec quelques amis une promenade dans les vallées des environs de Jérusalem, et d’envoyer un panier de sandwichs pour les attendre à un point quelconque de la route ; et voilà qu’elle se trouvait à la tête d’un cortège de onze personnes (sans compter les conducteurs d’ânes), avec accompagnement de volailles rôties, de jambons, d’œufs durs et de vin de Champagne. Mademoiselle Todd en était assez honteuse. En Angleterre, l’idée ne viendrait à personne, je crois, de faire un pique-nique au cimetière de Highgate ou à celui de Kensal-Green, et de s’abriter à l’ombre des tombeaux de nos grands hommes défunts pour déboucher des bouteilles. Mais mademoiselle Todd était, comme nous l’ayons dit, d’humeur joyeuse : quand ce petit scrupule lui avait été d’abord soumis par M. Mac Gabbery, elle l’avait écarté avec dédain, et avait même agrandi son cercle d’invités, poussée par un désir d’innocente bravade. Le hasard l’avait aidée, et, en fin de compte, elle se trouvait condamnée à présider une nombreuse et joyeuse société réunie pour festiner et se divertir auprès de la cendre de saint Jacques le Juste.

Il n’y a que les Anglais pour faire de pareilles choses. La crânerie des autres peuples ne va pas jusque-là ; il leur manque pour de telles entreprises un certain mélange de drôlerie, d’indépendance de caractère et de mauvais goût. Entrez dans une église du continent, — en Italie, par exemple, où les tableaux des grands maîtres ornent encore les murs des églises, — regardez cet homme debout sur les marches de l’autel même où le prêtre dit une messe ; voyez-le avec sa veste de chasse grise, ses gros souliers, son chapeau de feutre sous un bras, sa canne sous l’autre, tandis qu’il regarde à travers sa lorgnette ! Comme il se remue pour trouver le meilleur point de vue, — également insoucieux du prêtre et des laïques ! La sonnerie, les coups d’encensoir, les génuflexions, tout cela lui est indifférent : il a payé fort cher pour arriver là ; il a payé le guide qui est agenouillé à quelques pas derrière lui ; il compte payer le sacristain qui l’accompagne, il serait tout prêt à payer le prêtre lui-même, si celui-ci laissait entrevoir le désir d’être payé ; mais il est venu là pour voir cette fresque, et il la verra, coûte que coûte. Ajoutons que là-dessus, il en saura bientôt plus long que le prêtre et toute la congrégation mis ensemble. Quelque serviteur de l’église viendra peut-être tout à l’heure lui demander, avec des gestes respectueux et presque suppliants, de se retirer un instant. L’amateur des beaux-arts lui lancera un seul regard irrité et puis ne daignera plus faire attention à ses représentations ; il interrogera son Guide-Murray, posera tranquillement son chapeau sur les marches de l’autel, et poursuivra l’étude de son sujet. Tout le monde — Allemands, Français, Espagnols et Italiens — tous les hommes de toutes les nations, sauront, à n’en pouvoir douter, que cette vilaine veste de chasse grise sert d’enveloppe à un Anglais. L’Anglais ne se soucie de personne. Si quelqu’un le dérange ou le vexe, il sait d’ordinaire se faire justice ; et, s’il n’y parvient pas, n’a-t-il pas derrière lui lord Malmesbury ou lord Clarendon ? Mais, que dirait-il si quelque Italien voyageur venait en Angleterre se promener dans son église et troubler son culte ?

Mademoiselle Todd savait bien qu’elle allait faire une chose ridicule, mais son sang anglais lui échauffait le cœur. Les Todd étaient gens à ne pas s’effrayer de peu, et mademoiselle Todd se promettait d’être digne d’eux. Il est vrai qu’elle n’avait point eu l’intention de faire goûter douze personnes sur un sépulcre juif, mais puisqu’elles se trouvaient là, comptant sur elle pour leur nourriture, elle n’était point femme à les renvoyer à jeun : elle se mit donc bravement à leur tête et sortit par la porte de Jaffa, suivie de sir Lionel, monté sur un âne.

En quittant la ville, ils tournèrent tout de suite à gauche. Leur route les conduisit à travers les vallées de Gihon et d’Hinnom, parmi d’étranges sépulcres ouverts, excavés dans les flancs de la montagne, qui ne ressemblent en rien à ceux de la vallée de Josaphat. Les tombes de la vallée de Josaphat sont toutes recouvertes, et chaque sépulture est marquée par une pierre, mais celles dont il s’agit se trouvent dans des catacombes ouvertes, ou, pour mieux dire, dans des caveaux dont l’entrée est ouverte. Le voyageur aventureux peut même pénétrer en rampant, si le cœur lui en dit, jusque dans des cellules où se sont desséchés les ossements de quelque visiteur qui l’a précédé à Jérusalem. Selon la tradition, ce serait ici le champ acheté avec l’argent de Judas, avec le prix de l’iniquité. C’était jadis le lieu de sépulture pour les étrangers, Aceldama, le champ du sang.

Mais où sont aujourd’hui ces ossements, car les catacombes sont à peu près vides ? Le jeune Pott, ayant descendu dans une des plus profondes, en rapporta un crâne et deux fragments d’os qu’il présenta avec infiniment de grâce à mademoiselle Jones, laquelle faillit tomber de son âne à cette vue.

— Fi donc, Pott ! dit M. Cruse, comment pouvez-vous faire une chose si dégoûtante ? Vous profanez la tombe de quelque malheureux musulman, mort il n’y a pas cinquante ans peut-être. (M. Cruse ne perdait pas une occasion de montrer son incrédulité à l’égard de toutes les traditions locales.)

— C’est affreux ! ce que vous avez fait là, monsieur Pott, dit mademoiselle Jones, tout à fait affreux ! Vous êtes capable de tout. Mais je suis sûre que ce n’était pas un Turc.

— N’est-ce pas ? ç’avait l’air d’être un juif, dit M. Pott.

— Oh ! je n’ai pas vu le visage, mais c’était certainement un juif ou un chrétien. Songez donc ! Peut-être que ces restes ont été là depuis dix-huit cents ans. N’est-ce pas singulier ? Maman, voici tout juste l’endroit où j’ai perdu mon ombrelle.

Sir Lionel marchait à la tête de la cavalcade avec mademoiselle Todd, mais George Bertram restait fidèle à ses nouvelles amies, mademoiselle Baker et sa nièce. Pendant quelque temps M. Cruse et M. Mac-Gabbery firent de même. La tante et la nièce chevauchaient côte à côte, de sorte que la plus âgée des deux dames avait sa part de toutes ces attentions. À vrai dire, le moyen le plus facile de se faire écouter de la belle Caroline semblait être de s’adresser à sa tante, et M. Mac-Gabbery, désespéré, aurait depuis longtemps battu en retraite, si son courage n’eût été entretenu par les rayons que laissait tomber sur lui l’aimable bonne humeur de mademoiselle Baker. Il avait eu la bonne fortune de voyager avec ces dames pendant quelques jours en traversant le désert, et il s’était aperçu que cette circonstance heureuse lui avait donné une supériorité très-marquée sur M. Cruse. Pourquoi n’aurait-elle pas la même efficacité à l’égard du nouvel intrus, George Bertram ? Il s’était longuement interrogé à ce sujet pendant la matinée, il s’était reproché sa pusillanimité, et il avait fortifié son courage en se redisant de vieux aphorismes sur le goût des femmes pour les audacieux, et aussi en avalant un petit verre de cognac. Il était donc tout disposé, si l’occasion se présentait, à se rendre aussi désagréable que possible à ce pauvre George.

— Que vous avez dû être heureux de revoir votre père, dit mademoiselle Baker à George. Sa bonté l’empêchait d’être malhonnête pour M. Mac-Gabbery, mais elle se serait volontiers débarrassée de lui.

— J’en ai été bien heureux en effet. Savez-vous que c’était la première fois que je le voyais ?

— La première fois que vous voyiez votre père ! dit Caroline ; mais ma tante Mary que voilà, prétend que je l’ai vu, moi ?

— Je vous assure que je ne me souviens pas de l’avoir jamais vu. On ne connaît guère les gens qu’on n’a vus qu’avant l’âge de sept ou huit ans.

— Il faut que vous ayez bien mauvaise mémoire, dit M. Mac-Gabbery, ou que votre tendresse d’enfant pour votre père ait été bien faible. Je me rappelle à merveille la douceur des caresses maternelles, quand je n’avais encore que trois ans. Rien ne se peut comparer, mademoiselle Waddington, à la douceur des baisers d’une mère.

— Je ne l’ai jamais connue, répondit Caroline. Mais j’ai trouvé pour mon compte que les baisers d’une tante valaient à peu près ceux d’une mère.

— Ceux d’une grand’mère ont leur mérite, dit Bertram, d’un ton fort sérieux.

— Je ne puis jamais songer à ma mère sans émotion, poursuivit M. Mac-Gabbery. Je me rappelle, comme si c’était hier, le jour où je me tins pour la première fois debout auprès d’elle, tandis qu’elle me montrait un livre d’images ouvert sur ses genoux. C’est le plus lointain souvenir que me fournisse ma mémoire, et c’est aussi le plus doux.

— Oh ! ma mémoire, me reporte plus loin, bien plus loin que tout cela, s’écria George. Écoutez donc, mademoiselle Baker ! ma première impression fut une haine vigoureuse pour l’improbité.

— J’espère que votre manière de voir n’a pas changé depuis lors, dit Caroline.

— J’en ai peur. Mais il faut que je vous raconte mes souvenirs : Un jour que j’étais couché dans mon berceau…

— Vous ne prétendez pas nous faire croire que vous vous rappelez cela ? interrompit M. Mac-Gabbery.

— Parfaitement, comme vous vous rappelez le livre d’images. J’étais donc couché, mesdames, comme je vous le dis, mes petits yeux tout écarquillés. C’est étonnant tout ce que les bébés voient, bien que certaines gens ne se méfient pas d’eux. J’étais couché sur le dos, regardant fixement la cheminée sur laquelle ma mère venait de laisser son sac avec ses clefs…

— Vous vous rappelez que c’était le sac aux clefs ? dit mademoiselle Waddington avec un sourire qui fut cause que M. Mac-Gabbery serra sa canne d’une main convulsive.

— À merveille ; parce qu’elle mettait ses sous dans ce même sac. Or, il y avait une petite bonne qui me soignait dans ce temps-là. Je la vis, comme je vous vois, se diriger vers le sac et prendre un sou, et je me promis alors que le premier usage que je ferais de la parole, lorsqu’elle me viendrait, serait de tout dire à ma mère. Voilà, je crois, mon plus lointain souvenir.

Les deux dames rirent de bon cœur, mais M. Mac-Gabbery fronça les sourcils avec amertume. — Vous l’aurez rêvé, dit-il.

— C’est possible, repartit George ; mais je ne le crois pas. Allons, mademoiselle, racontez-nous vos premières impressions.

— Les miennes ne seraient pas très-intéressantes. Elles ne remontent pas si loin et elles se rapportent, si je ne me trompe, à des tartines.

— Quant à moi, je me souviens de m’être mise fort en colère, dit mademoiselle Baker, parce que mon papa prédit que je mourrais vieille fille. C’était mal de sa part, car il est évident que c’est la prophétie qui est cause de l’événement.

— Mais je ne vois pas du tout là un fait accompli, dit M. Mac-Gabbery avec un sourire galant du plus mauvais goût.

— Je vous demande pardon, monsieur, le fait est parfaitement accompli, reprit Caroline. Ma tante n’obtiendra jamais mon consentement à son mariage, et je suis bien sûre qu’elle ne songerait pas à s’en passer.

— Voilà donc les espérances de M. Mac-Gabbery à tout jamais détruites de ce côté-là, dit George qui put pendant un instant parler à Caroline sans être entendu de leurs compagnons.

— Je crois vraiment qu’il a eu quelque idée de ce genre, car il ne quitte pas ma tante un seul instant. Il a été poli, excessivement poli, mais vous n’ignorez pas qu’un homme peut être très-poli et très-ennuyeux à la fois.

— Les deux choses vont de compagnie, je crois. Jamais personne ne s’est fait aimer en exécutant des commissions ou en faisant des paquets. On suppose généralement qu’un homme connaît sa valeur et que s’il fait un pareil métier, c’est qu’il n’est bon qu’à cela.

— Vous n’êtes donc jamais obligeant ?

— Bien rarement ; — bien rarement du moins dans les petites choses. Si l’occasion s’offrait de sauver une femme d’un incendie, de l’arracher des mains d’un brigand ou de lui reconquérir des millions, on serait tenté d’en profiter. Aucun mépris ne se mêlerait, en ce cas, à la reconnaissance de la dame. Mais les femmes ne savent jamais gré à un homme de se transformer en valet.

— Cependant j’aime assez qu’on ait pour moi des petits soins.

— Eh bien, voilà M. Mac-Gabbery ! avec la moitié d’un sourire, vous le garderez à vos pieds toute la journée.

Pendant ce temps, M. Mac-Gabbery et la pauvre mademoiselle Baker cheminaient côte à côte derrière le jeune couple. Mais ce bonheur ne satisfaisait point M. Mac-Gabbery. Pendant tout le voyage d’Égypte, il n’avait jamais été séparé de Caroline de façon à ne pouvoir lui parler, et maintenant de quel droit cet étranger, arrivé d’hier, viendrait-il s’interposer entre elle et lui ?

— Mademoiselle Waddington ! s’écria-t-il, vous rappelez-vous le faux pas que fit votre cheval dans le sable à El-Arish ? Quelle charmante journée que celle-là !

— Oui, mais ce n’est pas un incident très-charmant que vous me rappelez. J’ai failli tomber de cheval.

— Et comme nous avons attendu longtemps notre dîner à Gaza, quand les chameaux n’arrivaient pas ? Et M. Mac-Gabbery donnant de l’éperon à sa monture se trouva enfin sur le même rang que mademoiselle Waddington.

— Gaza me sera bientôt aussi odieux qu’à Samson, dit celle-ci à voix basse. Je me sens au pouvoir des Philistins chaque fois qu’on prononce ce nom.

— Si l’on parle de souvenirs, poursuivit M. Mac-Gabbery, ce voyage-là pourrait certes compter parmi les miens. Ç’a été un rayon de soleil dans mon existence.

— Un rayon de soleil des plus intenses, dit Caroline, car la chaleur avait été étouffante dans le désert.

— Ah ! oui, et bien doux ! Quel bonheur de camper sous la tente ; de préparer soi-même ses repas ; de tout porter pour ainsi dire avec soi ! La vie civilisée n’offre rien de comparable à cela. Celui qui s’est borné à aller de ville en ville et à se transborder d’un bateau à vapeur à un autre ne sait rien de la vie orientale, n’est-il pas vrai, mademoiselle ? Cette observation était à l’adresse de George, qui était arrivé à Jérusalem sans avoir couché une seule fois sous la tente.

— Les indigènes doivent alors bien peu connaître la vie orientale, dit George, car ils me paraissent avoir l’habitude de coucher dans leur lit aussi régulièrement que le chrétien le plus prosaïque de l’Angleterre.

— Je ne suis pas bien convaincue que M. Mac-Gabbery lui-même se plairait si fort sous la tente s’il ne portait pas avec lui quelques conforts de la vie civilisée,

— Son nécessaire et son flacon de cognac, par exemple, dit George.

— Et son matelas et ses couvertures de laine, ajouta Caroline.

— Ses conserves de viande et ses tablettes de bouillon.

— Et sa marmite pour faire cuire les pommes de terre.

— Ce n’est pas moi, s’écria M. Mac-Gabbery avec colère ; c’est M. Cruse. Je ne tiens pas du tout aux pommes de terre, moi !

— Pardon, c’est vrai, c’est M. Cruse, je me le rappelle maintenant, dont le cœur ne peut se détacher des patates. Mais, si j’ai bonne mémoire, c’est vous qui avez été si malheureux quand nous n’avons plus eu de lait.

Et M. Mac-Gabbery, mortifié, ralentit de nouveau l’allure, et se reprit à parler de ses émotions pieuses avec madame Jones.

— Combien les Arabes et les Turcs l’emportent sur nous pour le costume, disait de son côté madame Hunter à M. Cruse.

— Je les défie, en tous cas, de l’emporter sur vous, répondit le précepteur. Depuis que je suis en Orient, je n’ai vu personne adopter les usages du pays avec la moitié autant de grâce.

Madame Hunter jeta un regard satisfait sur ses pieds que ne recouvrait aucune amazone, et qui n’avaient besoin, grâce au pantalon, d’aucune draperie.

— Je pensais moins à moi qu’à M. Hunter, dit-elle. Les femmes ne comptent pas en Orient.

— À moins qu’elles ne viennent de la Chrétienté, madame.

— Je songeais à l’habillement des hommes. Ne trouvez-vous pas le costume turc bien séant ? Je le déclare, je ne pourrai jamais m’accoutumer à voir Charles reprendre le pantalon, le gilet et l’habit.

— Et lui, comment pourra-t-il prendre son parti de vous voir en robe de soie toute gonflée de crinoline ?

— Alors je pense qu’il faudra nous décider à nous établir pour tout de bon en Orient. Je n’y ferai pas d’objection, quant à moi. Ce qu’il y a de certain, c’est que je ne pourrai plus jamais me décider à mettre un chapeau. À propos, qu’est-ce donc que ce sir Lionel Bertram qui vient d’arriver ?

— Je ne saurais trop vous dire ; mais je sais que ce jeune homme est son fils.

— Le fils a beaucoup d’esprit, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu ! il a cette sorte d’intelligence des jeunes gens qui procure des succès universitaires.

(M. Cruse n’avait guère brillé à l’Université, disait-on.)

— Mademoiselle Waddington a l’air de le trouver fort à son goût, ne trouvez-vous pas ?

— Mademoiselle Waddington est très-belle, et elle est capricieuse comme le sont volontiers les très-belles personnes.

— M. Cruse, ne soyez pas méchant.

Et tout en causant de la sorte, on finit par arriver à la fontaine d’Enrogel. Chacun quitta sa monture, et l’on se groupa autour du petit mur qui entourait la fontaine.

— Voici sir Lionel, dit mademoiselle Todd qui faisait office de cicerone, voici la fontaine d’Enrogel dont vous avez tant entendu parler.

— Ah ! vraiment ! l’eau est un peu sale pour le moment, n’est-ce pas ? dit sir Lionel.

— C’est parce qu’elle est si basse. Après les pluies, tout est inondé ici. Ces petits jardins et ces champs que vous voyez sont les plus fertiles des environs de Jérusalem à cause de l’irrigation qu’on pratique si facilement.

— Mademoiselle Waddington ! s’écria M. Cruse, vous rappelez-vous… Mais celle-ci s’était adroitement dérobée et paraissait occupée à admirer le costume de madame Hunter de l’autre côté de la fontaine.

— Et voilà le village de Siloé, continua mademoiselle Todd, en désignant de la main une rangée de cabanes dont quelques-unes paraissaient taillées dans le roc sur le flanc de la montagne. Et voilà, là-haut, la piscine de Siloé, sir Lionel ; nous irons la voir tout à l’heure.

— Ah ! fit de nouveau sir Lionel.

— N’est-ce pas que tout cela est intéressant ? reprit mademoiselle Todd, et un éclair de satisfaction illumina tout son visage épanoui et vermeil.

— Très-intéressant, dit sir Lionel ; mais ne trouvez-vous pas qu’il fait bien chaud ?

— Oui, il fait chaud ; mais on s’accoutume à cela. Je suis si heureuse de me trouver au milieu de tous ces endroits qui m’ont tant embarrassée quand j’étais enfant. J’avais toutes sortes d’idées mystérieuses au sujet de cette piscine de Siloé, du Temple de Salomon, de la montagne de Sion et du torrent de Cédron. Je me figurais que tout cela était disséminé sur un grand espace dans les déserts inconnus de l’Asie, et voilà que je vais tout vous faire voir en une seule journée.

— Je voudrais de tout mon cœur que ces endroits-là ne fussent pas à beaucoup près si rapprochés, afin que le plaisir durât plus longtemps, dit sir Lionel en ôtant son chapeau pour saluer mademoiselle Todd, — mais il le remit bien vite quand il se sentit la tête au soleil.

De nouveau la cavalcade se mit en route et elle arriva bientôt à la fontaine de Siloé. Presque tout le monde mit alors pied à terre, et quelques-uns descendirent jusqu’au bord de l’eau qui jaillissait de terre dans un petit ravin très-frais, mais fort humide et assez boueux.

— Vous êtes mon guide en toutes choses, mademoiselle, dit sir Lionel à mademoiselle Todd ; est-il nécessaire que j’aille étudier la géographie biblique au fond de ce trou ? Si vous l’ordonnez, je vous obéirai.

— Non, non, je vous en tiens quitte — d’autant plus que j’y ai déjà été moi-même et que je me suis crottée horriblement à la peine. Ah ! bon ! voilà mademoiselle Waddington à l’eau !

Il n’était que trop vrai : mademoiselle Waddington était tombée à l’eau. Non pas assez complètement, cher lecteur, pour vous causer la moindre inquiétude, mais de façon à ce que la chose lui fût fort désagréable, et que ses bas et ses bottines fussent tout à fait mouillés. George Bertram lui avait donné la main pour descendre, mais, en se retournant pour rendre le même service à une autre dame également aventureuse, il l’avait laissée seule debout sur les pierres glissantes. Toute jeune fille en pareille circonstance devait évidemment s’empresser de profiter de cet instant d’inadvertance pour provoquer une catastrophe ; mademoiselle Caroline n’y manqua pas.

Hélas ! ce ne fut pas tout. Par malheur, M. Mac-Gabbery avait été le premier à descendre dans la piscine. En homme rusé, il s’était dit que, vu l’étroitesse du passage, il se trouverait inévitablement chargé de recevoir dans ses bras celles de ces dames qui voudraient descendre et que mademoiselle Waddington, toujours très-aventureuse, serait du nombre. Mais George Bertram l’avait suivi d’un bond et l’avait privé même du bonheur de toucher le bout du gant de mademoiselle Waddington. Grâce à l’accident, M. Mac-Gabbery crut que la fortune allait lui donner sa revanche.

— Grands dieux ! s’écria-t-il, en sautant dans l’eau avec une impétuosité qui la fit rejaillir jusqu’au visage de Caroline. Ce dévouement était superflu, car rien ne l’empêchait, sans même se mouiller les pieds, de tirer la jeune personne d’embarras ; mais il se disait qu’un malheur commun fait toujours naître, ou devrait toujours faire naître la sympathie. Une fois trempés jusqu’aux genoux, mademoiselle Waddington et lui ne seraient-ils pas tout naturellement rapprochés par leur infortune ? Ne feraient-ils pas cause commune, et ne rechercheraient-ils pas l’occasion de se redire les sensations que tous deux éprouvaient également ? Même ne se pourrait-il pas que, d’après le conseil de quelque sage personne de la société, ils fussent renvoyés ensemble à la ville pour y chercher des chaussures plus sèches ? Pour atteindre un tel but M. Mac-Gabbery se serait enseveli sous l’onde, en supposant que l’onde eût été assez profonde pour l’ensevelir. Il fit ce qu’il put, et l’eau, dépassant le niveau de ses souliers, les remplit fort agréablement.

— Oh ! monsieur ! s’écria l’ingrate Caroline, pour le coup, vous avez achevé de me noyer !

— De ma vie, je n’ai rien vu de si maladroit ! dit M. Mac-Gabbery en lançant à Bertram un regard qui aurait dû le faire rentrer sous terre.

— Ni moi non plus ! dit Caroline.

— Comment faire maintenant ? Donnez-moi la main, de grâce. Vous avoir quittée ainsi ! Nous nous tirions mieux d’affaire dans le désert, n’est-il pas vrai, mademoiselle ? Il faut que vous retourniez à Jérusalem pour y changer de chaussures, il le faut absolument. Où donc est mademoiselle Baker ? Donnez-moi la main, mademoiselle, les deux mains, je vous prie.

Ainsi parla M. Mac-Gabbery, tout en se débattant dans la fontaine de Siloé. Mais pendant ce temps, mademoiselle Waddington s’était retournée lestement et avait tendu la main à Bertram, qui, debout sur un rocher au-dessus d’elle, semblait — j’en rougis pour lui — avoir une grande envie de rire.

— Vous êtes un monstre, monsieur Bertram ! s’écria Caroline, jamais je ne vous pardonnerai. Si je m’étais fiée à ce pauvre M. Mac-Gabbery, j’aurais les pieds secs à l’heure qu’il est, Et secouant vivement le bas de sa jupe, elle mouilla l’herbe en cercle autour d’elle, comme eût pu le faire un chien de Terre-Neuve en sortant de l’eau. — Si je vous traitais comme vous le méritez, je vous enverrais à l’hôtel me chercher une paire de souliers.

— Envoyez-le, mademoiselle, envoyez-le tout de suite ; sans cela, j’irai moi-même, dit sir Lionel.

— Je suis à vos ordres, dit M. Cruse ; mon âne est excellent ; — et, tout en parlant, il enfourcha sa bête. Seulement, je ne saurais où trouver vos effets.

— Restez, monsieur Cruse ; je ne saurais pas vous dire où sont mes affaires. D’ailleurs, il n’est rien que j’aime mieux que d’avoir les pieds mouillés, — si ce n’est peut-être d’avoir des brides de chapeau trempées ; et c’est à M. Mac-Gabbery que je suis redevable de cette dernière satisfaction.

— C’est moi qui irai, dit M. Mac-Gabbery en sortant lentement de l’eau ; il va sans dire que c’est moi qui irai ; je serai moi-même heureux d’avoir l’occasion de changer de souliers.

— Je regrette tant que vous soyez mouillé, fit la belle Caroline.

— Oh ! ce n’est rien ; cela me fait plaisir. Vous sentez bien que je ne pouvais pas vous voir tomber à l’eau sans voler à votre secours. Dites-moi, je vous prie, ce qu’il faut que je vous rapporte. Vous savez que je connais à merveille toutes vos malles, ainsi je n’aurai pas la moindre difficulté. Faudra-t-il que je fasse ouvrir celle qui est marquée d’un C. W. en clous dorés ? C’est, celle-là, vous souvenez-vous, qui est tombée du dos d’un chameau, près du temple de Dagon. Infortuné Mac-Gabbery ! ce voyage à travers le désert était l’oasis à jamais mémorable de son aride existence.

— C’est moi qui suis le coupable, mademoiselle, dit enfin Bertram, et c’est à moi d’être puni. Je vais retourner à Jérusalem ; et, pour vous éviter tout ennui, je vais faire charger vos malles et vos cartons, sans exception, sur le dos d’une vingtaine de portefaix arabes qui viendront les déposer ici à vos pieds.

— Vous savez bien que vous n’en ferez rien, dit Caroline. Vous oubliez que vous m’avez confié votre théorie sur les petits soins rendus aux femmes.

Après quelques minutes d’une conversation à voix basse entre la tante et la nièce, — conversation à laquelle M. Mac-Gabbery essaya en vain de prendre part, — on se décida à renvoyer à la ville un domestique chargé d’un trousseau de clefs et d’un petit billet pour la femme de chambre de mademoiselle Baker. Mademoiselle Waddington put donc, avant l’heure du dîner, changer de bas tout à son aise à l’étage supérieur du tombeau de saint Jacques, et M. Mac-Gabbery… Mais laissons là M. Mac-Gabbery. Je dirai seulement que ses pieds mouillés n’occupèrent pas l’attention publique autant qu’il était en droit de l’attendre.

Le panier aux provisions avait été envoyé au tombeau de Zacharie, mais on se décida à dîner en face de celui de saint Jacques le Mineur. Ce tombeau est situé au milieu de la vallée de Josaphat, parmi des myriades de tombes juives, et tout juste en face du mur qui fut bâti avec les gigantesques pierres du Temple, à quelques pieds au-dessus du lit desséché du Cédron. Tel était le site choisi par mademoiselle Todd pour se livrer à la consommation de ses poulets froids et de son vin de Champagne.

Tandis que mademoiselle Waddington s’occupait de sa toilette dans le tombeau de saint Jacques, ses adorateurs ne cherchaient guère à se rendre agréables les uns aux autres.

— Je n’ai rien vu de si maladroit de ma vie, dit tout bas M. Cruse à M. Mac-Gabbery, mais de façon à ce que Bertram ne pût manquer de l’entendre.

— Impossible d’être plus gauche, répondit M. Mac-Gabbery ; il y a des hommes qui sont maladroits de naissance, et qui semblent, à vrai dire, n’être pas faits pour se trouver avec des femmes.

— Et puis, se mettre à rire quand on a fait pareille chose ! C’est peut-être la mode à Oxford ; mais nous autres, à Cambridge, nous nous piquons de plus de politesse. Si nous faisions un tour dans la vallée, en attendant que ces dames soient prêtes ? Et M. Cruse et M. Mac-Gabbery s’éloignèrent, bras dessus, bras dessous, tout heureux d’avoir montré leur mépris pour ce pauvre maladroit de Bertram.

— Voilà deux charmants garçons, n’est-il pas vrai ? dit ironiquement Bertram à M. Hunter. C’est vraiment jouer de bonheur que de rencontrer des hommes de cette sorte dans un lieu tel que celui-ci.

— Ils sont assez bien dans leur genre, dit M. Hunter qui, pour l’instant, était couché sur l’herbe, et se croyait l’air plus turc qu’aucun Turc qu’il eût jamais vu. Mais ils me paraissent manquer d’aisance, de naturel, ici, en Orient. D’ailleurs, c’est ce qui se remarque chez la plupart des Anglais. Cruse ne fait que réclamer des légumes cuits à l’eau, et M. Mac-Gabbery ne peut manger qu’avec un couteau et une fourchette ! Qu’on me donne, quant à moi, un pilau et un morceau de pain, et je dîne à merveille, sans autre secours que celui de mes dix doigts.

— Cruse est un assez bon diable, dit le jeune Pott. Jamais il ne trouve à redire à rien. Seulement, il est bien cornichon quand il s’agit des femmes.

— Ce sont des hommes bien élevés, dit sir Lionel. On ne peut pas s’attendre à ce que tout le monde ait inventé la poudre.

— Ah ! par exemple, personne n’en accusera Cruse, s’écria M. Pott.

Les dames ayant achevé leurs arrangements, on s’occupa sérieusement de la grande affaire de la journée, et les deux malheureux incompris se retrouvèrent bien vite à leur poste.

— J’aime beaucoup les pique-niques, dit sir Lionel, assis sur le coin de la pierre tumulaire, en tendant son verre à mademoiselle Todd qui lui avait offert d’être son échanson. Je les aime infiniment — en ce qui touche le boire et le manger, s’entend. Il n’y a qu’une chose que je préfère : c’est de dîner sous un toit, les plats sur une table, et une chaise sous moi.

— Oh ! le vilain ingrat ! après tout ce que j’ai fait pour vous !

— Je parle des pique-niques en général, mademoiselle Todd. Si j’avais toujours une déesse pour me verser mon nectar, je saurais me passer de salle à manger, et je m’estimerais heureux de reposer sur un nuage avec des foudres à ma droite.

— Voyez donc, monsieur Bertram, quel admirable Jupiter ferait votre père.

— Oui ! et que le roi des dieux serait heureux avec une Junon comme vous !

— Ha, ha, ha ! ma foi non. Mon ambition ne va pas au delà du rôle d’Hébé. Monsieur Mac-Gabbery, oserai-je vous demander une tranche de jambon ? Savez-vous que ces tombes font les meilleures tables du monde ? Mais je crains que ce que nous faisons ici ne soit très-inconvenant ! Je regrette tant, monsieur Cruse, qu’il n’y ait pas de pommes de terre ; en revanche, je sais qu’il y a de la salade.

— À propos de chaises, dit M. Hunter, il est à remarquer que l’homme n’a jamais inventé de siège qui puisse se comparer au divan sous le rapport du confort, de la noblesse, ou de la grâce. Depuis longtemps M. Hunter s’étudiait à s’asseoir les jambes croisées à la turque, mais c’était la première fois qu’il se hasardait à déployer ce talent en public. Le moindre des inconvénients de cette nouvelle posture était de le rendre, une fois assis, complètement incapable de se servir lui-même ou de rendre le moindre service aux autres.

— Il me semble qu’un divan et un canapé se ressemblent beaucoup, dit George,

M. Hunter n’était pas de cet avis, et il expliqua minutieusement quelles étaient les qualités essentielles du véritable divan turc : mais bien longtemps avant la fin de la description George s’était levé pour donner une assiette à Caroline, et en se rasseyant il avait tourné le dos au malheureux Turc. Celui-ci ne put se venger, empêché qu’il était par sa position qui lui rendait tout mouvement très-difficile.

Les pique-niques se passent de même, à peu de chose près, dans toutes les parties du monde : le poulet froid et la salade se dévorent à Jérusalem, tout comme dans d’autres lieux, — si ce n’est lorsqu’il s’agit d’apprentis-turcs comme M. Hunter. Des petits enfants arabes se tinrent à l’entour dans l’espoir d’attraper quelques débris du festin, exactement comme le font en Angleterre les petits Anglais, et la conversation qui était languissante au commencement du repas s’anima considérablement, comme d’ordinaire, lorsqu’on eut fait sauter quelques bouchons.

L’indifférence persistante de la dame de ses pensées rendit M. Mac-Gabbery presque belliqueux vers la fin de la journée ; et sans la modération de notre héros — il est facile aux gens heureux de montrer de la modération — une querelle s’en serait peut-être suivie, sous les yeux même de mademoiselle Todd.

Je ne prétends pas que mademoiselle Waddington fût à l’abri de tout reproche en cette affaire. Il serait pourtant injuste de l’accuser de coquetterie — en prenant ce mot de coquetterie dans sa mauvaise acception. Elle n’était pas naturellement coquette, mais sa nature la portait à faire ce qui lui plaisait sans beaucoup se préoccuper de la façon dont elle le faisait, et sans attacher grande importance à ce que l’on pensait d’elle. Elle ne connaissait que depuis peu George Bertram, mais il existait entre eux de certains liens de famille qui créaient une sorte d’intimité. Puis, Bertram l’amusait, tandis que M. Mac-Gabbery l’ennuyait, et elle n’entendait nullement se priver du plaisir de causer avec quelqu’un qui l’amusait, puisque l’occasion s’en présentait. Jusqu’à ce jour, elle avait peu connu les plaisirs de la conversation. Mademoiselle Baker, il faut le dire, manquait un peu de vivacité, et ses amis de Littlebath n’étaient pas très-brillants ; mais Caroline ne les avait jamais accusés intérieurement d’être ennuyeux. Ce n’est que par le contraste que nous apprenons à reconnaître les ennuyeux à première vue quand nous les rencontrons. Ce fut par l’effet de la comparaison, que Caroline s’aperçut que M. Mac-Gabbery l’avait ennuyée. Cette certitude une fois acquise, elle se débarrassa de lui complètement — et peut-être sans assez de scrupules.

— Je riverai son clou à ce blanc-bec, dit M. Mac-Gabbery à son ami M. Cruse pendant qu’ils se dirigeaient côte à côte vers la porte de Saint-Étienne à la tête de la cavalcade. Sir Lionel avait engagé mademoiselle Todd à rentrer de bonne heure à la ville, de sorte que le dîner fini, ces dames s’étaient hâtées de reprendre leurs chapeaux, ces messieurs avaient été à la recherche des chevaux et des ânes, les fourchettes avaient été emballées, et il se trouvait qu’on était en route et tout près du jardin de Gethsémané quand M. Mac-Gabbery s’ouvrit à son confident.

— Je riverai son clou à ce blanc-bec, répéta-t-il avec énergie.

M. Cruse n’était point belliqueux.

— À votre place, dit-il, je ne m’occuperais pas de lui, ni d’elle non plus. Selon moi, elle n’en vaut pas la peine.

— Oh ! ce n’est pas d’elle qu’il s’agit, reprit M. Mac-Gabbery. Il y avait là deux femmes seules, vous comprenez, et naturellement je me suis occupé d’elles. Vous savez comment ces choses s’emmanchent. De fil en aiguille, nous en sommes arrivés là qu’elles comptaient sur moi pour tout, et cela depuis trois semaines.

— Vous n’avez pas déboursé d’argent pour elles, n’est-ce pas ?

— Mon Dieu non ! Je ne puis pas dire que j’y ai mis de ma poche. C’est-à-dire qu’elles ont payé leur note partout, et je ne leur ai rien prêté ; mais vous savez qu’il est bien difficile à un homme de voyager comme cela familièrement avec des femmes sans que la bourse s’en ressente. On est tenté de faire pour elles mille choses qu’on ne ferait pas pour soi, ou qu’elles-mêmes ne s’accorderaient pas si elles devaient payer les violons.

C’est ici le lieu de placer une petite morale très-utile.

Mesdames, regardez-y à deux fois avant de vous lier en voyage avec des messieurs inconnus. Il ne vous serait point agréable qu’on parlât de vous comme cet homme parlait de mademoiselle Baker et de sa nièce. La vérité, c’est qu’il n’y eut jamais au monde de femme plus exacte dans les affaires d’argent que la pauvre mademoiselle Baker : elle n’aurait pas permis à Mac-Gabbery de lui acheter en route pour une piastre d’oranges seulement. De plus, il n’avait pas été leur seul compagnon de voyage : M. et madame Hunter avaient été de la société à laquelle on lui avait simplement permis de s’adjoindre.

— À votre place, je leur battrais froid, ajouta M. Cruse ; et quant à ce fat insupportable, je ne m’en occuperais que pour faire semblant de ne pas le reconnaître.

M. Mac-Gabbery finit par promettre de suivre le conseil de son ami, et ce fut grâce à cette sage résolution que le pique-nique de mademoiselle Todd se termina sans effusion de sang.




CHAPITRE X


RÉSULTATS DU PIQUE-NIQUE DE MADEMOISELLE TODD.


Sir Lionel ne partagea que faiblement le dégoût qu’avait inspiré à son fils le charlatanisme déployé à l’église du Saint-Sépulcre ; mais il n’éprouva aussi qu’un enthousiasme très-modéré au sujet du mont des Oliviers. Il se promena dans le Saint-Sépulcre comme il s’était promené tant de fois dans d’autres églises à l’étranger ; jeta un coup d’œil, en passant, à droite et à gauche, remarqua que la toiture était en assez mauvais état, refusa de pénétrer dans le sanctum sanctorum, puis, cela fait, il demanda s’il y avait autre chose à voir. Il ne se souciait pas, avait-il dit, de monter dans la galerie, et lorsque George lui avait proposé de descendre dans la chapelle arménienne, il lui avait répondu qu’elle lui semblait bien sombre et bien encombrée de monde. Il avait vu les gardiens turcs sans indignation et n’avait nullement compris pourquoi George en avait été scandalisé.

Au mont des Oliviers il montra une égale froideur et une égale complaisance. Il aurait volontiers renoncé à l’ascension, s’il n’avait craint de désobliger son fils ; mais George y tenait absolument. On chercha donc un âne pour sir Lionel, et ils se mirent en route.

— Ma foi ! oui, dit-il, lorsqu’il eut gagné le sommet, on voit admirablement la ville d’ici. Tu dis donc que c’était là le temple de Salomon ? et maintenant ils en ont fait une mosquée ? Mon Dieu, qui sait si d’ici la fin du monde, les Brahmanes aussi n’y feront pas des leurs. Malgré tout, cette colline est fièrement aride !

Alors George essaya, mais en pure perte, de faire comprendre à son père pourquoi il désirait entrer dans les ordres.

— À propos, dit sir Lionel, — ils étaient assis tout juste à l’endroit où s’était trouvé George lorsqu’il avait pris la grande résolution de renoncer à toutes les ambitions de ce monde pour devenir un des pasteurs du Christ, — à propos, George ne va pas, pour l’amour de Dieu, choisir une profession qui te mette ton oncle à dos. Pourtant je ne voudrais pas te voir t’enterrer dans une étude d’avoué.

— Jamais je n’en ai eu un seul instant l’idée, dit George.

— Je pense qu’avec ton esprit, et sans cela même, avec tes espérances de fortune, ce serait une vraie sottise ; mais, en tenant compte de vos positions respectives, je crois réellement qu’à ta place je ferais à peu près tout ce que le vieux exigerait de moi.

— Je ne ferai pourtant pas cette chose-là, dit George, qui ne trouvait pas que le ton de son père fût très en harmonie avec le lieu où ils se trouvaient.

— Au fait, c’est ton affaire, mon garçon. Je ne me permets pas de te diriger, car je sais que je n’en ai pas le droit ; mais je ne puis m’empêcher d’être inquiet. Ah ! George ! si je pouvais seulement mettre une vieille tête sur tes jeunes épaules, comme tu aurais la partie belle ! Sais-tu bien que ce vieux pourrait te laisser une douzaine de millions ?

Ce n’était certes pas pour entendre de pareilles choses que George avait tenu à revoir le mont des Oliviers, aussi ne fit-il pas de grands frais d’éloquence pour y retenir son père. Sir Lionel remonta donc sur son âne et rentra avec son fils dans la ville, et, tant que dura leur séjour à Jérusalem, George ne lui reparla plus du mont des Oliviers.

Il ne réussit guère mieux auprès d’une autre personne qu’il chercha également à pénétrer de son enthousiasme religieux. Il amena une première fois mademoiselle Baker, avec sa nièce, jusqu’à son rocher de prédilection ; et même avant de quitter Jérusalem, il trouva moyen, dans une promenade, de se retrouver au même endroit, en tête à tête avec la jeune personne.

— Je ne saurais avoir une aussi haute idée du clergé que vous, monsieur Bertram, dit Caroline. Autant que j’ai pu en juger, les ecclésiastiques ne me paraissent pas valoir mieux que les autres hommes ; il semblerait pourtant qu’ils devraient être meilleurs.

— Mais, au moins, vous conviendrez qu’il leur est plus facile de mettre en œuvre la bonté, si le germe en existe chez eux. Le cœur du prêtre devra être plus ouvert à la compassion, ce me semble, que celui d’un avocat ou d’un avoué.

— Je ne comprends pas, au juste, ce que vous entendez par la compassion.

— J’entends… dit Bertram, puis il s’arrêta ; car il ne savait trop comment expliquer sa pensée à cette jeune fille, et il ne se sentait pas bien sûr qu’elle le comprendrait quand il aurait parlé. Or, s’il faut tout dire, quelque penchant qu’il éprouvât pour une vie de sainteté, il ressentait un attrait au moins égal pour sa compagne.

— Il me semble qu’un homme doit toujours choisir la profession qui le mènera le plus loin. Vous avez le droit d’aspirer à une haute position, et, à votre place, je n’irais certes pas m’enterrer dans une cure de campagne.

Ce que disait à Bertram cette fille de vingt ans lui faisait bien plus d’impression que les préceptes pleins d’expérience de son père. Et pourtant les conseils de l’un, comme les avis de l’autre, avaient leur influence, car la bonne semence était tombée chez lui sur un sol bien peu favorable.

Ils s’assirent, et gardèrent le silence pendant quelques instants. Bertram regardait au loin vers le mont Moriah, et songeait aux tables des changeurs renversées dans le Temple, tandis que Caroline Waddington regardait simplement le soleil couchant. Elle aimait et elle comprenait le beau dans l’ordre matériel, mais elle ne savait pas regarder dans le passé, et elle ne pouvait sentir les choses dont l’amoureux Bertram désirait tant l’entretenir. La vue du temple où Jésus avait enseigné ne parlait pas à son cœur.

C’était bien un amoureux que Bertram, quoiqu’il n’eût jamais parlé d’amour à Caroline, et qu’il se fût jamais dit qu’il l’aimât, — semblable en cela à la plupart des hommes, qui ne s’avouent qu’ils aiment que lorsqu’ils se voient forcés de se demander si les paroles d’amour qu’ils viennent de prononcer sont bien la vérité. George et Caroline restèrent silencieux pendant quelque temps, et, à les voir, personne, certes, ne les eût pris pour des amoureux. Il y avait entre eux une distance pleine de convenance et de respect. Bertram étendu sur l’herbe regardait au loin la ville et ne semblait pas voir Caroline ; celle-ci, de son côté, était fort gravement assise sur un rocher et s’abritait de son ombrelle.

— Je pense, mademoiselle, que pour rien au monde vous n’épouseriez un ministre de campagne, dit enfin George.

— Et pourquoi donc pensez-vous cela ?

— Je tire cette conclusion de ce que vous venez de me dire tout à l’heure.

— Je parlais de vous, et non de moi. J’ai dit que vous aviez devant vous une noble carrière, et il ne me semble pas que la vie que mènent, en général, les ministres de campagne puisse s’appeler une noble carrière.

— Mais pour quelle raison la carrière cléricale ne serait-elle point noble ? N’est-il point aussi beau de s’occuper de l’âme que du corps ?

— Je juge d’après ce que je vois. Les ministres, d’ordinaire, aiment la bonne chère, sont fort soigneux de leurs écus, fort peu aimables dans leur intérieur et très-sujets à s’endormir après dîner.

George se retourna sur l’herbe, et cessa pendant quelques instants de regarder au loin, du côté de la ville. Il n’avait pas assez de force de caractère pour rire de cette description, tout en n’en tenant pas compte. Tel qu’il était, s’il ne protestait pas contre ce qu’avait dit Caroline, il fallait qu’il en rît et qu’il en subît l’influence. Il n’y avait pas de milieu : s’il ne lui disait pas qu’elle ne comprenait rien aux plus chères espérances du prêtre, il devait plier devant le mépris que renfermaient ses paroles.

— Et cet homme que vous dépeignez ainsi, pourriez-vous l’aimer, l’honorer et lui obéir ? dit-il enfin.

— Je présume que de tels hommes trouvent des femmes pour tâcher de les aimer, les honorer et leur obéir ; elles y réussissent ou n’y réussissent pas. Quant à moi, je pense que je ferais comme les autres.

— Vous parlez de mon avenir, mademoiselle, comme s’il vous intéressait, mais vous semblez n’attacher aucune importance au vôtre.

— À quoi cela sert-il qu’une femme pense à son avenir ? Elle ne peut rien pour le diriger. À peine peut-elle quelque chose pour la réussite de ses projets. D’ailleurs je n’ai pas le droit de me croire différente du commun des femmes. Je ne suis un double-premier en rien, moi.

— On peut être double-premier sans que cela prouve rien en faveur de la loyauté du cœur ou de la vaillance de l’esprit. Plus d’un homme qui n’était bon qu’à ramper toute sa vie a été double-premier.

— Je ne comprends pas bien ce que vous entendez par ramper, monsieur Bertram. Je n’aime pas plus que vous ceux qui rampent. J’aime les hommes qui marchent la tête levée, et qui, ayant une fois conquis une place, ne la perdent plus. Dans tous les temps il y a des hommes qui obtiennent la renommée, la fortune et le pouvoir : ceux-là ne rampent pas. À votre place, je voudrais être du nombre.

— Alors à ma place vous n’entreriez pas dans les ordres ?

— Pas plus que je ne me ferais cordonnier.

— Oh ! mademoiselle !

— Oh ! mademoiselle… eh bien ! après ? Voyez un peu les ministres que vous connaissez, ne sont-ils jamais plats ? Le vieux M. Wilkinson, par exemple : c’est un excellent homme, j’en suis sûre ; mais trouvez-vous qu’il brille par la noblesse d’âme, la franchise ou le courage ? Remarquez-vous que ces hommes aient en général des vues très-élevées ou des principes très-libéraux ? Je ne voulais pas les assimiler à des cordonniers, mais j’ai voulu dire qu’à votre place il ne me viendrait pas plus à l’idée de faire le métier des uns que celui des autres.

— À ma place, quelle profession choisiriez-vous ?

— Je ne sais que répondre, je ne connais pas votre position.

— Il me faut gagner ma vie comme le commun des martyrs.

— Alors gagnez-la de telle sorte que le monde vous regarde ; que les hommes et les femmes parlent de vous, et que votre nom se retrouve dans les colonnes des journaux. Quelque profession que vous embrassiez, qu’elle soit vivante et vigilante, et qu’elle ne soit pas de celles qu’on peut suivre à moitié endormi.

Bertram ne répondit pas tout de suite, et se prit de nouveau à contempler les rochers du temple. Il revit encore, en pensées, les tables des changeurs renversées par le Maître, et se rappela comment il avait été répondu à celui qui n’avait donné que la moitié de ses biens aux pauvres qu’il avait donné insuffisamment. Mais tout en pensant ainsi, il se sentait tenté de donner moins de la moitié de lui-même, et de trafiquer pour son propre compte dans le temple de son âme. Si la chose eût été possible, il eût volontiers servi deux maîtres, mais puisqu’il fallait choisir, il se prosterna devant Mammon.

— Comment pouvez-vous me parler ainsi, me conseiller l’ambition et avouer en même temps que vous pourriez vous donner à un de ces lourdauds dont vous parliez avec tant de mépris.

— Je ne parle de personne avec mépris ; je ne vous conseille rien, et, pour le moment, il ne s’agit pas pour moi de me donner à qui que ce soit. Vous me demandez s’il est possible que j’épouse jamais un ministre, et je vous réponds que la chose est possible.

— Mademoiselle ! dit George, qui avait définitivement détaché ses regards de la ville pour les reporter sur la rayonnante beauté de Caroline, mademoiselle !

— Eh bien ! qu’est-ce ?

— Vous semblez me ranger parmi les êtres supérieurs…

— En effet.

— Et vous-même, vous vous placez, par comparaison, si bas…

— Non, non, je ne me place point bas. Je suis trop fière pour cela ; je me place seulement bien au-dessous de vous, car je n’ai jamais donné des preuves de génie.

— Eh bien ! — puisque vous le voulez ainsi, — vous vous placez au-dessous de moi. Vous l’avez dit, et je ne vous crois pas capable de dire ce que vous ne pensez pas. Vous ne vous abaisseriez pas jusqu’à me flatter ?

— Non, certes, mais…

— Veuillez donc croire, alors que moi non plus, je ne cherche pas à vous flatter. Je ne vous ai jamais menti jusqu’à présent, et j’ai le droit d’exiger que vous me croyiez. Ce que vous pensez de moi, je le pense de vous. Je suis persuadé qu’une haute destinée vous attend. Il y a en vous un je ne sais quoi, qui me dit que votre existence ne saurait être que brillante. Celui qui sera votre mari ne pourra rester obscur.

— Je ne demande pas mieux qu’il en soit ainsi ; mais il me semble que cela devra dépendre beaucoup plus de lui que de moi.

George tenait beaucoup à dire quelque chose qui pût tendre à unir dans l’avenir sa destinée à celle de Caroline. Il n’était pas encore résolu à lui jurer qu’il l’aimait, ni à lui demander en termes clairs et précis d’être sa femme, mais il lui coûtait de la quitter sans savoir s’il n’avait fait aucune impression sur elle, car il comprenait maintenant, à n’en pouvoir douter, que son propre cœur n’était plus libre.

— Allons ! monsieur Bertram, dit Caroline ; voyez donc le soleil, il a presque disparu. Et vous savez que nous n’avons pas de crépuscule ici. Mettons-nous en route, sans cela ma tante va nous croire perdus.

— Une minute, mademoiselle, une minute encore et nous partirons. Mademoiselle, si vous vous intéressez assez à moi pour me dire quelle carrière je dois suivre, quelle occupation je dois prendre, je vous obéirai. Choisissez pour moi, si vous le voulez bien.

Caroline rougit, — légèrement, il est vrai, mais assez pour qu’il s’en aperçût, et assez, surtout, pour qu’elle en eût elle-même connaissance. Elle aurait beaucoup donné pour rester impassible, et pourtant, cette rougeur lui seyait à merveille. Cette fugitive émotion, en adoucissant l’expression décidée qui lui était habituelle, donnait à sa physionomie le charme de la faiblesse naturelle à son âge.

— Quelles folies vous me dites là ! Vous savez bien qu’il vous faut choisir pour vous-même.

Bertram se tenait debout devant elle en lui barrant le sentier, et elle ne pouvait guère avancer sans qu’il lui fît place.

— Non, dit-il, ce ne sont pas des folies : ce que je pense de vous et surtout ce que je sens pour vous fait que ce ne sont point là des folies ! Si je parlais de la sorte à votre tante, ou à madame Hunter, ou à mademoiselle Jones, ce serait en effet absurde. Je ne me laisserais pas diriger par une personne qui me serait indifférente ; mais, en cette chose, je voudrais être guidé par vous, si vous y consentez.

— Je n’y consens nullement.

— Vous ne me portez donc aucun intérêt personnel ?

— Pardonnez-moi. Votre oncle est mon tuteur ; il m’est donc permis de vous traiter familièrement, quoique notre connaissance ne date que d’hier. Je vous regarde comme un ami et je serai toujours heureuse de vos succès. Elle se tut ; puis, après quelques pas faits en silence, elle ajouta en rougissant (mais cette fois elle fit en sorte de dérober la vue de son visage à Bertram) :

— Si je vous répondais comme vous semblez le désirer, ce serait affecter à votre égard ou bien moins, ou beaucoup plus d’amitié que je n’en éprouve.

— Beaucoup plus d’amitié que vous n’en éprouvez ! répéta Bertram d’un ton mélancolique.

— Oui, beaucoup plus, monsieur Bertram. Mais enfin que voulez-vous donc que je vous dise ?

— Hélas ! je le sais à peine. Rien… rien, ne me dites rien. Et ils firent une centaine de pas en silence.

— Rien, mademoiselle, rien… à moins pourtant que…

— Monsieur Bertram, dit Caroline, et elle lui toucha légèrement le bras, monsieur Bertram, cessez, je vous en prie ; ou du moins pensez à ce que vous allez dire. Un homme de votre sorte ne doit pas parler sans réflexion. Elle était singulièrement maîtresse d’elle-même, bien plus calme que Bertram, et elle dominait naturellement la situation ; pourtant, elle aussi était émue.

— Rien, répéta George, ne me dites rien, — rien, si ce n’est que vous êtes prête à partager mon sort, quel qu’il puisse être. » En disant ces mots, il ne se tourna pas vers elle, mais tint ses yeux fixés sur le sentier qu’ils suivaient. Il ne poussa aucun soupir, et ne lui lança aucun tendre regard. À vrai dire, ses traits résolus et sa rude physionomie ne prenaient pas facilement une expression de douceur. Il fronça le sourcil, serra les dents, et hâta le pas ; et comme Caroline tardait à répondre, il reprit : « Je ne vous demande pas de me répondre sur-le-champ, à moins pourtant que vous ne puissiez me dire que vous me laisserez partager votre sort, quel qu’il soit, et que vous partagerez le mien.

— Monsieur…

— Eh bien ?

— Vous voyez que j’avais raison ; vous avez parlé sans réfléchir ; ne le comprenez-vous pas vous-même ?

— J’ai parlé franchement ; répondez-moi de même. Vous qui êtes au-dessus de tout mensonge, mettez-vous au-dessus de toutes les petites réticences de jeunes filles. Vous ne laisserez jamais croire à un homme que vous l’aimez si cela n’est pas ?

— Non, jamais je ne le ferai.

— Ne le niez pas non plus si cela est.

— Mais cela n’est pas. Depuis combien de temps nous connaissons-nous ?

— En comptant par jours et par heures, il peut y avoir trois semaines. Mais qu’importe ? On n’aime pas les gens en raison du temps qu’on les a connus. En vous je trouve tout ce que je puis aimer, tout ce qui peut me rendre heureux. J’ai du talent, du moins j’ai un certain talent : votre caractère me forcera à en faire un bon usage. Je ne prétends pas dire que je vous convienne : vous seule pouvez en être juge ; mais je sais que vous êtes la femme qui me convient. Maintenant j’accepterai telle réponse que vous voudrez me faire.

En réalité, Caroline se sentait fort embarrassée pour répondre. Bertram lui semblait être de ces hommes qui, lorsqu’ils ont parlé avec décision, acceptent aussi comme décisive la réponse qu’on leur fait. Il n’était ni de ceux qu’on peut tenir en suspens, ni de ceux qu’on rejette sans hésitation ; encore moins était-il de ceux qu’on peut accepter sans réflexion.

Il lui plaisait, — il lui plaisait même beaucoup, si l’on considère combien avait été courte leur connaissance. Elle s’était même demandé s’il ne se pourrait pas faire qu’elle l’aimât un jour. Il était bien né, — chose importante à ses yeux ; chose plus importante encore, il avait du talent ; Elle respectait son caractère et ses opinions, et elle se disait que c’était là un de ces hommes que toute femme pourrait respecter. Mais Caroline Waddington exigeait autre chose encore de son futur seigneur et maître. Elle avait pu rire et plaisanter en parlant de son mariage avec un ministre de campagne, mais, au fond, elle avait des vues bien plus ambitieuses. Elle se promettait fermement de ne jamais se marier sans amour, mais elle comptait bien ne pas se laisser aller à aimer si l’amour devait se mettre en travers de son ambition. Une chaumière et son cœur n’étaient point à ses yeux l’idéal de la félicité humaine. Elle n’avait pas de cupidité, l’argent ne lui représentait pas le bonheur, en un mot, elle ne ferait pas un mariage d’argent ; mais elle savait cependant que sans fortune on ne peut briller dans le monde. Elle n’avait elle-même qu’une petite dot, et ne faisait pas grand cas de sa beauté ; quoique bien née, sa position n’avait rien de brillant ; son intelligence n’avait pas encore été mise à l’épreuve, et elle ne l’estimait pas à sa juste valeur ; donc, tout compte fait, elle ne se reconnaissait aucun droit à un sort exceptionnel : mais elle avait résolu, du moins, qu’aucune imprudence de sa part ne viendrait contrecarrer les chances heureuses que pourrait lui offrir la fortune.

Telle étant la position, que pouvait-elle répondre à Bertram ? Son cœur lui disait de ne pas le repousser, mais elle craignait d’écouter son cœur. Elle tremblait qu’il ne l’entraînât à se sacrifier par amour. Devait-elle, d’un autre côté, faire appel à la prudence, et congédier ce prétendant dont la jeunesse n’avait encore rien produit, dont la fortune était médiocre, et qu’elle ne pouvait épouser qu’après une longue attente ? Mais ce prétendant était plein de talent, il promettait un brillant avenir… Quand Bertram avait parlé, ses paroles étaient parties du cœur malgré lui ; mais Caroline put retourner toutes ces choses dans son esprit avant de lui répondre.

On l’accusera, je le sais, d’être froide, intéressée, dépourvue de sensibilité. Mais, d’une autre part, lorsqu’une jeune, fille laisse de côté toute prudence et se permet d’aimer un pauvre garçon qui n’a rien, de quoi l’accuse-t-on ? Il me semble qu’il est quelquefois bien difficile aux jeunes filles d’agir convenablement. Il ne faut pas qu’elles soient intéressées ; il ne faut pas qu’elles épousent des gueux ; il ne faut pas qu’elles restent vieilles filles ; il ne faut pas qu’elles s’engagent de bonne heure dans un amour sans espoir ; il ne faut pas, non plus, qu’elles soient résolues à n’épouser qu’un bon revenu et une bonne maison. Il devrait vraiment y avoir quelque manuel d’amour qui pût indiquer aux jeunes filles quand elles peuvent aimer sans s’exposer au blâme. Mais notre héroïne n’était peut-être point de celles qui ont besoin de manuel. « Maintenant, j’accepterai la réponse que vous voudrez bien me faire, » avait dit Bertram, et puis il avait attendu.

— Monsieur Bertram, répondit enfin Caroline, il me semble que vous avez parlé sans réflexion. Convenons d’oublier tout ce qui vient de se passer. Vous vous êtes laissé aller à un premier mouvement au lieu d’écouter votre raison.

— Il n’en est rien, mademoiselle ; je ne puis, pas plus que vous, oublier ce qui vient de se passer. Tout ce que j’ai dit, je suis prêt à le redire. Du moment que j’ai compris que je vous aimais, il m’a été tout naturel de vous l’avouer.

— Les promptes réponses ne me sont pas naturelles, mais puisque vous tenez absolument à ce que je vous réponde sur-le-champ, je le veux bien. Votre société m’a été fort agréable, mais jamais je n’ai pensé à vous aimer. Et jamais je ne vous aimerai sans y avoir pensé.

Il serait difficile de dire quelle était la réponse qu’espérait Bertram. Peut-être n’avait-il aucune espérance définie. Lorsqu’il avait gravi la colline avec mademoiselle Waddington, il n’avait pas songé à lui demander de l’épouser. Son cœur, alors, était tourné vers d’autres autels : mais les paroles de la jeune fille, son plaidoyer en faveur des grandeurs de ce monde, l’avait entraîné à se prononcer. Il n’avait fait aucun projet ; mais dès l’instant où il s’était déclaré, un désir intense de réussir s’était emparé de lui.

Tout en marchant à ses côtés, Bertram se demandait ce qu’il fallait penser de la réponse de Caroline. Si on ne reçoit pas d’une femme un refus absolu, on est toujours fort disposé à croire que sa réponse, quelle qu’elle soit, renferme quelque espérance. Les femmes en sont tellement convaincues elles-mêmes, qu’à moins d’un non péremptoire, elles se considèrent comme à peu près engagées. Si une femme dit à un soupirant qu’il ait à attendre quelque peu sa décision, il se croit parfaitement en droit de faire savoir au monde entier qu’elle consent à lui appartenir. Chacun sait ce que veut dire une jeune fille, quand elle renvoie à ses parents pour sa réponse. Il faut que le ton d’une femme soit décidé, — très-décidé, — si elle veut que son « non » soit pris au sérieux. Or, le ton de Caroline n’avait pas été très-décidé, tant s’en faut.

Quelles que fussent les pensées ou les espérances de Bertram, il n’en parla plus pour le moment, il redescendit la côte en silence avec Caroline. Son visage s’était un peu rembruni, mais on n’y lisait pas l’accablement d’un amoureux éconduit. Le feu qui brillait dans ses yeux et l’expression de sa bouche disaient assez qu’il ne regardait pas tout espoir comme perdu ; et, avant d’arriver au bas de la colline, il avait résolu que Caroline Waddington serait sa femme, en dépit de tous les obstacles. Mais on sait qu’il prenait facilement les résolutions, et que, facilement aussi, il s’en laissait détourner.

Caroline fit également la route en silence. Elle sentait que sa réponse avait été ambiguë ; mais il lui convenait qu’il en fût ainsi. Elle comptait, une fois rentrée chez elle, penser froidement à cette proposition, et en peser le pour et le contre. Elle se consulterait consciencieusement pour savoir si elle pouvait se permettre d’aimer cet homme qui, elle le reconnaissait, était si digne d’amour. Mais l’idée de s’adresser à d’autres, de consulter sa tante, par exemple, ne lui vint pas à l’esprit.

Mademoiselle Todd et mademoiselle Baker étaient restées au bas de la colline. La soirée était magnifique et ces dames avaient dit qu’elles se reposeraient tandis que le jeune couple, plus actif et plus enthousiaste, monterait jusqu’au point de vue qu’aimait tant Bertram. Mais, en faisant cette proposition, elles n’avaient pas prévu à quelle épreuve leur complaisance serait mise. La nuit avait presque remplacé le jour, lorsque Bertram et Caroline vinrent les retrouver.




CHAPITRE XI


VALE, VALETE.


Mademoiselle Baker se montra un peu vexée de ce qu’on l’eût laissée si longtemps assise à côté de mademoiselle Todd, au coin du mur du jardin ; mais mademoiselle Todd elle-même ne laissa percer aucune mauvaise humeur. C’était une de ces personnes qui ne se plaignent jamais et qui trouvent un antidote à tout, jusque dans le mal lui-même. Il était vrai qu’elle avait attendu deux heures, assise sur une grosse pierre au bord du torrent du Cédron, mais d’un autre côté n’avait-elle pas acquis par là le droit de raconter à tout le monde comme quoi M. George Bertram et mademoiselle Caroline Waddington avaient passé ces mêmes deux heures en tête à tête sur la montagne ?

— Mon Dieu, Caroline, nous pensions que vous ne reviendriez jamais, dit mademoiselle Baker.

— C’est la faute de M. Bertram, ma tante ; on ne peut pas le faire bouger quand il est là-haut sur un certain rocher. Il a le projet de se faire ermite, je crois, et de se construire une cellule à cet endroit.

— Si jamais je me fais ermite, ce sera sans contredit dans l’idée de vivre là. Mais je crains de manquer de la persévérance nécessaire à une vie de sainteté.

— J’espère que vous ne nous avez pas fait attendre tout ce temps pour rien ; vous avez eu quelque succès, je pense ? dit mademoiselle Todd tout bas en riant à Bertram. Mademoiselle Todd avait l’air joyeux en parlant ainsi ; mais il faut dire aussi qu’elle avait toujours l’air joyeux.

— J’ai très-certainement fait ce que je ne comptais pas faire, et par cela seul, on est en droit de dire que je n’ai pas réussi, répondit Bertram en affectant de parler sentencieusement.

— Donc, elle aura refusé, se dit mademoiselle Todd. Quelle petite sotte que cette fille-là ! Mais ce fut une grande consolation pour mademoiselle Todd de penser qu’elle savait à quoi s’en tenir sur cette affaire.

Le soir même le projet de quitter Jérusalem fut arrêté. J’entends seulement parler des projets de ceux dont nous avons à raconter les destinées ; mademoiselle Baker et sa nièce, sir Lionel et son fils. Pour le moment, nous devons prendre congé de mademoiselle Todd. Elle n’épousa point du coup sir Lionel, et elle n’eut pas même la satisfaction de savoir que ses amis l’accusaient d’en avoir le désir. Mademoiselle Todd avait ses faiblesses, comme tout le monde, mais tout compte fait et en compensant le bien avec le mal, je ne demande pas mieux, quant à moi, de me retrouver bientôt avec elle. Nous pouvons aussi dire adieu à ses amis. M. Mac-Gabbery ne mourut point d’amour. M. Pott offrit son cœur et sa main à mademoiselle Jones qui les accepta ; mais le mariage fut rompu par les Pott, père et mère, dont l’indignation, à cette occasion, faillit faire mourir de peur la pauvre madame Jones. M. et madame Hunter s’établirent pendant quelque temps sur les coteaux du Liban, mais finirent par se décider à revenir à toutes les incommodités de la vie européenne. Madame Hunter fit l’épreuve de son costume favori aux eaux, en Angleterre, mais n’obtint qu’un médiocre succès. Quant à M. Cruse, je dirai seulement que madame Pott la mère lui fit une scène terrible, parce qu’il avait permis à son pupille de tomber amoureux, et que M. Pott père menaça, pour le punir, de retenir ses appointements. Une lettre d’avoué empêcha la réalisation de cette menace.

Je dois dire que les projets de mademoiselle Baker avaient subi quelques changements depuis l’arrivée des Bertram à Jérusalem, et il est juste d’ajouter que ces changements avaient été suggérés par sa nièce. La première intention de ces dames avait été de poursuivre leur route jusqu’à Damas. Puis mademoiselle Baker avait supplié Caroline de lui épargner ce surcroît de voyage, — ses forces, disait-elle, étant épuisées tout aussi bien que sa garde-robe, et Caroline avait consenti à rentrer en Angleterre par la voie la plus directe. Ensuite, était survenue la tentation d’aller avec les Bertram jusqu’à Beyrout, et mademoiselle Baker avait reçu l’ordre de se réparer extérieurement et intérieurement. Elle avait obéi, et voilà que de nouveau tout était changé ! Caroline savait qu’elle ne pouvait voyager avec George Bertram sans lui promettre de l’épouser, ou sans se brouiller avec lui. Elle ne voulait pas s’engager sans de plus amples réflexions. Elle décida donc que le mieux serait de reprendre l’ancien projet de sa tante et de revenir en Angleterre par la route la plus simple, c’est-à-dire par Jaffa et Alexandrie.

Il fallut apprendre ce changement de direction non-seulement à sa tante, mais encore aux Bertram, et, chose singulière, elle prit son parti de dire aux uns et aux autres la simple vérité. Elle se décida à raconter à sa tante ce qui était arrivé, et se promit de faire comprendre à Georges, en très-peu de mots, mais d’une manière affectueuse, qu’il serait plus sage pour eux, vu leur position, de ne pas voyager ensemble. C’était une personne très-prudente que mademoiselle Waddington : elle venait de se débarrasser d’un amoureux parce qu’elle ne l’aimait pas, et voilà qu’elle se montrait toute disposée à en éloigner un autre parce qu’elle l’aimait.

Les Bertram, père et fils, devaient quitter Jérusalem dans deux jours. George se proposait d’accompagner son père jusqu’à Constantinople, et, après avoir un peu vu les vrais Turcs dans la véritable Turquie, de retourner ensuite à Londres. Depuis sa dernière promenade au mont des Oliviers, il n’avait pas reparlé d’entrer dans l’Église.

Le soir même, Caroline régla tout avec sa tante.

— Ma tante, dit-elle, pendant qu’elles étaient occupées l’une et l’autre à faire leur toilette de nuit, ma tante, vous allez me trouver bien capricieuse ; savez-vous que je pense que nous ferons mieux, après tout, de nous en aller à Alexandrie !

— Mon Dieu ! que j’en serais contente, mon enfant ! Jane me dit que je ne pourrai jamais me faire faire ici une robe que je puisse mettre.

— Vous trouveriez une robe à Damas, j’en suis sûre, mais…

— Et puis, franchement, je ne me sens pas de force à faire encore une longue route à cheval. Je serais bien fâchée de te contrarier, mais si réellement, là, cela ne te fait rien…

— D’un certain côté cela me fait quelque chose, et, d’un autre, cela m’arrange. Mais il faut que je vous raconte cela. Je ne veux pas que vous me croyiez trop changeante, et que vous pensiez que je vous prie d’aller par ici, et puis par là, sans raison.

— Non, mon enfant ; je sais que tu le fais pour moi.

— Ce n’est pas tout à fait cela non plus, ma tante. Écoutez-moi ; M. Bertram, aujourd’hui, m’a…

— Est-ce qu’il se serait déclaré, par hasard ?

— Oui, ma tante, tout juste. Et en conséquence, il me semble que nous ferons mieux de ne pas voyager ensemble.

— Mais Caroline, dis-moi, dis-moi donc, que t’a-t-il dit, et que lui as-tu répondu ? Mon Dieu ! voilà qui est bien subit ! Et mademoiselle Baker se rejeta dans son fauteuil, ses cheveux grisonnants répandus sur ses épaules, et son peigne encore à la main.

— Quant à ce qu’il m’a dit, je vous en fais grâce, ma tante. C’était le vieux refrain, je pense, et cela signifiait qu’il voulait m’épouser.

— Sans doute, sans doute.

— Comme vous le dites, ma tante, c’était trop subit. M. Bertram a de grandes qualités, de très-grandes qualités ; on ne peut s’empêcher de l’aimer. Il a beaucoup d’esprit aussi.

— Oui, Caroline. Et puis, il sera l’héritier de son oncle, probablement.

— Je n’en sais rien ; à dire la vérité je n’y ai pas pensé. Du reste, cela n’aurait rien changé.

— Et tu as refusé ?

— Je ne sais pas au juste. Je sais que j’ai plutôt refusé qu’accepté ; je sais qu’il me faudra aimer un homme bien plus que je ne l’aime aujourd’hui avant de me décider à me marier, et il me semble, après tout ce qui s’est passé, que nous ne devons pas aller à Damas ensemble.

La tante Mary ne demandait pas mieux que de se soumettre à cette dernière décision, et les raccommodages de toute sorte furent en conséquence interrompus. Elle se chargea d’expliquer à sa façon la chose à sir Lionel, tandis que Caroline en ferait autant de son côté à l’égard de George Bertram. Sur un autre point encore, mademoiselle Baker avait une manière de voir très-décidée, mais elle ne jugea pas à propos d’en parler à sa nièce. Elle était persuadée que le mariage aurait lieu, et elle était de plus bien résolue à faire tout ce qu’elle pourrait pour y aider. Personnellement elle aimait George, son père lui plaisait, et, en outre, elle se sentait très-bien disposée en faveur de la fortune de son oncle. Elle acheva donc sa toilette de nuit dans un état de calme satisfaction ; elle avait en perspective un excellent parti pour sa nièce, et, après tout, elle se trouvait quitte de cet affreux voyage à cheval de Jérusalem à Damas.

Pendant toute la journée du lendemain, George et Caroline ne se trouvèrent pas seuls un instant. Ils déjeunèrent et dînèrent ensemble, mais George se trouvait assis entre la tante et la nièce, comme il l’avait toujours été depuis son arrivée à Jérusalem.

Sir Lionel lui apprit dans l’après-midi qu’ils n’auraient pas le plaisir de la société de ces dames pendant le voyage, et le railla un peu sur le chagrin que devait lui causer cette nouvelle. Mais George parut prendre la chose très-philosophiquement.

Le soir, lorsque vint l’heure de se quitter, George pressa plus tendrement que de coutume la main de Caroline, et ne put s’empêcher en même temps de plonger son regard jusqu’au fond des yeux de la jeune fille pour tâcher d’y lire quelque espérance. Je n’oserais dire qu’il n’y rencontra rien de ce qu’il espérait y trouver. Si la main qu’il pressa ne lui rendit pas son étreinte, elle parut recevoir la sienne sans déplaisir, et si le regard brûlant qu’il adressa à Caroline ne trouva pas de réponse, les yeux de la jeune fille brillèrent du moins un instant avec une douceur qui ne leur était pas habituelle.

Le lendemain, ils se trouvèrent seuls un instant. C’était la veille du départ de Bertram : le moment était donc venu de parler. Caroline guetta l’occasion, et, le déjeuner fini, — les repas se prenaient en commun, — elle pria Bertram de passer dans le salon de sa tante. Elle était très-calme, car elle savait au juste ce qu’elle comptait faire, et elle put parler sans trouble et sans hésitation. On n’aurait pas pu en dire autant de son compagnon.

— Vous savez que nous ne continuons pas le voyage ensemble ?

— Oui, mademoiselle ; mon père me l’a dit hier.

— Et vous comprenez cette résolution, je l’espère ?

— Pas très-bien,.. Pour parler franchement, je ne la comprends pas du tout, J’ai peut-être été bien présomptueux l’autre jour en vous parlant comme je l’ai fait ; mais je ne vois pas que cela doive déranger tous les projets de votre tante. Vous craignez sans doute que je ne vous importune ; mais auriez pu vous fier à ma discrétion. — Il est encore temps de vous y fier.

— Voyons, monsieur Bertram, il me semble que vous vous écartez bien de cette franchise que vous me recommandiez tant l’autre jour au mont des Oliviers, et que vous vous vantiez de posséder vous-même à un si haut degré. Vous savez à merveille que personne ne vous a trouvé présomptueux. Je n’ai aucune raison de me plaindre de vous, et j’ai tout lieu, en dehors même de l’honneur que vous m’avez fait, — car venant de vous Cet offre est un honneur, — de vous être très-reconnaissante. Mais je ne puis pas dire que je vous aime. Il ne serait pas naturel que je vous aimasse.

— Pas naturel, grand Dieu ! Mais moi je vous aime de toute la force de mon âme. Est-ce que ce n’est pas naturel cela ?

Il appartient aux hommes de prendre l’initiative en pareil cas, répondit Caroline en souriant.

— Je ne sais ce qu’il appartient aux hommes et ce qu’il appartient aux femmes de faire. Par là vous entendez sans doute ce que l’usage et les convenances permettent ; et convenance signifie mensonge. Je ne vous connais que depuis une semaine ou deux, et je vous aime tendrement. Vous me connaissez depuis le même temps, et vous êtes aussi capable d’aimer que moi. Il n’y a donc rien d’impossible à ce que vous m’aimiez, — quoique pourtant il me paraisse fort improbable que cela vous arrive jamais.

— C’est bon. Je ne vous contredirai en rien, si ce n’est pourtant à l’endroit de votre orgueilleuse et rancunière petite parenthèse. Mais mettons de côté toutes les questions de probabilité, et voyons ce que je dois faire si je ne vous aime pas. Que conseilleriez-vous en pareil cas à votre sœur ? Serait-il sage de nous trouver constamment ensemble, comme cela ne peut manquer d’arriver en voyage ?

— Alors, dois-je comprendre que décidément vous ne pourrez jamais m’aimer ?

— Je n’ai jamais dit cela. Mais vous me pressez trop, monsieur Bertram, ce me semble.

— Je vous presse trop, dites-vous ? Par le ciel ! Il me semble à moi que je ne saurais trop vous presser en pareil cas. Je vous presse de me dire la vérité, — la vraie vérité, cette vérité qui m’importe tant. Auriez-vous de l’aversion pour moi ?

— De l’aversion ? Oh ! non pas.

— Ne me dites pas non plus que vous ne m’aimerez jamais… Alors pourquoi ne resterions-nous pas ensemble ? Vous prétendez que vous ne me connaissez pas assez ; quel meilleur moyen peut-il y avoir de nous mieux connaître ?

— Si je voyageais avec vous maintenant, ce serait comme si je vous acceptais pour mon futur mari. Consultez votre propre raison, et voyez… Si je vous permettais de m’accompagner, ce ne pourrait être qu’en qualité de prétendu. Pardonnez-moi si je vous dis que je ne saurais vous accorder ce titre. Je suis désolée de vous faire de la peine, même pour un jour ; mais je suis sûre que plus tard vous me saurez gré de ce que je fais.

— Nous ne devons donc plus nous revoir ?

— Au contraire, il est plus que probable que nous nous reverrons. Votre oncle est mon tuteur.

— Et je ne le sais que depuis les quelques jours que je vous connais.

— C’est fort simple ; jusqu’à présent vous avez toujours été, soit au collège, soit à l’université. Mais vous le savez maintenant. Quant à moi, je compte bien que nous nous reverrons, ma tante aussi l’espère.

— Oui, oui, — nous revoir comme de simples connaissances. Mais jamais je ne pourrai me résigner à cela. Je crois que vous ne savez pas, que vous ne saurez jamais ce que j’éprouve pour vous. Si je vous retrouve ce sera pour vous dire et vous redire que je vous aime. Vous êtes, vous, si insensible, que vous ne pouvez comprendre mon… mon… mon impétuosité, puisqu’il vous plaît de l’appeler ainsi.

— D’ici à trois ou quatre mois vous rirez de cette impétuosité, tandis que moi, qui sait ? je regretterai peut-être mon insensibilité, Ces derniers mots furent accompagnés d’un sourire malicieux auquel se mêlait peut-être une nuance d’encouragement.

— Vous me permettrez au moins d’espérer ?

— Non, je ne permets rien. Vous saurez bien, sans ma permission, espérer ce que vous prétendez désirer si ardemment. Mais je ne veux pas plaisanter, car je vous crois de bonne foi.

— Vraiment ? cela n’est pas malheureux.

— Mon Dieu, oui, puisque vous me le dites. Vous m’avez bien surprise, l’autre jour, car je ne me doutais pas des sentiments que vous me portiez. Ceux que j’ai pour vous ne sont nullement de ce genre. Chez moi, l’amour ne saurait naître subitement, et je ne puis pas aimer, seulement parce qu’on m’en prie. Vous ne pouvez désirer que, pour vous être agréable, je vous dise ce qui n’est pas. Quittons-nous donc maintenant, monsieur Bertram. Une fois séparés, nous nous rendrons mieux compte de ce que nous éprouvons l’un pour l’autre. Quant à moi, je puis vous dire sincèrement que j’espère vous revoir, — en tout cas, comme un ami. En disant ces derniers mots, elle lui tendit la main.

— C’est donc un adieu que vous m’adressez ? dit Bertram en hésitant à prendre la main qui lui était offerte.

— Oui, si vous le voulez bien. Nous ne nous reverrons plus qu’en public, à dîner.

— Eh, ne me direz-vous pas d’espérer ?

— Je ne vous dirai rien de plus. Vous me donnerez bien la main en ami, n’est-ce pas ?

Il lui prit la main et la regarda bien en face. Elle n’évita pas son regard ; elle ne laissa voir ni colère, ni plaisir, ni dédain, ni orgueil ; le même doux sourire éclairait son visage, — sourire à la fois malicieux et tendre, mais difficile à interpréter de façon à rassurer ou à désespérer l’homme dont le bonheur en dépendait.

— Caroline ! dit enfin Bertram.

— Adieu, monsieur Bertram, Je vous souhaite de tout mon cœur un heureux voyage.

— Caroline !

Elle voulut retirer sa main ; il la retint et la porta à ses lèvres. Puis, il quitta la chambre. Lorsqu’il referma la porte, Caroline avait encore le même doux sourire.

On reconnaîtra, je l’espère, que mademoiselle Waddington s’était acquittée de son rôle avec habileté, sagesse et délicatesse ; j’ajouterai même qu’elle n’avait point manqué de cœur. Elle avait beaucoup pensé à l’offre de George : elle en avait pesé le pour et le contre et elle en était venue à se dire que ce mariage était, en somme, désirable.

Mais elle voyait deux bonnes raisons pour ne pas accepter sur-le-champ. En premier lieu, George Bertram n’était peut-être pas bien sûr de ses propres sentiments, et, dans cette hypothèse, elle lui rendait service en lui laissant le choix, ou de renouveler son offre ou de se retirer après quelques mois de réflexion. En second lieu, elle ne savait pas lire dans son propre cœur. Elle n’aurait réellement pas su dire si elle aimait, ou si elle n’aimait pas George. Elle était assez portée à croire qu’elle l’aimait, mais il lui semblait qu’avant de s’engager, il serait bon d’en être un peu plus sûre. Elle se rappelait, et pour en tenir compte, qu’au dire de sa tante, George devait hériter du vieil oncle Bertram. Elle aurait cru mal faire en épousant un homme qui n’aurait pas eu les moyens de la faire vivre selon la position qu’elle voulait occuper : elle ne l’eût pas fait par égard pour elle-même, et aussi par égard pour lui. Elle ne se sentait pas faite pour être la femme d’un pauvre diable, et ce n’était point là la vie à laquelle elle s’était préparée. Sur ce point aussi, ses idées étaient parfaitement arrêtées, et elle n’était pas femme à s’en laisser détourner par une petite bouffée de sentiment, Bertram lui plaisait, — il lui plaisait même beaucoup, — beaucoup plus qu’aucun autre homme qu’elle eût jamais rencontré. Sous plus d’un rapport, il atteignait à son idéal : pourtant, elle ne le trouvait ni assez calme, ni assez réfléchi. Il lui semblait un peu trop enthousiaste, et elle se disait qu’un homme, qui parlerait et agirait avec moins d’ardeur, aurait plus de chances de réussir dans la vie. Mais avec le temps il pourrait apprendre, sous ce rapport, et elle aussi pourrait lui enseigner de certaines choses. Bertram lui plaisait, pourquoi donc ne l’épouserait-elle pas, puisqu’il paraissait si probable que son oncle lui laisserait toute sa fortune ?

Malgré sa prudence, Caroline était disposée à courir de certains risques. Elle ne voulait pas être la femme d’un homme pauvre, mais elle ne voulait pas non plus épouser un oisif. Elle désirait, avant tout, que son mari fût un homme actif, honorable et heureux, selon le monde ; elle souhaitait, ainsi qu’elle l’avait dit à Bertram, que le nom de son mari fût dans toutes les bouches et qu’on le répétât dans les journaux. Il fallait qu’elle respectât le maître qu’elle se donnerait et que le monde le respectât aussi. Elle aurait respecté le génie, — le génie tout seul — mais le respect du monde ne s’obtenait pas sans la richesse. Quant à l’amour, c’était une nécessité aussi, mais cette nécessité-là ne venait qu’en troisième ligne.

Étant données les idées de notre héroïne sur le mariage, j’ose dire de nouveau qu’elle se conduisit avec habileté et sagesse, et qu’elle ne se montra même pas complètement dépourvue de sensibilité.

Le lendemain de ces adieux, sir Lionel et George Bertram quittèrent Jérusalem ensemble. Le colonel avait son domestique, comme toujours ; George avait son drogman ; et, de plus, ils étaient accompagnés l’un et l’autre d’un serviteur arabe. En quittant Jérusalem, sir Lionel trouva tout naturel de laisser à son fils le soin de régler la note de l’hôtel.

— Au fait, George, avait-il dit en souriant, je sais que tu es en fonds, et moi je ne le suis jamais. De plus, tu as une vache à lait sur laquelle tu peux compter. Ma vache, à moi, c’est le gouvernement, et c’est une mauvaise laitière ; on est constamment à sec avec celle-là.

George sourit aussi et solda la note avec empressement, en protestant que cela n’était que juste, puisque sir Lionel n’avait fait le voyage que pour se trouver avec lui. En conséquence, le colonel se dit qu’il avait été adroit ; mais en ceci il se trompait grandement. Ses calculs reposaient sur une base fausse. « George, pensait-il, est jeune, il n’y regardera pas ; à son âge on ne tient pas à l’argent. » George, en effet, ne tenait pas à l’argent, mais il tenait beaucoup à son père, et il connaissait assez le monde pour savoir que sir Lionel aurait dû payer sa part de la dépense. Il commença à comprendre pour la première fois les sentiments que son oncle exprimait si souvent.

Le père et le fils se mirent en route avec des idées fort différentes sur l’objet de leur voyage. Sir Lionel voulait arriver à Constantinople, et, pour faire plaisir à son fils, il consentait à passer par Damas et Beyrout ; mais George voulait voir Rama, et le puits de la Samaritaine à Sichem ; il voulait gravir le mont Carmel et coucher une nuit au moins dans le monastère. Il lui fallait visiter le mont Thabor, et Bethsaïda et Capharnaüm ; se baigner dans la mer de Galilée, comme il s’était baigné dans le Jourdain et dans la mer Morte ; voir Gadara, Gergèse et Chorazin ; par-dessus tout il lui fallait poser le pied avec respect sur le sol de Nazareth et pouvoir se dire que la terre qu’il foulait était sainte.

Sir Lionel n’aurait pas donné deux sous de Bethsaïda ou de Chorazin, il ne les aurait pas donnés même pour voir Nazareth, mais pour plusieurs raisons il tenait à être bien avec son fils. En premier lieu, l’homme qui fait payer sa note à un autre doit toujours quelques concessions à celui qui la paye. En tout cas, sir Lionel était disposé à en faire ; quant à cela, il ne demandait pas mieux que d’être juste. Ensuite il avait des projets pour le succès desquels il était nécessaire que George eût de l’affection pour lui. À ce point de vue, il avait jusque-là bien joué, — très-bien joué son rôle, si nous exceptons toutefois cette petite maladresse de faire payer sa note à Jérusalem. Il s’était rendu très-agréable à son fils ; il avait beaucoup fait pour lui gagner le cœur, et il était fort disposé à faire plus encore, — à faire, en un mot, tout, sauf ce qui le gênerait personnellement par trop. Nous pouvons même ajouter, sans que cela implique la moindre contradiction dans le caractère général de sir Lionel, qu’il avait vraiment du goût pour son fils.

Toutes ces considérations le soutinrent pendant quelques jours de courses à droite et à gauche, et lui inspirèrent de la persévérance à défaut de patience. Il visita avec résignation des endroits qu’on lui dit être célèbres dans le monde entier, mais dont les noms n’éveillaient chez lui que des souvenirs vagues et lointains, et ils lui parurent misérables, arides et ennuyeux. Il supporta Gibeon, Shiloh et Sichem, voire même Gilgal et Carmel ; mais, arrivé là, il n’y tint plus. Sa conscience, dit-il, ne lui permettait pas de rester plus longtemps absent de ses devoirs officiels. Il découvrit qu’il était tout près de Beyrout ; qu’il pourrait s’y rendre à cheval en deux jours sans passer à Damas. La cuisine du mont Carmel ne le raccommoda pas avec la Terre sainte. Enfin il s’aperçut qu’il était un peu souffrant. Il rappela à George en riant qu’à vingt-trois ans on est plus jeune qu’à soixante ; bref, il refusa tout net de retourner en arrière pour voir la mer de Galilée. « Mais, ajouta-t-il, si George en avait vu assez, combien il serait heureux de l’avoir pour compagnon de route jusqu’à Jérusalem ! »

Rien ne put ébranler George : il voulait voir Nazareth. Le père et le fils se séparèrent donc en se donnant rendez-vous à Constantinople. Nous ne les suivrons ni l’un ni l’autre. Sir Lionel, dont toute la dépense avait été payée, arriva sur les rives du Bosphore avec la bourse bien garnie, espérons-le. George, demeuré seul, voyagea lentement, songea beaucoup à tous ces lieux vénérés qu’il visitait, — et beaucoup aussi à son amour. Il se sentit bien tenté de retourner sur ses pas pour retrouver mademoiselle Baker et Caroline, mais une sorte de mauvaise honte le retint.

Quinze jours après le départ de son père, George était à Damas ; et, huit jours plus tard, il s’embarquait sur le paquebot de Beyrout. En quittant la Palestine, il ne se sentait pas heureux. Il avait subi pendant un court espace de temps la puissance d’une influence spirituelle et s’était promis de consacrer sa vie à une sainte et noble ambition. La promesse n’avait été faite, il est vrai, que dans son propre cœur, et l’humiliation d’y manquer était en conséquence moins grande ; mais il se disait qu’il s’était laissé détourner de sa résolution par quelques paroles tombées d’une bouche vermeille, et par un seul regard de dédain de deux beaux yeux, et cela sans que cette bouche eût confessé pour lui le moindre amour, sans que ces yeux l’eussent regardé avec la moindre tendresse. Il ne pouvait songer avec satisfaction à son voyage en Terre sainte, et pourtant il y eût volontiers prolongé son séjour. Qui sait ? S’il gravissait de nouveau cette montagne, s’il revoyait Sion et le Temple, qui sait si l’esprit ne triompherait pas encore de la chair ? Mais, hélas ! il lui fallait s’avouer qu’il ne désirait plus voir triompher l’esprit. Le monde avait vaincu ; l’attrait de la chair était trop puissant. Au sommet de la montagne d’Hermon, il se retourna une dernière fois en soupirant, il étendit encore une fois les bras vers Jérusalem, prononça dans son cœur un dernier adieu pendant que ses regards cherchaient au loin les eaux étincelantes de la mer de Galilée, puis tourna résolument la tête de son cheval du côté de Damas.

En notre heureux temps de chemins de fer, le voyageur peut quitter Florence, Vienne, Munich ou Lucerne, sans éprouver les amertumes de l’adieu. Tous ces endroits-là sont si rapprochés qu’il doit compter les revoir, — tout du moins il peut l’espérer. Il n’en est pas de même pour Jérusalem. Celui qui lui dit adieu doit se dire qu’il la voit probablement pour la dernière fois. Or, il faut avoir le cœur bien froid pour ne voir dans la Palestine qu’un pays comme un autre. Ne soyons donc pas surpris si Bertram se sentit un peu triste en redescendant le versant de la montagne d’Hermon.

À Constantinople, sir Lionel et George se retrouvèrent, et notre héros passa un mois fort agréablement avec son père. On était au printemps, les grandes chaleurs ne se faisaient pas encore sentir, et George fut enchanté, sinon de la ville du sultan, du moins des environs. Son père se montra à lui sous un nouveau jour : il y eut plus d’intimité entre eux qu’à Jérusalem ; ils ne vivaient pas dans une société de femmes, et peu à peu sir Lionel abdiqua les faibles prérogatives d’autorité paternelle et le peu de retenue qu’il avait exercés jusque-là. Il parut désirer de vivre avec son fils sur le pied d’une parfaite égalité, il se mit à lui parler comme les jeunes gens se parlent entre eux, enfin, sembla perdre de vue la différence de leurs âges et provoquer volontiers l’absence du respect filial.

Par ses habitudes de vie et par son entrain, sir Lionel, à vrai dire, était fort jeune pour son âge. Il ne faisait jamais valoir ses années pour refuser un plaisir ; il n’en parlait même jamais que lorsqu’il s’agissait de se dérober à quelque corvée. Il est des sujets sur lesquelles jeunes gens s’entretiennent volontiers entre eux, mais dont ils hésitent à parler devant leurs supérieurs en âge : sir Lionel fit de son mieux pour combattre tout sentiment de cette nature chez son fils. Du vin, des femmes, du jeu, des chevaux, de l’argent, et des dettes, il parlait librement, et d’une façon qui choqua d’abord Bertram, mais à laquelle il finit par trouver un certain agrément. Un jeune homme est toujours un peu flatté de la familiarité d’un vieillard, et c’est pour cela que le vice chez les vieillards est si dangereux. Je ne prétends pas dire que sir Lionel cherchât à entraîner son fils au mal ; mais il lui laissa clairement entendre qu’il considérait la moralité comme un attribut spécial de l’état ecclésiastique, que les laïques n’étaient nullement tenus d’affecter, quand ils ne se trouvaient pas en compagnie de femmes que l’on devait respecter, et tromper par cette comédie.

George Bertram aimait son père et se plaisait dans sa société, mais, malgré tout, il se sentait un peu honteux et, parfois, très-attristé de sa manière d’être. George était jeune et ardent ; il ne possédait pas la force de caractère qu’il lui eût fallu pour résister au charme qu’exerçait sir Lionel, mais il se rendait bien compte qu’il eût voulu voir d’autres sentiments à son père, et il reconnaissait malgré lui, tout bas, que la sévérité de son oncle était méritée.

Il n’avait compté passer que huit jours à Constantinople ; son père trouva moyen de l’y retenir pendant un mois. Il s’était promis qu’à son retour en Angleterre il serait en position de rendre à son oncle les huit mille francs pour lesquels Pritchett lui avait ouvert un crédit : cela ne lui était plus possible. Sir Lionel faisait beaucoup de dépenses, et bien qu’à Constantinople il fût, pour ainsi dire, chez lui, George en payait toujours la plus grosse part.

Le sujet de conversation que sir Lionel semblait préférer à tout autre était la destination éventuelle de la fortune de son frère. Il s’aperçut bientôt que George avait sur cette matière des idées beaucoup trop romanesques, qu’il était ridiculement indifférent à ses propres intérêts, et que si l’on ne parvenait pas à lui faire mieux comprendre ses droits et mieux apprécier sa position comme unique neveu d’un homme très-riche, il pourrait bien arriver que cette magnifique fortune lui glissât entre les doigts. Préoccupé de cette crainte, sir Lionel tâcha de retenir auprès de lui son fils, afin de lui inculquer, si faire se pouvait, quelques utiles principes de sagesse mondaine.

Il comprit bien qu’il serait inutile de catéchiser George sur le meilleur moyen de flatter son oncle ; une telle prétention l’aurait infailliblement éloigné et révolté ; mais il se dit qu’il y avait quelque chose à faire en employant sans se lasser, mais avec beaucoup d’habilité et de finesse, un badinage railleur et à demi méprisant. Petit à petit, il crut s’apercevoir que George l’écoutait avec plus de complaisance, qu’il apprenait à convoiter, enfin qu’il saurait un jour apprécier à leur véritable valeur ces richesses immenses. Fortifié par cette pensée, sir Lionel persévéra avec courage jusqu’au bout.

— Dis bien des choses aimables pour moi à mon frère, dit le colonel à son fils la veille du jour où ils devaient se séparer.

— L’oncle George ne se soucie guère d’entendre des choses aimables, répliqua le fils en riant.

— Je le sais bien. Il aimerait bien mieux que je le donnasse de quoi solder sa note, n’est-ce pas ? Mais comme je ne puis pas faire cela, les choses aimables valent encore mieux que rien. La note de l’oncle George était peu à peu devenue un sujet constant de plaisanteries entre le père et fils. Sir Lionel n’en parlait jamais que de façon à faire rire George le neveu, et celui-ci, qui se reprochait sa gaieté dans les commencements, en avait pris insensiblement l’habitude.

— Je crois que mon oncle ne compte ni sur votre argent, ni sur vos bonnes paroles, dit-il à son père.

— Il n’en sera pas moins charmé de les recevoir. Ne crois donc pas tout ce que chacun te dit de lui-même ! Quand un homme t’assure qu’il déteste la flatterie et que les belles paroles ne lui font rien, que cela ne t’empêche pas de lui débiter toutes les gracieusetés que tu pourras trouver. Il ne sera pas plus fort qu’un autre parce qu’il se vante de sa force.

— Je crois pourtant que vous auriez de la peine à flatter mon oncle.

— Peut-être ; aussi m’y prendrais-je avec beaucoup de précautions. Mais, à ta place, je ne chercherais pas à le flatter, j’essayerais plutôt de la soumission. Il a toujours aimé à faire le tyran.

— Mais moi je n’aime point à faire l’esclave.

— L’esclavage d’un neveu préféré serait probablement assez mitigé.

— Oui ! cela se bornerait à rester perché sept ou huit heures par jour sur un tabouret de commis dans un comptoir.

— Ce serait intolérable si cela devait durer ; mais, crois-en mon expérience, George, si tu pouvais te décider à faire cela pendant six mois seulement, au bout de ce temps-là, la partie serait gagnée.

— En tout cas, je ne l’essayerai pas.

— Comme tu voudras ; tu es libre. Tout ce que je puis dire, c’est que bien des hommes à ta place en seraient fortement tentés. Je suis persuadé que si tu faisais toutes les volontés de ton oncle pendant six mois, tu siégerais au Parlement avant deux ans d’ici. Sir Lionel s’était assuré que le plus cher objet de l’ambition de son fils était d’arriver à la Chambre des communes.

Le soir de ce même jour, comme le père et le fils prenaient leur café en fumant, sir Lionel aborda un autre sujet. — Je ne sais pas si c’était sérieux, dit-il, mais quand nous étions à Jérusalem, il m’a semblé, maître George, que tu t’occupais beaucoup de Caroline Waddington.

George rougit et affecta de rire.

— C’était certainement une fort belle personne, poursuivit son père, — une des plus belles personnes que j’aie vues depuis longtemps. Quelles épaules, et quel cou ! Quand tu la traînais là haut sur la montagne des Oliviers, ce n’était pas seulement par amour de la géographie biblique, dis donc ?

George tâcha de rire et ne réussit qu’à avoir l’air d’un imbécile.

— Si tu n’en étais pas amoureux, tout ce que je puis dire, c’est que tu aurais dû l’être. Moi, je l’étais.

— Eh bien ! mon père, elle est encore libre, à ce que je crois ; présentez-vous, si le cœur vous en dit.

— Je ne demanderais pas mieux. Si je connaissais le secret de Médée, je me ferais couper en petits morceaux et bouillir tout vif dans l’espoir de rajeunir à son intention. À propos, Georges, je peux te dire quelque chose sur la demoiselle.

— Quoi donc ?

— Je te l’aurais conté quand nous étions là-bas à Jérusalem, mais nous ne nous connaissions pas aussi bien alors qu’aujourd’hui, et je n’aurais pas voulu paraître indiscret.

— De votre part il ne pouvait y avoir indiscrétion.

— Voici ce que c’est : Si mon frère a jamais aimé quelqu’un au monde, — et la chose me paraît, quant à moi, fort douteuse, — il a aimé le père de cette jeune fille. Si Waddington vivait encore, il aurait aujourd’hui mon âge. Ton oncle l’avait pris par la main dans sa jeunesse et aurait fait la fortune du pauvre garçon, s’il n’était mort aussitôt. Selon moi, cela avancerait beaucoup tes affaires, si ton oncle savait que tu veux épouser Caroline Waddington.

George ne répondit pas, et se mit à lancer en l’air avec vigueur de grands nuages de fumée. Sir Lionel, de son côté, n’ajouta rien et changea de conversation sans affectation. Le lendemain, de grand matin, George Bertram quittait Constantinople après avoir reçu de sir Lionel la promesse qu’il viendrait voir son fils en Angleterre, aussitôt que les besoins du service public lui en laisseraient la liberté.




CHAPITRE XII


GEORGE BERTRAM SE DÉCIDE.


George Bertram ne retourna pas tout de suite en Angleterre. Pendant son séjour en Turquie il avait écrit à son ami Harcourt pour lui donner rendez-vous dans le Tyrol, afin de revenir avec lui en traversant la Suisse. Harcourt ne devait se trouver à Inspruck que le 5 août, et pourtant George quitta Constantinople vers le milieu du mois de juin. Il aurait pu facilement passer une semaine ou deux de plus avec son père, s’il l’eût désiré ; mais, à vrai dire, ils ne s’en souciaient ni l’un ni l’autre. La vie était coûteuse à Constantinople, et la bourse de George n’y pouvait suffire longtemps. De son côté, sir Lionel, — qui pourtant ne semblait guère se gêner, — trouvait dans la présence de son fils un certain empêchement : était-ce à ses affaires ou bien à ses plaisirs ?

En quittant Constantinople, Bertram traversa les monts Balkan et gagna le Danube ; puis, après avoir visité Bucharest, il passa en Transylvanie. Il retrouva de nouveau le Danube à Pesth, où il séjourna quelque temps ; enfin il passa une dizaine de jours à Vienne, visita Salzbourg, et au jour dit serra la main de son ami dans la grande salle du vieux « Soleil d’or » à Inspruck.

Inspruck est une charmante petite ville. Il n’en est peut-être pas une autre en Europe qui puisse se vanter d’être aussi agréablement située. Édimbourg pourrait lui être comparée, si le chemin de fer qui passe au pied de son château et qui traverse sa vallée était remplacé par une rivière. Mais nous sommes restés si longtemps en Palestine, que nous ne pouvons accorder même un demi-chapitre au Tyrol. George et son ami y passèrent quinze jours. Ils gravirent le Brenner, et de là ils purent contempler l’Italie ; ils firent des excursions dans les Dolomites, ces montagnes aux teintes dorées, habitées par une race qui ne parle ni l’allemand ni l’italien, ni aucun des cent autres dialectes connus en Europe, mais un patois que leur ont légué les anciens Latins. Ils errèrent sur les bords de l’Inn et de ses affluents, et y étudièrent avec étonnement les mœurs curieuses qui persistent encore dans les demeures crénelées de ces pittoresques vallées.

Pendant quelque temps Bertram trouva que Harcourt était le plus charmant compagnon du monde. Il était aussi aimable et aussi bon enfant que sir Lionel, et il possédait, en outre, ce qui manquait évidemment à celui-ci, un esprit cultivé. Bien que Harcourt attachât peut-être autant de prix aux jouissances matérielles que sir Lionel, il tenait du moins à ce que ces jouissances fussent d’un ordre relevé. Il lisait beaucoup et goûtait même, à sa façon railleuse et cynique, la poésie ; il avait le sens critique très-développé, aimait les tableaux, se vantait d’admirer la nature et, par-dessus tout, prenait plaisir à observer et analyser les hommes. Il avait au plus haut degré ce que l’on pourrait nommer un esprit d’avocat, mais il n’avait pas le côté vulgaire de cet esprit.

Lui aussi il aimait les richesses et se disait que le principal, peut-être même le seul but d’un homme doit être de réussir dans le monde ; mais c’était un succès brillant et délicat qu’il ambitionnait. Sir Lionel voulait de l’argent pour le manger et le dévorer, comme un requin engloutit sa proie ; comme le requin aussi, il avait toujours été affamé. Jamais il n’avait eu de l’argent tout son soûl. Harcourt avait d’autres idées à ce sujet. Il ne voulait rien devoir à qui que ce soit. Avoir un bon crédit ouvert chez son banquier, c’était le vœu le plus cher de son cœur. Il voulait une position parfaitement respectable et une indépendance complète.

Les enseignements de Harcourt furent donc, pendant un certain temps, plus salutaires que ceux de sir Lionel, et George lui-même dut se l’avouer. Harcourt prêchait l’amour des prospérités matérielles, mais à la condition qu’elles fussent la récompense du travail. Pour sir Lionel, l’idéal du bonheur était un gros magot d’argent, tombé de n’importe où, trois mois d’oisiveté pour le dépenser, et la compagnie de quelques bons diables bien gais aux poches aussi bien garnies, pour le moins, que les siennes. Harcourt demandait mieux que cela. Il lui fallait tout aussi bien le respect et l’estime du monde que ses plaisirs.

Pourtant il ne fallut pas bien longtemps pour que Bertram se sentit froissé par la morale de Harcourt, lequel, de son côté, goûtait fort peu les doctrines transcendantales de son ami. Ils admiraient l’un et l’autre le même paysage, mais ils ne le voyaient pas à travers la même lorgnette.

— Ainsi, tout compte fait, le cher père vous a plu ? demanda Harcourt à George, un jour qu’ils faisaient une course dans les montagnes.

— Certainement.

— On est naturellement disposé en faveur de son père, dit Harcourt, — c’est-à-dire quand on ne l’a pas vu depuis une vingtaine d’années ; une connaissance plus longue et plus familière ferait peut-être naître un préjugé contraire.

— On ne saurait nier que mon père ne soit un homme charmant ; il me semble qu’il doit plaire à tout le monde.

— À merveille. Je vois cela d’ici, comme si vous aviez écrit un volume sur lui. Vous n’entendez rien, mon cher Bertram, au grand art qui consiste à se servir de la parole pour dissimuler sa pensée.

— Mais pourquoi chercherais-je à vous le dissimuler ?

— Je comprends parfaitement ce que vous voulez dire au sujet de votre père. Dans le monde, sir Lionel n’est pas un père rabat-joie, même pour son fils ; il ne se targue pas d’une mystérieuse et incompréhensible dignité ; il n’a rien du vieux colonel ; il en prend à son aise lui-même, et laisse aussi faire les autres.

— Justement.

— Et ce n’était pas là ce que vouliez. S’il avait eu l’air de croire qu’un père et un fils sont des êtres d’ordres tout différents, s’il vous avait traité moins familièrement, s’il s’était montré plus imposant, si, au dessert, il vous avait passé la bouteille avec une nuance plus marquée de sévérité et d’autorité paternelle, vous l’auriez mieux aimé, avouez-le ?

— Non, je ne l’aurais pas mieux aimé ; mais cela m’eût peut-être semblé plus naturel.

— C’est ce que j’entends. Mon cher ami, vous avez été à la recherche d’un papa avec les sentiments d’un petit garçon ; et le papa, qui ne vous cherchait pas du tout, lui, vous a pris, lorsqu’il vous a rencontré, pour ce que vous êtes : un homme.

— Tout ce que je sais, c’est qu’il a été enchanté de me voir.

— J’en suis persuadé, et je crois, de plus, qu’il doit être très-fier de vous, maintenant qu’il vous connaît. Je n’ai jamais supposé que le brillant colonel fût dépourvu d’entrailles. Avez-vous fait quelque arrangement avec lui pour les questions d’argent ?

— Non, — aucun.

— Vous n’avez pas soufflé mot de ce prosaïque sujet ?

— Je ne dis pas cela, il était tout simple d’en parler. Mais, pour ce qui est de l’argent, je vous dirai que mon père se tire d’affaire de son côté, et moi du mien, du mieux que nous pouvons.

— Aujourd’hui, il doit avoir de beaux appointements.

— Oui, et de belles dépenses. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe un endroit où la vie soit plus chère qu’à Constantinople.

— Un Anglais trouve tous les endroits chers quand il ne sait pas s’arranger. Je ne mets pas en doute qu’un Turc trouverait moyen de vivre fort convenablement à Constantinople avec ce qui vous paraîtrait, à vous, un revenu des plus modestes.

— C’est possible.

— Mais à l’heure qu’il est, sir Lionel devrait être Turc en Turquie, Grec à Athènes et Persan à Bagdad.

— Il l’est peut-être ; mais moi, je ne l’étais pas. Je sais que je serai parfaitement à sec, quand j’arriverai à Londres, et j’avais bien espéré, pourtant, ne pas toucher à une certaine somme de huit mille francs que j’y avais laissée.

— Ces espérances-là sont toujours déçues, — toujours. Tous les trimestres je m’alloue ce qu’il me faut pour le strict nécessaire, puis je double la somme pour l’imprévu. — Ma foi, mon cher, je vous félicite de pouvoir faire cette opération.

— Par exemple, mon strict nécessaire est représenté par une bien petite somme ; une somme qui ne conviendrait nullement, — qui paraîtrait ridicule à un neveu de Crésus, comme vous.

— Ce neveu de Crésus devra, si je ne me trompe, se contenter de trimestres de douze cents francs.

— Écoutez, mon cher, quand je vois une source d’où l’eau jaillit tous les hivers et tous les printemps, et quelquefois même dans les temps chauds, je ne me figure pas qu’elle va se tarir parce qu’elle disparaît momentanément sous le soleil brûlant du mois d’août. La nature, dont je connais les lois, m’assure que l’eau jaillira de nouveau.

— Sans doute, l’eau suit son cours naturel. Mais lorsqu’on a été alimenté d’eau par un conduit artificiel, et que ce conduit a été coupé, il y a fort à parier qu’on manquera d’eau.

— En ce cas, je crois que la prudence me conseillerait de ne couper, à aucun prix, cet excellent conduit.

— Mon cher Harcourt, l’eau même peut se payer trop cher.

— Si je ne me trompe, la vôtre ne vous a rien coûté jusqu’à présent ; et si elle vous fait défaut, ce sera bien grâce à votre entêtement. Que je voudrais donc avoir affaire à un pareil oncle !

— Je vous le souhaite ; mais, pour moi, je vous déclare que je ne compte plus avoir affaire à lui du tout.

— Ah, oui ! avec un pareil oncle, je me sentirais assuré de parvenir ; tandis qu’il faut que je fasse mon chemin tout seul. Mais je ne perds pas courage. Quant à vous, vous avez la main pleine d’atouts.

Ils causèrent ainsi ouvertement de leurs espérances et de leurs projets. Harcourt semblait prendre pour dit que Bertram devait se faire admettre au barreau, et celui-ci ne le contredisait plus. Depuis qu’il avait consulté mademoiselle Waddington à ce sujet, il n’avait plus parlé d’entrer dans les ordres, et rien ne l’attirait du côté d’aucune de ces autres professions auxquelles il avait quelquefois pensé. Il ne lui restait plus que le barreau. Aussi, quand Harcourt le questionna sur ses projets, il répondit tout simplement qu’il allait se faire avocat.

Mais Bertram ne fut pas aussi franc sur d’autres sujets. Il ne dit pas un mot de Caroline. Harcourt était, sous bien des rapports, un excellent ami, mais il lui manquait cette tendresse de cœur, cette parole sympathique qui attirent les confidences amoureuses. S’il avait des préoccupations de ce genre, il les gardait pour lui, et Bertram fit de même. Il ensevelit son secret bien au fond de son cœur. Il n’en parla ni n’en écrivit à personne, et lorsque son ami lui demanda un jour, en l’air, ce qu’il avait vu en fait de beauté féminine à Jérusalem, il se sentit tressaillir comme si ce sujet lui eût été trop pénible pour en parler.

Les deux amis arrivèrent à Londres vers le milieu d’octobre, et Harcourt déclara qu’il lui fallait de suite reprendre son collier. Dix semaines d’oisiveté, dit-il, c’est plus que ne doit se permettre un homme qui ne peut compter que sur lui-même.

— Et qu’allez-vous donc faire ?

— Ce que je vais faire ? Travailler tout le jour et lire toute la nuit. Je vais m’occuper en détail de tous les procès les plus ennuyeux que je pourrai rencontrer, et lire les volumes les plus indigestes qui aient été écrits sur cette aimable chose qu’on nomme la jurisprudence. L’avocat en herbe qui veut gagner sa vie, a de quoi s’occuper, je vous en réponds, et vous ne tarderez pas à en savoir quelque chose.

Bertram apprit bientôt par la rumeur publique — car Harcourt ne lui en parla pas le premier — que le nom de son ami était déjà assez connu, et qu’il commençait même à marquer dans cette carrière qu’il semblait si décidé à parcourir jusqu’au bout. Le premier pas était fait : il avait été employé en second dans le grand procès « Pike versus Perch, » et la façon dont il avait fait voir du blanc pour du noir lui avait fait grand honneur.

— Vous avez donc décidément été battu ? lui dit Bertram quand ils causèrent ensemble de cette affaire.

— Oh ! pour cela, oui, mais malgré tout, nous ne nous en sommes pas trop mal tirés. Dès le commencement j’ai bien vu que pas un de ces Pike n’avait pour deux sous de bon droit. Ils étaient trois Pike… Mais je ne vais pas vous assommer en vous racontant tout le procès. Vous en entendrez parler bientôt, car au printemps il doit être porté devant les Lords-justices.

— Vous étiez défenseur de Pike ?

— Oui, en second. J’ai été beaucoup à la peine et fort peu à l’honneur, cela va sans dire.

— Et vous pensez que Perch devait gagner ?

— Mais oui, franchement, entre nous, je crois qu’il avait mille fois raison. Bien entendu, je n’en conviendrais qu’avec vous. Sir Ricketty Giggs était notre chef et je sais qu’il pensait comme moi au début ; mais vers la fin il s’est laissé persuader par sa propre éloquence, et je crois, ma foi ! qu’il a changé d’avis.

— Eh bien ! si j’avais pensé comme vous, je ne me serais pas chargé de leur dossier quand tous les Pike du monde seraient venus me le demander.

— Comme cela, tout homme qui se trouve dans un mauvais pas ne doit point avoir de défenseur ? Voilà comme vous entendez, la justice, vous.

— Si sa cause est assez mauvaise pour que personne ne puisse la croire bonne, il ne devrait pas, selon moi, trouver d’avocat.

— Et comment saura-t-on ce que vaut une cause, si on ne s’en occupe pas, si on ne l’étudie pas ? Mais ce que vous dites là est du Don Quichotte tout pur. Cela n’est pas soutenable un instant. Vous savez aussi bien que moi qu’un avocat qui prétendrait mettre de semblables théories en pratique devrait bien vite quitter sa robe. Ces sentimentalités-là vous étaient permises quand vous pensiez vous faire ministre, écrivain, ou peintre. Tant qu’on n’est pas du métier, on est libre de se laisser aller aux critiques les plus saugrenues. Mais aujourd’hui, mon cher, c’est autre chose. Si vous comptez prendre au sérieux la seule profession qui, selon moi, soit-digne des efforts d’un esprit cultivé, commencez par vous débarrasser de toutes ces vieilles toiles d’araignées.

Harcourt parlait avec sincérité. Ces scrupules exagérés, ces doctrines sentimentales le révoltaient. Il les jugeait indignes d’un homme. Comment donc ! un gamin comme Bertram, un échappé de l’Université, se permettait de critiquer, de condamner toute l’organisation du barreau anglais ? Harcourt était d’ailleurs très-convaincu, — bien qu’il ne lui eût pas été facile de donner les raisons de cette conviction, — que rien ne peut mieux servir, à la longue, la cause de la justice que le système actuel qui consiste à laisser la vérité et l’erreur se combattre à armes égales. Il pensait qu’il faut concéder à l’erreur et à la vérité les mêmes privilèges ; que dis-je, accorder à l’erreur de plus grands privilèges même, car les mauvaises causes ont d’autant plus besoin de protection qu’elles sont naturellement plus faibles. Il eût accusé de persécution à l’égard de malheureux coupables celui qui lui aurait dit que le mal ne peut prétendre à aucun droit, à aucune protection, — à aucune protection, veux-je dire, aussi longtemps qu’il ne reconnaît pas, aussi longtemps que tout le monde n’a pas reconnu qu’il est le mal.

Bertram devait s’installer à Londres ; il devait aussi, selon lui, aller voir deux personnes : son oncle et mademoiselle Waddington. Il ne pouvait se mettre sérieusement au travail sans avoir fait ces deux visites-là. Mais avant toutes choses, et surtout avant de voir son oncle, il voulut conclure un arrangement qui devait prouver à celui-ci qu’il avait irrévocablement embrassé une carrière. Il fit choix de ce puissant et redoutable avocat à la cour de chancellerie M. Die, pour lui servir de guide dans les détours de la jurisprudence, pour être le maître aux pieds duquel il s’asseyerait, la source d’où il tirerait sa jeune éloquence, l’instructeur de son apprentissage légal.

Il alla ensuite voir son oncle. Il se disait, — et cela de fort bonne foi, — que c’était pour lui un devoir désagréable à tous égards et sans objet pécuniaire, mais enfin un devoir qu’il fallait remplir. Mais, s’il faut tout dire, les enseignements de sir Lionel et de Harcourt n’avaient pas été sans porter leurs fruits. George venait de payer à son patron M. Die la rétribution de la première année, et il se trouvait à peu près sans le sou. Si un oncle millionnaire a de l’argent à donner, pourquoi ne le donnerait-il pas à son neveu ? Après tout, l’argent par lui-même n’a aucune vertu délétère. George en était venu du moins à reconnaître cela.

Il alla donc voir son oncle dans la Cité.

— Tiens, tiens, c’est toi, George ! te voilà revenu. Viens donc dîner demain à Hadley. Il faut que je sois à la Banque avant trois heures. Adieu, mon garçon.

Ce fut là tout l’entretien de George et de son oncle à leur première entrevue. Puis, il alla dire bonjour à M. Pritchett.

— Monsieur George, je suis heureux de vous voir de retour. J’en suis vraiment heureux, monsieur. On me dit que vous avez voyagé en pays étrangers, — très-étrangers. J’espère que vous n’avez pas eu d’ennui par rapport à l’argent, monsieur George ?

M. George protesta chaleureusement en lui serrant la main, qu’il n’avait eu aucun ennui par rapport à l’argent, — tant qu’il avait duré.

— Ce n’est pas un peu d’argent qui peut aller bien loin dans des pays si étrangers, dit sentencieusement M. Pritchett, Mais, M. George, pourquoi donc n’avez-vous pas écrit, monsieur George ?

— Est-ce que, par hasard, mon oncle comptait sur des lettres de moi ?

— Il m’a bien souvent demandé si j’avais de vos nouvelles. Ah ! monsieur George, vous ne savez pas comment vous y prendre avec les vieux. Vous auriez bien mieux fait de m’écouter. Et vous avez vu sir Lionel… j’espère qu’il se porte bien.

George s’en allait après avoir répondu que son père se portait à merveille, quand M. Pritchett fit une autre question, ou plutôt une autre observation.

— Ainsi donc vous avez vu mademoiselle Waddington, monsieur George ?

Sentant que son visage pourrait le trahir, George trouva moyen de se détourner pour répondre :

— Oui, en effet, je l’ai rencontrée par le plus grand des hasards à Jérusalem.

— À Jérusalem ! s’écria M. Pritchett, avec un air de stupéfaction et un ton d’épouvante, tout au plus naturels chez un ami d’Énée qui aurait entendu ce personnage raconter son voyage d’au delà le Styx. M. Pritchett était gros et un peu poussif ; aussi soupira-t-il doucement pendant plus de deux minutes après avoir poussé cette exclamation.

Bertram avait mis son chapeau et s’en allait, lorsque M. Pritchett, se trouvant un peu remis, lui adressa une nouvelle question.

— Et qu’avez-vous pensé de mademoiselle Waddington, monsieur George ?

— Ce que j’en ai pensé ? dit George.

— C’est une bien belle personne, n’est-il pas vrai ? et elle a de l’esprit aussi. J’ai connu son père, monsieur George, — je l’ai beaucoup connu. N’est-elle pas une bien belle personne ? Ah, mon Dieu ! elle n’a pas assez d’argent, monsieur George ; voilà tout, — voilà tout ! Mais, — et M. Pritchett baissa la voix, — mais votre oncle pourrait changer cela, monsieur George.

M. Pritchett parlait volontiers de toute chose d’une façon un peu lugubre. Cela tenait plutôt à son ton qu’à ses paroles mêmes. Ce ton, qui touchait au sépulcral, ne provenait en réalité, ni d’un chagrin positif, ni d’une mélancolie naturelle, mais bien d’un cou trop court et d’une disposition asthmatique. Ceux qui voyaient souvent M. Pritchett, et qui connaissaient son tempérament, tenaient probablement compte de toutes ces circonstances ; mais George ne parvenait pas à se dérober à l’impression funèbre que lui causaient toujours ces petites entrevues, et il lui sembla voir un présage funeste dans la mention mélancolique que M. Pritchett avait faite de mademoiselle Waddington.

Le lendemain, il se rendit à Hadley, et, comme à l’ordinaire, il passa la soirée en tête-à-tête avec son oncle. Rien ne semblait changé. M. Bertram rentra juste à temps pour le dîner, et se mit à tisonner le feu exactement comme il l’avait fait lors de la dernière visite de George. « Allons, John, nous sommes en retard de trois minutes ! Pourquoi ne sert-on pas ? » Il ne débuta par aucune question au sujet de sir Lionel ou de Jérusalem, et sembla résolu d’avance à frustrer le voyageur de cet hommage de curiosité et de respectueux étonnement que M. Pritchett avait su si bien exprimer en deux mots.

Mais quoique M. Bertram fût toujours froid au début, sa manière d’être s’améliorait d’ordinaire d’une façon sensible au bout de quelques heures. Il perdait graduellement son ton cynique et dur ; ses paroles se faisaient moins rares, et le désir de blesser dans leur amour-propre ceux à qui il parlait semblait diminuer.

— Eh bien ! George, ton voyage t’en a-t-il appris bien long ? dit-il, lorsque John eut desservi et les eut laissés en face de leur bouteille de Porto. Ces mots furent dits d’un ton sardonique, mais enfin il daignait faire allusion au voyage, et c’était déjà un grand progrès.

— Mon Dieu, oui ! je crois en savoir plus long qu’en partant.

— À la bonne heure, j’en suis fort aise. Puisque tu as perdu une année de travail, il est bon du moins que tu aies gagné autre chose. Ton accroissement de sagesse est-il très-considérable ?

— Ma sagesse, mon oncle, est certainement moindre que celle de Salomon ; mais je n’en aurais pas acquis plus en restant à Londres.

— C’est fort probable. Je pense que tu n’as pas la plus légère notion de ce que t’a coûté cette sagesse ? Ce serait voir la chose sous un aspect bien vulgaire.

— Grâce à votre générosité inattendue, je n’ai pas eu à regarder de trop près à la dépense.

— Ah ! ça, c’est Pritchett qui l’a voulu. Il craignait que la terre ne se trouvât pas arrosée pour toi de fleuves de lait et de miel, si tes poches n’étaient pas bien garnies. Inutile d’ajouter que cela te regarde. C’est de l’argent emprunté, voilà tout.

George ne comprit pas au juste ce que signifiaient ces mots, et il se tut ; mais un instant il fut sur le point de rappeler à son oncle que l’emprunteur, du moins, n’avait pas été bien pressant dans ses demandes.

— Je suppose que tu reviens à sec ? continua M. Bertram.

Là-dessus George expliqua clairement quelle était sa position pécuniaire, en ajoutant qu’il s’était arrangé avec M. Die, qu’il avait déjà pris un logement d’avocat au Middle-Temple, et qu’au moment même où il parlait un volume des Commentaires de Blackstone s’étalait, tout ouvert, sur la table de son triste et sombre cabinet.

— C’est bon, c’est bon. Je ne demande pas mieux. Il est possible que tu ne gagnes rien au barreau, et il est certain que tu n’y gagneras pas la moitié de ce que tu aurais gagné dans l’étude de MM. Dry et Stickatit ; mais cela te regarde. C’est très-respectable le barreau. À propos, ton père est-il satisfait de ton choix ? Pour la première fois M. Bertram faisait allusion à son frère.

— Parfaitement satisfait, répondit George.

— Tu devais naturellement le consulter. C’était peut-être là de l’ironie, mais George n’en put être bien sûr, tant elle était voilée.

— En effet, je l’ai consulté, répondit George en rougissant vivement, selon sa déplorable habitude.

— Tu as bien fait. Et l’as-tu également consulté sur un autre point ? Lui as-tu demandé comment tu devras vivre jusqu’à ce que tu puisses gagner ta vie ?

George se vit obligé d’avouer qu’il n’avait pas fait cette question.

— Cela n’était point nécessaire, dit-il ; mon père sait que j’ai mon traitement d’agrégé.

— Tiens, tiens ! c’est vrai… et cela lui ôte naturellement toute inquiétude à ce sujet. Je n’y pensais plus.

— Mon oncle, vous êtes toujours bien sévère pour mon père ; beaucoup trop sévère.

— Tu trouves ?

— Oui, je le trouve. En ce qui touche ses devoirs envers moi, il me semble que si je ne me plains pas, vous ne devriez pas vous en plaindre non plus.

— Ah ! c’est comme cela que tu l’entends ? Je pensais, je te l’avoue, que jusqu’à ce jour j’avais pâti plus que toi de son oubli des devoirs paternels. Mais il faut croire que je me suis trompé.

— En tout cas vos plaintes, si vous en avez à faire, devraient être adressées à mon père, et non à moi.

— Sans douté ; mais c’est que, vois-tu, je n’ai pas le temps de courir à travers le monde jusqu’à Jérusalem, et, si je le faisais, il y aurait dix à parier contre un que je n’y rattraperais pas ton père. Pritchett pourra te dire aussi que le colonel n’est pas le plus exact des correspondants. Mais il t’a peut-être chargé de quelque réponse aux lettres semestrielles de Pritchett ?

— Non, il ne m’a chargé de rien.

— Je m’en doutais. Voyons, George, sois franc. Lorsque vous étiez ensemble, t’a-t-il emprunté de l’argent ? S’il ne l’a pas fait, c’est qu’il avait une triste idée de tes finances et de ma générosité.

George aurait pu déclarer, sans positivement mentir, que sir Lionel ne lui avait rien emprunté ; mais il ne se donna pas le temps d’examiner si, tout en respectant la vérité, il pouvait défendre son père sur tel ou tel point. Il était forcé de s’avouer que celui-ci avait manqué de générosité et de délicatesse à son égard, et que sa conduite ne pouvait être défendue en détail. Mais il sentait aussi que son oncle était inexcusable de chercher à le blesser, lui, George, par de telles accusations. Ce n’était pas à lui que M. Bertram aurait dû se plaindre de la négligence en affaires de sir Lionel. Il se dit qu’il ne resterait pas là à entendre mal parler de son père, et, sans considérer les résultats possibles de la colère de son oncle, il lui répondit d’un ton qui n’avait rien d’aimable :

— Je ne défendrai pas mon père, monsieur Bertram, pas plus que je ne permettrai qu’on me parle ainsi de lui. Que vos plaintes soient ou ne soient pas justes, je l’ignore, et ne demande pas à le savoir. Il est mon père, et cela devrait suffire pour que son nom soit respecté en ma présence

— Tudieu ! quelle chaleur !

— Faites-moi la grâce de m’écouter. Vous m’avez rendu de grands et nombreux services, et je vous en suis fort reconnaissant. Je sais à merveille que je vous dois mon éducation, et tout mon entretien jusqu’à ce jour. Cette dette-là, je crains de ne pouvoir jamais vous la payer.

— Et sur ce, à l’exemple de certains autres, tu te sens disposé à m’en vouloir.

— Non ! cent fois non ! Rien de ce que vous me direz à moi ne m’offensera ; mais je ne souffrirai pas qu’on dise du mal de mon père en ma présence. Je ne le souffrirai pas. Non ! pas pour tout l’argent que vous pourriez me donner ou me laisser. On dirait vraiment, que tout ce que je dépense de votre argent est additionné et porté au compte de mon père…

— Ne te figure pas, du moins, mon garçon, que cette dette-là lui pèse en aucune façon.

— Elle me pèse, à moi, et je ne veux plus en supporter le poids. Lorsque j’étais au collège, je ne savais rien de toutes ces choses, et à l’Université, je n’en savais guère davantage. Maintenant je comprends et je sens. Avec votre permission, je renoncerai pour l’avenir à tout secours de votre part, et, en retour, je vous prierai de ne plus me parler des querelles qui peuvent exister entre vous et sir Lionel.

— Querelles ? dit l’oncle en se levant pour se placer debout, le dos au feu ; il n’a pas seulement le cœur de me chercher querelle !

— Eh bien ! moi je l’ai, dit George, qui parcourait la chambre à grands pas ; et, à en juger d’après l’éclair de son regard, il disait vrai.

— Je sais l’amertume de vos sentiments à l’égard de votre frère, continua-t-il, mais votre cœur devrait vous enseigner à les cacher devant son fils.

M. Bertram se chauffait toujours, appuyé contre la cheminée, les mains derrière le dos et les pans de son habit ramenés en avant. Il ne disait rien, mais il continuait à regarder fixement son neveu qui arpentait vivement la chambre d’un bout à l’autre. — Je crois, dit enfin George, qu’il vaut mieux que je retourne à Londres. Bonsoir, mon oncle.

— Tu es un âne, dit l’oncle.

— C’est possible, dit George, mais les ânes ruent quelquefois.

— Et ils savent braire aussi, dit l’oncle.

— Pour ne plus braire en votre présence, je vous souhaite le bonsoir. Et il tendit la main à son oncle. Le vieillard la prit, mais il ne fit mine ni de la serrer, ni de la lâcher. Il regarda longuement son neveu en face, puis il laissa retomber la main.

— Tu ferais mieux de te rasseoir et de prendre un verre de vin, dit-il enfin.

— Je préférerais retourner à Londres, dit George avec fermeté.

— Et moi je préfère que tu restes où tu es. Ceci fut dit d’un ton qui, pour M. Bertram, était aimable.

— Voyons, tu n’as pas besoin de te fâcher comme un enfant. Reste ici, pour le moment ; et si une autre fois tu ne veux pas revenir, eh bien, tu ne reviendras pas.

Ces derniers mots ayant été dits d’une voix de prière, George se rassit. « À quoi bon se fâcher, se dit-il, mon oncle dit vrai ; je ne suis pas forcé de revenir et je ne reviendrai pas. » Et il but une gorgée de Porto.

— Ainsi tu as vu Caroline à Jérusalem ? demanda le vieillard après un silence de vingt minutes.

— Oui, elle était avec mademoiselle Baker ; mais qui a pu vous dire cela ?

— Qui me l’a dit ? Mais mademoiselle Baker, apparemment. À leur retour, ces dames ont passé une semaine ici.

— Ici ? dans cette maison ?

— Pourquoi pas ? Mademoiselle Baker vient généralement ici trois ou quatre fois par an.

— Vraiment, s’écria George tout surpris de cette nouvelle. (Pour quelle raison mademoiselle Baker ne lui avait-elle rien dit de cela ? )

— Et qu’as-tu pensé de Caroline ? demanda M. Bertram.

— Ce que j’en ai pensé ? répéta George.

— Tu n’as peut-être pas pensé du tout à elle. En ce cas je serai ravi de mortifier sa vanité en le lui disant. Elle a beaucoup pensé à toi, en revanche ; ou, du moins, elle parlait de façon à me le faire croire.

Cette dernière observation surprit beaucoup George et fut cause qu’il pardonna presque à son oncle la question qu’il lui avait faite.

— Mais oui, j’ai pensé à elle, ajouta-t-il. Du moins, j’ai pensé un peu à elle.

— Oh ! un peu seulement ?

— Je veux dire que j’ai pensé à elle autant qu’on pense d’ordinaire aux gens qu’on rencontre… peut-être un peu plus qu’aux autres. Elle est très-belle et très-spirituelle, et ce que j’en ai vu m’a beaucoup plu.

— J’ai de l’amitié pour elle… beaucoup d’amitié. C’est dommage que tu sois trop jeune et que tu n’aies pas le premier sou ; sans cela, c’eût été une femme très-convenable pour toi.

Là-dessus il rapprocha les bougies, prit le journal, et au bout de quelques minutes il dormait profondément.

George ne parla plus de Caroline, mais il passa toute la soirée à désirer ardemment que son oncle reprît la conversation. Il s’en voulait presque de ne lui avoir pas dit toute la vérité, mais il se rappela que Caroline ne lui avait pas encore avoué qu’elle eût la moindre affection pour lui. Il se répéta cent fois qu’il était bien sûr qu’elle ne l’épouserait pas sans l’aimer, quand même tous les oncles millionnaires du monde le désireraient, et pourtant, c’était singulier, se disait-il, que son oncle et lui eussent pensé tous deux à ce mariage !

Sa surprise fut encore plus grande le lendemain matin. À l’heure du déjeuner il trouva son oncle qui l’attendait dans la salle à manger en se promenant les mains derrière le dos. Il s’arrêta en voyant entrer George et le pria de fermer la porte.

— George, lui dit-il, tu n’as peut-être, pas souvent raison, ni dans ce que tu fais, ni dans ce que tu dis ; mais hier au soir tu as eu raison.

— Mon oncle !

— Oui, hier au soir tu as eu raison. Quelle qu’ait pu être la conduite de ton père, tu as eu raison de la défendre ; et toute mauvaise qu’elle a été, j’ai eu tort d’en parler comme elle le mérite devant toi. Je ne le ferai plus.

— Merci, mon oncle, dit George dont les yeux se remplirent de larmes.

— Je te fais là, je crois, ce que, même dans l’armée, on nommerait des excuses suffisantes. Mais je pourrais peut-être les rendre encore plus satisfaisantes.

— Mon oncle, de grâce, n’ajoutez rien, je vous en prie, dit George qui ne comprenait pas au juste où le vieillard voulait en venir.

— Non, je n’ajouterai rien, car je n’ai plus rien à dire, si ce n’est que Pritchett veut te voir. Va le trouver aujourd’hui à trois heures.

George alla voir Pritchett à trois heures. Celui-ci lui apprit, en affectant un ton glacial, mais sans réussir à réprimer des sourires de satisfaction, accompagnés de petits rires intérieurs et asthmatiques, qu’il avait ordre de payer régulièrement à M. George une rente annuelle de cinq mille francs jusqu’à la mort de M. Bertram, le capital de ladite rente, placée dans les fonds publics, devant revenir à M. Georges après le douloureux événement sus-mentionné.

— Il est certain que cinq mille francs par an, ça n’est rien pour vous, monsieur George ; mais…

Mais cinq mille francs de rente, c’était beaucoup pour George. Le matin même il s’était demandé, non sans inquiétude, comment il trouverait moyen de vivre jusqu’au moment où il commencerait à récolter les fruits d’or du succès.




CHAPITRE XIII


LITTLEBATH.


Je déteste le mystère. Si la chose était possible, je ne demanderais pas mieux que de faire marcher mon histoire depuis son petit prologue jusqu’au mariage du dernier chapitre avec la régularité qu’on remarque dans la vie de tous les jours. Je n’ai nulle ambition de surprendre le lecteur. Ma muse bourgeoise ne saurait s’accommoder de châteaux à passages secrets. J’aimerais autant placer dans mon livre un géant, — un véritable géant comme Goliath, — qu’un moine perfide au regard ténébreux. Le temps de ces enchantements est passé, ce me semble. Nous pouvons dire aujourd’hui, en jetant sur l’époque littéraire de madame Radcliffe le calme regard de l’historien : En ce temps-là il y avait des chagrins mystérieux. Maintenant ils sont passés de mode, tout comme les géants.

Je voudrais qu’un sentiment de plaisir paisible s’exhalât de mes pages, et qu’aucun étonnement violent ne vînt le troubler. Or, je reconnais que dans mon dernier chapitre il se trouve un passage qui semble être en contradiction avec les principes de calme narration que je professe. Le lecteur se dira peut-être que je prétends l’intriguer, et que je compte stimuler son attention en lui donnant une énigme à deviner. Comme je ne veux intriguer personne, je vais tout de suite conter ici ce qui en est.

Mademoiselle Caroline Waddington était la petite fille de M. George Bertram l’aîné, et par conséquent, pour m’exprimer avec toute la netteté possible, — elle était nièce, à la mode de Bretagne, de son amoureux, M. George Bertram le cadet. C’est là un degré de parenté qui, Dieu merci, n’exclut ni l’amour ni le mariage.

Nous avons, à une ou deux occasions, parlé du vieux M. Bertram comme s’il eût été célibataire, et ses amis les plus intimes ne mettaient pas en doute qu’il ne le fût en réalité. Mais vous, cher lecteur, vous jouirez du grand privilège de savoir qu’il s’était marié fort jeune. À l’époque de son mariage il avait eu, sans nul doute, ses raisons pour vouloir le tenir secret, et sa femme étant morte peu de temps après, il ne se vit pas obligé d’en beaucoup parler dans la suite. Elle mourut en donnant le jour à une fille. L’enfant vécut, et une sœur de madame Bertram, qui avait épousé un certain M. Baker, s’en chargea, et l’éleva avec sa propre fille, — cette même mademoiselle Baker que nous connaissons. Mademoiselle Baker est donc la nièce par alliance de M. Bertram. Caroline Bertram et Mary Backer furent élevées ensemble comme deux sœurs. En ce qui regardait l’argent, M. Bertram se conduisit fort bien, et fit pour, sa fille tout ce que la fortune lui permettait en ce temps-là. Dans la famille Baker, mais là seulement, on savait qu’il était le père de Caroline, et comme les Baker vivaient en France, les amis anglais de M. Bertram ne soupçonnèrent jamais qu’il eût une fille.

Avec le temps, cette fille de M. Bertram épousa un certain M. Waddington. M. Bertram ne s’opposa pas à ce choix, malgré le peu de fortune qu’avait M. Waddington. On lui demanda, bien entendu, d’aider le jeune ménage ; il refusa de leur donner de l’argent, mais il offrit de faire entrer M. Waddington dans les affaires ce qui le mettrait à même de se créer par son travail un revenu. Celui-ci accepta sagement, et s’il eût vécu, il serait devenu fort riche, à coup sûr. Mais il mourut quatre ans après son mariage, et sa femme ne lui survécut guère qu’un an ou deux.

Notre héroïne Caroline Waddington fut le seul enfant né de ce mariage. Les entreprises commerciales de M. Waddington, sans l’obliger à résider à Londres, le forçaient cependant à y aller très-souvent, et M. Bertram, par conséquent, le connaissait plus qu’il ne connaissait sa propre fille. La petite Caroline naquit dans la maison des Baker et y fut élevée. Lorsqu’elle devint orpheline, à l’âge de quatre ans, elle se trouva naturellement confiée aux soins de Mary Baker, et à partir de ce moment elle ne la quitta plus. Mademoiselle Baker, à proprement parler, n’était point, on le voit, la tante de Caroline Waddington. Je laisse à ceux qui comprennent les mystères généalogiques le soin d’établir avec exactitude le degré de parenté qui les unissait. Quant à moi, je serais disposé à croire que la jeune fille était presque aussi proche parente de son amoureux que de celle qu’elle appelait sa tante.

Quand M. Waddington et sa femme moururent, M. Bertram se considéra comme délivré de tout lien de famille. À cette époque, ce n’était pas encore un vieillard, car il n’avait guère que cinquante-cinq ans, mais c’était déjà un homme fort riche. On ne mit pas en doute qu’il n’agît grandement envers sa petite-fille ; mais, lorsque mademoiselle Baker lui demanda ce qu’il comptait faire pour celle-ci, il répondit que l’avenir de l’enfant était, déjà assuré, puisqu’il avait mis le père à même de lui laisser 100,000 fr., — ce qui, pour une fille, était une fortune plus que suffisante. Quant à lui, il ne voulait pas faire naître de fausses espérances en laissant supposer que Caroline serait son héritière ; mais cependant il offrait, si mademoiselle Baker voulait bien se charger de l’enfant, de lui faire pour son entretien une pension annuelle. Ajoutons qu’il fit les choses assez largement.

Je crois maintenant que tous les mystères ont été éclaircis, et que nous pouvons revenir à notre histoire.

Il nous faut cependant dire quelques mots de M. Pritchett. Il avait pris l’habitude de considérer mademoiselle Baker, qu’il voyait de temps en temps pour affaires, comme la nièce de son patron, et de la désigner sous ce titre. À vrai dire, leur connaissance datait de si loin, qu’il l’appelait généralement mademoiselle Mary. Mais il ne savait pas — il ne soupçonnait même pas — la vérité au sujet de la naissance de mademoiselle Waddington, bien qu’à cet égard il se livrât volontiers à des conjectures. Elle était la nièce de la nièce de son patron, elle était la fille de feu M. Waddington, et elle possédait cent mille francs de fortune personnelle : M. Pritchett n’en savait pas davantage.

M. Pritchett se préoccupait beaucoup de l’héritage de son patron. Il voyait M. Bertram qui avait ses soixante-dix ans passés — lui, M. Pritchett, en avait déjà soixante-trois, — et personne ne savait qui serait son héritier. À vrai dire, M. Pritchett ne lui voyait pas d’héritier.

« M. George devrait hériter, » se disait-il, et la sollicitude que montrait M. Bertram à l’égard de son neveu, l’habitude qu’il avait adoptée volontairement de payer l’éducation de l’enfant et de faire une pension au jeune homme, tout semblait aboutir à cette conclusion. Mais, d’un autre côté, l’oncle aimait tant à dominer, et le neveu aimait si peu à se laisser dominer ! Si Waddington avait vécu, c’est lui qui aurait été l’héritier, sans contredit. Mademoiselle Waddington hériterait peut-être, ou bien encore mademoiselle Baker.

Ainsi se succédaient les conjectures dans l’esprit de M. Pritchett. Cependant, somme toute, dans cette course à l’héritage, George lui semblait tenir la corde.

Et maintenant, revenons pour tout de bon à notre histoire.

Après avoir vu son oncle, le premier soin de George fut d’aller voir la maîtresse de son cœur. Il n’était pas homme à vivre résigné avec des espérances douteuses et un esprit tourmenté. Il se dit qu’il était absolument nécessaire qu’il sût à quoi s’en tenir, et non moins nécessaire qu’il parlât à quelqu’un de son amour. Il écrivit donc à mademoiselle Baker pour lui annoncer qu’il se promettait le plaisir de renouveler connaissance avec elle à Littlebath, et se décida en outre à s’arrêter en route pour faire une petite visite à Arthur Wilkinson. Dans ce temps-là, Wilkinson, on se le rappelle, prenait des élèves à Oxford, et pensait beaucoup à Adela Gauntlet.

La rencontre des deux cousins n’eut rien de mélancolique. Les chagrins d’amour du genre de ceux qui oppressaient si cruellement George quand il lui fallait rester assis dans le cabinet de M. Die, disparaissent volontiers, pour les jeunes gens, dès qu’il se présente quelque occasion d’être gai. Quant à Arthur, c’était le moment où il venait d’échapper à une peine, et où il n’était pas encore retombé dans une autre. Il se relevait de son échec du concours ; il venait d’obtenir l’agrégation sur laquelle il ne comptait plus, et il commençait la carrière de professeur, entouré de tout le confort universitaire.

— Ma foi ! je t’envie, Arthur, parole d’honneur ! dit Bertram, en jetant un coup d’œil autour de l’appartement de son cousin, où ils se proposaient de passer ensemble une bonne soirée de causerie. Voici ce que j’ai toujours ambitionné comme toi : tu l’as obtenu ; moi, j’y ai renoncé.

— Ton envie, en tout cas, ne doit pas être très-envieuse, dit Wilkinson en riant, car tu n’as qu’à étendre la main pour atteindre un bonheur tout pareil. Tu es agrégé comme moi, et ton appartement t’attend au collège d’Oriel.

— C’est facile à dire ; mais cependant cela ne peut pas être. J’ai désiré par-dessus tout être prêtre, Arthur, et pourtant cela ne sera pas. L’ordination m’a semblé le plus noble but de l’ambition humaine, et pourtant je ne serai jamais ordonné prêtre.

— Pourquoi donc ?

— Ce n’est pas ma destinée.

— N’emploie pas ces mots si vides en un pareil sujet !

— Eh bien ! ce ne sera pas là mon sort, si tu l’aimes mieux. Ce n’est guère qu’à toi que j’oserais avouer toute l’étendue de ma faiblesse. Il y a eu des moments, depuis que nous nous sommes quittés, où j’ai juré de me dévouer tout entier à l’œuvre de Dieu ; je l’ai juré, entouré de mille objets sacrés qui eussent dû rendre mon vœu plus solennel, et pourtant…

— Pourtant… mais tout dépend encore de toi ?

— Non, non ! cela ne peut plus être. Je suis aujourd’hui un des disciples de cet éminent jurisconsulte M. Die ; les considérants et les conclusions sont devenus mon évangile, et je suis désormais condamné à prêcher le mensonge au lieu de la vérité. Cela paraît difficile au début ; on se révolte ; mais je m’y ferai bientôt, je m’y ferai aussi bien que Harcourt.

— C’est Harcourt qui t’aura persuadé.

— Peut-être en partie. Mais non ! je me fais injure en disant cela. Ce n’est pas Harcourt. Je me suis laissé persuader ; je me suis laissé amener à abandonner ma résolution, mais ce n’est pas par Harcourt, Il faut que je te dise tout : c’est pour cela que je suis venu.

Et puis il raconta l’histoire de son amour ; cette histoire d’amour d’une importance si vitale quand on n’a pas vingt-cinq ans ! Un jeune homme, quand il commence à aimer, quand il commence surtout à savoir que la pensée de son amour occupe la femme qu’il a choisie, se sent séparé du reste du monde par un nuage doré ; il se croit enveloppé d’un mystère dont les mortels vulgaires n’ont aucune connaissance.

— Et c’est elle qui s’est opposée à ce que tu entres dans les ordres ?

— S’opposer ! elle ! mais je ne suis rien pour elle, rien au monde. Elle ne se serait pas opposée à ce que je me fisse cordonnier, seulement elle a ajouté qu’elle aimerait autant ce métier-là que le métier d’ecclésiastique.

— Cela ne me paraît pas une observation de très-bon goût, ou qui prouve de très-bons sentiments, dit Wilkinson fort sèchement.

— Tu ne la connais pas. Comme elle le disait, cela ne prouvait ni mauvais goût, ni mauvais sentiments. Je la défie de montrer rien de la sorte. Mais peu importe ! Je lui ai dit que je me ferais avocat, et en homme d’honneur, il me faut tenir parole.

Son cousin n’était pas trop disposé à le sermonner. Wilkinson était entré dans l’Église, mais seulement parce qu’il n’aurait pu suivre aussi avantageusement une autre carrière, et il ne se sentait pas autorisé à blâmer Bertram d’avoir fait ce qu’il n’eût pas demandé mieux que de faire lui-même.

— Mais tu dis qu’elle ne t’a pas accepté. Pourquoi donc ne veut-elle pas que tu entres dans les ordres ? Sa sollicitude à ton endroit en dit bien long en ta faveur.

— Tu parles ainsi parce que tu ne la connais pas. Elle est femme à me conseiller sans vouloir me donner le moindre encouragement. Du reste, quand elle m’a donné ce conseil, je ne lui avais pas même dit que je l’aimais. Ce qui est certain, c’est que je ne puis supporter cet état d’incertitude. Je veux en avoir le cœur net. Je voudrais bien que tu la visses, Arthur ; tu ne t’étonnerais plus de me voir si inquiet.

George continua de la sorte, avec toute l’éloquence habituelle aux amoureux, jusqu’à une heure fort avancée de la nuit. Wilkinson était la patience même ; mais, vers une heure du matin, il commença à bâiller, et alors ils se décidèrent à aller se coucher. Le lendemain, de bonne heure, Bertram se mettait en route pour Littlebath.

Il avait compté faire une visite à mademoiselle Baker le soir même de son arrivée, et il le lui avait même annoncé ; mais, bien qu’il allât jusqu’à la porte de cette dame, le courage lui manqua, arrivé là, et il n’osa entrer. « Il se peut que ce ne soit pas l’usage de faire des visites du soir à Littlebath, » se dit-il, et il regagna tristement l’hôtel de la Charrue.

Le lendemain il crut bien faire de ne pas se présenter avant deux heures de l’après-midi. Il en résulta que mademoiselle Baker et sa nièce restèrent chez elles à l’attendre toute la matinée dans un état d’inquiétude extrêmement pénible. La visite était aussi importante à leurs yeux qu’elle pouvait l’être pour Bertram, et la plus âgée des deux dames surtout l’attendait avec une émotion nerveuse presque égale à celle du jeune homme.

Quand il se présenta enfin, il fut accueilli comme un ancien ami. « Pourquoi n’était-il pas venu la veille au soir ? Le thé l’avait attendu jusqu’à onze heures. Pourquoi, du moins, n’était-il pas venu déjeuner ? Il avait été bien plus aimable à Jérusalem, » dit mademoiselle Baker.

Bertram ne retrouva pas pour répondre la vivacité qu’il avait montrée en Palestine. « Il avait craint la veille de déranger ces dames trop tard ; il avait eu peur devenir trop tôt le matin. » Mademoiselle Waddington leva les yeux de dessus la broderie qu’elle tenait à la main et se demanda si vraiment elle l’aimait.

— Il va sans dire que vous dînez avec nous, dit mademoiselle Baker.

George accepta, mais ajouta qu’il n’avait pas compté « lui donner tant de peine. » Était-ce bien là le même homme, se dit Caroline, qui avait si bien rembarré M. Mac-Gabbery et qui riait de si bon cœur quand elle était tombée à l’eau ?

On se fit toutes sortes de questions sur les voyages respectifs. On parla de Constantinople et du Tyrol, d’une part ; de l’autre, des périls de la route de Jaffa, du paquebot d’Alexandrie et des singulières façons de certaines dames qui avaient fait le voyage avec mademoiselle Baker et sa nièce depuis l’Égypte jusqu’à Marseille. Puis on dit un mot de l’oncle George (mademoiselle Baker ne lui donna pas ce nom), et Bertram ajouta qu’il savait que mademoiselle Baker avait été à Hadley.

— Oui, dit-elle, quand je vais à Londres, j’ai souvent des affaires à traiter avec M. Bertram ou, pour mieux dire, avec M. Pritchett, et je vais d’ordinaire passer un ou deux jours à Hadley. Cette fois-ci j’y suis restée une semaine.

George ne put s’empêcher de penser que lorsqu’il avait vu mademoiselle Baker pour la première fois, elle avait reçu des instructions pour ne pas parler de Hadley, mais qu’aujourd’hui l’interdit se trouvait levé.

Ils causèrent ainsi pendant une heure. Caroline avait donné à sa tante l’ordre le plus absolu de ne pas s’absenter du salon ; elle ne voulait pas rester seule avec George pendant la première visite de celui-ci. — Il est évident que si vous vous en alliez, ma tante, vous auriez l’air de le faire exprès, avait-elle dit.

— Et pourquoi pas ? demanda mademoiselle Baker, le plus innocemment du monde.

— N’importe, chère tante, mais ne vous en allez pas, je vous en prie. Mademoiselle Baker obéit selon son habitude, de sorte que George resta là, causant de choses et d’autres, jusqu’à ce que vint le moment de prendre congé.

— Vous n’avez pas de cheval ici, je pense ? dit mademoiselle Baker.

— Non. Mais pourquoi me demandez-vous cela ? J’en aurai un dans un quart d’heure, s’il le faut.

— Parce que Caroline aimerait bien à trouver quelqu’un pour l’accompagner dans ses promenades.

Il fut bientôt convenu que George retournerait à l’hôtel pour louer un cheval, et qu’il reviendrait chercher Caroline. Une heure après ils se mettaient en route.

Mais la promenade n’amena aucun résultat. Caroline s’occupait de son cheval, et George ne trouva pas moyen de rester assez longtemps à côté d’elle, ou assez près d’elle, pour lui parler avec la chaleur que son sujet lui semblait, exiger. On fit quelques allusions un peu tendres aux cavalcades de Syrie ; on rappela le pique-nique de mademoiselle Todd, la fontaine de Siloé, et la montagne des Oliviers, — autant de souvenirs dont il eût été facile, avec un peu d’adresse, de tirer parti ; mais tout cela ne mena à rien, et quand mademoiselle Waddington descendit de cheval à la porte de sa tante, elle en était arrivée à croire que George était revenu de son amour, et qu’elle n’avait rien de mieux à faire que de guérir de son côté.

Pour obéir à la règle que nous nous sommes imposée de parler avec une entière franchise, nous devons dire ici que mademoiselle Baker, dans le but de sonder les intentions et les désirs de son oncle, lui avait confié que George lui paraissait admirer beaucoup Caroline. Si le vieillard lui eût répondu, ainsi que cela semblait fort probable, que George était un imbécile, et que Caroline et lui se mettraient sur la paille en s’épousant, mademoiselle Baker en aurait conclu que leur mariage lui déplairait. Mais il n’en avait pas été ainsi. — Ah ! avait-il dit, il l’a trouvée jolie ? C’est singulier qu’ils se soient rencontrés. Et mademoiselle Baker en avait tiré l’augure que le mariage projeté lui serait agréable.

Mademoiselle Baker s’était rangée, dès le début de l’affaire, du côté de George. Si elle avait fait un peu d’opposition, il est tout juste possible que l’ardeur de Caroline s’en fût accrue. Dans l’état actuel des choses, celle-ci affecta d’hésiter. Elle n’avait rien à dire contre George ; elle admettait même qu’il y avait beaucoup à dire en sa faveur, mais… En un mot, mademoiselle Waddington n’eût pas été fâchée de savoir au juste quelles étaient les intentions de M. George Bertram l’aîné.

— J’aurais vraiment mieux aimé qu’il ne vînt pas, dit-elle à sa tante, en s’habillant pour le dîner.

— Quelle bêtise, Caroline ! pourquoi ne serait-il pas venu ? Comment pouvais-tu supposer qu’il ne viendrait pas ? S’il n’était pas venu, tu aurais été la première à t’en fâcher. Ne fais donc pas la petite pensionnaire, mon enfant.

— La petite pensionnaire ! Vous devenez bien sévère, tante Mary ! Ce que je veux dire, c’est qu’il ne me semble pas qu’il se soucie beaucoup de moi ; et, tout bien considéré, je ne suis pas tout à fait sûre que….. Enfin ! je n’en dirai pas davantage. Seulement, il me semble que vous êtes plus amoureuse de lui que moi.

Bertram vint dîner. La soirée se passa assez tristement, et l’œuvre de désenchantement marchait à grands pas chez Caroline. Pourtant Bertram, au moment de partir, trouva moyen de lui dire un mot.

— Mademoiselle, si je viens demain matin de bonne heure, après le déjeuner, me recevrez-vous ? Mademoiselle Waddington ne parut rien voir dans cette proposition qui dût troubler sa sérénité, et répondit simplement qu’elle serait chez elle. Les paroles de George avaient été calmes, mais il avait eu dans le regard un je ne sais quoi, qui rappela enfin à Caroline le George Bertram de Jérusalem.

Le lendemain, à dix heures précises, il était à la porte. Caroline avait d’abord insisté pour que sa tante restât avec elle ; mais mademoiselle Baker, toute docile qu’elle était, s’y refusa positivement.

— Comment veux-tu que ce pauvre garçon se conduise ? dit-elle.

— La façon dont il se conduira m’est assez indifférente, avait répondu Caroline. Mais Caroline ne disait pas vrai.

Elle était donc seule au salon lorsque Bertram entra. Il s’avança vers elle, et lui prit la main. Il semblait transformé depuis la veille. Son visage annonçait la détermination ; on sentait qu’il avait devant lui un but, et qu’il était décidé à l’atteindre.

— Mademoiselle ! dit-il en lui tenant toujours la main, Caroline ! Dois-je m’excuser de vous nommer ainsi ? ou bien ce privilège m’est-il encore permis ? Et il lui tenait toujours la main comme s’il attendait une réponse décisive.

— L’affection que votre oncle nous porte à tous les deux vous donne ce droit, dit Caroline en souriant, et en se servant d’une ruse de femme pour sortir d’embarras.

— Je ne veux pas d’un droit basé de la sorte. Ce que j’ai à vous demander, il faudra me l’accorder, ou me le refuser, pour mon propre compte. Depuis le jour où nous nous sommes quittés à Jérusalem, je n’ai guère pensé un peu sérieusement qu’à vous seule, Caroline. Vous ne pouviez pas me répondre alors ; vous ne m’avez pas répondu ; vous disiez ne pas connaître votre cœur. Vous devez pouvoir y lire maintenant. L’absence m’a beaucoup appris : à vous aussi, elle a dû apprendre quelque chose.

— Et que vous a-t-elle appris ? demanda Caroline sans lever les yeux.

— J’ai appris qu’il n’y a qu’une chose au monde que je désire, et que ce ne serait pas agir en homme que de ne pas m’efforcer de l’obtenir. Cette chose, je viens ici vous la demander. Et vous, Caroline, dites-moi ce que l’absence vous a appris.

— Oh ! bien des choses ! mais je ne sais pas réciter ma leçon tout d’une haleine, comme vous.

— Voyons, Caroline, je compte au moins sur votre sincérité. Vous êtes trop bonne, trop charitable pour vous laisser aller à des vanités puériles, quand il s’agit du sort d’un homme.

« Petite pensionnaire, » — « vanités puériles ! » Ces mots ne lui avaient pas souvent été appliqués jusqu’à ce jour. Mademoiselle Waddington se dit qu’il était temps qu’elle montrât du caractère.

— Je vous prie de croire, M. Bertram, que je suis incapable de vouloir vous tenir en suspens.

— Alors, répondez-moi, dit-il. Il avait abandonné sa main, et se tenait debout à quelques pas d’elle. Jamais femme ne fut courtisée plus sévèrement. Mais il semblait à Caroline qu’elle ne l’en aimait que mieux. Pendant leur promenade de la veille, elle avait été si choquée de la banalité des sourires et des petits riens que lui avait adressés George, que sa rudesse actuelle était pour elle un soulagement.

Pourtant, elle ne lui répondit pas tout de suite. Elle essaya de faire quelques points de broderie, mais elle ne fit que se piquer les doigts.

— Voyons, Caroline, est-il possible que je me trompe en me figurant que vous devez enfin connaître vos propres sentiments ? Ou faut-il que je vous répète encore combien je vous aime profondément, sincèrement ?

— Non, non, non !

— Répondez alors. Au nom de la vérité, de l’honnêteté, de la charité, répondez-moi ; répondez-moi comme une femme loyale doit répondre à un homme loyal. M’aimez-vous ?

Il y eut une minute de silence.

— C’est bien, je ne vous le demanderai plus. Je cesserai de vous importuner.

— Oh ! M. Bertram, que dois-je dire ? Que voulez-vous que je dise ? Ne soyez pas si sévère envers moi !

— Sévère !

— Mais, n’êtes-vous donc pas sévère ? dit-elle en se rapprochant de lui et en le regardant au visage.

— Caroline, dit George, voulez-vous être ma femme ?

— Oui, je le veux. Elle remua les lèvres plutôt qu’elle ne parla ; mais pourtant il l’entendit. Et comment ne l’avait-il pas devinée, cette réponse, rien qu’aux battements de ce cœur, rien qu’à voir ces yeux pleins de larmes, rien qu’à sentir cette main brûlante ? Dans la soirée et dans la matinée du lendemain, bien des choses furent discutées. On décida que le mariage ne pourrait avoir lieu avant l’été suivant. George s’opposa, ou plutôt tenta de s’opposer formellement à cette détermination ; mais mademoiselle Baker se contenta de secouer la tête et de dire en souriant qu’elle craignait bien qu’il n’en pût être autrement. Il fut convenu qu’on ne ferait rien avant la Noël. Mademoiselle Baker, qui devait aller à Hadley au commencement de janvier, se chargerait d’annoncer la grande nouvelle à M. Bertram. Elle ne doutait pas qu’avec un peu de persuasion il ne se montrât favorable au mariage.

— Qu’il approuve, ou qu’il désapprouve, cela ne changera rien à ma détermination, répondit George d’un ton résolu.




CHAPITRE XIV


VOIES ET MOYENS.


Le lendemain, Bertram retourna à Londres. Maintenant que son amour était accepté, et qu’il pouvait prévoir, dans un avenir plus ou moins rapproché, toutes les responsabilités du mariage, il se mit à suivre avec zèle les instructions de M. Die. À peine s’accorda-t-il un jour de temps à autre, pendant l’hiver, pour aller à Littlebath, et quand il y allait, il ne manquait pas d’emporter les Commentaires de Coke. Il ne travailla pas en vain ; jamais, à vrai dire, il ne lui était arrivé de travailler en vain. Il possédait le don d’acquérir facilement toutes les connaissances spéciales qu’il lui plaisait de rechercher. M. Die commençait à lui prédire de grands succès, et l’ami Harcourt, qui aurait voulu le voir plus souvent, prétendait même qu’il travaillait trop.

À Littlebath, on n’approuvait pas cette application si grande. Caroline pensait assez naturellement que son amoureux aurait dû lui consacrer une plus grande portion de son temps, et mademoiselle Baker, qui ne mettait pas en doute que la fortune du vieux M. Bertram ne fût destinée à Caroline et à George, trouvait que celui-ci perdait son temps avec tous ces bouquins poudreux. Elle n’osa pas en dire bien long à George sur ce sujet, et le peu qu’elle se hasarda à dire fut assez mal accueilli. Elle ne pouvait pas lui apprendre que Caroline était la petite-fille de M. Bertram, mais elle lui rappela qu’il était le neveu de cet homme si riche et donna à entendre que, selon elle, une profession pouvait fournir une occupation désirable à un jeune homme destiné à un avenir brillant, mais qu’en pareil cas il n’était pas nécessaire de s’en rendre esclave. À ces observations, George avait répondu assez péremptoirement qu’il n’avait pas à compter sur son oncle ; et que, puisqu’il espérait un jour subvenir par son travail aux besoins d’une famille, il fallait qu’il se mit à l’ouvrage de tout son cœur.

— « J’ai perdu toute une année, dit-il à mademoiselle Baker, et il faut travailler vigoureusement pour rattraper cela. »

George ne revit son oncle que bien longtemps après sa première visite à Littlebath. Il n’avait nulle envie de se retrouver avec lui, et ne se souciait pas de lui parler de ses projets de mariage. Mademoiselle Baker s’était engagée à faire cette communication, et il ne demandait pas mieux que de lui donner carte blanche à ce sujet ; mais, quant à lui, il n’entendait demander à personne la permission de se marier.

— Pourquoi lui demanderais-je son consentement ? avait-il répondu à mademoiselle Baker, je ne me marierai ni plus ni moins, qu’il me le permette ou qu’il me le défende.

Tout ceci désolait ces dames à Littlebath. Il avait été fort peu question d’argent entre mademoiselle Baker et George, et il n’en avait pas été question du tout entre George et Caroline ; pourtant la tante et la nièce savaient fort bien que le mariage n’était possible qu’avec un revenu convenable. Or, le revenu de George, lorsqu’il aurait perdu, grâce à son mariage, son traitement d’agrégé, ne serait que de cinq mille francs ; sa future en avait autant de son côté. Or, Caroline ne comptait pas se marier pour vivre avec dix mille livres de rente. Quant aux études de Bertram, il fallait trois ans au moins pour qu’elles portassent leur fruit.

L’affaire étant arrangée, — du moins à son point de vue, — Bertram confia son amour à Harcourt.

— Savez-vous bien, lui dit-il un jour, j’ai une nouvelle à vous apprendre. Je vas me marier.

— Vraiment ? dit Harcourt, d’un ton qui sembla bien froid à son ami, vu la circonstance.

— Je ne plaisante pas.

— Et qui vous en accuse ? Je ne vous ai jamais soupçonné d’une plaisanterie depuis que vous travaillez chez M. Die, — pas même d’une aussi mauvaise plaisanterie que le serait celle-là. Voyons, faut-il vous plaindre ou vous féliciter ?

— Ni l’un, ni l’autre. Attendez de voir la demoiselle, c’est plus prudent.

— Et à quand le mariage ?

— Mais à l’été prochain, je pense. Du moins c’est là mon désir.

— Et votre désir fera loi, sans doute. Je ne pense pas courir grand risque de me tromper en supposant que la demoiselle a une dot considérable ?

— Non pas. Elle a quelque petite chose…. autant que moi, à peu près. Nous aurons du pain.

— Et du fromage de temps à autre, dit Harcourt qui n’admettait pas qu’un homme sans fortune pût se marier de bonne heure, à moins que le mariage ne l’aidât à faire son chemin.

— Et du fromage de temps à autre, répéta Bertram. Voilà qui ne vous conviendrait pas à vous.

— Non certes. Mais les hommes diffèrent beaucoup dans leurs idées sur les femmes. Je saurais, et même je sais très-bien me tirer d’affaire avec un fort mince revenu, étant seul ; mais une femme me paraît, sous de certains rapports, ressembler à un cheval. Si vous voulez absolument avoir un cheval, il faut qu’il soit bien tenu.

— Vous ne pourriez souffrir une femme qui ne serait pas vêtue de satin et de velours ?

— Je ne tiens pas au satin et au velours, — pas plus que je ne tiens à une selle richement ornée pour mon cheval. Mais je crois qu’une femme à bon marché ne me plairait guère. Je m’accommode très-bien des bouts de chandelle et du mouton froid pour mon compte particulier, mais je n’aime pas les économies féminines. Les comptes de blanchisseuse réduits au minimum, une bonne pour tout faire, et une robe sombre pour faire le travail de ménage, tout cela n’entretiendrait pas, je le sens, l’ardeur de mon affection conjugale. J’aime les femmes de tout mon cœur, leur société me plaît, mais il faut qu’elles soient très-attrayantes. Une femme qui n’est pas attrayante est bien repoussante.

Bertram se dit au fond du cœur que Harcourt était une brute, un être qui ne comprenait que les jouissances matérielles, mais pour l’instant il renferma en lui-même cette pensée.

— Est-ce un secret que le nom de votre future ? demanda Harcourt.

— Pas pour vous, du moins. Je ne tiens pas à faire de mystère. Elle s’appelle Caroline Waddington.

— Comment ! une fille du général ?

— Non pas. Je ne lui connais d’autre parente qu’une mademoiselle Baker.

— Mademoiselle Baker ! dit Harcourt d’un ton fort peu encourageant.

— Oui, mademoiselle Baker, répéta Bertram d’un ton peu conciliant.

— Oh !… ah !… oui !… Je ne pense pas la connaître, mademoiselle Baker…

— C’est assez probable, car elle demeure à Littlebath et ne vient jamais à Londres. Elle va quelquefois en visite chez mon oncle.

— Voilà qui change bien la thèse. Je vous fais réparation, mon bon ami. Que ne me disiez-vous de suite que c’était un mariage arrangé par votre oncle ?

— Vous me faites beaucoup trop d’honneur, dit Bertram en riant. Mon oncle ne sait rien de mon mariage, et je ne compte nullement le consulter. Dans ma position, ce serait une indélicatesse.

— Comment ! une indélicatesse que de consulter le seul parent qui puisse faire quelque chose pour vous ?

— Oui. Il m’a répété cent fois que je n’avais aucun droit sur lui ; aussi n’en ferai-je pas valoir.

Bertram s’était dit cent fois que l’opinion de Harcourt, en matière de sentiment, lui serait indifférente ; mais après ce qui venait de se passer, il ne put s’empêcher de désirer qu’il vît Caroline. Il se doutait bien, — mais plutôt d’après le ton plutôt que d’après les paroles de Harcourt, — que ce clairvoyant ami n’avait qu’une pauvre opinion de mademoiselle Waddington, et par cette raison même il tenait à l’éblouir et le surprendre en lui montrant sa beauté et son esprit. Il se promit de ne pas la décrire à l’avance, afin que l’éblouissement fût plus complet.

— Il vous faudra venir avec moi à Littlebath. Quel jour pouvez-vous me donner ? dit-il à son ami.

Harcourt refusa d’abord. Une voulait pas être condamné à vanter une femme qu’il supposait ne pas devoir lui plaire ; aussi tâcha-t-il d’échapper à la corvée. Mais Bertram tint bon, et il fut enfin convenu qu’ils iraient ensemble à Littlebath.

Tout ceci se passait vers la fin de l’hiver. Dans l’intervalle, mademoiselle Baker avait, selon sa promesse, vu M. Bertram, et la réponse de l’oracle de Hadley, comme presque toutes les réponses d’oracle, avait été fort ambiguë. Le vieillard n’avait montré ni colère ni plaisir en apprenant ce qui s’était passé. — C’est égal, avait-il dit, il est étrange qu’ils se soient rencontrés, très-étrange. George est intelligent, je crois qu’il fera son chemin. Puis mademoiselle Baker s’était hasardée, mais fort timidement, à lui demander s’il trouvait que la fortune des jeunes gens fût suffisante. — C’est à eux de décider cela, avait-il répondu assez brusquement. Mais je ne suppose pas que, pour le moment, ils pensent à se marier. Ils attendent, n’est-ce pas, que George soit avocat ? Mademoiselle Baker n’avait rien répondu, et pendant le reste de sa visite il n’avait plus été question du mariage.

Au commencement du mois de mars, mademoiselle Baker avait encore revu le vieillard. Elle s’était alors risquée à lui dire que George travaillait beaucoup.

— Et c’est de lui que vous tenez cette nouvelle, je pense ; mais si la chose est vraie, vous pouvez compter qu’il fera bien plus vite son chemin s’il n’a pas de femme, que s’il en a une.

Lors de cette entrevue, mademoiselle Baker lui demanda franchement, ainsi qu’il avait été convenu entre elle et sa nièce, si, dans le cas où le mariage aurait lieu, il n’ajouterait pas quelque chose à la fortune de sa petite-fille.

— Elle possède un avoir suffisant et convenable.

— Mais ils n’auront pas de quoi vivre, dit mademoiselle Baker.

— Ma chère Mary, ils auront un tiers de plus que je n’avais lorsque j’ai épousé votre tante. Et je trouvais moyen de mettre de côté une partie de mon revenu.

— Mais, songez comment ils ont été élevés.

— S’ils veulent faire les grands seigneurs, il faut qu’ils en subissent les conséquences. Les grands seigneurs et les grandes dames ne se marient pas à l’impromptu, comme les garçons de charrue et les laitières. Si un modeste revenu ne leur suffit pas, qu’ils patientent. Il alla pourtant cette fois jusqu’à dire que, s’ils attendaient encore un an, il ajouterait cinquante mille francs à la fortune de Caroline. Quant à George, il avait fait pour lui tout ce qu’il comptait faire pour le moment. « George aime à en faire à sa tête, dit-il, et pour ma part, je ne m’y oppose pas. Il vaut mieux qu’il fasse lui-même son chemin dans le monde ; cela le rendra plus heureux que s’il dépensait mon argent.

En quittant Hadley, mademoiselle Baker obtint la permission de mettre Caroline au courant de sa parenté avec M. Bertram. Après avoir également raconté l’histoire à George, elle devait prévenir les deux jeunes gens qu’ils encourraient la colère de M. Bertram, s’ils la répétaient indiscrètement à d’autres. — « Et surtout, Mary, dit-il, ne les induisez pas en erreur. Ne les laissez pas marier avec l’idée que par ce moyen ils hériteront de moi. Je désire qu’ils comprennent tous les deux que mes projets sont tout autres. »

De retour à Littlebath, mademoiselle Baker dut avouer qu’elle avait échoué dans sa mission, et Caroline annonça sur-le-champ que toute idée de mariage pour cette année, et même pour l’année suivante, devait être abandonnée. Elle fut surprise d’apprendre que M. Bertram était le père de sa mère, mais elle ne crut pas nécessaire, à cause de cette parenté, d’affecter pour lui un amour subit. — « S’il est mon grand-père, dit-elle froidement, si George et moi sommes ses seuls proches parents, et si notre mariage ne lui déplaît pas, il devrait nous donner un revenu qui nous suffise pour vivre. » Pourquoi donc les grands-pères et les petits-enfants envisagent-ils toujours ces choses-là sous des aspects si différents ?

Malheureusement on était loin de s’entendre à ce sujet. Chacun avait sa manière de voir : le jeune homme, la jeune fille, et la tante. George était d’avis de se marier sur-le-champ, et de compter sur la Providence et sur ses efforts, à lui, pour augmenter le revenu. Son traitement d’agrégé lui serait continué pendant un an encore, malgré son mariage ; dans deux ans et demi, il serait avocat, et, en attendant, il gagnerait quelque argent à écrire dans les revues. Si Caroline n’avait pas peur, il ne craignait rien.

Mais Caroline avait grand’peur. Elle n’avait jamais mis dans ses projets de vivre à Londres, dans son ménage, avec dix mille livres de rente. « Elle savait trop bien, disait-elle souvent, à sa tante, l’effet que cela aurait sur l’affection de son mari. » À vrai dire, Caroline paraissait partager, jusqu’à un certain point, les opinions de Harcourt à ce sujet, et redouter, comme lui, les petites économies féminines ; — surtout celles qu’il faut pratiquer sous les yeux des hommes.

Mademoiselle Baker était pour un moyen terme. Elle proposait d’attendre, pour se marier, les cinquante mille francs de M. Bertram. On témoignerait ainsi de la déférence pour lui, ce qui, dans la pensée de mademoiselle Baker, ne pourrait manquer d’amener les meilleurs résultats du monde. — « Après tout, disait-elle à sa nièce, vous n’avez que lui, vous savez… »

Les discussions provoquées par ces différences d’opinion n’avaient jamais lieu entre George et Caroline. Par délicatesse, il n’aimait pas à parler d’argent ; elle n’en disait rien par prudence. La pauvre mademoiselle Baker leur servait d’intermédiaire. George, avec toute l’ardeur d’un amoureux, demandait que le mariage se fît au plus tôt ; Caroline répondait que la chose lui paraissait impossible, et chacun renvoyait l’autre à mademoiselle Baker.

Les choses continuèrent ainsi jusque vers le milieu du mois de mai. Parfois George se fâchait et écrivait des lettres quelque peu féroces, parfois aussi Caroline se montrait altière, et, dans ces cas-là, elle savait dire sa pensée dans un style qui ne manquait ni de clarté ni de vigueur. Mais ils étaient trop loin l’un de l’autre, et ils ne se voyaient pas assez fréquemment pour se brouiller.

Enfin par une belle matinée du mois de mai, George et son ami Harcourt prirent le train de Littlebath.

— Je me demande ce que vous penserez d’elle, dit George ; vous me direz la vérité, n’est-ce pas ?

— Sans doute, dit Harcourt qui avait pris son parti d’admirer à tout événement.

— Bah ! vous n’auriez pas le courage de la critiquer, dit George ; elle serait laide comme le péché que vous la diriez belle.

— C’est évident, mon cher ; et voilà pourquoi ces petits voyages d’inspection sont tout à fait inutiles.




CHAPITRE XV


M. HARCOURT À LITTLEBATH.


George travailla sans relâche pendant tout l’hiver et tout le printemps, et M. Die ne cessait de lui prédire des succès de plus en plus grands. Tous les quinze jours, de deux samedis l’un, Bertram se rendait à Littlebath, mais le premier train du lundi le ramenait toujours à Londres, et avant midi, le jour même de son retour, il était plongé jusqu’au cou dans la jurisprudence.

Pendant tout ce temps il ne vit pas son oncle une seule fois ; et quand mademoiselle Baker l’engageait doucement à aller à Hadley, il répondait :

— Je n’y vais que lorsqu’on m’invite. C’est chose entendue entre mon oncle et moi.

Si ce n’est pour ces voyages à Littlebath, il n’avait quitté Londres qu’une seule fois, et cette fois-là il avait été à Hurst-Staple.

On se rappellera que M. Wilkinson était mort très-subitement vers la fin de l’hiver : Bertram ne l’avait donc pas revu. Puis Arthur Wilkinson lui avait succédé dans la cure, et son cousin était allé le voir sitôt son installation terminée. C’était avant la dernière visite d’Arthur à West-Putford et son explication avec Adela, mais dès lors Bertram avait été frappé de son air abattu. Cependant Arthur ne lui avait rien dit de son amour, et George, tout occupé à raconter ses propres affaires de cœur, n’avait pas beaucoup pensé à celles de son cousin.

Mademoiselle Gauntlet — espérons que le lecteur n’a pas tout à fait oublié Adela Gauntlet — avait, elle aussi, une tante qui habitait Littlebath ; cette tante se nommait mademoiselle Pénélope Gauntlet, et peu de temps après la fameuse promenade à West-Putford et la petite scène dans le salon du presbytère, que nous avons racontée, il se trouva qu’Adela alla la voir. Bertram avait beaucoup connu Adela quand ils étaient l’un et l’autre enfants, mais il ne l’avait pas encore vue à Littlebath. Elle n’y était arrivée que depuis fort peu de temps quand Harcourt et lui vinrent y faire leur visite.

Caroline et Adela étaient amies depuis plusieurs années. Ce n’étaient peut-être pas des amies de cœur à proprement parler, car elles ne s’écrivaient pas trois fois par semaine des lettres contenant trois feuilles de papier à billet remplies jusqu’aux bords. Caroline n’avait aucune amie de ce genre, ni Adela non plus ; mais elles étaient assez liées pour s’appeler de leur nom de baptême, pour se prêter réciproquement de la musique et des patrons, et peut-être aussi pour s’écrire quand elles avaient quelque chose à se dire.

Des relations, purement de voisinage, avaient existé aussi, dans le temps, entre mademoiselle Baker et mademoiselle Gauntlet la tante. À une époque où mademoiselle Gauntlet était en visite à West-Putford, mademoiselle Baker, à cause de sa parenté avec les Bertram, s’était trouvée à Hurst-Staple. Elles y avaient fait connaissance ; à Littlebath cette connaissance s’était transformée en amitié. Mais les amitiés de Littlebath ne sont pas très-ferventes.

Il y avait six mois que le mariage de Caroline était arrangé, et elle n’avait pas encore trouvé de confidente. Elle ne connaissait personne à Littlebath à qui elle eût volontiers confié son secret. Sa tante, il est vrai, savait tout, mais ce n’était pas la même chose. Il était impossible d’être plus affectueuse, plus digne de confiance et plus complètement dévouée à sa nièce que ne l’était la tante Mary, mais elle avait le tort d’être non-seulement vieille par les années, mais encore par les idées. Elle était prudente comme Caroline, mais d’une prudence tout autre. Aucun désir de briller, aucune ambition ne se mêlait à la prudence de la tante Mary. Caroline la trouvait un peu prosaïque. De plus, mademoiselle Baker, tout en aimant beaucoup George Bertram, ne semblait pas du tout envisager son caractère sous le même aspect que Caroline.

Grâce à cet état de choses, Adela n’était pas depuis huit jours à Littlebath qu’elle savait le grand secret. Elle aussi, elle avait son secret ; mais elle ne le livra pas en retour. Les secrets comme ceux de Caroline sont faits pour être dits ; mais ces autres secrets qui dessèchent le cœur au lieu de le rafraîchir comme une rosée du ciel, les secrets comme ceux d’Adela, en les confie bien rarement.

— Et pourtant, Adela, il est possible que cela ne se fasse jamais. Ainsi parlait Caroline, le matin même du jour où Bertram devait arriver avec Harcourt. Elle savait à merveille que l’ami de Londres, l’homme du monde, devait être amené pour la juger, mais elle ne redoutait nullement son inspection. Elle n’était pas naturellement timide, et quoiqu’elle eût, ainsi que nous l’avons dit, à peine conscience du charme qu’elle possédait, elle ne se défiait jamais d’elle-même.

— Et pourquoi ce mariage n’aurait-il pas lieu ? Quelles folies me dites-vous là, Caroline ? Si réellement vous aviez cette idée-là, vous ne voudriez pas recevoir M. Bertram, ainsi que son ami, comme vous allez le faire.

— Je dis ce que je pense. Il est très-probable que cela ne se fera jamais. Je ne saurais vous expliquer, ma chère Adela, tous les replis de mon esprit et de mon cœur. Je n’épouserais pas un homme que je n’aime pas pour tous les trésors du monde.

— Et vous n’aimez pas M. Bertram ?

— Oui, je l’aime ; je l’aime parfois bien tendrement, mais je crains qu’un jour je n’en vienne à le moins aimer. Vous ne me comprenez pas ; mais la vérité, c’est que je l’aimerais mieux s’il était moins digne de mon affection — s’il était moins désintéressé.

— Non, je ne vous comprends pas, dit Adela, qui pensait à son pauvre amour et à l’excès de prudence de celui qui aurait dû être son mari.

— Voyez-vous… vous ne me comprenez pas ; et pourtant ce que j’en dis, ce n’est point par égoïsme. Je ne voudrais me marier que dans l’espoir de rendre un homme heureux.

— Sans doute, dit Adela, aucune femme ne doit se marier sans avoir cet espoir.

— Il voudrait se marier tout de suite, quand nous n’avons pas ce qu’il nous faut pour vivre.

— Avec dix mille livres de rente ? dit Adela d’un ton de reproche.

— Que faire à Londres, avec dix mille livres de rente ? Si je consentais à ce qu’il veut, il serait las de moi au bout d’un an ou deux. Il serait le plus malheureux des hommes, — à moins toutefois que son cabinet et son club ne pussent suffire à le distraire de ses soucis ; son chez-lui certes n’y suffirait pas.

Adela compara la position de son amie à la sienne ; ses idées étaient tout autres : « S’il avait voulu se contenter de pommes de terre, s’était-elle écriée un jour, je m’estimerais heureuse d’en manger la pelure. » Mais elle ne parla pas de cela à Caroline. Elle savait combien leurs dispositions étaient différentes. Il se peut, après tout, que mademoiselle Waddington connaissait mieux qu’Adela le cœur humain.

— Non, je n’y consentirai pas ; je ne consentirai jamais à être la cause de son malheur et de sa misère. Alors il se fâchera, et nous nous brouillerons. Il est parfois bien dur, Adela, — bien dur.

— Il est impétueux ; mais, si vive que soit sa colère, il pardonne bien vite. Jamais il ne garde rancune, dit Adela, qui pensait à ses anciens rapports avec son camarade d’enfance.

— Il est pourtant bien dur parfois. Je sens que nous finirons par nous fâcher ; puis, quand il verra qu’il ne peut pas l’emporter, que je ne veux pas céder, son orgueil le détachera de moi. J’en suis convaincue.

Adela ne put que lui dire qu’à sa place elle n’attacherait pas tant d’importance à l’argent ; mais ses douces paroles et son éloquence, qui s’adressait plutôt à ses propres sentiments qu’à ceux de son amie, furent sans effet sur Caroline. D’ailleurs, si Bertram n’avait pu la persuader, était-il probable qu’Adela y réussît ?

Harcourt et Bertram arrivèrent sains et saufs à Littlebath. Mademoiselle Baker avait invité Harcourt à dîner, et comme elle voulait faire quelques frais pour lui, elle avait invité un jeune vicaire, et puis encore les demoiselles Gauntlet, tante et nièce.

— Vous prendrez les devants, je pense ? dit Harcourt pendant que les deux amis faisaient leur toilette à l’hôtel de la Charrue. Bertram était déjà fort connu à l’hôtel de la Charrue, où tout le monde, garçons et servantes, savaient à merveille ce qui l’amenait à Littlebath.

— Non, répondit Bertram, je vous attendrai.

— Comme vous voudrez ; je pensais, vous savez, que vous pourriez avoir à exercer quelque charmant privilège d’amoureux auquel les yeux du monde pourraient mettre obstacle.

— Eh bien ! mon cher, en votre honneur on ajournera tout cela à plus tard.

Et ils se mirent en route.

En arrivant chez mademoiselle Baker, ils la trouvèrent au salon avec Adela et mademoiselle Gauntlet seulement.

— Où donc est Caroline ? demanda George après avoir présenté Harcourt. Il s’efforça de dire ces mots d’une voix qui, tout en ne sentant pas trop son amoureux, donnât à entendre qu’il était parfaitement à l’aise dans la maison. Il est juste d’avouer qu’il y parvint assez bien.

— À parler franchement, répondit en riant mademoiselle Baker, je crois qu’elle est en ce moment dans la salle à manger à faire un peu l’office de maître d’hôtel. Si vous vous sentez la vocation, vous êtes libre d’aller l’aider.

— Je ne vous cacherai pas que j’ai un certain talent pour déboucher les bouteilles, répondit Bertram en quittant le salon.

— Voilà qui assure les privilèges d’amoureux, se dit Harcourt.

La besogne de maître d’hôtel semblait tout à fait achevée lorsque Bertram arriva dans la salle à manger, ou du moins mademoiselle Waddington ne s’en occupait pas. Accoudée à la cheminée, elle semblait absorbée dans la contemplation d’un bouquet que Bertram avait trouvé moyen de lui faire parvenir depuis son arrivée à Littlebath. Comment s’étonner après cela qu’à l’hôtel de la Charrue on fût au courant de tout ?

Passons sous silence les privilèges d’amoureux. Caroline Waddington n’était pas fille à être très-prodigue en pareille matière, et en cette occasion elle ne se départit pas de ses principes.

— M. Harcourt est-il ici ? demanda-t-elle.

— Sans doute, il est là-haut au salon.

— Il faut donc que j’aille me montrer. Que vous êtes vaniteux, vous autres hommes, quand vous avez quelque jouet à faire voir ! Ce n’est pas que vous ayez personnellement lieu de tirer vanité…

— De la vanité, non ; mais de l’orgueil, oui, — beaucoup de juste orgueil. Je suis fier de vous, Caroline, fier de montrer à mon ami combien est belle la femme qui m’aime.

— Voulez-vous bien vous taire, dit Caroline en lui fermant la bouche avec son bouquet. Quelles folies vous dites là ! Mais venez, votre ami ne reconnaîtra pas volontiers mes perfections si je fais attendre le dîner. Et là-dessus ils remontèrent ensemble au salon.

Tout en se moquant de George et de son envie de la faire admirer, Caroline n’avait rien négligé pour paraître avec tous ses avantages. Elle était on ne peut plus désireuse que Bertram fût fier d’elle, et fier d’elle à juste titre. Elle comprenait que, si elle parvenait à conquérir l’approbation de Harcourt, elle serait à peu près assurée de plaire aux autres amis de George. Elle résolut donc, en entrant au salon, d’être à son mieux, et elle y réussit complètement.

— M. Harcourt, ma nièce, mademoiselle Waddington, dit mademoiselle Baker, en les présentant l’un à l’autre. Harcourt se leva, salua, et demeura émerveillé.

Bertram engagea aussitôt la conversation avec mademoiselle Pénélope Gauntlet ; mais, tout en prêtant l’oreille à l’enthousiasme de la vieille demoiselle au sujet de l’heureuse chance qui avait valu à Arthur Wilkinson la cure de Hurst-Staple, il ne perdait pas de vue son ami. — « Oui, en effet, il a du bonheur, n’est-ce pas ? » disait-il. Tout en parlant d’une voix distraite, ainsi il jouissait avec délices de son triomphe. Il n’avait pas parlé de la beauté de Caroline ; il avait su se taire, et sa discrétion se trouvait récompensée.

Nous avons dit que Harcourt était resté émerveillé. Il s’était imaginé que Caroline Waddington serait une grande et longue fille mal attifée, au nez pointu, aux yeux vifs peut-être, et même aux dents blanches ; qu’elle aurait un sourire prétentieux et minaudier, et qu’elle lui débiterait tout un arsenal de ces petites réparties à effet qui charment les réunions de petite ville. Elle baissa encore dans son estime quand il la crut occupée à surveiller le couvert. Il se dit que les bouts de chandelles et le mouton froid seraient décidément le fort de cette femme-là, et un compte de blanchissage restreint, son ambition la plus chère.

Telles étaient les préoccupations qui le tourmentaient, — car, il faut le dire à son honneur, il s’intéressait à Bertram autant que sa nature lui permettait de s’intéresser à qui que ce fût, — quand il vit paraître Junon.

Elle entra comme une femme qui se sent maîtresse d’elle-même, et qui ne redoute le regard d’aucun œil humain. Harcourt s’était promis, par pure bonté, d’être gracieux pour cette jeune fille ; mais il ne l’eut pas plutôt vue, que la chose se présenta à lui sous un aspect tout différent : daignerait-elle être gracieuse pour lui ? Depuis longtemps il était intimement lié avec Bertram et, en conséquence, sous plus d’un rapport, il n’en faisait que peu de cas. Nous en sommes tous là avec nos amis très-intimes. Mais George grandit subitement de cent coudées dans son estime. Que ne pouvait-on attendre d’un homme qu’une telle femme honorerait de son amour ?

Oui ! Junon venait d’entrer ; car la beauté de Caroline, ainsi que nous l’avons dit, rappelait celle de la reine des dieux. George lui-même s’avoua que jamais il ne l’avait vue si superbement belle. Nous avons déjà décrit ses charmes, et nous n’y reviendrons pas ; nous nous bornerons à dire que Harcourt en fut infiniment plus frappé, à première vue, que ne l’avait été Bertram lors de la rencontre à Jérusalem. Il est vrai qu’à Jérusalem Caroline était assise tout bonnement à table entre sa tante et M. Mac-Gabbery, et ne pressentait nullement l’arrivée de celui qui devait jouer un si grand rôle dans sa vie.

On ne causa guère avant le dîner, qui fut servi sur-le-champ. Harcourt, à peine remis de sa surprise, dut offrir le bras à la maîtresse de maison.

— J’espère que vous approuvez le choix qu’a fait votre ami, lui dit en riant mademoiselle Baker.

— Mademoiselle Waddington est sans contredit la plus belle personne que j’aie jamais vue, répondit-il avec enthousiasme.

Le révérend M. Meek donna le bras à mademoiselle Pénélope Gauntlet, et Bertram, tout fier, les suivit avec les deux jeunes filles. Il commença par offrir le bras à Adela, qui refusa net, puis à Caroline, qui fit de même. Il les prit alors toutes deux par la taille, et les poussa devant lui en sortant du salon. Heureux Bertram !

George prit place au bout de la table, comme étant de la maison, et Harcourt eut la bonne fortune de se trouver assis entre Adela et Caroline.

Il s’aperçut bientôt que Caroline n’était pas seulement belle. Elle causa presque exclusivement avec lui, car elle avait eu le caprice de s’asseoir fort loin de son prétendu, et tout près de sa tante.

— Adela, avait-elle dit tout bas à son amie, en allant dîner, je compte sur vous pour causer toute la soirée avec George, car moi j’ai une nouvelle conquête à faire.

Bertram était enchanté, il n’était pas d’un naturel jaloux, et en ce moment il n’aurait pu trouver l’ombre d’un prétexte à jalousie. Sa bien-aimée se trouvait faire tout juste ce qu’il désirait : elle prouvait l’excellence de son choix à l’homme dont il appréciait le plus l’opinion.

Quand les dames eurent quitté la salle à manger, Harcourt et Bertram regrettèrent amèrement la disposition trop hospitalière de mademoiselle Baker. Ils ne savaient que faire du jeune vicaire, M. Meek. Le Révérend remarqua que mademoiselle Baker était une aimable personne, que mademoiselle Waddington était une charmante personne, que mademoiselle Pénélope Gauntlet était une très-aimable personne, et que mademoiselle Adela Gauntlet était une gracieuse personne : puis la conversation sembla complètement épuisée. Mais le supplice ne fut pas de longue durée, et le café n’était pas encore prêt, que les trois hommes étaient remontés au salon.

— Vous voyez Arthur Wilkinson très-souvent maintenant, n’est-ce pas ? demanda Bertram à Adela.

— Oui, c’est-à-dire non, pas très-souvent. Sa cure lui prend beaucoup de temps. Mais je vois sa sœur Mary très-fréquemment.

— Pensez-vous qu’Arthur soit content de sa position ? Il ne m’a pas paru aussi satisfait que je l’aurais espéré. Cependant c’est une bonne cure, et le marquis s’est certainement montré très-aimable pour lui.

— Oui, très-aimable, répondit Adela.

— Toujours est-il qu’il se passera du temps avant que moi, je gagne douze mille francs par an. Savez-vous que, dans ses lettres, jamais Arthur ne semble heureux d’avoir obtenu cette cure ?

— Vraiment ?

— Non, jamais ; et je lui ai trouvé l’air triste et abattu l’autre jour. Il devrait se marier ; voilà ce que c’est. Tout jeune ministre, dès qu’il a une cure, devrait prendre femme.

— Vous êtes comme le renard qui avait la queue coupée, dit Adela en s’efforçant de causer naturellement.

— Mais la position n’est pas la même. Personne ne peut douter qu’Arthur ne doive se marier. Sa position l’y oblige.

— Il a sa mère et ses sœurs…

— Bah ! une mère et des sœurs ! Une mère, et des sœurs, c’est très-bien — ou c’est très-mal, ça dépend ; mais un ministre de campagne doit être marié. Si vous ne lui trouvez pas une femme là-bas dans votre Hampshire, je le ferai venir à Londres, et je lui en chercherai une moi-même. Occupez-vous donc de cela sérieusement à votre retour, je vous en prie, mademoiselle.

Adela sourit et ne rougit pas ; elle ne jugea pas nécessaire de dire à Bertram qu’elle pensait comme lui qu’un ministre de campagne devait se marier.

— Je ne vous ferai pas de questions, dit Bertram quand il se retrouva dans la rue avec son ami Harcourt, et je ne vous permettrai même pas de me dire votre avis ; nous sommes convenus, vous savez, que vous n’auriez pas le courage de parler franchement. Il ne put s’empêcher de dire ces mots d’un ton légèrement triomphant.

— Mademoiselle Waddington est tout simplement la plus ravissante femme que j’aie jamais vue.

— Allons, allons, tâchez donc d’être un peu plus original. Je vous assure, plaisanterie à part, mon cher Harcourt, que je ne vous demande pas du tout votre avis. Je tenais à ce que vous la vissiez, mais je me soucie comme de l’an quarante de ce que vous en pensez. L’opinion de votre femme, — si jamais vous en avez une, — me sera infiniment plus précieuse.

— Sur mon honneur, Bertram, je n’ai jamais eu moins envie de plaisanter.

— Ce qui n’est pas beaucoup dire, car vous plaisantez toujours. Mais Bertram savait à quoi s’en tenir ; il voyait clairement quelle impression avait produite mademoiselle Waddington, et il en était ravi.

— Et vous avez eu le courage de vous proposer, vous et vos cinq mille livres de rente, à une pareille femme ?

— Ha ! ha ! ha ! Mais je ne vous reconnais plus, Harcourt. Si vous l’admirez par trop, je vous prierai de ne plus revenir à Littlebath.

— Ce serait peut-être prudent. Mon cher Bertram, laissez-moi vous féliciter bien sincèrement. Je ne vois qu’un seul obstacle à votre bonheur futur.

— Lequel ?

— C’est que jamais on ne vous appellera M. George Bertram, mais bien le mari de madame George Bertram. Avec une femme comme celle-là on ne peut pas espérer de jouer le premier rôle. Si vous comptez être lord-chancelier ou secrétaire d’État, vous pourrez y prétendre, mais autrement, vous ne serez jamais qu’un accessoire.

— Bon, bon ; je saurai supporter ce malheur.

La visite d’inspection avait parfaitement réussi et George se coucha et s’endormit dans un véritable état de ravissement. Ce fut dans les mêmes dispositions qu’il se rendit le lendemain avec Harcourt à l’église où ils rencontrèrent Caroline et mademoiselle Baker. Il lui sembla toucher au septième ciel lorsque au sortir de l’église Caroline lui tendit la main, et mademoiselle Baker le trouva presque beau quand il la raccompagna chez elle à l’heure du lunch.

Mais son bonheur subit un assez rude échec ce même soir-là. Harcourt, devant absolument se trouver à Londres le lundi matin de bonne heure, il avait été convenu que les deux amis prendraient le dernier train de dimanche soir. Cet arrangement leur laissait tout juste le temps de dîner chez mademoiselle Baker avant leur départ. Il va sans dire que Harcourt avait demandé à s’en retourner tout seul, mais Bertram ne voulait pas avoir l’air d’être trop sottement épris pour ne pouvoir quitter sa belle et avait insisté pour accompagner son ami.

L’heure du départ fixée, mademoiselle Baker avait invité George à prendre part à une petite conférence qui devait avoir lieu avant le dîner dans son boudoir. Comme il avait quelquefois fait de petites visites à mademoiselle Baker dans cette pièce, il n’attacha pas une grande importance à la demande. Cette fois, Caroline s’y trouvait aussi. Il devina, sur-le-champ, que quelque chose se tramait contre lui.

Mademoiselle Baker engagea la bataille. — George, dit-elle, Caroline m’a fait promettre de vous parler avant que vous retourniez à Londres. Asseyez-vous donc.

— Mon Dieu ! dit-il en prenant place sur le canapé à côté de Caroline, je ne sais vraiment que penser. Vous avez toutes les deux un air si solennel ! Si je dois être condamné, milord-juge, j’espère que vous m’accorderez un long délai.

— Vous l’avez dit, fit mademoiselle Baker, je crains seulement que le délai ne soit trop long, George.

— Que voulez-vous dire ?

— Voici ce que c’est : nous pensons qu’il vaut mieux que le mariage ne se fasse que lorsque vous aurez été reçu avocat.

— C’est absurde ! s’écria George, un peu trop impérieusement pour un amoureux.

— Mais non, George, cela n’est pas absurde ! dit Caroline de sa voix la plus douce et d’un ton presque suppliant. Soyez calme, ne vous fâchez pas. Nous proposons cela pour votre bien.

— Pour mon bien !

— Oui, pour votre bien, dans votre intérêt, répéta-t-elle en passant le bras de George sous le sien et en le serrant pour ainsi dire sur son cœur. Ce que nous disons est certainement dans votre intérêt, George ; et vous savez combien nous sommes tenues d’y penser.

— Eh bien ! moi, dans mon intérêt, je repousse une semblable sollicitude. Je connais le monde aussi bien que vous ou votre tante…

— Je n’en suis pas bien sûre, dit Caroline.

— Et je sais à merveille que nos fortunes réunies devraient amplement nous suffire pendant quatre ou cinq ans. Il faudra, par exemple, que vous renonciez à avoir un cheval…

— Cela, c’est la moindre des choses, George, — la moindre des choses.

— Et ce serait tout. Combien de milliers de ménages vivent à Londres, pensez-vous, avec un revenu moindre que celui que nous aurions ?

— Bien des milliers, sans nul doute. Mais est-il beaucoup de ménages, en est-il un seul, qui soit heureux avec cette fortune, quand le mari a été élevé comme l’a été M. George Bertram ?

— À mon avis, Caroline, vous n’y entendez rien. Ce sont sans doute vos amis du soi-disant grand monde de Littlebath, qui vous auront donné cette panique au sujet de l’argent.

— Je n’ai pas d’ami à Littlebath avec lequel je daignerais parler de cette affaire ; je n’ai que ma tante Mary, dit Caroline d’un ton légèrement offensé, mais sans trop de colère.

— Et vous, tante Mary, qu’en pensez-vous ?

— Mon Dieu ! moi, je suis de l’avis de Caroline ; réellement je suis tout à fait de son avis.

— Je comprends, elle vous aura persuadée. (Ceci était vrai.)

— Oserai-je vous demander, mademoiselle, la date que vous daignez fixer maintenant pour notre mariage ? dit Bertram d’un ton moitié fâché, moitié railleur. (Il sembla à Caroline que le ton fâché dominait.)

— Le lendemain du jour où vous serez reçu avocat, monsieur Bertram ; à moins toutefois, que vous ne vous sentiez pas de force à supporter ces deux grands événements arrivant coup sur coup.

— Vous savez, je pense, que ce serait retarder notre mariage de près de trois ans ?

— De plus de deux ans, oui, si je ne me trompe.

— Et vous pouvez parler sans émotion d’un pareil délai ?

— Pas sans émotion, George, mais avec une détermination bien arrêtée.

— Et pourquoi, moi aussi, n’aurais-je pas une détermination bien arrêtée ?

— Mais, sans doute, mon ami, cela vous est permis. Vous pouvez me proposer, si vous en avez le courage, d’ajourner encore notre mariage à deux ans au delà du terme que j’ai dit moi-même. Vous pouvez même me dire, si cela vous convient, qu’à de pareilles conditions vous ne voulez plus m’épouser du tout. Nous avons, l’un et l’autre, ce que vous autres avocats vous nommez un veto. Eh bien ! mon ami, j’oppose mon veto à la pauvreté pour vous, à la gêne de tous les jours, à une maison mal tenue, au danger d’avoir une femme irritable et maussade. Je serai toujours enchantée de pouvoir vous aider à être heureux, prospère et vaillant vis-à-vis du monde ; mais je ne veux pas être pour vous une pierre au cou qui paralyse vos premiers efforts. Si moi, je puis attendre, George, ne le pourrez-vous pas ? Cette position que je vous propose, qui offre tant d’inconvénients pour une jeune fille, ne gêne nullement un homme.

Le lecteur a dû déjà s’apercevoir que mademoiselle Waddington n’était pas facile à persuader. En cette occasion, Bertram échoua complètement. Il y eut un moment où la tante Mary fut sur le point de céder, mais Caroline ne bougea pas plus qu’un roc. Toute l’éloquence de George — et il fut très-éloquent — demeura sans effet. Le ton de Caroline s’adoucit, ses manières devinrent affectueuses, presque tendres : mais rien ne put l’engager à se rétracter. Bertram prit la chose de fort haut, et dit que cet ajournement équivalait à l’annulation de toute promesse. Caroline ne se fâcha pas ; elle ne le prit pas au mot ; mais elle lui dit à voix basse qu’elle sentait bien que par la résolution qu’elle avait annoncée elle lui avait donné le droit de se dégager. Il pouvait reprendre sa liberté sans manquer à la loyauté. Mais elle ajouta, qu’en ce qui la concernait, ce serait manquer à la vérité que de prétendre qu’une pareille décision lui ferait plaisir ; qu’elle lui ferait… lui ferait… pour la première fois l’émotion la gagna, et, avant qu’elle pût achever, George était à ses pieds, lui jurant qu’il ne voulait pas, qu’il ne pouvait pas vivre sans elle, qu’elle devait bien savoir qu’il ne le voulait ni le pouvait.

Ainsi finit la petite conférence. George certainement ne l’avait pas emporté. Caroline, en revanche, avait réussi à faire connaître sa résolution, sans pour cela perdre son prétendu. Chaque fois qu’elle avait répété sa détermination de ne pas se marier avant que George fût reçu avocat ; la tante Mary avait fait suivre la déclaration d’une petite clause — portant que cette décision pourrait être annulée d’un moment à l’autre par quelque nouvel acte de générosité de la part de l’oncle Bertram. Pour la tante Mary, l’oncle millionnaire, le riche grand-père était encore le bon génie qui pouvait et devait apparaître sur la scène, au dernier acte, pour tirer tout le monde d’embarras.

En rentrant le soir à Londres avec son ami Harcourt, George Bertram ne se sentit pas aussi triomphant dans son amour qu’il avait été le matin avant la conférence.




CHAPITRE XVII


LE NOUVEAU MEMBRE DU PARLEMENT.


Je vais maintenant prier mes lecteurs de supposer que deux années se sont écoulées depuis mon dernier chapitre. C’est là une terrible lacune dans une histoire, je le sais, mais de nos jours on ne respecte guère les unités, et une licence qui eût paru jadis inadmissible ne semble plus qu’une légère inconvenance.

Il faut pourtant dire quelque chose de ces deux années que nous devons considérer comme passées. Constatons d’abord qu’aucun mariage ne s’est fait parmi nos personnages ; aucune mort non plus n’est survenue pour éclaircir leurs rangs.

Dans notre rapide coup d’œil rétrospectif, nous allons donner le pas à M. Harcourt, car c’est lui qui a fait le plus de chemin sur la route du succès, — ce succès mondain qui est le but de toutes les ambitions. Il a marché et prospéré, et aujourd’hui tout le monde en dit le plus grand bien. Il siège déjà au parlement comme l’honorable représentant de Battersea, et non seulement il y siège, mais il s’y fait écouter lorsqu’il lui plaît de parler. Quand il parle, c’est toujours en légiste. Il ne se laisse point entraîner en dehors de sa profession par les attraits fallacieux de la politique générale. Sur les questions de réforme légale, il a des opinions très-prononcées ; sur les matières qui touchent à la justice, il a des idées à lui, — ou, pour mieux dire, des idées qu’il exprime sous une forme à lui ; enfin, en sa qualité d’avocat attaché aux tribunaux ordinaires, il dénonce volontiers les délais et les frais exorbitants de la cour de chancellerie, et le bruit court que c’est lui qui aurait fourni les détails techniques d’un certain roman qui fait grand bruit et dont l’objet est de démolir l’autorité du lord-chancelier.

Mais, bien que comme membre du parlement il ne s’occupe que de questions légales, il va sans dire qu’il est toujours prêt, en toute occasion, à aider son parti de son vote. Son parti ! Voilà quelle avait été sa grande difficulté en prenant place à la Chambre. Quel serait son parti ?

Comme avocat, il avait travaillé avec persévérance, et pour cela un parti ne lui avait pas été nécessaire. Ç’avait été du bon travail honnête, — honnête du moins en tant que travail, car on n’aurait pu toujours en dire autant du but. Cet honnête travail, et une certaine habileté dans le maniement de son éloquence, lui avaient suffi dans les commencements. Il n’était pas tenu alors d’avoir, ou, pour mieux dire, de professer en politique des opinions tranchées. Mais aucun avocat ne peut espérer atteindre à la célébrité sans tenir à un parti ; or, l’opulence sans la célébrité n’aurait point contenté M. Harcourt.

Quand donc il jugea le moment venu d’entrer au parlement et qu’il se présenta à cette fin au suffrage des habitants de Battersea, il comprit qu’il fallait adopter un parti. En ce temps-là, le mot d’ordre politique du jour était le rappel de la loi des céréales, et les électeurs de Battersea tenaient absolument à savoir si M. Harcourt était partisan, oui ou non, de la liberté du commerce en ce qui touchait les grains.

S’il faut parler franchement, celui-ci ne prenait pas le moindre intérêt à la question. Il ne s’intéressait qu’à la jurisprudence — et à ce qu’elle peut rapporter, mais il comprit qu’il fallait désormais s’intéresser aux céréales, apprendre la question, — peut-être bien, mon Dieu ! savoir en parler couramment, au besoin, pendant une heure ou deux. Il n’en est pas moins vrai qu’il ne s’en était jamais préoccupé avant la quinzaine qui précéda sa campagne électorale.

Les conservateurs étaient alors au pouvoir et se posaient en ennemis déclarés du commerce libre des grains. Ils s’étaient engagés à maintenir le droit sur les blés importés, — si tant est qu’en politique on puisse jamais être engagé à quoi que ce soit. Ce droit protecteur était même devenu leur grand cri de ralliement, depuis qu’il leur avait fallu en abandonner tant d’autres bien plus importants !

Le public n’avait pas encore appris par expérience ce qu’il a appris depuis, à savoir qu’aucune réforme, aucune innovation, — nous pourrions presque dire aucune révolution, — n’est assez en abomination à un Tory anglais pour qu’il ne puisse, à la rigueur, en prendre son parti. Toute pilule de ce genre peut s’avaler, à la condition de boire largement en même temps à la source du pouvoir. C’est là un fait politique désormais acquis, et il y a pour le parti tory un grand avantage à ce que la capacité de son gosier soit ainsi reconnue. Quelle que soit la chose que désire le peuple, — des sénateurs juifs, du blé à bon marché, le vote au scrutin, l’extension du suffrage, n’importe quoi, — ils l’obtiendront des Tories si les Whigs ne peuvent la lui donner. Le malheureux chef d’un cabinet whig n’a que les libéraux pour l’appuyer, mais un Tory réformateur sera soutenu par tout le monde — si ce n’est par le petit nombre de délicats que son improbité politique aura révoltés.

Si Harcourt avait quelque prédilection, c’était pour les Whigs ; mais il n’était pas assez naïf pour permettre à ses prédilections de nuire à ses intérêts. De quel côté voyait-il l’ouverture la plus favorable ? Les Tories — j’aime mieux ce titre vague que celui de conservateurs qui implique un mensonge — les Tories étaient, il est vrai, au pouvoir ; mais par cela seul qu’ils y étaient, ils étaient menacés d’avoir à en sortir. Puis ils étaient, comme de juste, pourvus de solliciteurs généraux, d’avocats généraux et de fonctionnaires légaux de toute sorte. L’avenir était peut-être aux Whigs.

En cet état de choses, Harcourt alla consulter son ancien ami M. Die, le vieil avocat de chancellerie, riche, calme et laborieux, ce même M. Die auquel il avait adressé dans le temps son ami Bertram. Chacun de nous a quelque vieil ami paisible et confidentiel du genre de M. Die, — quelque bonhomme, silencieux d’ordinaire, qui connaît le monde, dont l’expérience est vaste, et qui, sans avoir réussi à parvenir lui-même, aide volontiers et utilement les autres à réussir. Chacun de nous, dis-je, a un ami de ce genre, et M. Die était l’ami de M. Harcourt. Il était considéré comme un Tory, un Tory de la vieille école, de l’école de lord Eldon, mais Harcourt savait que son jugement n’en serait pas moins impartial. Un avocat, qui a cinquante ans d’exercice, ne se laisse pas influencer par ses prédilections personnelles.

M. Die comprit bien vite la situation. Son jeune ami Harcourt entrait au parlement avec l’idée bien arrêtée de devenir au plus tôt solliciteur-général. Il pouvait y parvenir de deux manières : il pouvait être le solliciteur-général des Whigs, ou bien celui des Tories. Le choix en était à peu près indifférent à M. Harcourt, et M. Die ne s’en préoccupa nullement en formulant ses conseils.

Il va sans dire que personnellement M. Die regardait le rappel de la loi des céréales comme une invention diabolique. Il était assez vieux pour avoir vu jadis du même œil la réforme parlementaire et l’émancipation des catholiques. Si vous eussiez pu mettre à nu l’esprit de M. Die, vous y auriez trouvé la conviction bien arrêtée que le monde approchait lentement de sa fin et que cette catastrophe était amenée par des mesures sataniques de réforme. Mais vous y auriez trouvé aussi la conviction, non moins ferme, que les consolidés dureraient aussi longtemps que lui, pour le moins ; et que ses craintes pour l’avenir pouvaient s’ajourner, pour n’aboutir qu’à la quatrième ou — qui sait même ? — à la dix ou douzième génération à naître. Donc, M. Die n’était point personnellement malheureux, malgré ses croyances politiques.

— Je serais disposé à soutenir le ministère, si j’étais un jeune homme entrant au parlement, dit M. Die.

— Mais c’est qu’il y a déjà dix de mes anciens qui font ce métier-là à la Chambre, répondit Harcourt. Par anciens, il entendait ses devanciers du barreau.

— C’est possible, mais on veut des jeunes gens aujourd’hui. Je crois que c’est encore le plus sûr.

— Jamais je ne serai nommé à Battersea si je ne me lie pas à l’égard de cette question des céréales.

— C’est à considérer, dit M. Die, — c’est à considérer. C’est un grand point qu’un siège au parlement, et on ne l’a pas quand on veut. Toutes réflexions faites, j’inclinerais à faire la concession aux électeurs.

— Et à m’engager au rappel de la loi des céréales ?

— Vous engager ? répéta M. Die avec un demi-sourire. Les hommes publics sont obligés de s’engager à bien des choses par le temps qui court. Mais, selon moi, vous pourriez… vous pourriez adopter l’opinion populaire au sujet du commerce libre et, pas moins, vous rendre très-utile à sir Robert Peel.

M. Harcourt était encore fort jeune, et on peut l’excuser de n’avoir pas su comprendre toute la profondeur de la sagesse de M. Die. Il est certain qu’il ne s’en rendit pas compte dans le moment, mais il était venu consulter l’oracle avec une foi entière et il était bien résolu à se laisser guider par lui.

— Ne vous liez donc jamais sans nécessité à une politique expirante. Il en résulte qu’il faut se dégager, et, en mettant les choses au mieux, cela fait toujours perdre du temps.

Harcourt se présenta donc aux électeurs de Battersea, comme très-désireux de les servir en toutes choses, mais comme préoccupé surtout d’assurer leur bien-être par le libre commerce des grains. — « Est-il croyable, s’écria-t-il, qu’aujourd’hui encore, en l’an de grâce 184—....., » et ainsi de suite. Et les électeurs furent si frappés de ces paroles éloquentes et de l’enthousiasme qu’il déploya au sujet des céréales, qu’ils l’élurent à une grande majorité.

Il arriva donc que dans l’Annuaire parlementaire, M. Harcourt se trouva inscrit d’abord sous la simple désignation de « libéral ; » cependant dans une édition subséquente, on put lire, accolée à son nom, cette remarque : « Mais il soutient, dans la politique générale, l’administration de sir Robert Peel. » En somme, Harcourt arrangea si bien cette petite affaire, que, malgré sa jeunesse, et malgré les neuf devanciers politiques dont il a été question plus haut, on commença bientôt à parler de lui comme d’un homme destiné à de hautes fonctions.

Puis vint la famine irlandaise, et tous les liens qui rattachaient le grand parti tory se trouvèrent soudain brisés, comme des fils de soie. L’Irlandais n’eut plus de pommes de terre pour remplir sa marmite, et par contre-coup les grands et puissants propriétaires d’Angleterre s’aperçurent qu’ils avaient mis leur confiance en de faux dieux. Ils s’en aperçurent, ou durent faire semblant de s’en apercevoir. Le premier ministre tint de petits colloques avec ses subordonnés, — ses ducs et ses marquis, ses comtes et ses vicomtes ; mais il ne permit à aucun subordonné, fût-il duc ou marquis, d’avoir une opinion à lui. On leur dit qu’ils s’étaient trompés, qu’ils avaient suivi de faux dieux, et cela devait leur suffire. Cela suffit, en effet, à la très-grande majorité, de sorte que le bill pour le rappel de la loi des céréales fut présenté au parlement, et personne ne douta un instant qu’il ne dût passer.

L’occasion s’offrait enfin superbe à M. Harcourt. Il pouvait soutenir le ministère et conquérir les postes les plus élevés, sans avoir à se dégager d’aucun lien de parti. Ce sont là des bonheurs qui ne sont réservés qu’aux débutants en politique. Le temps était venu de faire un grand discours libéral qui lui assurerait pourtant l’éternelle reconnaissance du chef tory. Au moment où nous reprenons notre histoire, il venait de le prononcer, ce grand discours libéral, dans lequel il avait énergiquement loué, en sa qualité de membre indépendant, « la politique courageuse du grand ministre qui s’était montré assez sage, assez humain, et assez brave à la fois pour sauver son pays aux dépens de son parti. » M. Harcourt ne se demanda pas s’il existait d’autres hommes qui eussent pu sauver le pays sans trahir leurs amis, qui l’eussent sauvé si Peel n’eût pas été là tout prêt avec son apostasie, des hommes qui le sauvèrent, par le fait, en ce qu’ils forcèrent Peel à apostasier. De toutes ces choses, M. Harcourt ne dit pas un mot. Que ne devait-il espérer de la reconnaissance du ministre qu’il avait ainsi soutenu et vanté ?

M. Die se sentit très-fier du bon conseil qu’il avait donné ; pourtant il ne s’en vanta à personne, pas même à Harcourt. M. Die possédait le don de la réticence, si j’ose m’exprimer ainsi, mais son regard brilla un instant quand son jeune disciple, en le remerciant, reconnut la sagesse de ses avis.

— En politique, dit-il en élevant le verre de vin d’Oporto qu’il allait porter à ses lèvres, de façon à voir briller la lumière au travers, en politique, il faut jeter ses regards en avant ; dans la vie réelle, il vaut mieux regarder en arrière — si le passé fournit quelque chose de bon à regarder. Le passé de M. Die lui avait fourni quelque chose de fort bon à regarder : il avait pour quinze cent mille francs de consolidés.

Et maintenant il nous faut dire quelques mots des rapports de M. Harcourt avec les autres personnages de cette histoire. Il était toujours fort lié avec Bertram, mais il ne le regardait pas tout à fait du même œil qu’autrefois. Nous en dirons la cause plus tard ; ce qui est certain, c’est que Harcourt n’avait plus des talents de son ami l’opinion exaltée que nous lui avons vue. Il avait fait lui-même si rapidement son chemin, qu’il avait laissé Bertram bien loin derrière lui, et les deux amis menaient une vie si différente, qu’ils se voyaient bien moins souvent que jadis.

Mais si Harcourt s’occupait moins qu’autrefois de George Bertram le neveu, en revanche il s’occupait bien davantage de George Bertram l’oncle. Nous avons vu que dans le commencement il ne connaissait pas le vieux négociant ; aujourd’hui nous les retrouvons, avec de certaines réserves, presque intimes. Harcourt dînait de temps à autre à Hadley, et consultait souvent M. Bertram sur des questions d’argent de la plus haute importance.

M. Harcourt était devenu intime aussi avec mademoiselle Baker et Caroline Waddington. Entre mademoiselle Baker et lui, il s’était établi une grande amitié, et Caroline elle-même était en assez bons termes avec lui pour qu’elle lui parlât de ses peines de cœur et de son mariage projeté. Ces peines de cœur étaient profondes, ainsi que nous le verrons dans les chapitres qui vont suivre.

George Bertram avait appris de mademoiselle Baker que Caroline était la petite-fille du vieux Bertram, et il avait cru pouvoir, au milieu de ses épanchements, confier la chose à son ami. Il lui eût été difficile, à vrai dire, d’éviter cette confidence, car il avait plus d’une fois consulté Harcourt au sujet des obstacles qui s’opposaient à son mariage, et comment consulter un ami avec quelque profit, sur quelque sujet que ce soit, sans lui tout dire ?

Ce fut à la suite de cette révélation que Harcourt et mademoiselle Baker se lièrent si intimement. Les deux dames de Littlebath eurent beaucoup d’ennuis, et dans tous leurs ennuis le jeune et célèbre avocat de Londres fut très-empressé pour elles. Pendant la dernière de ces deux années qui viennent de s’écouler, la tante et la nièce étaient allées passer deux mois à Londres, et à cette occasion, elles avaient vu fort souvent M. Harcourt et point du tout George Bertram, bien que ce dernier fût encore le fiancé de mademoiselle Waddington.




CHAPITRE XVII


COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF. — PREMIÈRE ANNÉE.


Lorsque George Bertram était reparti pour Londres après la petite conférence tenue dans le boudoir de mademoiselle Baker, il ne s’était pas senti de très-bonne humeur. Il avait causé en route, car il voulait dissimuler son chagrin ; mais Harcourt avait bien jugé, à l’amertume de son ton, qu’il s’était passé quelque chose. Une dizaine de jours s’écoulèrent sans nouvelles, puis George écrivit à Caroline une lettre pleine de bons arguments et surtout pleine de tendresse, où il tâchait de l’ébranler dans sa résolution. Sa lettre était énergique, sinon éloquente. Il travaillait, dirait-il, aussi rudement qu’homme pouvait travailler, et cela afin d’obtenir Caroline. Il savait parfaitement que son ardeur au travail ne lui venait que de cette seule pensée : qu’il se croyait le droit de la regarder comme sa femme. Il était reconnaissant à Caroline de lui fournir un aussi noble et un aussi nécessaire encouragement ; et il ajoutait que, depuis qu’il se sentait engagé vis-à-vis d’elle, il n’avait cessé de remercier la Providence pour le fardeau qui pesait sur ses épaules, aussi bien que pour le bonheur qui inondait son cœur. Mais la force lui manquerait pour supporter le fardeau quotidien, si le bonheur devait être indéfiniment ajourné. Il commençait déjà à perdre et le courage et l’énergie. Il lui semblait qu’on lui avait dérobé sa grande espérance. Ses rêves lui promettaient toujours le bonheur, mais le réveil ramenait le désappointement. Il sentait que cela ne pouvait pas durer, qu’il n’aurait pas la force de travailler avec l’ardeur qu’il voudrait, s’il était privé trop longtemps de sa récompense. « Par respect pour la sainteté du lien qui m’unit à vous, ajoutait-il un peu trop solennellement, j’ai renoncé au genre de vie auquel me portait peut-être ma nature. Ne pensez pas que j’en aie du regret ; au contraire, je me réjouis de l’avoir fait, de le faire encore, mais c’est pour vous que je le fais. N’est-ce point aussi de vous que je dois attendre ma récompense ? S’il y a des risques à courir, ne les partagerai-je pas ? S’il y a à souffrir, ne souffrirai-je pas aussi ? Et si l’homme peut, grâce à ses efforts, défendre la femme contre la souffrance, je vous défendrai. » En terminant, il suppliait Caroline de consentir à ce que leur mariage eût lieu l’automne suivant.

Le retour du courrier lui apporta trois lignes d’elle. Elle l’appelait son bien cher George, et lui demandait huit jours pour répondre longuement à sa lettre : « Elle ne pouvait répondre, disait-elle, qu’après mûre réflexion. » George, tout heureux, lui écrivit pour la prier de ne point se hâter. Il attendrait sa réponse avec la plus grande patience ; mais il la suppliait de nouveau d’être miséricordieuse. Il était clair cependant d’après cette lettre — du moins la chose parut claire à Caroline — qu’il croyait son éloquence irrésistible, et qu’il ne doutait pas un instant du succès. Aussi cette seconde lettre détruisit-elle en grande partie l’effet très-réel qu’avait produit la première sur le cœur de la jeune fille.

En la lisant le matin dans sa chambre avant l’heure du déjeuner, Caroline s’était sentie fort ébranlée. Mais elle se décida à n’en pas parler ce jour-là à sa tante. Elle savait que mademoiselle Baker lui conseillerait de céder sur-le-champ, et elle aurait préféré un conseiller plus sévère. Elle mit donc la lettre dans sa poche, et s’en alla tranquillement déjeuner, après quoi, elle écrivit le petit billet dont nous avons parlé plus haut.

Elle réfléchit tout ce jour-là et tout le lendemain à cette affaire. Vers la fin du second jour, elle avait presque pris le parti de céder. Puis vint le petit billet de George, dont le ton trop triomphant, selon elle, la rendit de nouveau inflexible. Avant la fin de cette journée, elle s’était raffermie dans ses premiers principes. Elle avait agi jusqu’alors d’après la règle qu’elle s’était tracée, elle persévérerait dans la même voie.

Le quatrième jour, elle se trouvait toute seule au salon — sa tante ayant quitté Littlebath pour la journée, lorsque Adela Gauntlet vint là voir. Sachant qu’Adela l’engagerait à céder, elle n’aurait certainement pas été lui demander conseil, mais son cœur était triste, et elle ne put s’empêcher d’abord de parler de la lettre qui se trouvait sur sa table à ouvrage, et bientôt de la faire lire à son amie.

L’avis que donnerait Adela ne pouvait faire l’objet d’un doute, mais Caroline ne s’attendait pas à l’entendre parler avec l’impétuosité et l’éloquence emportée que donne une conviction profonde. Elle était loin de croire Adela capable de montrer tant de passion.

— Eh bien ! fit-elle, quand elle vit Adela replier lentement la lettre et la remettre dans l’enveloppe, eh bien ! quelle réponse dois-je lui faire ?

— Pouvez-vous en douter ? dit Adela dont les yeux brillèrent comme jamais Caroline ne les avait vus briller.

— Oui vraiment, je doute ; je doute beaucoup. Je ne devrais pourtant pas douter. Ce que je savais être la sagesse il y a huit jours est encore la sagesse aujourd’hui. Mais on est faible, et il est si difficile de refuser à ceux qu’on aime.

— Ah ! oui, bien difficile, dit Adela. Selon moi, il faudrait qu’une femme eût une pierre à la place du cœur pour rejeter une pareille demande, faite par un homme à qui elle aurait confessé son amour.

— Mais ce n’est pas une raison, parce qu’on aime un homme, pour qu’on veuille le plonger dans la misère.

— Nous redoutons trop ce que nous nommons la misère, dit Adela. Est-ce donc la misère, Caroline, que dix mille livres de rente ? Vous n’aviez pas le droit de dire à cet homme que vous l’épouseriez si vous ne comptiez pas le faire avec ce revenu-là. Il ne devrait rien demander : il a le droit d’exiger.

— Exiger ! non. Le temps d’exiger n’est pas encore venu pour lui.

— Pardonnez-moi, il est venu, si vous êtes fidèle à votre parole. Vous auriez dû réfléchir à tout ceci, et je ne doute pas que vous ne l’ayez fait avant de promettre de l’épouser. Vous n’avez pas le droit maintenant de le rendre malheureux.

— C’est pour cela justement que je ne veux pas le condamner à la pauvreté.

— La pauvreté ! hélas ! comme on la craint ! N’y a-t-il donc rien de pis qu’elle, rien de pis que ce que vous appelez la pauvreté, — cette pauvreté qui ne peut pas changer ses robes ? » — Caroline la regarda avec étonnement, — mais Adela continua. Ah ! sans doute, un cœur brisé n’est pas tant à redouter, ni les larmes de chaque jour, ni les espérances déçues, ni le désappointement vide et lourd, ni les tristesses amères. Tout cela n’est rien comparé à l’inquiétude de n’avoir pas un garde-manger bien garni ! Oui ! ne vous mariez pas que vous ne soyez parfaitement rassurée de ce côté-là, quelque vide que puisse être le cœur

— Adela !

— D’autres peuvent être excusables, continua celle-ci, — se reportant comme toujours à l’entrevue de West-Putford et défendant vis-à-vis d’elle-même celui qu’elle ne pouvait s’empêcher d’accuser au fond du cœur, — d’autres peuvent être excusables, mais vous, vous ne sauriez l’être. Si maintenant vous repoussez Bertram, tous les maux qui à l’avenir pourront l’atteindre pèseront sur votre cœur comme le remords. Il n’est pas homme à prendre la chose tranquillement et à attendre, si vous refusez de l’épouser aujourd’hui.

— Je saurais vivre sans lui.

— C’est votre orgueil qui dit cela, et je crois, en effet, que vous pourriez vivre sans lui. Mais j’ai trop bonne opinion de vous pour croire que vous pourriez être heureuse sans lui, pas plus que lui ne pourra être heureux sans vous. Vous serez tous deux fiers, endurcis et malheureux, — endurcis en apparence seulement, car vous n’aurez pas même le triste bonheur de l’être réellement.

— Mais vraiment, Adela, à vous entendre, on vous croirait la victime de quelque passion malheureuse qu’une prudence cruelle serait venue traverser.

— Et l’on aurait raison ! En disant ces mots Adela se leva, comme pour continuer debout l’avertissement passionné qu’elle donnait à son amie. Mais la force lui manqua, elle tomba à genoux devant le canapé, et, le visage caché dans ses mains, elle fondit en pleurs et en sanglots.

Caroline, toute consternée, fit son possible pour calmer son amie ; mais Adela la supplia de la laisser tranquille un instant.

— Une seule minute, dit-elle d’une voix plaintive et à peine reconnaissable, une seule minute et je serai remise. J’ai été absurde, mais n’en parlez jamais, jamais, jamais à qui que ce soit ; promettez-le-moi, Caroline, promettez-le-moi ! Chère Caroline, vous me le promettez, n’est-ce pas ? Personne n’en sait rien, personne n’en doit rien savoir.

Caroline promit de se taire ; mais naturellement elle se montra curieuse de savoir toute l’histoire. Adela se refusa positivement à en dire plus long sur elle-même. Dans un moment d’émotion poignante elle avait fait allusion à sa propre douleur, mais pour rien au monde elle n’aurait de nouveau recommencé à parler d’elle-même. Elle n’ajouta donc rien sur ce point, mais elle n’en persévéra pas moins, d’une voix devenue plus douce et plus touchante encore, à supplier son amie de ne pas aliéner à jamais le noble cœur qui se donnait à elle.

Une pareille scène ne pouvait manquer de produire quelque effet sur Caroline. Mais en fin de compte, le résultat ne fut pas tel que le souhaitait Adela. Mademoiselle Waddington s’était promis qu’en aucune circonstance de la vie, elle ne se laisserait entraîner par la passion. Pourquoi donc se laisserait-elle persuader aujourd’hui par la passion d’une autre ? Qu’était-ce, en réalité, que l’histoire d’Adela ? Elle ne savait absolument rien du fond des choses. Il se pouvait qu’Adela eût été indignement traitée. D’où venaient les torts ? de ses amis, de celui qu’elle aimait, ou d’elle-même ? Ne serait-ce pas folie, qu’elle, Caroline Waddington, se laissât influencer par l’exemple d’une personne qui ne voulait pas même lui expliquer de quelle nature était cet exemple ?

En définitive, le délai d’une semaine écoulé, Caroline écrivit à George pour lui dire que, malgré tout ce qu’il lui en coûtait de le chagriner, elle se voyait obligée de s’en tenir à sa première résolution. Elle s’exprima avec force et employa une logique plus serrée, peut-être, que celle de son pauvre amoureux.

« J’espère, disait-elle, qu’il viendra un temps où vous comprendrez que j’avais raison. Mais il est une chose dont je suis parfaitement certaine, c’est que, si aujourd’hui je consentais à faire ce que vous me demandez, vous ne tarderiez pas à reconnaître que j’ai eu tort ; et si je découvrais cette pensée chez vous, j’en mourrais. Je sens que ni ma nature ni mon éducation ne me rendent propre à être la femme d’un homme pauvre. Je dis ceci en toute humilité ; mais s’il vous plaît d’y voir de l’orgueil, je n’ai aucun moyen de vous convaincre du contraire. Vous ne sauriez pas davantage être le mari d’une femme pauvre. Aujourd’hui, l’amour et l’enthousiasme vous font parler légèrement de la gêne ; mais l’avez-vous jamais connue ? Depuis votre sortie de l’école, n’avez-vous pas eu tout ce que l’argent peut donner ? Avez-vous jamais eu un désir raisonnable que vous n’ayez pu satisfaire ? Jamais, à ce que je crois. Il en est de même pour moi. Et de quel droit supposerions-nous que nous pourrons faire l’un pour l’autre ce que nous n’avons jamais fait pour nous-mêmes ?

« Vous parlez du chagrin de l’attente. Ne serait-ce pas parce que jusqu’ici vous n’avez connu aucun autre chagrin ? Tout homme qui veut réussir ne doit-il pas savoir attendre, — travailler, attendre et patienter ? Je sais que vous vous appliquez trop. Vous mettez trop d’ardeur à tout ce que vous faites. Ne vous tuez pas de travail. Ménagez-vous pour l’amour de moi, s’il m’est encore permis de parler ainsi. Vous me dites que vous avez abandonné le genre de vie auquel votre nature vous portait ? Je ne vous crois point une mauvaise nature et je serais fâchée de penser que vous vous privez de plaisirs, honnêtes en eux-mêmes, parce que vous vous sentez lié envers moi. » L’ardeur des protestations de Bertram sur ce dernier point devait flatter toute jeune fille ; mais Caroline, en y réfléchissant, ne se soucia pas d’être ainsi flattée. Elle eût désiré trouver chez son futur mari moins de passion et plus de jugement. Elle souhaitait de lui voir mieux comprendre que le véritable but de leur union devait être de s’engager ensemble dans le combat de la vie afin que, réunis, ils pussent lutter avec plus de chances de succès qu’isolément. C’était ainsi qu’elle l’entendait.

— « C’est avec douleur que je vous écris, poursuivait-elle, car je sais que ce que j’écris vous fera de la peine. Mais j’ai la conviction aussi que je remplis un devoir. Je suis prête à reconnaître pourtant que ce délai peut se trouver en désaccord avec les intentions que vous aviez quand vous m’avez priée d’être votre femme. Nous ne nous sommes pas trompés volontairement l’un l’autre, j’en suis certaine, mais il est possible que nous nous soyons mal compris. S’il en est ainsi, cher George, tâchons d’oublier tout le passé. Je ne dis pas ceci pour moi. Si vous le désirez, je suis prête à me regarder comme engagée à vous appartenir un jour et j’attendrai. Prête, ai-je dit ! Prête est un mot bien froid ; remplacez-le par celui que votre cœur préférera. Mais, dans le cas où cette attente serait contraire à vos idées, où vous ne voudriez pas vous y soumettre, regardez-vous comme absolument libre de prendre une décision nouvelle. Je n’ai aucunement le droit d’enchaîner votre volonté à la mienne. Je vous demanderai seulement de ne point tarder à vous décider. »

Voilà ce que disait la lettre, ou plutôt une partie de la lettre de mademoiselle Waddington, car nous n’en avons guère donné que la moitié. Cette lettre frappa Bertram de découragement. Dans son cœur, il accusa Caroline de froideur et d’insensibilité, et son premier mouvement fut de la prendre au mot et de rompre avec elle. En ce qui la touchait, il l’eût volontiers fait, mais il manqua de courage vis-à-vis de son propre cœur. Il ne se sentait pas la force de se séparer d’elle, bien qu’il n’eût pas demandé mieux que de la punir en lui disant qu’elle avait perdu tous ses droits sur lui. Bref, il ne fit rien. Il resta trois semaines sans lui répondre, sans l’aller voir, et sans que rien pût lui prouver même qu’il pensât à elle.

Enfin vint un petit billet de mademoiselle Baker qui l’invitait à les venir voir à Littlebath. Ce petit billet était plein de bonne humeur et de gaieté ; il était plus spirituel, surtout, que ne le comportait le talent épistolaire de mademoiselle Baker, et George y reconnut à l’instant la collaboration de Caroline. Elle avait donc le cœur léger !

La réponse que Bertram adressa, bien entendu, à mademoiselle Baker, contenait quelques lignes également enjouées et aimables, et peut-être plus spirituelles encore, dans lesquelles il s’excusait de ne pas aller à Littlebath pour le moment à cause de ses nombreux engagements à Londres. On était au mois de juin, et il ne pourrait s’échapper sans se rendre coupable d’une foule de parjures. Mais, en allant en Écosse au mois d’août, il s’arrêterait sans faute à Littlebath.

Bertram avait compté que chaque parole enjouée serait un coup de poignard dans le cœur de Caroline ; mais il n’en fut rien, et elle n’en ressentit pas même une piqûre d’épingle. Si Bertram avait montré un sombre chagrin, elle en aurait été blessée. Elle se serait sentie blessée aussi s’il l’eût prise au mot, et s’il eût mis fin à leur engagement, car elle commençait à découvrir qu’elle l’aimait plus qu’elle ne l’avait d’abord cru possible. Sous l’empire de la prudence, elle avait pensé et elle avait écrit qu’elle pourrait, au besoin, rompre avec lui, mais quand vint le moment où elle put s’attendre à recevoir de lui une lettre pour lui dire qu’il acceptait cette offre de rupture, elle sentit battre son cœur à chaque coup de sonnette, et elle dut s’avouer qu’elle avait peur. La réponse de Bertram, si gaie, si rieuse et si spirituelle, la satisfit pleinement. Elle l’aimait, mais elle pouvait attendre ; elle l’aimait, mais elle ne désirait pas le voir triste parce qu’il était loin d’elle. Son amour était plein de raison et de mesure, mais c’était de l’amour. Elle venait d’en acquérir la preuve, non sans un certain étonnement.

Les nombreux devoirs de société auxquels George avait fait allusion existaient réellement. Le lendemain du jour où il avait reçu la lettre de Caroline, il avait fermé les Commentaires de Coke sur Lyttleton, et avait secoué la poussière de ses pieds sur le seuil de M. Die. Pourquoi travailler ? pourquoi se tapisser la cervelle de toiles d’araignées, et passer son temps à déchiffrer dans le grimoire légal de vieilles règles moisies qui ne sont bonnes qu’à aider les hommes à se tromper entre eux ? Le but qu’il s’était proposé n’existait plus. Son but avait été de prouver à celle qu’il aimait que, malgré sa jeunesse, malgré sa pauvreté, elle ne devait pas craindre de se mettre sous sa protection. Mais tant d’arides travaux entrepris pour elle ne l’avaient pas rassurée ! Il se dit alors qu’il les abandonnerait, — qu’il les abandonnerait du moins tant que durerait le beau temps.

Il alla passer la journée à Richmond avec ses amis. Dieu sait tout ce qu’ils firent à leur retour ce soir-là ! Et pourquoi Bertram s’y serait-il refusé ! Caroline n’avait-elle pas dit qu’il lui était indifférent de le voir partager les plaisirs de ses camarades ? Jusque-là il les avait évités pour l’amour d’elle. Mais, puisque cela lui était égal à elle, pourquoi maintenant se gênerait-il ? Donc il ne se gêna pas. Il ne fut plus question de jurisprudence, et M. Die ne prodigua plus ses éloges ; mais en revanche il y eut bon nombre de parties à Richmond et autres lieux, et les réunions joyeuses ne manquèrent pas à Londres. Mademoiselle Waddington avait été très-prudente, sans nul doute ; mais, en agissant autrement, elle se serait montrée peut-être plus prudente encore.

En allant en Écosse, Bertram s’arrêta, comme il l’avait dit, à Littlebath, et il y passa trois jours. Il s’était décidé en route à ne parler à Caroline de leurs dernières lettres échangées que si elle abordait la première cette question. De son côté, celle-ci avait pris la même résolution, et comme ils tinrent bon l’un et l’autre, il arriva que pas un mot ne fut dit à ce sujet. Ce silence satisfit pleinement Caroline, et nullement Bertram. En son cœur il l’accusa de nouveau d’être froide et insensible — « aussi froide que belle, » se dit-il en rentrant le soir à l’hôtel de la Charrue.

Les trois jours que nos amoureux passèrent ensemble à Littlebath parurent s’écouler assez agréablement. Ils montèrent à cheval ensemble, ils se promenèrent ensemble, ils dansèrent même ensemble un soir ; que dis-je ? ils causèrent beaucoup ensemble, et mademoiselle Baker crut que tout allait pour le mieux. Mais Bertram, en se remettant en route pour l’Écosse, se dit que Caroline était bien indifférente, et se demanda tout bas si réellement elle l’aimait.

— « Écrivez-moi, je vous prie, et donnez-moi des nouvelles de votre chasse, lui avait-elle dit au moment du départ. » La chasse ! quel sujet à choisir pour les lettres d’un amoureux ! Elle ne lui avait pas dit : Écrivez, écrivez souvent ; et toujours en écrivant, redites-moi que vous m’aimez.

— Oui, oui, j’écrirai, avait répondu Bertram en riant ; je vous enverrai un compte détaillé des pièces que j’abattrai.

— Et vous nous en expédierez aussi, j’espère, avait ajouté mademoiselle Baker.

— Sans doute, avait répondu Bertram ; — et il tint parole.

Cette tournée d’Écosse se fit en compagnie d’Harcourt et de deux ou trois autres amis ; et ce fut à cette occasion que Bertram confia à son ami le tourment que lui causait l’obstination de sa fiancée. Harcourt lui donna à peu près les mêmes conseils que lui avait donnés Caroline.

— Attendez, mon cher, prenez un peu de patience ; vous avez bien le temps de vous mettre dans les tracas du ménage. Pourquoi se presser d’avoir une demi-douzaine d’enfants autour de soi au moment où l’on commence à jouir de la vie ? Voilà certainement ce que se dit mademoiselle Waddington ; quoique, bien entendu, elle ne puisse pas vous le dire à vous.

Puis, un peu plus tard, Bertram raconta également à son ami ce qu’il savait de la naissance de mademoiselle Waddington.

— Ouf ! dit Harcourt, est-ce bien possible ? Ce que vous m’apprenez là me confond !

— C’est comme je vous le dis.

— Et votre oncle consent au mariage ?

— Il en est instruit du moins, et il ne s’y oppose pas. Il a même été jusqu’à proposer je ne sais quelle misérable somme d’argent.

— Mais à vous, qu’en a-t-il dit ?

— Rien ; pas un seul mot. Je ne l’ai vu qu’une fois depuis la Noël, et alors ni lui ni moi, nous n’en avons parlé.

Harcourt fit plus de cinquante questions à ce sujet, et toujours avec une ardeur qui témoignait de toute l’importance qu’il attachait à la nouvelle qu’il venait d’apprendre. Bertram répondit à toutes ses questions jusqu’à ce qu’il fût las de parler de son oncle.

— Et qu’importe, après tout, qu’elle soit la petite-fille de mon oncle ou d’un autre ?

— Mais il importe énormément. J’avoue que maintenant je suis surpris que mademoiselle Waddington veuille remettre votre mariage. J’avais jusqu’ici cru comprendre ses sentiments et sa conduite, et je les trouvais admirables. Aujourd’hui, je ne vois plus au juste ce qu’elle veut. Il me semble qu’elle devrait se sentir à l’abri de toute inquiétude pour l’avenir. Que ce soit elle ou vous que choisisse votre oncle pour son héritier, cela reviendra toujours au même.

— Écoutez-moi, Harcourt. Si elle voulait m’épouser demain afin de s’assurer l’héritage de mon oncle, je vous jure que je ne voudrais pas d’elle. Si elle ne me prend pas pour moi seul, et avec ce que je peux faire pour elle, elle n’a qu’à me laisser là.

Ainsi parla fièrement Bertram en se reposant avec son ami sur le sommet d’une montagne d’Écosse, en compagnie d’un paquet de sandwichs et d’un flacon de cognac.

— Alors, mon cher, vous n’êtes qu’un âne, dit Harcourt en vidant le flacon.

Bertram tint parole comme nous l’avons dit, et raconta minutieusement à la dame de ses pensées ses succès de chasse. Il lui donna également des détails sur le paysage, sur ses amis, et sur le caractère écossais. Ses lettres étaient naturelles et pleines d’amusants bavardages, telles enfin que la plupart des gens aiment à en recevoir de leurs amis ; mais il y était peu ou point question d’amour. Il se risqua pourtant une ou deux fois à lui parler de quelque jolie personne qu’il avait rencontrée, d’une aventure avec la fille d’un laird écossais, et il lui donna même à entendre, en plaisantant, qu’il ne s’en était pas tiré sans quelque légère blessure au cœur. Caroline lui répondit sur le même ton en lui racontant le plus plaisamment du monde les grands événements de Littlebath, et en lui conseillant vivement de ne pas négliger la fille du laird. Elle lui dit quelle avait été la joie de son cœur en rencontrant inopinément M. Mac Gabbery à l’établissement des bains, et quel avait été son désappointement en apprenant bientôt après qu’il existait maintenant une madame Mac Gabbery. M. Mac Gabbery avait épousé cette mademoiselle Jones dont M. et madame Pott n’avaient pas voulu pour belle-fille. Tout ceci était fort gentil, fort amusant et fort amical ; mais, en sa qualité d’amoureux, Bertram ne se sentit pas satisfait.

Lorsqu’il eu assez de la chasse et de la fille du laird, il se rendit à Oxford, mais cette fois sans s’arrêter à Littlebath. Puis d’Oxford il alla voir Arthur Wilkinson dans son presbytère. Pendant cette visite, il vit souvent Adela et trouva une grande consolation à lui parler de Caroline. En causant avec elle, il ne dissimula pas son profond mécontentement. Il écrivait d’aimables et spirituelles lettres à sa future, et en même temps il disait sur son compte à Adela les choses les plus dures, — des choses d’autant plus dures qu’elles étaient vraies.

— Je m’étais dévoué à elle, disait-il ; je travaillais pour elle comme un forçat, et je m’en estimais heureux. J’aurais tout risqué, tout souffert, tout supporté si elle avait consenti à partager ma vie. Tout ce que je possède aurait été employé à la mettre à l’abri de la gêne. Je l’aime encore, Adela ; c’est peut-être là mon malheur. Mais jamais plus je ne pourrai l’aimer comme je l’aurais aimée si elle était venue à moi tout d’abord.

— Comment travailler maintenant ? disait-il encore. Je serai reçu avocat, cela va sans dire, c’est la chose du monde la plus simple ; il est possible que je gagne alors de quoi nous faire vivre d’une façon convenable. Mais l’ardeur, la noble ardeur qui me soutenait a disparu. Elle préfère qu’il en soit ainsi. Elle est intolérante vis-à-vis de l’enthousiasme. N’est-il point malheureux, Adela, que nos caractères soient si différents ?

Que pouvait lui répondre Adela ? Chacune des paroles de Bertram lui semblait une vérité, une triste et accablante vérité, une répétition de cette vérité qui lui rongeait le cœur. Elle éprouvait pour lui une entière et cordiale sympathie. Elle ne blâmait pas positivement Caroline ; mais elle admettait, et admettait même très-volontiers que, selon elle, Caroline avait tort.

— Si elle a tort ! s’écriait alors Bertram. Mais qui en doute ? Il suffit d’avoir un cœur pour n’en pas douter. Et Adela répondait : En effet, il suffit d’avoir un cœur pour n’en pas douter.

— Elle n’a pas de cœur, reprenait Bertram. Elle est belle, gracieuse, spirituelle, charmante. Elle a tout ce que doit avoir une femme, moins le cœur, — moins le cœur. Puis il détournait le visage, et Adela le voyait passer brusquement la main sur ses yeux.

Que pouvait-elle faire, sinon pleurer aussi ? Et tout homme ne sait-il pas, — toutes les femmes le savent, — combien sont dangereuses de telles larmes ?

Pendant son séjour à Hurst-Staple, Bertram alla donc souvent à West-Putford pour voir Adela ; mais il remarqua qu’Adela ne venait guère au presbytère d’Arthur, et que celui-ci, de son côté, n’allait que fort rarement à West-Putford.

Il était évident pourtant que les deux familles étaient dans les mêmes bons rapports que par le passé. Adela voyait constamment Mary et Sophie Wilkinson ; le vieux M. Gauntlet dînait fréquemment à Hurst-Staple, et Arthur Wilkinson ne semblait éprouver aucune gêne en parlant de lui. Mais Bertram ne voyait Adela que chez elle, et, bien qu’il y eût dîné avec les demoiselles Wilkinson trois ou quatre fois, Arthur n’avait été qu’une seule fois de la partie.

— Êtes-vous donc brouillés, Arthur et vous ? dit-il un jour en riant à Adela.

— Oh ! non, nullement, répondit-elle, mais elle ne put s’empêcher de rougir vivement, et Bertram crut comprendre. Il ne lui reparla plus à ce sujet.

— Mon cher Arthur, pourquoi ne te maries-tu pas ? demanda-t-il le lendemain matin à son cousin.

Ce fut au tour d’Arthur de rougir, en se rappelant, non pas précisément Adela, mais la promesse qu’il avait faite à lord Stapledean d’abandonner la plus grande partie des revenus de la cure à sa mère, — promesse dont il n’avait jamais cessé de se repentir depuis le jour où il l’avait faite.

C’est peut-être ici le lieu de dire que, plus Arthur se repentait d’avoir fait cette promesse, en reconnaissant combien sa position était devenue par là fausse et humiliante, plus sa mère, d’un côté, semblait surmonter la répugnance qu’elle avait d’abord exprimée à l’idée de prendre le revenu de son fils. Cette répugnance avait toujours été en diminuant, et au moment où nous parlons, elle avait pour ainsi dire cessé d’exister. Comment pourrait-on blâmer madame Wilkinson d’avoir perdu tout remords ? Cet arrangement lui paraissait si excellent ! L’avenir de ses enfants était par là confortablement assuré, et il lui semblait si naturel d’être maîtresse au presbytère ! Bref, nous ne la blâmons pas, nous nous bornons à constater le fait. Elle avait déjà appris à se considérer comme propriétaire légitime des revenus ecclésiastiques, et comme son fils prélevait là-dessus des appointements de quatre mille francs, rien que pour faire le travail de la cure, — un vicaire se serait contenté de la moitié, disait-elle souvent — et qu’il avait en sus son traitement d’agrégé, elle ne se faisait aucun scrupule de lui faire largement payer toutes ses dépenses de vie, absolument comme si ce bon M. Wilkinson son père eût été encore de ce monde. Grâce à toutes ces heureuses circonstances, ce bon M. Wilkinson père n’était peut-être pas autant regretté que si les choses s’étaient arrangées autrement. Madame Wilkinson se plaisait à louer quotidiennement l’excellent lord Stapledean qui s’était si généreusement préoccupé d’elle au moment de son triste veuvage.

En ces occasions, Arthur prenait un air sombre et ne disait rien, et sa mère comprenait qu’il n’était pas content.

— Il n’est pas possible qu’Arthur nous envie notre revenu, dit-elle un jour à sa fille aînée.

— Non, non ; je suis sûre qu’il n’a pas cette idée, répondit Mary ; mais, je ne sais pourquoi, rien ne semble lui faire le même plaisir qu’autrefois.

— Alors, il n’est qu’un enfant ingrat. En effet, que pouvait désirer de mieux ce jeune homme que d’être confortablement installé à l’abri des cotillons de sa mère ?

— Et pourquoi ne te maries-tu pas ? avait donc demandé Bertram à son cousin. Il lui semblait étrange qu’Arthur ne se mariât pas ; Adela était une si proche voisine, et Adela était si charmante.

Bertram ignorait les circonstances qui avaient accompagné la nomination d’Arthur à sa cure ; celui-ci les lui raconta et termina son récit en disant :

— Tu vois bien que le mariage pour moi est hors de question.

Alors Bertram crut comprendre pourquoi Adela ne se mariait pas non plus, et il se demanda si tout le monde avait donc aussi peu de cœur que sa Caroline. Se pouvait-il qu’Adela elle-même eût refusé de se risquer dans le mariage jusqu’à ce que son futur mari fût en possession d’un bon et solide revenu ? Mais, s’il en était ainsi, que signifiait l’ardente sympathie qu’elle lui avait témoignée ? Pourquoi Arthur et elle s’évitaient-ils ? Était-ce Arthur Wilkinson qui était lâche ?

Bertram ne parla pas de tout ceci à ses deux amis, car ni l’un ni l’autre ne lui avaient confié leurs peines, — si toutefois ils avaient des peines. Il ne chercha pas à pénétrer leurs secrets. Il avait parlé en l’air, et le peu qu’il savait, il ne l’avait appris que par hasard. Mais il fut moins discret en ce qui le touchait personnellement. Il leur parla ouvertement de son amour ; il en parla quelquefois à Arthur et très-souvent à Adela.

Les conversations avec Adela auraient toujours pu se résumer ainsi : Pourquoi, pourquoi donc Caroline ne ressemble-t-elle pas davantage à Adela ? Des deux, Caroline était, à n’en pas douter, la plus belle, la plus intelligente et la plus séduisante ; mais qu’est-ce que la beauté, le talent et la grâce sans le cœur ? Et Bertram était convaincu qu’Adela avait le cœur tendre.

Cette année-là, il ne retourna plus à Littlebath. Il fit peut-être bien, — bien ou mal, c’est selon. S’il y eût été dans les dispositions où il était, il aurait certainement rompu avec mademoiselle Waddington. Mais, au lieu d’accepter l’invitation de mademoiselle Baker pour passer les fêtes de la Noël à Littlebath, il alla pendant trois ou quatre jours à Hadley. Il trouva moyen d’y être fort mal à l’aise lui-même sans pour cela faire le moindre plaisir à son oncle.

— Est-il permis de te demander, lui dit un jour son oncle pendant cette visite à Hadley, ce que vous comptez faire tous les deux, Caroline et toi ? M. Bertram savait alors que son neveu était au courant des liens de famille qui l’unissaient à Caroline.

— Sans doute, mon oncle, cela vous est très-permis. Malheureusement nous ne sommes pas d’accord. Notre mariage est arrêté, et moi je voudrais remplir mon engagement.

— Et elle voudrait rompre le sien ? Franchement, je ne puis te cacher qu’elle me semble plus sage que toi.

— Je n’oserais dire que sa sagesse aille aussi loin que vous le supposez. Elle est résignée à son malheur, mais elle voudrait ajourner le terme fatal.

— En d’autres mots, elle a un peu de prudence. Sais-tu que j’ai proposé d’augmenter considérablement sa fortune, — sa fortune à elle, entends-tu bien, — à la condition qu’elle remettrait son mariage jusqu’à l’année prochaine ?

— Je crois bien avoir entendu dire que vous aviez parlé d’une certaine somme à mademoiselle Baker, mais les détails m’ont échappé.

— Les affaires d’argent te sont bien indifférentes, monsieur l’avocat.

— Les affaires d’argent des autres me sont indifférentes. Je n’épousais pas mademoiselle Waddington pour sa fortune lorsque j’ignorais qu’elle fût votre petite-fille, et je ne le ferai pas davantage maintenant que je sais ce qui en est.

— Pour sa fortune ! si tu l’épouses en comptant sur plus que sa fortune personnelle, avec peut-être quelque cinquante mille francs ajoutés, tu courras grand risque de te tromper.

— Je ne me tromperai jamais de cette façon-là. En tant que cela me regarde, vous êtes parfaitement libre de garder vos cinquante mille francs.

— Tu es vraiment bien bon.

— Je suis prêt à l’épouser demain sans votre argent, et il n’est pas dit que je l’épouse l’année prochaine quand elle l’aura reçu. Si, en votre qualité de grand-père, vous avez quelque autorité sur elle, vous devriez bien lui dire cela de ma part.

— Par ma foi ! tu le prends de bien haut pour un amoureux.

— Je ne pense pas le prendre de trop haut pour un homme.

— Écoute, George, et rappelle-toi bien ceci, une fois pour toutes, — et le vieillard prit un air grave — souviens-toi que je n’interviendrai jamais en ma qualité de grand-père. Je n’entends pas, en outre, que cette parenté soit connue. M’entends-tu bien ?

— Je comprends, mon oncle, que vous désirez qu’on n’en parle pas généralement.

— Je me plais à croire que tu t’es conformé jusqu’ici à ce désir, et que tu continueras à t’y conformer.

Ces derniers mois ne furent pas précisément dits sous forme de question, mais George crut comprendre qu’ils avaient pour objet d’obtenir de lui une promesse pour l’avenir, ainsi qu’une assurance pour le passé.

— J’en ai parlé à un de mes amis intimes avec lequel j’étais pour ainsi dire obligé de discuter la chose…

— Obligé de discuter mes affaires privées ?

— J’en ai parlé à un ami, mon oncle…, à deux, c’est-à-dire. Je crois même… je crains d’en avoir parlé à trois personnes.

— Ah ! vraiment, à trois personnes ! Tu étais obligé de discuter tes affaires particulières qui sont en même temps les miennes, avec trois amis intimes ! Je te fais mon compliment d’avoir tant d’amis intimes. Mais puisque tu les as entretenus de mes affaires, aussi bien que des tiennes, tu voudras bien peut-être me dire leurs noms ?

George nomma les trois personnes : c’étaient M. Harcourt, le révérend Arthur Wilkinson, et mademoiselle Adela Gauntlet. La colère de M. Bertram fut grande. Si son neveu avait hardiment nié qu’il eût parlé de cette affaire à qui que ce fût, et que plus tard le mensonge se fût découvert, M. Bertram n’aurait pas été, de beaucoup, aussi irrité. La faute, accompagnée de dénégations mensongères, aurait prouvé, du moins, de la crainte et de la déférence et lui aurait paru bien moins grave, que la faute sans mensonge, mais aussi sans crainte et sans déférence.

Malgré sa colère, M. Bertram ne reparla plus de la chose, ni ce jour-là ni le lendemain ; mais le troisième jour, au moment où George se disposait à quitter Hadley, il lui dit de son ton de raillerie habituel : — Tâche de ne plus avoir tant d’amis intimes, lorsqu’il s’agira de mes affaires personnelles.

— C’est bon, mon oncle, j’y veillerai, répondit George.

Ce fut à la suite de cette mention du nom de M. Harcourt, que M. Bertram l’oncle fit sa connaissance. Le vieillard se dit que, puisque M. Harcourt savait sa parenté avec Caroline, il valait mieux le connaître. Il le vit donc, et, comme nous l’avons dit, ils devinrent bientôt amis.

Ainsi se passa la première de ces deux années dont il nous a fallu donner l’histoire succincte.




CHAPITRE XVIII


COUP D’ŒIL RÉTROSPECTIF. — SECONDE ANNÉE.


L’année suivante s’écoula pour George Bertram et les dames de Littlebath d’une façon encore moins agréable que les derniers mois de l’année que je viens de raconter. J’en ferai le récit avec bien moins de détail, car j’ai hâte d’arriver à la période qui doit devenir pour mes lecteurs et pour moi le temps présent.

Ce fut la grande année de Harcourt. Pendant les mois de janvier, de février et de mars, il fit merveille à la cour de chancellerie ; au mois d’avril il entra au parlement ; en mai et en juin il siégea dans les comités ; le mois d’août, si insupportable à Londres, le trouva encore assidu au travail. Vers la fin de l’automne, le parlement se réunit en session extraordinaire, et Harcourt travailla de nouveau sans relâche. Il passa les fêtes de la Noël à étudier la question des céréales ainsi que quelques projets de réformes légales, et enfin au printemps suivant il se fit connaître au monde par son grand discours en faveur de sir Robert Peel. Mais, malgré tout, il trouvait encore le temps de s’occuper des chagrins et des ennuis de mademoiselle Baker et de sa nièce.

Au printemps, George fit deux ou trois visites à Littlebath ; mais il est douteux pour nous qu’il s’y soit montré toujours parfaitement aimable. Il admettait ouvertement qu’il ne travaillait que peu ou point pour le barreau :« Il avait d’autres occupations, disait-il ; le puissant stimulant sous l’influence duquel il s’était mis avec ardeur au travail lui avait été retiré, et, dans les circonstances présentes, il ne voyait pas pourquoi il se consacrerait exclusivement à des études qui, en somme, étaient fort peu de son goût. » Il ne daigna pas demander à Caroline de révoquer sa sentence, il ne la supplia pas de hâter leur mariage, mais il lui laissa voir très-clairement que tous les changements regrettables qui s’étaient opérés en lui, — et ces changements n’étaient que trop évidents, — elle devait se les attribuer, car ils étaient le fruit de son obstination.

Bertram menait alors une vie fort dissipée. Je ne voudrais pas donner à entendre qu’il se livrât à des plaisirs avilissants en eux-mêmes, et que, laissant de côté toute retenue, il vécût comme beaucoup de jeunes gens vivent à Londres. Il ne s’abandonna pas, et ne devint ni vicieux ni endurci : il était d’une nature trop élevée et trop délicate pour tomber si bas. Mais il est certain qu’il s’écarta beaucoup trop des règles qu’il s’était tracées pendant les premiers six mois de son séjour à Londres.

Tout ceci se savait fort bien à Littlebath. Bertram ne cherchait aucunement à le cacher ; à vrai dire, il ne savait rien dissimuler, et dans ce cas-ci il mettait un orgueil tout particulier à faire comprendre à Caroline l’étendue du mal qu’elle avait causé.

Quelquefois la tante et la nièce se demandaient si George n’avait pas renoncé au barreau comme profession. Il ne leur avait jamais rien dit de pareil, et son intention était encore de se faire recevoir avocat ; mais il ne suivait plus aucune éducation légale. Il avait quitté le cabinet de M. Die, et à Littlebath on ne l’ignorait pas.

Il avait d’autres occupations, avait-il dit, et c’était la vérité. Durant les premiers six mois de sa colère il avait trouvé des charmes à l’oisiveté ; mais l’oisiveté ne pouvait lui convenir longtemps, et il s’était mis à faire un livre. L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur, mais George laissa savoir à Littlebath qu’elle était de lui, et je ne sais qui le dit aussi à Oxford. Le livre, — un tout petit livre, — était de nature à plaire à ses amis de Littlebath aussi peu qu’à ses amis d’Oxford. À Littlebath, il fit dresser les cheveux sur la tête de mademoiselle Baker ; à Oxford, il fut cause que les orthodoxes se demandèrent s’il ne serait pas opportun de prier M. George Bertram de donner sa démission d’agrégé.

Le livre en question portait un titre épouvantable : Le roman dans la Bible. Dans son premier chapitre, George allait au-devant de l’accusation que le monde, dans son injustice, ne manquerait pas de porter contre lui, et il la repoussait avec énergie. Il n’y avait dans son livre, disait-il, rien qui donnât le droit de le taxer d’irréligion. Il suppliait ceux qui seraient disposés à l’accuser, de lire et de juger par eux-mêmes. Il avait appelé les choses par leur véritable nom, ce qui, sans nul doute, serait considéré par de certaines gens comme un très-grand crime ; mais, à bien examiner, on verrait qu’il n’avait pas mis en doute l’authenticité des Écritures plus que bien d’autres écrivains qui l’avaient précédé dans la même voie ; et il ajoutait que parmi ceux-ci il y en avait eu plus d’un qui avait été récompensé de ses travaux de critique par les plus hautes dignités de l’Église.

C’était chose reconnue pour les esprits éclairés, disait-il encore, que tout ce qui se trouve consigné dans les Écritures ne devait pas être compris selon la lettre, telle qu’on la présente aux Anglais de nos jours. Il semblait vraiment que la plupart de ses compatriotes crussent que les écrivains inspirés avaient écrit en anglais. Ils oubliaient qu’il fallait voir, dans la Bible, l’œuvre d’Orientaux qui employaient une langue naturellement emphatique et grandiose, — d’hommes auxquels une poétique exagération était aussi familière que l’air qu’ils respiraient. On perdait de vue un fait essentiel, c’est que toutes ces choses avaient été écrites dans un temps où l’on ignorait de certaines grandes vérités naturelles que l’expérience, et non la révélation, nous a enseignées depuis. La vérité que proclament les écrivains sacrés, est une vérité qui vient du ciel et non de la terre ! Personne aujourd’hui ne croit que du temps de Josué, le soleil se levait et se couchait en tournant autour de la terre, parce qu’il est dit, dans la Bible, que le soleil, en s’arrêtant sur la montagne de Gibéon, prolongea la durée du jour. Ayant dit tout cela, Bertram prenait le livre de Job et le faisait passer au crible de sa raison et de sa critique ; et après le livre de Job, les autres.

Le volume était, sans contredit, bien fait, et les hommes le lurent beaucoup. Les femmes elles-mêmes le lurent, à leur tour, et certaines d’entre elles s’étonnèrent de l’aveuglement de leurs mères, qui n’avaient pas su voir que ces vieilles chroniques de la Bible ressemblaient beaucoup à toutes les autres vieilles chroniques. Le roman dans la Bible était annoncé chez tous les libraires ; de sorte que notre ami George faisait du bruit dans le monde, mais pas précisément le genre de bruit qu’auraient désiré ceux qui lui voulaient du bien.

Tout le monde savait que Le roman dans la Bible était l’œuvre de George Bertram, et à Oxford il y eut à ce sujet d’assez sérieuses querelles. Tout cela se passa en famille, bien entendu, puisque le livre avait paru sans nom d’auteur. Mais il y eut beaucoup de paroles et beaucoup de lettres échangées. Bertram, en écrivant à un de ses amis qui avait pris sa défense au Collège d’Oriel, fit valoir trois arguments. D’abord il déclara que personne n’était en droit de l’accuser d’avoir écrit ce livre ; ensuite qu’il en était l’auteur, et que personne à Oxford n’avait le droit de trouver à redire à ce qu’il lui plairait d’écrire ; enfin qu’il lui était parfaitement indifférent qu’on le blâmât ou qu’on l’approuvât. Il ajoutait qu’il était tout prêt à se démettre de son titre d’agrégé, si l’on tenait à se débarrasser de lui au Collège d’Oriel.

L’affaire en resta là pour le moment. Ceux qui connaissaient le mieux Bertram ne doutèrent pas que sa foi fût ébranlée, quelque énergiques que fussent les dénégations de sa préface. Ses protestations étaient sincères, mais il n’est pas donné à chacun de savoir tout au juste ce qu’il croit. Que dis-je, à chacun ? Est-il quelqu’un au monde, devrait-on plutôt dire, qui sache tout à fait à quoi s’en tenir sur sa foi ? Que de gens croient, ou prétendent croire, par exemple, à « la résurrection de la chair ! » Mais qu’entendent-ils par ces mots ?

On peut être très-croyant, et cependant mettre en doute certaines assertions de la Bible, ou du moins se refuser à les entendre dans un sens littéral ; mais des hommes très-croyants n’emploieront pas volontiers toute leur éloquence à rendre publics leurs doutes. Ces hommes-là, s’ils consacrent leur temps à l’étude de l’histoire biblique, ne s’arrêteront pas à un incident comme celui du soleil demeurant immobile au-dessus de la montagne de Gibéon. Ils aimeront mieux proclamer tout ce qu’ils croient que de parler du peu dont ils doutent. Les amis de Bertram durent s’avouer que ceux qui le traitaient de libre penseur ne lui faisaient pas injustice.

Ces choses, et d’autres encore, faisaient beaucoup de chagrin à nos deux dames de Littlebath. Quant à mademoiselle Baker, la seule pensée que George avait pu écrire un pareil livre la faisait frémir. À ses yeux un libre penseur était un homme qu’il fallait placer dans la même catégorie que les assassins, les régicides, et ces scélérats mystérieux et terribles qui commettent des crimes trop atroces pour que la pensée d’une femme puisse s’y arrêter un instant. Elle ne croyait pas que George fût un de ces hommes-là, mais il lui était affreux de se dire que le monde pouvait le ranger parmi eux. Quant à Caroline, elle n’aurait peut-être pas tant déploré la brèche qui s’était faite dans la foi religieuse de son futur époux, si elle n’y avait vu l’indice d’un manque de fermeté qui le rendrait impropre aux luttes de la vie. Elle se souvint de ce qu’il lui avait dit sur le mont des Oliviers, deux ans auparavant, et elle le rapprocha de ce qu’il écrivait maintenant. Chez lui-tout se faisait par sentiment et par enthousiasme ; il manquait évidemment de jugement. Comment, avec un caractère pareil, ferait-il son chemin dans le monde ? Avait-elle donc irrévocablement lié son sort à celui d’un homme qui ne saurait jamais atteindre au succès ? Non, se disait-elle, pas irrévocablement… non, pas encore.

Un soir, elle ouvrit son cœur à sa tante et lui parla très-sérieusement de sa position.

— Je ne sais trop ce qu’il faut faire, dit-elle. Sans doute j’ai des obligations envers George ; il a le droit d’attendre beaucoup de moi, et je voudrais faire pour lui tout ce que je peux. Je ferai mon devoir ; j’irais jusqu’à me sacrifier moi-même complètement, si seulement je voyais au juste en quoi consiste mon devoir.

— Mais, Caroline, tu ne veux pas rompre avec lui, n’est-ce pas ?

— Non, si je puis le garder, le garder tel qu’il était autrefois. Mes belles espérances se sont évanouies, mon ambition a disparu pour toujours, mais, du moins, avant de l’épouser, je voudrais savoir qu’il m’aime encore. Je voudrais être sûre qu’il a toujours le désir de passer sa vie avec moi. De l’humeur dont il est maintenant, comment savoir cela, comment être sûre de rien ?

Mademoiselle Baker réfléchit longuement en silence, puis enfin, et comme à regret, elle donna son avis.

— Cela me brise le cœur de te le dire, Caroline, mais je crois vraiment qu’à ta place je renoncerais à ce mariage. Je lui demanderais de me rendre ma parole.

Mademoiselle Waddington n’était pas dans le vrai quand elle déclarait que toutes ses belles espérances étaient évanouies, et qu’elle n’avait plus d’ambition. L’inquiétude, les chagrins, le doute à l’égard de celui qu’elle avait promis d’aimer et qu’elle aimait en effet, l’avaient rendue malade, et elle ne savait ce qu’elle disait. Elle était devenue maigre, pâle et fatiguée, et elle semblait avoir subitement vieilli. Elle resta longtemps silencieuse, la tête appuyée sur la main, sans vouloir répondre à sa tante.

— Oui, en vérité reprit celle-ci, à ta place je le ferais, je vois fort bien que tu n’es pas heureuse.

— Heureuse ! oh ! non.

— Et tu as l’air affreusement malade. Tout cela le fait du mal. Suis mon conseil, Caroline, et écris-lui.

— Je ne puis faire cela pour deux raisons, ma tante, pour deux très-bonnes raisons.

— Et lesquelles donc, mon enfant ?

— La première, c’est que je l’aime. Ici, la tante Mary soupira. — Comment répondre à cela, si ce n’est par un soupir ? — La seconde, c’est que je n’ai le droit de lui rien demander.

— Et pourquoi donc, Caroline ?

— Parce qu’il m’a fait, de son côté, une demande que j’ai refusée. Si j’avais consenti à l’épouser l’année dernière, alors tout eût été différent. Je croyais bien faire, et même maintenant je ne pense pas avoir mal agi. Mais je ne puis l’accuser, lui. Il se conduit comme il le fait afin que je me plaigne de sa conduite, et alors il pourrait se venger en disant que tout cela, c’est de ma faute.

La conversation n’alla pas plus loin, et les choses restèrent, pendant quelque temps dans le même état.

Au commencement de l’été, mademoiselle Waddington et sa tante allèrent passer quelques semaines à Londres. Mademoiselle Baker avait l’habitude de faire tous les ans une visite de quelques jours à Hadley vers cette époque de l’année, mais cette fois elle proposa à Caroline de renoncer à ce voyage, et d’aller plutôt à Londres. Elle comptait que le changement de vie distrairait sa nièce, et elle espérait surtout, quoiqu’elle se gardât bien de le dire, que Caroline verrait son futur. Si ce mariage ne devait pas être rompu, elle pensait qu’il ne fallait pas le retarder plus longtemps. Bertram avait cherché à prouver que le mariage seul pouvait le rendre raisonnable, et il était parvenu à le démontrer, à la complète satisfaction de mademoiselle Baker. Le jeune couple aurait certainement maintenant de quoi vivre, car les cinquante mille francs promis par l’oncle Bertram devaient être payés dans quelques mois. Et, en se disant tout cela, mademoiselle Baker se mit en campagne.

Caroline ne s’opposa nullement au voyage de Londres, mais elle ne dit pas un seul mot de George. Pourtant son cœur était amolli, et elle désirait bien le revoir.

Mademoiselle Baker écrivit donc à Londres pour faire retenir un appartement. Il semble qu’elle aurait dû charger George de ce soin, mais il y avait déjà à cette époque, même entre elle et lui, de petites jalousies et des symptômes de colère. Elle savait que George, bien qu’il fût toujours considéré comme le futur de Caroline, était assez irrité, et peut-être le croyait-elle encore plus mal disposé qu’il ne l’était réellement. L’appartement fut donc pris sans le consulter ou le prévenir, et, lorsque ces dames arrivèrent à Londres, elles apprirent que George Bertram était parti pour le continent.

Pour le coup, mademoiselle Waddington se montra indignée. En réalité, elle n’avait pas le droit de se fâcher de ce qu’il n’était pas là, car elle ne l’avait pas averti. Cependant, situé comme il l’était, après la promesse de mariage échangée, George était dans son tort de quitter l’Angleterre sans écrire pour dire où il allait et combien de temps il serait absent. Il y avait quinze jours que Caroline n’avait eu une lettre de lui, et rien ne l’assurait maintenant que des mois ne s’écouleraient pas sans lui apporter des nouvelles.

Ce fut alors que la tante et la nièce s’adressèrent à M. Harcourt avec lequel elles devinrent bientôt fort intimes. Bertram avait bien annoncé à son ami qu’il allait voyager, mais il ne le lui avait dit que la veille de son départ. Il partit au moment même où le bruit commençait à se faire autour de son livre Le roman dans la Bible. Il avait répondu dans les journaux à quelques attaques, et il venait d’envoyer à son ami d’Oxford sa lettre de défi, lorsqu’il se mit en route pour rejoindre son père à Paris. Il comptait être de retour au bout de huit jours, mais ses projets dépendaient de sir Lionel qui devait revenir à Londres avec lui.

M. Harcourt se montra fort empressé auprès de mademoiselle Baker et de sa nièce, bien qu’en ce moment, comme on le sait, il s’occupât de rendre au public des services importants. Il fut presque aussi attentif et aussi poli pour la plus âgée que pour la plus jeune de ces dames, ce qui, chez un Anglais, marque une politesse fort rare. Peu à peu, la tante et la nièce en vinrent à lui accorder leur confiance, et cette confiance alla même jusqu’à lui parler de Bertram et à lui faire part de toutes leurs craintes à son sujet. Enfin, un jour Caroline lui en parla en tête-à-tête, et ce pas une fois franchi, elle ne lui cacha plus rien.

Il ne se permit pas un mot contre son ami. Mais Bertram aurait peut-être pu s’attendre à ce que Harcourt, parlant de lui en son absence, ferait son éloge avec un peu plus de chaleur. Pour le moment, il faut le dire, il eût été assez difficile de faire consciencieusement l’éloge de Bertram. Il menait une vie qui n’était ni sage ni raisonnable, surtout pour un homme qui devait se préparer à vivre de son travail. Harcourt n’avait donc pas grand’chose à dire en sa faveur. Qu’il était intelligent, honnête, sincère et courageux, tout cela mademoiselle Waddington le savait et mademoiselle Baker aussi : ce qu’elles auraient voulu s’entendre dire, c’est qu’il employait utilement toutes ces grandes qualités : Harcourt ne pouvait leur en donner l’assurance.

— Il se relèvera, vous le verrez, dit Harcourt à Caroline un jour qu’ils se trouvaient seuls, je n’en doute pas. Avec son talent et son amour sincère du bien, il est tout à fait impossible qu’il se perde. Mais le présent est si important ! Il est si difficile de rattraper même une seule année perdue !

— Oui, vous avez raison, dit Caroline, mais tout cela me serait à peu près égal si je croyais…

— Si vous croyiez… ?

— Si je croyais que son caractère ne fût pas changé. Il était autrefois si franc, si sincère, si… si… si affectueux.

— Les hommes changent souvent sous ce rapport. Ils deviennent, non pas moins affectueux, mais moins démonstratifs.

Mademoiselle Waddington ne répondit pas. Ce qu’il disait était peut-être vrai ; mais c’était singulier de la voir, avec les idées que nous lui connaissons, se plaindre à un étranger des manières froides et peu empressées de l’homme qu’elle aimait. Elle s’était si souvent dit que l’amour ne tiendrait aucune place dans sa vie ! Si George, en ce moment même, eût été à genoux, elle se serait montrée assez sévère et assez froide, Dieu le sait ! et ce ne fut qu’en se sentant outragée comme femme, qu’elle apprit enfin à aimer.

— Je ne crois pas que le cœur de Bertram soit changé, continua Harcourt, mais il est sans doute très-fâché que vous n’ayez pas voulu lui accorder ce qu’il vous demandait l’été dernier.

— Mais comment pouvions-nous nous marier alors ? Pensez donc à ce qu’eût été notre revenu ? Et lui qui n’a pas encore de carrière !

— Je ne vous blâme pas, et je ne prends pas parti pour lui contre vous. Je dis seulement qu’il est très-fâché. Il trouve que vous n’avez pas eu confiance en lui alors, et que vous n’en avez pas encore aujourd’hui.

— Et n’a-t-il pas complètement prouvé que j’avais raison ?

Harcourt ne répondit pas, mais il sourit discrètement.

— Eh bien ! n’est-ce pas vrai ? Que pouvais-je faire ? Qu’aurais-je dû faire ? Dites-le-moi. Je suis peinée de voir que vous me donnez tort.

— Mais je ne vous donne pas tort du tout, bien loin de là. Bertram est mon plus cher ami, et je connais ses grandes qualités, mais je suis forcé d’avouer que votre manque de confiance en lui est parfaitement justifié pour le moment.

M. Harcourt, bien qu’il fût membre du Parlement et un très-grave jurisconsulte, n’en était pas moins garçon et de plus un fort jeune homme. Il est donc permis de supposer que George Bertram n’aurait pas été très-content s’il avait su les conversations qui avaient lieu entre son plus cher ami et sa fiancée. Et pourtant, à cette époque, Caroline aimait George plus qu’elle ne l’avait jamais aimé.

Huit ou dix jours après il arriva trois lettres de Bertram, une pour Caroline, une pour mademoiselle Baker, et une pour Harcourt. Caroline et mademoiselle Baker étaient encore à Londres, ayant différé leur départ dans l’espoir de voir revenir Bertram.

S’il était revenu alors, et qu’il eût demandé à ce que le mariage se fît tout de suite, il est probable que mademoiselle Waddington y aurait consenti. Elle était tourmentée, malheureuse, et se sentait le cœur malade. Elle ne souffrait pas seulement parce qu’elle aimait, sa position aussi l’inquiétait beaucoup, et, tout en se considérant comme liée par sa promesse et sans avoir la moindre intention de rompre, elle avait le pressentiment, ainsi qu’elle le disait souvent à sa tante, que Bertram et elle ne seraient jamais mari et femme.

Elle espéra longtemps le retour de Bertram, qui, au lieu de revenir, expédia, comme nous l’avons vu, trois lettres. Celle que reçut mademoiselle Baker était très-polie et même assez amicale, et, si elle fût venue toute seule, il n’y aurait eu que demi-mal. Bertram écrivait que, s’il avait pu prévoir que mademoiselle Baker irait à Londres, il aurait fait en sorte de l’y attendre, mais que maintenant il ne pouvait revenir, ayant promis de rester quelque temps avec son père. Sir Lionel était souffrant et les eaux de Vichy lui avaient été recommandées. Il irait donc à Vichy avec lui et ne pourrait être de retour avant le mois d’août. Ses projets pour la fin de l’été n’étaient pas encore bien arrêtés, mais mademoiselle Baker pouvait compter qu’il ne serait pas longtemps à Londres, sans aller à Littlebath.

À Harcourt il écrivit très-brièvement. Il lui disait qu’il lui était fort reconnaissant de l’intérêt qu’il portait à mademoiselle Waddington, et des attentions qu’il avait pour mademoiselle Baker. C’était là à peu près tout. Dans toute la lettre il n’y avait pas un mot de colère, et pourtant l’ami Harcourt, en la lisant, n’eut pas de peine à comprendre que George était très-fâché.

Mais ce fut sur sa future que Bertram épancha toute sa colère. Jamais auparavant il ne l’avait grondée, jamais il ne lui avait écrit d’un ton irrité. Mais pour le coup, il déborda. Une lettre dictée par la colère est cent fois plus cruelle que tout ce que l’on peut dire de vive voix, — surtout quand celui qui écrit nous est cher. Elle est moins facile à pardonner que le discours le plus irrité. Les mots restent là brûlants, ineffaçables, ne pouvant être ni expliqués ni atténués. Aucune caresse ne vient les faire oublier, aucune parole de tendresse, aucune de ces bonnes paroles qui suivent souvent de si près la colère parlée ne vient les adoucir. Dieu nous préserve de ces lettres grondeuses ! Elles ne devraient jamais être adressées qu’à des écoliers ou à des étudiants, et, encore si ceux-là ont le cœur un peu tendre, faudrait-il les leur épargner.

On devrait s’imposer la règle de ne mettre à la poste de pareilles lettres que vingt-quatre heures après les avoir écrites. Si vous êtes en colère, mettez-vous à votre bureau et écrivez votre lettre ; répandez-y tout votre fiel ; cela vous fera du bien. Vous vous croyez outragé ? dites tout ce que vous suggérera votre éloquence envenimée, et donnez-vous le plaisir de relire la composition pendant que votre fureur est encore en ébullition. Cela fait, remettez votre lettre dans votre bureau, et jetez-la au feu le lendemain matin avant déjeuner. Croyez-moi, vous vous serez procuré ainsi une double satisfaction.

La lettre qu’écrivit George Bertram à sa bien-aimée était une lettre de colère. Harcourt lui avait fait comprendre que toutes ses fautes, à lui, George, et, — chose qui le blessait encore plus, — toutes ses tendresses avaient été discutées entre son ami et mademoiselle Waddington, entre sa Caroline et un étranger ! Cette pensée révoltait son orgueil. Il lui semblait qu’on avait envahi son domaine pendant son absence, et que son trésor avait été mis au pillage par celle-là même à qui il l’avait laissé en garde. Il y avait eu des mésentendus, des querelles même entre Caroline et lui, mais, malgré tout, il lui avait donné son cœur sans partage. Et voilà qu’en son absence, elle avait analysé ce cœur et commenté son amour avec cet homme du monde, Harcourt ! Il ne pouvait parler de cela avec sang-froid. Pourtant, s’il eût gardé sa lettre vingt-quatre heures, il y a tout lieu de croire qu’il ne l’aurait jamais expédiée.

Voici ce qu’il écrivait :


« Ma chère Caroline,

« J’apprends de M. Harcourt que vous êtes à Londres avec mademoiselle Baker, et il va sans dire que je regrette beaucoup de ne pas m’y trouver aussi. Ne pensez-vous pas qu’il eût été plus convenable que j’apprisse votre arrivée de vous-même ?

« M. Harcourt me dit encore que vous êtes mécontente, et je vois, d’après sa lettre, que vous vous êtes expliquée librement avec lui au sujet de votre mécontentement. Je pense qu’il eût mieux valu vous en expliquer avec moi ; si vous vouliez vous plaindre à d’autres, vous pouviez vous adresser à votre tante ou à votre grand-père. Il ne me paraît pas que vous ayez le droit de vous plaindre de moi à M. Harcourt, et j’entends que vous ne vous entreteniez plus avec lui à l’avenir sur nos affaires. Cela n’est pas bienséant. Il est possible que ce soit là une action féminine, mais ce n’est point, à coup sûr, une action délicate.

« Vous m’obligez à me défendre. De quoi vous plaignez-vous, et quel droit avez-vous de vous plaindre ? Quand notre mariage a été décidé, il y a de cela plus d’une année, il n’a été nullement question de l’ajourner à trois ans. Je pensais que nous nous marierions aussitôt que la chose pourrait se faire raisonnablement. Vous avez vous-même fixé un très-long délai, et vous avez eu l’obligeance de m’offrir l’alternative d’une rupture. Je ne pouvais vous contraindre à m’épouser, mais je vous aimais trop, et j’avais trop de confiance en votre amour pour songer à renoncer à vous. Peut-être ai-je eu tort.

« Pendant ce triste intervalle, je reste maître de mes actions. Si vous aviez consenti à m’épouser, tout mon temps vous eût appartenu, et vous auriez eu le droit de m’en demander l’emploi. Chacun de nous aurait su tout ce qui concernait l’autre. Mais vous n’avez pas voulu qu’il en fût ainsi, donc je vous dénie le droit d’interroger. Si je n’ai pas tenu tout ce que vous espériez de moi, ne vous en prenez qu’à vous-même.

« Vous avez dit que je vous négligeais. Je suis prêt à vous épouser demain. Depuis notre engagement, j’ai toujours été prêt à vous épouser, et vous le savez mieux que personne. Je ne prétends pas être un amoureux aux petits soins ; j’admets même que ce rôle m’ennuierait, si ce long retard ne faisait pas bien plus que de m’ennuyer. En tout cas, je ne m’y engage pas. Je vous ai aimée, je vous aime sincèrement. Je vous l’ai dit dès que je l’ai su moi-même, et je vous ai fait ma cour jusqu’au jour où j’ai obtenu une réponse définitive. Vous m’avez accepté, et il n’est pas besoin d’autre chose jusqu’à ce que nous soyons mariés.

« Mais j’exige que vous ne parliez pas de mes affaires à des personnes qui vous sont étrangères.

« Vous lirez ma lettre à votre tante. Je lui écris que j’irai la voir à Littlebath aussitôt mon arrivée en Angleterre.

« Votre affectionné,
« G. B. »


Cette lettre consterna Caroline. Elle ne pouvait pas croire qu’elle ! elle ! Caroline Waddington, pût recevoir une pareille lettre d’un homme. Malséant ! indélicat ! telles étaient les épithètes que lui adressait son amoureux. Il lui disait que cela l’ennuierait d’être aux petits soins, et que son inconduite était le résultat des délais qu’elle avait imposés. Il se montrait en outre impérieux : « J’entends, j’exige, » c’était ainsi qu’il parlait. Était-elle tenue d’obéir à ses ordres ?

Elle montra naturellement cette lettre à sa tante, qui lui conseilla fort sagement de se résigner à l’affront en silence, si elle n’avait pas pris son parti de renoncer à George. Par contre, si elle voulait reprendre sa liberté, cette lettre lui en fournissait l’occasion.

Harcourt vint la voir au moment même où son indignation était au comble. Il se montra si sympathique, si doux, si empressé, que Caroline ne put faire autrement que de le bien accueillir. Si George l’aimait, s’il tenait à la diriger, s’il voulait la persuader, pourquoi n’était-il pas auprès d’elle ? M. Harcourt était là au lieu de George. Si nombreuses que fussent ses occupations, il ne trouvait pas, lui, que ce fût ennuyeux d’être auprès d’elle et aux petits soins.

Ce fut alors que Caroline commit la première grande faute dont nous aurons à la blâmer. Elle montra à Harcourt la lettre de George. Il va sans dire qu’elle ne le fit qu’à la suite d’une longue conversation, après qu’il eut découvert qu’elle avait du chagrin et qu’il lui en eut demandé la cause. Alors elle lui avoua qu’elle était malade de chagrin, qu’elle ne savait ce qu’elle disait et ce qu’elle devait faire. Enfin elle montra la lettre en se disant qu’il lui était indifférent maintenant de désobéir à George.

— Ce n’est pas généreux de la part de Bertram, dit Harcourt.

— Ce n’est pas même délicat, dit Caroline ; mais il était en colère quand il a écrit, et je ne veux pas faire attention à sa lettre. Et elle retourna à Littlebath avec mademoiselle Baker.

On était au mois de septembre quand Bertram revint en Angleterre accompagné de sir Lionel.

L’espace nous manque pour raconter tout ce qui s’était passé entre le père et le fils ; toujours est-il qu’ils arrivèrent à Londres, les meilleurs amis du monde, à ce qu’il semblait, et que sir Lionel s’installa dans une chambre, qui était située à la fois tout près de son club et de l’appartement de son fils. Il y avait pourtant entre eux une cause permanente de dissentiment. Sir Lionel se montrait fort désireux que son fils empruntât de l’argent à son oncle, et George se refusait absolument à faire rien de pareil.

Bertram se rendit à Littlebath et pria son père de l’y accompagner. La rencontre de nos amoureux fut, cette fois encore, très-peu amoureuse ; mais sir Lionel se montra on ne peut plus affectueux. Il prit Caroline dans ses bras, et l’embrassa tendrement ; il l’appela sa chère fille et s’extasia sur sa beauté. Je crois qu’il embrassa aussi mademoiselle Baker ; il l’essaya du moins, et je serais même disposé à penser que, dans l’effusion de son cœur, il fit quelque tentative du même genre auprès de la jolie petite femme de chambre qui les servait. Quelle que pût être l’opinion générale sur le compte de George, il n’y avait qu’une voix à Littlebath sur sir Lionel, et sa popularité ne fit que s’accroître quand il annonça son intention de passer l’automne et même une partie de l’hiver dans cette ville.

En effet, il y demeura tout l’hiver. Il avait douze mois de congé avec solde entière, et il fit savoir à toutes les dames de Littlebath que son principal but, en demandant ce congé, avait été d’assister au mariage de son fils avec sa chère Caroline. Un jour, il emprunta à mademoiselle Baker huit cents francs, faible emprunt qu’excusait, sans doute, leur intimité. Mais le hasard ayant fait qu’il parla de cette petite transaction devant son fils, George crut devoir rembourser immédiatement la somme, bien qu’il se trouvât assez gêné dans le moment.

— Tu pourrais avoir ces huit cents francs et bien d’autres encore rien qu’ente donnant la peine de les demander, dit sir Lionel à cette occasion, presque d’un ton de reproche.

L’hiver se passa. George n’était pas tout à fait oisif, et il avait repris jusqu’à un certain point ses études légales. Mais il s’occupa principalement de la composition d’un petit volume qu’il publia au mois de mars et qu’il intitula : Les erreurs de l’Histoire.

Nous ne ferons pas une critique détaillée de ce nouvel ouvrage de George ; il suffira de dire que le monde orthodoxe le déclara plus hétérodoxe encore que son prédécesseur. L’histoire dont parlait George était exclusivement l’histoire biblique, et les erreurs qu’il dénonçait étaient les affirmations les moins vagues de la Genèse. Il appliqua le nom de mythe à toute l’histoire de la création telle qu’on la trouve racontée dans ce premier livre biblique, — ce fut du moins ce que dirent tous les rabbins d’Oxford, et plus particulièrement les très-savants et très-indignés rabbins du collège d’Oriel dont Bertram était un des agrégés.

Bertram repoussait l’accusation. Il n’avait pas dit que ce fût là un mythe. Le livre imprimé était à la portée de tous, et il semblait que rien ne dût être plus facile que d’éclaircir la question ; mais la chose n’était pas si facile, tant s’en faut. Les mots « mythe » et « mythique » étaient plus d’une fois employés, elles rabbins déclarèrent qu’ils s’appliquaient aux faits bibliques. Bertram prétendit qu’ils s’appliquaient seulement à la façon dont on présentait ces faits au public anglais. Il ajouta quelques remarques fort peu flatteuses pour les traducteurs, et des observations encore moins aimables sur le manque d’intelligence des rabbins d’Oxford. Ce fut une guerre véhémente, et Bertram se défendit en lion, mais en lion dépouillé, car au beau milieu du conflit il se vit obligé de donner sa démission d’agrégé.

Dépouillé d’une part, il se trouva réconforté d’un autre côté. Son oncle avait pris le plus vif intérêt à la dispute et ne se faisait pas faute d’appeler « ânes bâtés » et « moines bigots » les savants de l’Université. On en peut conclure que son orthodoxie n’était pas de première qualité. Ce titre d’agrégé ne lui avait jamais plu pour George et il l’avait toujours tourné en ridicule. Dès qu’il apprit que celui-ci avait donné sa démission, il s’empressa de lui donner vingt-cinq mille francs. Il n’en parla pas, selon sa coutume, et chargea simplement M. Pritchett d’arranger la chose.

Sir Lionel était ravi. Il était resté complètement indifférent dans la question d’orthodoxie. Peu lui importait que son fils accolât au livre de la Genèse l’épithète de mythe ou qu’il le respectât comme un Évangile, mais il s’était souvent étendu sur l’imprudence qu’il y avait à risquer de perdre le traitement de l’Université. Maintenant il reconnaissait qu’il avait eu tort, et il se plut à avouer noblement son erreur.

Après tout, qu’importait ce titre d’agrégé à un homme qui était sur le point de se marier et qui, par conséquent, devait nécessairement le perdre avant peu ? Dans sa position, Bertram avait été libre de parler ouvertement. S’il avait eu quelque intérêt à rester en bons termes avec l’Université, c’eût été différent : alors, disait sir Lionel, il eût été fort peu judicieux d’entretenir de pareilles opinions, et surtout de les exprimer.

Comme les choses avaient tourné, tout était pour le mieux. Son fils avait montré de l’indépendance ; l’oncle avait prouvé le vif intérêt qu’il portait à son neveu, et sir Lionel avait pu emprunter à son fils une somme de six mille francs qui lui était, dans ce moment-là, très-particulièrement utile. Le triomphe de Bertram l’enrichit de tous les côtés, car son éditeur lui paya fort cher son œuvre sceptique. Le scepticisme qui réussit a toujours un avantage : il rapporte de l’argent.

Nous voici arrivés à l’époque où nous pouvons reprendre notre récit. Disons seulement un mot de Caroline. Pendant le cours de l’hiver, elle avait souvent vu George, et elle lui avait aussi écrit très-fréquemment. Leur mariage n’était donc pas rompu. Mais leurs entrevues étaient froides et leurs lettres très-froides aussi. Elle aurait épousé George tout de suite, s’il l’avait demandé, mais il ne voulait plus rien demander. Il aurait, été trop heureux, de son côté, de se marier, si Caroline avait laissé voir qu’elle se repentait de ses refus ; mais elle ne pouvait se décider à faire le premier pas. Ils étaient tous deux trop orgueilleux pour se faire des concessions qu’on ne demandait pas, de sorte qu’aucune concession ne fut faite.

Sir Lionel voulut une fois intervenir, mais il échoua complètement. George lui fit comprendre qu’il entendait conduire lui-même ses affaires. Quand un fils prête souvent de l’argent à son père, et que le père ne le lui en rend jamais, il est à remarquer que l’autorité paternelle se relâche beaucoup. L’autorité paternelle de sir Lionel était fort relâchée.




CHAPITRE XIX


RICHMOND.


C’est au milieu du bruit occasionné par le nouveau livre de Bertram que nous reprenons notre histoire. Il a donné sa démission d’agrégé et empoché les vingt-cinq mille francs de son oncle. Ni l’un ni l’autre de ces événements ne l’a beaucoup attristé et ses amis lui trouvent l’air heureux, malgré ses chagrins d’amour. Harcourt aussi est en pleine voie de prospérité depuis le succès éclatant de son grand discours.

Les deux amis avaient repris leurs habitudes d’intimité et se voyaient très-souvent. Il avait paru pendant quelque temps à Harcourt que Bertram avait renoncé à l’espoir de parvenir ou de faire quelque figure dans le monde, mais maintenant il semblait probable que, si Bertram ne se distinguait pas comme avocat, il se ferait du moins connaître comme écrivain. Harcourt savait à merveille combien sont stériles les triomphes de la littérature ; mais les hommes qui obtiennent un succès quelconque sont toujours bons à connaître, et par conséquent, l’avocat déjà célèbre, et lui-même si prospère, crut bien faire en ne perdant pas de vue son ami.

Bertram avait renoncé à toute idée de plaider. Il comptait, pour la forme, se faire recevoir avocat, mais il avait résolu d’embrasser la profession d’écrivain. Il entreprit une foule d’ouvrages : des poëmes, des pièces de théâtre, des pamphlets politiques, des essais irréligieux, des histoires, et une relation de son voyage en Orient. Il prétendait qu’il n’y a en Angleterre que deux occupations dignes d’un Anglais. Il fallait, selon lui, être un homme politique, ou un écrivain. Quand on sent que l’on a quelque chose en soi, disait-il, il faut le dire au monde de façon à ce que chacun l’entende. Cela peut se faire au monde de la parole ou de la plume, en entrant au Parlement ou en restant dans son cabinet. Ces deux moyens de se faire entendre ont chacun leurs avantages. Le sort, qui avait fait de Harcourt un membre du Parlement, semblait avoir destiné Bertram à être un écrivain.

Bien qu’à cette époque Harcourt fût accablé de besogne, il trouvait moyen de se rencontrer souvent avec Bertram, et chaque fois qu’il le voyait seul, il s’efforçait de parler de mademoiselle Waddington.

Bertram paraissait toujours un peu redouter ce sujet de conversation. Il n’avait pas blâmé Harcourt pour ce qui s’était passé pendant son absence à Paris, mais depuis cette époque il ne lui avait jamais, le premier, parlé de ses projets de mariage.

Par une belle soirée de mai, les deux amis se trouvaient sur les bords de la Tamise à Richmond. George aimait ce lieu, et y entraînait toujours Harcourt chaque fois que celui-ci lui proposait de passer quelques heures ensemble.

Harcourt paraissait résolu à parler de Caroline. Bertram, qui était loin d’être en belle humeur, lui avait donné à entendre assez clairement que cette conversation ne lui plaisait pas. Il semble qu’en pareille matière Harcourt eût dû lui laisser prendre l’initiative. Un homme qui va se marier parlera souvent de sa future à son ami ; mais, d’ordinaire, l’ami ne se permettra d’amener la conversation sur le sujet de celle-ci, qu’autant que cela paraîtra convenir au futur.

En cette occasion, Harcourt s’obstina à parler de mademoiselle Waddington, et Bertram, qui lui avait déjà fait quelques réponses très-brèves, commençait à le trouver presque impertinent.

Ils étaient au dessert. Bertram s’étendait sur l’énormité qu’avait commise sir Robert Peel en coupant l’herbe sous les pieds aux whigs, et récitait à ce propos un passage d’un nouveau pamphlet qu’il allait publier, quand Harcourt l’interrompit encore une fois pour dire :

— À propos, le jour de votre mariage n’est pas encore positivement fixé, n’est-ce pas ?

— Non, répondit brusquement Bertram, il n’y a pas de jour fixé. Quoi de plus ignoble que la façon dont il a pris soin d’imposer Cobden au nouveau ministère ? Aurait-il jamais donné lui-même la moindre place à Cobden s’il était resté au pouvoir ?

— Le diable emporte Cobden ! On entend bien assez parler de lui à la Chambre.

— Mais c’est là un avantage que je n’ai pas, moi.

— Vous l’aurez un de ces jours. Dès que je serai juge, je vous passerai la représentation de Battersea. Pour le moment, je pense à autre chose. Je me demande si votre mariage avec Caroline Waddington aura jamais lieu ?

— Il se fera probablement vers l’époque où vous serez nommé juge.

— Ha, ha ! j’espère bien que votre mariage, s’il se fait, aura lieu avant ce temps-là. Mais je doute fort qu’il se fasse jamais. Vous êtes trop fiers l’un et l’autre pour vous convenir. Vous ne pourrez vous pardonner vos torts réciproques.

— Qu’entendez-vous parla ? Mais, à parler franchement, Harcourt, je n’ai aucune envie de discuter cette question pour le moment. S’il vous plaît, nous laisserons là mademoiselle Waddington.

— Voici ce que j’entends, reprit avec persistance le futur juge ; je veux dire que le délai que demande mademoiselle Waddington vous a trop irrité contre elle, et qu’elle, de son côté, est trop offensée par votre colère. Je doute que jamais vous soyez mari et femme.

À ces mots, Bertram regarda Harcourt en face, et ne rencontra pas sur son visage le sourire aimable et dégagé qui lui était habituel ; et pourtant, Harcourt s’efforça de paraître tout à fait à l’aise.

Le fait est que Harcourt jouait une comédie, et, quelque grand que fût son talent d’acteur, son jeu n’était pas irréprochable. Si Bertram avait eu tant soit peu de finesse, il se serait douté de quelque chose ; mais Bertram n’était pas fin, tant s’en faut.

Bertram regarda donc son ami en plein visage. S’il se fût borné à cela et qu’il n’eût pas parlé, il l’aurait emporté et la conversation ne serait pas allée plus loin ; Harcourt n’aurait pas osé continuer. Mais la colère avait gagné Bertram et il ne put s’empêcher de parler.

— Harcourt, déjà une fois vous êtes intervenu entre mademoiselle Waddington et moi…

— Intervenu ?

— Oui, intervenu, et d’une façon que j’ai trouvée, et que je trouve encore, des plus inconvenantes.

— C’est fâcheux que vous ne me l’ayez pas dit au moment même.

— Ce qui est fâcheux, c’est que vous m’obligiez à vous le dire maintenant. Quand j’étais à Paris, vous avez dit à mademoiselle Waddington ce que vous n’étiez pas en droit de lui dire.

— Qu’ai-je donc dit ?

— Je me trompe, c’est elle qui vous a dit….

— Ah ! cela, ce n’était pas de ma faute.

— Pardonnez-moi, c’était de votre faute. Croyez-vous donc que je ne puisse ni comprendre ni voir ? Si vous ne l’aviez pas encouragée, elle ne vous aurait parlé de rien. Je ne crois pas avoir jamais été plus fâché que le jour où votre lettre m’est parvenue. Vous vous êtes permis….

— Je sais que vous avez été fâché, excessivement fâché. Mais ce n’était pas ma faute. Je n’ai dit que ce qu’un ami devait dire en pareille circonstance.

— Restons-en là ; et souffrez que mademoiselle Waddington et moi, nous réglions nos affaires nous-mêmes.

— Mais je ne puis pas en rester là ; vous m’avez poussé à me défendre et je veux le faire de mon mieux. Je sais que vous étiez fâché, très-fâché… très-fâché, répéta-t-il ; mais ce n’était pas ma faute. Quand mademoiselle Baker m’a fait appeler, je ne pouvais refuser de l’aller voir. Une fois auprès d’elle je ne pouvais faire autrement que de l’écouter. Lorsque Caroline me dit combien elle était malheureuse…

— Mademoiselle Waddington ! cria Bertram d’une voix qui fit trembler les vitres et retourner le garçon d’hôtel ; puis, s’apercevant tout d’un coup que sa violence attirait l’attention, il regarda autour de lui en fronçant les sourcils.

— Chut ! mon cher. Ce sera mademoiselle Waddington si vous le préférez, mais ne criez pas si fort. Excusez-moi ; je vous ai entendu si souvent, vous et mademoiselle Baker, appeler cette demoiselle de son nom de baptême, que je me suis oublié. Mais que pouvais-je faire, je le répète, quand elle me disait combien elle était malheureuse ? Devais-je lui dire qu’elle avait tort, prendre mon chapeau et m’en aller ?

Elle était bien malheureuse, continua-t-il, car Bertram l’écoutait d’un air sombre sans parler, et je ne pouvais que lui donner ma sympathie. Elle trouvait que vous la négligiez. Vous avez quitté l’Angleterre sans la prévenir. Comment n’aurait-elle pas été malheureuse ?

— Elle est inexcusable de vous l’avoir dit.

— De toutes façons je ne mérite aucun reproche, moi. Je ne trouve pas qu’elle en mérite non plus, mais là n’est pas la question. En vous écrivant comme je l’ai fait, j’ai rempli mon devoir d’ami envers vous, comme envers elle. Mais je ne vous cache pas que la colère que vous lui avez témoignée à ce sujet m’a paru trop violente pour que vous puissiez jamais être son mari.

— Entendez-vous dire par là qu’elle vous a montré ma lettre ? s’écria Bertram en bondissant, comme s’il eût voulu se jeter sur Harcourt.

— Votre lettre ! Quelle lettre ?

— Vous savez bien quelle lettre. Ma lettre de Paris… la lettre que je lui ai écrite à propos de celle que vous m’avez adressée ? Répondez-moi sur-le-champ ! Caroline vous a-t-elle montré cette lettre ?

Harcourt prit un air coupable — très-coupable, mais il ne répondit pas immédiatement.

— Répondez-moi, Harcourt, dit Bertram d’un ton beaucoup plus calme. Je ne vous en veux plus à l’heure qu’il est. Caroline vous a-t-elle, oui ou non, montré cette lettre ?

— Mademoiselle Waddington me l’a montrée.

L’heureux et habile Harcourt venait de réussir une fois de plus. Et maintenant que nous avons raconté sa conversation avec Bertram, d’une façon qui lui fait peu d’honneur, il est juste que nous ajoutions ce qui peut lui servir d’excuse. Si, en ce bas monde, la justice était impartialement rendue, on trouverait, je crois, peu de fautes sans quelque excuse. Je ne prétends pas dire que les fautes seraient complètement effacées, et que ce qui est noir se trouverait être blanc ; mais je crois que ce qui est maintenant très-noir serait peut-être réduit à cette nuance banale de brun, qui est la couleur ordinaire de l’humaine nature.

Notre plaidoyer en faveur de M. Harcourt ne le blanchira pas entièrement ; sa conduite gardera peut-être une couleur plus foncée que celle qui est habituelle aux actions des hommes ; il se peut même qu’elle reste à peu près noire aux yeux de bien des gens.

M. Harcourt avait cru voir que Bertram et mademoiselle Waddington ne pourraient jamais être heureux ensemble. Il avait vu des choses qui lui avaient donné l’idée que ni l’un ni l’autre ne désiraient réellement ce mariage. Cependant il se disait qu’ils étaient tous les deux trop fiers pour demander à être dégagés de leur promesse. En pareille circonstance, serait-ce mal agir que de les aider à retrouver leur liberté ? Il lui semblait impossible, après ce que Caroline avait dit, à lui personnellement, qu’elle pût désirer ce mariage. Bertram, de son côté, avait écrit de façon à faire supposer qu’il ne le souhaitait pas davantage. Quelle folie ne serait-ce donc pas que de les laisser se marier ? Il en avait causé avec mademoiselle Baker, et elle avait partagé son avis. « Il est impossible qu’il aime Caroline, lui avait dit mademoiselle Baker, et qu’il la néglige si indignement. Je suis sûre qu’il ne l’aime pas. »

Mais il y avait au monde un homme qui l’aimait, qui avait senti qu’il pourrait l’aimer, dès l’instant où il l’avait vue, quoiqu’elle fût la fiancée de son ami ! Il n’avait point cherché à lui plaire, car il était manifeste alors qu’elle en aimait un autre, et qu’elle était aimée. Mais, puisque les choses avaient changé, y avait-il quelque bonne raison qui dût empêcher cet homme de la rechercher pour lui ? M. Harcourt ne le pensait pas.

Ajoutons que cet homme, que la nature n’avait pas fait vaniteux, qui n’était pas disposé à se figurer qu’il tournait la tête aux jeunes beautés, qui n’avait pas passé sa vie à recueillir des sourires de femme, s’imaginait avoir quelque raison de supposer qu’il ne déplaisait point à mademoiselle Waddington. Il se rappelait son regard lorsqu’ils avaient lu ensemble le passage de la lettre de Bertram, où celui-ci déclarait qu’il ne saurait jamais s’astreindre aux petits devoirs d’un amoureux. Harcourt avait été plein d’égards pour Caroline, et il lui avait prouvé qu’à ses yeux de semblables devoirs n’auraient point semblé pénibles. Il l’avait traitée avec douceur, et elle en avait paru touchée.

« Celle-là n’est point une véritable femme, qui, étant douce, n’est pas rendue plus douce encore par la douleur, » a dit le poëte.

Caroline avait été douce, à ce qu’il avait semblé à Harcourt, et Dieu sait si elle avait été malheureuse !

Ainsi naquirent des espérances qui n’auraient jamais dû exister ; ainsi se formèrent des projets qui, s’ils n’étaient pas complètement noirs, étaient, comme nous l’avons dit, d’un brun passablement foncé.

Et puis, Caroline était la petite-fille et peut-être l’héritière d’un des hommes les plus riches de Londres. Cette considération avait son poids. La jeune personne aurait au moins 150,000 fr. — peut-être 1,500,000 fr. — peut-être trois fois 1,500,000 fr. Harcourt aurait probablement trouvé inopportun de se laisser aller à un amour que la fortune n’aurait pas autorisé. Il était homme du monde avant tout, et ne prétendait pas être autre chose. Il aurait cru se rendre ridicule s’il se fût marié seulement par amour. C’était avec une réelle satisfaction qu’il se disait que la fortune de mademoiselle Waddington lui permettait de se livrer à son amour pour elle. Donc, il se laissa aller à l’aimer.

Il avait espéré pendant un certain temps que quelque circonstance imprévue viendrait rompre cette union mal assortie, et qu’alors il prendrait la place qu’il convoitait sans avoir eu à se mêler de l’affaire. Mais le temps pressait. Il fallait agir, ou bien ces deux pauvres jeunes gens allaient s’épouser et se rendre malheureux pour le reste de leurs jours. La charité elle-même lui commandait de s’interposer. Il s’interposa donc, et non sans habileté, comme nous l’avons vu plus haut.

Voilà notre plaidoyer pour M. Harcourt terminé. Triste défense ! dira le lecteur en se détournant avec dégoût de ce personnage. Triste défense, en effet. Mais si, tous tant que nous sommes, on nous retournait à l’envers, et que l’on mît nos pensées à nu, ainsi que cela se pratique à l’égard des personnages de roman, plus d’un d’entre nous aurait peut-être de la peine à se faire acquitter.

Bertram demeurait immobile et silencieux, et Harcourt, voyant sa douleur, se repentit presque de ce qu’il venait de faire. Mais il se dit qu’après tout il n’avait raconté que la vérité. La lettre lui avait été montrée en effet par Caroline.

— C’est incroyable, incroyable ! Mais sa voix prouvait assez combien, au contraire, la chose lui paraissait croyable.

— Soit, dit Harcourt en attribuant à dessein un autre sens à ces paroles. Je ne vous demande pas de me croire. N’en parlons plus ! Venez donc, il est temps que nous reprenions le chemin de Londres. Mais Bertram ne bougeait pas, ne répondait pas.

Harcourt appela le garçon et paya la note. Puis il fit le compte de Bertram, et, en signe de départ, se mit à brosser son chapeau. Bertram tira sa bourse, donna à Harcourt ce qu’il lui devait, et se rassit en silence.

— Allons, Bertram, ce train-ci est l’avant-dernier, et vous savez qu’à l’autre il y a toujours une foule énorme. Partons.

Mais Bertram ne bougea pas.

— Si cela vous était égal, Harcourt, dit-il enfin très-doucement, je préférais m’en retourner seul aujourd’hui. Ce que vous venez de me dire m’a troublé. Je rentrerai probablement à pied.

— Rentrer à pied à Londres !

— Oui, ce ne sera pas trop long ; la promenade me fera du bien. Voyons, soyez bon enfant, et ne m’attendez pas. Je vous verrai demain ou après-demain, ou d’ici à peu de temps enfin.

Harcourt haussa les épaules et parut étonné de cette singulière idée ; puis, il mit son chapeau, et s’en alla tout seul. Nous ne chercherons pas à deviner quelles pensées l’occupèrent pendant la route, et nous suivrons plutôt son ami dans sa promenade.

Bertram avait écrit sa lettre de Paris fort à la hâte, mais il se la rappelait presque tout entière. Il savait combien elle avait été sévère, et il avait même plus d’une fois regretté d’avoir été si rude. Mais il se disait que l’offense aussi avait été grande. De quel droit sa future avait-elle parlé de lui à un autre homme ? N’avait-il pas eu raison de lui mettre devant les yeux toute l’étendue de sa faute ? Les idées de Bertram à ce sujet étaient peut-être un peu exagérées, mais, à coup sûr, elles n’étaient pas insolites. Quel est l’homme, quel est l’Anglais du moins, qui souffre patiemment qu’un étranger intervienne entre lui et la femme qu’il aime ?

Mais cette première faute de Caroline était vénielle auprès de celle qu’elle avait commise depuis : parler de lui, c’était déjà trop, mais montrer ses lettres ! Montrer une pareille lettre ! Montrer une pareille lettre à un pareil homme ! Faire une telle confidence à un tel confident ! Il n’était pas possible qu’elle l’aimât encore ; il n’était pas possible qu’elle ne lui préférât pas cet autre !

Il pensait à toutes ces choses en marchant vite par cette belle nuit de mai, et son cœur se gonflait, mais c’était de colère plutôt que de chagrin. Tout devait être fini entre eux. Il ne pouvait plus penser à elle après ce qu’il venait d’apprendre. Il se disait qu’elle était sans doute prête à l’épouser parce qu’elle s’y était engagée, mais il était évident qu’elle ne se souciait pas de lui. Il ne la forcerait pas à tenir sa promesse, et il ne presserait pas sur son cœur une femme capable d’avoir des confidences secrètes pour un autre homme.

Mademoiselle Baker, se disait-il encore, avait mal agi à son égard. Elle devait savoir ce qui se passait ; pourquoi ne le lui avait-elle pas dit ? Si Caroline lui préférait réellement un autre, mademoiselle Baker n’aurait-elle pas dû le prévenir ? Mais tout cela importait peu aujourd’hui ; il l’avait su à temps, heureusement, — oui, heureusement, — fort heureusement.

Se brouillerait-il avec Harcourt ? Qu’importait encore cela ? Pourquoi attacher de l’importance au rôle qu’avait joué son ami dans cette affaire ? Si Harcourt avait dit vrai, si cette lettre avait été montrée, il ne pardonnerait jamais cela à Caroline, et il se séparerait d’elle. Et s’il ne la possédait pas, que lui importait à qui elle appartiendrait ? Si elle aimait Harcourt, il ne chercherait pas à les séparer. Mais il y avait une chose dont il voulait s’assurer pleinement : il saurait si la lettre avait réellement été montrée. Harcourt était avocat ; or, dans les idées de Bertram, on ne devait pas se fier implicitement à la parole d’un avocat.

Il marchait toujours. Mais que faire ? Par où commencer ? Tout à coup il lui vint à l’esprit que, d’après les idées généralement reçues dans le monde, il ne serait pas justifié de rompre avec la femme qu’il devait épouser pour la seule raison qu’elle avait fait voir une de ses lettres à un autre. À ses yeux, cette cause était suffisante, mais d’autres pourraient juger la chose différemment. Mademoiselle Baker, par exemple, ou peut-être même mademoiselle Waddington…

Mais, d’une autre part, il n’était pas possible que Caroline désirât encore l’épouser après en avoir agi ainsi. N’avait-il pas les meilleures raisons pour supposer qu’elle ne voulait pas l’épouser ? Elle avait toujours cherché à gagner du temps. Elle n’avait pas cédé à ses plus ardentes prières. Dans ses rapports avec lui, elle s’était montrée froide et inflexible. Elle avait eu ses moments d’épanchement, mais pas avec lui ; un autre, qu’elle lui préférait peut-être, avait réussi à les provoquer. Aucune jalousie ne se mêlait à ces réflexions de Bertram, — aucune jalousie vulgaire, voulons-nous dire. Ce qu’il ne pouvait supporter, c’était la blessure faite à sa dignité. À peine souhaitait-il maintenant que Caroline l’aimât encore.

Il se dit qu’il retournerait une fois encore à Littlebath et qu’il lui demanderait la vérité. Il lui ferait toutes les questions qui lui brûlaient le cœur. Puisqu’elle n’aimait pas les lettres de reproche, il ne lui en écrirait plus ; ce qu’il avait à lui dire, il le lui dirait de vive voix. Et il résolut de partir le lendemain pour Littlebath.

Lorsqu’il arriva chez lui à Londres, il était fatigué et découragé, mais sa colère était passée. Il tâcha même de se persuader qu’il était dans un état d’esprit tout à fait opposé à la colère. Il se mit à genoux et pria Dieu pour le bonheur de Caroline. Il fit le serment d’y contribuer par tous les moyens ; mais il n’admit pas un instant que ce bonheur pût être assuré par leur mariage.




CHAPITRE XX


JUNON.


Malgré toute sa philosophie et toutes ses prières, Bertram alla se coucher fort malheureux. C’était une nature avant tout affectueuse et aimante que la sienne. Il était exigeant, et peut-être même un peu égoïste dans son amour : la plupart des hommes le sont ; mais il avait aimé, il aimait encore, et, bien que résolu à se séparer de celle qu’il aimait, il ne pouvait se résigner. Que de fois il était resté sans sommeil, en repassant dans son esprit tous les torts de Caroline ! Aujourd’hui il ne songeait plus qu’à ses torts à lui. C’était dommage, se disait-il, que leur mariage eût été retardé ; en cela, c’était Caroline qui avait agi sans raison. Elle ne l’avait pas connu ; elle n’avait ni compris son caractère ni apprécié son affection, mais, malgré tout, il aurait dû mieux en prendre son parti. Il reconnaissait qu’il avait été sévère, rude même envers elle ; qu’il lui avait témoigné trop de colère de ses refus ; et il se blâmait sans pitié. Mais à travers toutes les contradictions de son esprit, il comprenait clairement que le mariage était désormais impossible. N’était-il pas évident que Caroline serait enchantée de se dégager vis-à-vis de lui s’il lui en offrait l’occasion ?

George ne perdit pas de temps. Le lendemain matin, par un des premiers départs du chemin de fer, il se rendit à Littlebath, et alla tout de suite au logement de son père. Sir Lionel, pour être auprès de sa future belle-fille, était resté, on se le rappelle, à Littlebath.

Sir Lionel était encore au lit, car il se plaignait depuis quelque temps de ne pas se sentir tout à fait dans son assiette, et, quoi qu’on fût au mois de mai, il y avait bon feu dans sa chambre. Cependant il accueillit très-bien son fils : le souvenir du prêt de six mille francs n’était pas encore effacé, et la reconnaissance pour les services passés n’avait pas encore fait place au désir d’en obtenir de nouveaux.

— Ah ! George ! est-ce toi ? Je suis enchanté de te voir. Tu vas chez ces dames, je pense ? J’ai passé quelques instants avec Caroline hier au soir, et je ne l’ai jamais vue plus belle, — jamais.

George ne répondit qu’en demandant à son père où il comptait dîner. Sir Lionel dînait en ville. Cela lui arrivait assez généralement. Il était de ces gens qui ont le talent de se faire toujours engager à dîner, et il faut dire — car tout le monde en convenait — que sir Lionel payait bien son écot en amabilité.

— Alors je reviendrai ce soir ; je vous verrai sûrement avant de repartir.

Sir Lionel demanda à son fils pourquoi il ne dînait pas chez mademoiselle Baker, mais celui-ci ne lui donna aucune explication à ce sujet. Il dit seulement que cela ne se pourrait pas, et se rendit à sa besogne. C’était une rude besogne qu’il avait entreprise et il lui tardait qu’elle fût accomplie.

Il ne s’accorda pas un instant de réflexion. Au contraire, il marcha si vite, qu’en entrant dans le salon de mademoiselle Baker, il se trouva tout essoufflé, et qu’il ne put, tant pour cette raison qu’à cause de son émotion, parler à cette dame avec son calme habituel.

— Bonjour, mademoiselle Baker, comment vous portez-vous ? Je suis bien aise de vous voir ; je suis venu en grande hâte, et je suis impatient de voir Caroline. Est-elle sortie ?

Mademoiselle Baker dit que Caroline était à la maison, et qu’elle allait descendre.

— Tant mieux, car je suis impatient de la voir, — très-impatient.

Mademoiselle Baker, d’une voix tremblante, lui demanda si quelque chose était arrivé.

— Non ; il n’est rien arrivé. Mais la vérité, mademoiselle Baker, c’est que je suis fatigué de tout ceci, et que je veux en avoir le cœur net. Je ne sais comment Caroline le supporte, mais moi, cela me tue.

Mademoiselle Baker le regarda avec surprise, car sa manière de parler était violente, et trahissait un certain égarement. N’eût été que George se montrait assez souvent violent, elle aurait redouté quelque grand malheur. De toute façon, elle n’eut le temps de rien dire, car le pas de Caroline se fit entendre sur l’escalier.

— Auriez-vous la bonté de nous laisser seuls pendant dix minutes ? dit George. Mais je ne voudrais pas vous chasser de votre salon, et Caroline, j’en suis sûr, ne refusera pas de descendre avec moi à la salle à manger.

Il va sans dire que mademoiselle Baker ne voulut pas entendre parler d’un pareil arrangement. Au moment où elle quittait le salon, elle rencontra sa nièce à la porte. Caroline allait parler, mais elle s’arrêta en voyant l’expression du visage de sa tante. Les femmes ont une façon de se parler au moyen de regards, de signes et de sourires, à laquelle les hommes n’entendent rien, et ce fut en ce langage mystérieux que la tante Mary dit à sa nièce quelque chose qui lui fit comprendre que l’entrevue qui se préparait serait autre chose qu’un échange de tendresse. Il en résulta que Caroline se composa le visage en entrant, et s’avança lentement et avec une certaine dignité vers celui qui devait être un jour son seigneur et son maître.

— Nous ne vous attendions guère ; George, dit-elle.

Sir Lionel avait raison : jamais elle n’avait été plus belle. Les contours étaient un peu moins arrondis, les couleurs étaient un peu moins brillantes qu’à Jérusalem, mais c’était tout ! Le léger effort qu’elle avait dû faire pour se remettre en entrant, et pour prendre une démarche plus calme, avait ajouté à sa beauté. Sa robe du matin tout unie, et ses simples bandeaux de cheveux lui seyaient à merveille. C’était un beauté de plein jour, que Caroline Waddington.

Et il allait renoncer à tout cela ! Et pourquoi ? Tout ce qu’il avait là devant lui, tout ce qui lui avait paru, ce qui lui paraissait encore la forme de beauté la plus parfaite que le monde pût offrir, tout cela était encore à lui, et il était libre de n’y pas renoncer. Il connaissait assez Caroline pour être sûr que, si changés que pussent être ses sentiments, elle ne daignerait pas manquer à la parole donnée. Elle l’épouserait encore, — dans quelques mois s’il le voulait. Et belle comme elle l’était, lui appartenant encore, et malgré tout l’amour qu’il lui portait, il était venu là pour se séparer d’elle ! Toutes ces pensées lui traversèrent l’esprit comme un éclair. Mais il ne perdit pas un instant en réflexions inutiles.

— Caroline, dit-il en lui tendant la main — d’ordinaire, en lui prenant la main, il l’attirait tendrement vers lui, mais cette fois il n’en fit rien — Caroline, je suis venu pour m’expliquer avec vous. Il y a quelque chose entre nous qui doit être éclairci.

— Eh bien ! qu’est-ce ? dit-elle avec un sourire presque imperceptible.

— Je ne voudrais pas, si je puis l’éviter, dire un mot qui montrât que je suis fâché…

— Mais êtes-vous fâché, George ? Si vous l’êtes, ne vaut-il pas mieux le laisser voir. Vous ne saurez jamais bien feindre.

— Je l’espère bien, et je ne feindrai jamais volontiers. C’est parce que je n’aime pas à feindre que je suis venu.

— Vous ne sauriez rien cacher, George, quand bien même vous le voudriez. Il est inutile que vous vous promettiez de ne pas laisser voir votre colère. Vous êtes en colère, et cela se voit. Voyons, de quoi s’agit-il ? J’espère que mon péché n’est pas bien gros. Pour que vous ayez banni ma pauvre tante du salon, il faut que ce soit un peu grave.

— Je dînais avec M. Harcourt hier, et dans le courant de la conversation il a laissé échapper que vous lui aviez montré la lettre que je vous ai écrite de Paris. Cela est-il vrai, Caroline ? Lui avez-vous montré cette lettre ?

Rien, certes, dans le ton de Bertram n’aurait pu faire deviner à un indifférent qu’il était en colère ; pourtant, mademoiselle Waddington y reconnut quelque chose qui lui donna le vertige et qui fit que le plancher sembla se dérober sous ses pieds. Tous les objets s’effacèrent devant ses yeux, et la rougeur lui monta comme une flamme jusqu’à la racine des cheveux. Jamais Bertram ne l’avait vue rougir ainsi, car jamais avant il ne l’avait vue ainsi couverte de honte. Que de fois elle s’était repentie d’avoir montré cette lettre ! Que de regrets depuis le moment où elle l’avait laissée sortir de ses mains ! Elle l’avait fait dans le feu de son indignation. George lui avait écrit des paroles dures et blessantes qui l’avaient mise hors d’elle. Jusqu’à ce jour-là, elle ne s’était pas doutée du pouvoir qu’ont les mots pour irriter et pour blesser. Le monde lui avait montré tant de bienveillance ! George lui avait reproché de n’être pas assez femme, de manquer de délicatesse, et l’autre qui s’était trouvé là à côté d’elle, s’était montré si doux, si sympathique, si désireux de plaire ! La sympathie, la colère, l’avaient tentée, et elle avait montré la lettre ; mais depuis ce jour elle n’avait cessé de le regretter. Caroline Waddington pouvait commettre un acte inconvenant, l’événement ne l’avait que trop prouvé ; mais, la faute commise, elle ne pouvait pas ne pas se l’avouer et n’en pas ressentir la honte.

Elle restait debout devant George, rouge de confusion, mais au premier moment elle ne fit aucune réponse. Elle se sentait au cœur le désir de s’agenouiller devant lui, — de s’agenouiller en esprit du moins, — et d’implorer son pardon. Mais jusqu’à ce jour elle n’avait jamais demandé le pardon d’aucun être humain, et il lui fallait, pour s’humilier, faire un effort dont elle n’était pas instantanément capable. S’il l’avait regardée tendrement un seul instant, si une seule parole de douceur fût tombée de ses lèvres, elle eût été vaincue. Elle serait tombée à ses pieds pour demander le pardon. Et parmi tous ceux que George Bertram avait aimés, qui donc l’avait jamais prié en vain ? Pourquoi ne le fit-elle pas ? Que d’amour, que de bonheur en réserve pour eux !

Mais il n’y eut rien de tendre dans les regards, rien de doux dans les paroles qu’il lui adressa.

— Comment ! dit-il, et, malgré sa promesse, sa voix n’avait jamais été si rude. — Comment ! montrer cette lettre à un autre homme ; montrer cette lettre à M. Harcourt ! cela est-il vrai, Caroline ?

Un enfant demande pardon à sa mère parce qu’il a été grondé, et il cherche à détourner sa colère, afin d’éviter le châtiment ; un serviteur en fait autant à l’égard de son maître, un inférieur à l’égard de son supérieur ; mais quand on demande pardon à un égal, c’est qu’on reconnaît et qu’on regrette le tort qu’on lui a fait. Un pareil aveu et un pareil regret ne seront jamais provoqués par la sévérité et la rudesse. Caroline, en regardant et en écoutant George, ne se sentit pas disposée à s’agenouiller — pas même en esprit. Loin de là, elle rappela toute sa dignité, et, toute malheureuse qu’elle était au fond du cœur, elle s’assit tranquillement, sans que rien vînt trahir sa douleur.

— Cela est-il vrai, Caroline ? Je ne croirai une pareille chose que si vous me le dites vous-même.

— Oui, George ; cela est vrai. J’ai montré votre lettre à M. Harcourt.

Bertram avait été si dur, qu’elle ne daigna pas ajouter un mot d’excuse.

Il était resté jusque-là debout ; mais, à ces derniers mots, il se laissa tomber sur une chaise et se cacha le visage dans les mains. Même alors, il était temps encore ; elle aurait pu s’attendrir et il aurait pu se laisser apaiser, et tout pouvait s’arranger !

— J’étais bien malheureuse, George ; cette lettre m’avait fait bien du chagrin, et je ne savais où chercher du secours.

— Comment ! s’écria-t-il, en se redressant soudain devant elle et en laissant éclater un orage de passion et de fureur auprès duquel sa colère passée semblait du calme, — comment ! ma lettre vous avait rendue si malheureuse qu’il vous fallait demander du secours à M. Harcourt ! Vous en appeliez de moi à la sympathie de cet homme, — de moi qui suis, — non ! qui étais votre mari devant Dieu ! Ne compreniez-vous donc pas quelle sorte de lien nous unissait ? Ne saviez-vous pas qu’il était des circonstances dans lesquelles vous ne pouviez chercher de la sympathie au dehors sans être infidèle, plus qu’infidèle ? N’avez-vous donc jamais songé à quoi cela engage, d’être l’unique objet de l’amour d’un homme et d’avoir accepté son amour ?

Elle avait été sur le point de l’interrompre, mais la tendresse que semblaient renfermer ces derniers mots l’arrêta.

— Une pareille lettre ! Vous la rappelez-vous, cette lettre, Caroline ?

— Oui, je me la rappelle ; je ne me la rappelle que trop. Je n’ai pas voulu la garder.

— Elle vous a paru injuste ?

— Elle était plus qu’injuste, elle était cruelle.

— Injuste et cruelle, tout ce que vous voudrez, — je ne m’arrêterai pas à la défendre ; par sa nature même, elle devait rester chose sacrée entre nous. Je vous ai écrit comme j’avais le droit d’écrire à celle que je considérais comme ma future femme.

— Personne ne pouvait avoir le droit d’écrire une semblable lettre.

— Dans cette lettre, je demandais expressément que M. Harcourt ne fût pas établi en arbitre entre nous. Je vous priais spécialement de ne pas lui parler des causes de mésintelligence qui pouvaient exister entre nous ; et cependant, vous l’avez choisi pour confident ; vous lui avez montré ma lettre ; vous avez épelé et commenté, mot à mot, avec lui, les paroles qui venaient toutes brûlantes de mon cœur ; vous avez discuté ensemble mon amour… mon… mon… Dieu ! je n’y puis pas songer ! si vous ne me l’aviez pas dit vous-même, je ne l’aurais pas cru !

— George…

— Ô Dieu ! songer que vous preniez mes lettres pour les lire avec lui ! Mais cela ne s’explique que d’une façon, Caroline. Demandez-le à qui vous voudrez, tout le monde vous dira qu’il n’y a qu’une réponse à une pareille énigme.

— Nous l’avons fait chercher parce qu’il était votre ami.

— Et vous l’avez gardé comme étant le vôtre. Je n’ai pas d’ami à qui je permette de s’interposer entre mon amour et moi. Oui, Vous étiez mon seul amour. Il faudra que je me guérisse de ce mal-là, du mieux que je pourrai.

— Je dois donc me dire que tout est fini entre nous ?

— Oui, voilà ! Vous pouvez reprendre votre main. Elle vous appartient pour en disposer en faveur de qui il vous plaira. Faites les confidences que vous voudrez, elles n’impliqueront plus trahison envers moi.

— Alors, monsieur, puisqu’il en est ainsi, vous pourriez, je pense, me faire grâce de votre violence.

— Je sentais depuis longtemps que je devais vous rendre votre liberté, car il y a longtemps que je sais que vous ne m’avez pas réellement aimé.

Mademoiselle Waddington était trop orgueilleuse, trop pénétrée de la nécessité de conserver sa dignité dans cette conjoncture, pour contredire Bertram. Pourtant, elle sentait au fond du cœur qu’elle l’aimait, et que, malgré toute sa colère et tous ses sarcasmes, elle aurait bien voulu ne pas renoncer à lui. Mais comment aurait-elle pu, elle qui n’avait jamais trahi la moindre passion jusque-là, se mettre tout à coup à protester de son amour au moment même où on lui disait qu’on renonçait à elle ?

— Je m’y suis laissé aller de jour en jour, et je me suis cramponné à l’espérance comme un enfant, quand il n’y avait plus d’espérance. J’aurais dû le comprendre quand vous avez remis notre mariage à trois ans.

— À deux ans, George.

— Si ce n’eût été que deux ans, nous serions mariés aujourd’hui. J’aurais dû le comprendre quand j’ai appris votre intimité avec lui à Londres. Mais maintenant — je le comprends, je le sais. Maintenant c’est tout fini.

— Je regrette que vous ayez eu tant d’ennuis…

— Ennuis… ennuis !… Enfin ! je ne veux pas me rendre ridicule. Je crois en tout cas que nous nous comprenons.

— Oh ! parfaitement.

Ce n’était pas vrai ; elle ne le comprenait pas. Il avait cherché à lui faire comprendre qu’en renonçant à elle, il ne croyait sacrifier que lui-même ; qu’il ne la quittait que parce qu’il était convaincu qu’elle ne l’aimait pas ; qu’il la quittait à cause de cela seulement, quoi qu’il l’aimât encore et malgré tout ce qu’il lui reprochait. Voici ce qu’il avait voulu lui faire comprendre, mais elle n’avait pas compris…

— Et maintenant, puis-je partir ? dit-elle en se levant. La rougeur de la honte était passée, et, si soumises que fussent ses paroles, elle était redevenue Junon. — Et maintenant, puis-je partir ?

— Partir maintenant ? Oui ; sans doute. C’est-à-dire je puis partir ; c’est cela que vous voulez dire. Oui, je pense que je ferais mieux de partir. Il y avait un instant à peine, il était ivre de colère, et sa voix avait été résolue et impérieuse, mais maintenant elle était redevenue douce. En ce moment, si Caroline eût pu se montrer tendre, il aurait cédé. Mais elle ne savait pas être tendre. C’était une Junon, comme je l’ai dit. Bien qu’elle sût, à n’en pouvoir douter, que son cœur se briserait quand George serait parti, elle ne pouvait se résoudre à user de douceur féminine. Elle ne savait pas lui dire qu’elle avait mal agi parce qu’elle avait été malheureuse, parce qu’il l’avait laissée seule, parce qu’elle avait été égarée par son amour même ; elle ne savait pas lui dire cela, et puis lui prendre la main et lui promettre, s’il voulait ne plus la quitter, qu’elle ne commettrait plus jamais une semblable faute. Si elle avait su faire cela, en un instant sa tête eût été appuyée sur l’épaule de George, ce bras aimé eût entouré sa taille, et avant un quart d’heure, on aurait annoncé à mademoiselle Baker, qui attendait là-haut dans sa chambre, que le jour du mariage était fixé.

Mademoiselle Baker devait apprendre une tout autre nouvelle. Si les choses se fussent passées comme nous venons de le dire, mademoiselle Waddington eût été une femme au lieu d’être une déesse. Quel que pût être le résultat, elle ne pouvait pas s’humilier jusque-là. Elle avait été offensée, comme jamais déesse ne l’avait été. Quoi qu’il lui en coûtât, elle garderait sa dignité ; elle ne se courberait pas devant l’orage qui l’avait assaillie avec tant d’insolence.

Bertram s’était levé pour partir. — Il serait inutile de déranger votre tante, dit-il. Dites-lui que, si je pars sans la voir, c’est que je veux lui épargner un chagrin. Adieu, Caroline ; que Dieu vous garde ! Et il lui tendit la main.

— Adieu, monsieur Bertram. Elle aurait voulu ajouter quelque chose, mais elle craignit de se laisser aller à quelque parole trop tendre. Elle lui donna la main cependant, et répondit à son étreinte.

Elle le regarda et vit que ses yeux étaient pleins de larmes ; mais pourtant elle ne parla pas. Oh ! Caroline ! Caroline ! si tu avais su comprendre, même alors, combien tu étais femme en réalité, et combien peu tu étais une froide et impassible déesse, tout aurait pu bien finir ! mais tu ne le savais pas. Tu étais montée sur ton piédestal de Junon, et, une fois là, coûte que coûte, il fallait t’y maintenir.

— Dieu vous garde, Caroline ; adieu, répéta-t-il encore en se dirigeant vers la porte.

— Je voudrais vous faire une question avant que vous partiez, dit-elle au moment où George posait la main sur le bouton de la porte. Bertram s’arrêta et se retourna vers elle.

— Dans l’accusation que vous avez portée contre moi tout à l’heure…

— Je ne vous ai pas accusée, Caroline.

— Non-seulement vous l’avez fait, monsieur Bertram, mais je me suis reconnue coupable. En formulant votre accusation, vous avez nommé M. Harcourt. Il est vrai que pendant votre absence j’ai causé avec lui de nos affaires — des vôtres et des miennes. J’espère que vous savez que, si je l’ai fait, c’est que je considérais M. Harcourt comme votre ami.

Bertram ne la comprenait pas, et son regard le disait.

— Il m’est difficile de m’expliquer, reprit-elle en rougissant légèrement. Ce que je veux dire, c’est que vous ne devez pas penser que je me suis adressée à M. Harcourt, poussée par quelque considération, quelque partialité personnelle.

Elle se redressa de toute sa hauteur, et sembla grandir en disant ces mots. Elle avait eu des torts ; elle admettait que George avait pour lui la justice, l’inflexible et dure justice, et qu’il était en droit de lui rejeter au visage son amour et ses promesses ; elle ne se plaindrait pas ; mais elle n’admettait pas qu’il pût la quitter en l’accusant de s’être laissé entraîner à de misérables coquetteries avec un autre, parce que celui qu’elle aimait était absent. Voyant qu’il ne la comprenait pas bien, elle s’exprima encore plus clairement.

— Au risque de m’entendre dire de nouveau que je manque aux convenances, il faut que je m’explique. M’accusez-vous de m’être laissé faire la cour par M. Harcourt ?

— Non, je ne dis pas cela. Aujourd’hui, je n’ai plus le droit de rien dire là-dessus.

— Non, sans doute ; et si dans l’avenir M. Harcourt me faisait la cour, cela ne regarderait que lui et moi : vous n’auriez rien à y voir. Mais jadis, c’était différent. J’ai le droit de vous demander si, parmi toutes mes fautes, vous m’accusez encore de cette chose-là ?

— Je ne vous ai reproché et je ne vous reproche encore qu’une seule chose, c’est de ne plus m’aimer. Et ce reproche restera renfermé dans mon cœur. Je ne suis pas un jaloux, et vous le savez bien ; ce que je vous ai dit aujourd’hui n’est pas le résultat de soupçons jaloux. Je ne vous ai soupçonnée de rien, je ne vous ai crue coupable de rien que vous n’ayez vous-même avoué. Je découvre que vous avez cessé de m’aimer, et, l’ayant découvert, peu m’importe à qui vous donnerez votre amour. En disant ces mots, il ouvrit la porte et sortit ; et il ne revit plus jamais mademoiselle Waddington à Littlebath.

Quelques minutes après qu’il eut quitté le salon, mademoiselle Baker y rentra. Elle avait entendu fermer la porte extérieure et le domestique lui avait dit que George était parti.

Elle trouva Caroline assise toute droite sur sa chaise devant la table. Elle n’avait pas de larmes dans les yeux, — pas encore ; mais il n’était pas besoin de larmes pour faire comprendre à la tante Mary que tout n’était pas bien. Un seul coup d’œil jeté sur ce triste visage lui dit clairement que tout allait, au contraire, aussi mal que possible.

C’était encore la beauté, la dignité, et, jusqu’à un certain point, le calme de Junon ; mais c’était une Junon en proie à la douleur, à la jalousie, au désespoir, — une Junon qui n’oubliait pas pourtant son piédestal, et qui se savait un objet d’admiration pour les dieux et pour les hommes. Combien de temps ce rôle de déesse la soutiendra-t-il ? combien de temps ? Hélas !

— Est-il parti ? dit mademoiselle Baker en regardant sa nièce.

— Oui, ma tante, il est parti.

— Quand reviendra-t-il ?

— Il ne reviendra pas, ma tante. Il ne reviendra plus jamais. Tout est fini, enfin.

Mademoiselle Baker demeura un instant toute tremblante, puis elle se jeta sur un siège. Elle, du moins, n’avait pas de divinité qui la soutînt. Oh ! Caroline ! s’écria-t-elle.

— Oui, tante Mary, tout est fini maintenant.

— Tu veux dire que vous vous êtes querellés, dit celle-ci qui se rappelait un vieux proverbe consolant au sujet des querelles d’amoureux. Mademoiselle Baker avait foi aux proverbes.

Le lecteur aura peut-être quelque peine à se rendre compte des sentiments de mademoiselle Baker au sujet de ce mariage. Il n’y avait pas longtemps qu’elle conseillait à sa nièce de rompre son engagement avec Bertram, et maintenant on la voit au désespoir, parce que ce résultat a été atteint. La vérité, c’est que mademoiselle Baker était douée d’un de ces esprits variables qui indiquent, par leurs changements, non leur volonté, mais la direction de quelque souffle étranger, de quelque volonté extérieure. Et il ne faut pas la dédaigner ou lui en vouloir pour cette disposition un peu girouette. C’était la moins égoïste, la moins entêtée, la plus obligeante créature du monde. Elle avait soufflé tour à tour le froid et le chaud à l’égard de Bertram, mais le chaud ou le froid n’avait jamais dépendu que des chances de bonheur qu’elle croyait découvrir pour sa nièce. Dans les derniers temps, il lui avait semblé voir que Caroline aimait trop George pour pouvoir renoncer à lui ; de plus, elle avait lieu de croire que le vieux M. Bertram souhaitait le mariage et que George et Caroline, mariés, hériteraient sûrement de lui. Donc, depuis un mois ou deux, mademoiselle Baker avait soufflé le chaud avec vigueur.

— Non, nous n’avons pas eu de querelle, dit Caroline en s’efforçant de paraître calme. Du moins, pas de querelle dans le sens où vous l’entendez. Ne vous faites pas d’illusion, chère tante ; tout est fini maintenant, fini à tout jamais !

— À tout jamais, Caroline !

— Oui, à tout jamais. Des choses ont été dites qui ne pourront jamais être oubliées. Ne vous affligez pas, — la tante Mary était en larmes, — il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Je suis sûre que cela vaut mieux ; nous n’aurions pas été heureux ensemble.

— Mais trois années, Caroline, trois années ! dit à travers ses larmes la tante Mary, qui pensait au temps perdu sans retour. La tante Mary était vivement pénétrée de l’idée que trois ans comptent dans la vie d’une jeune fille, et que les chances de se bien marier se trouvent considérablement diminuées par le seul fait d’avoir rompu avec un homme dont on a été la fiancée pendant ces trois années. Mademoiselle Baker était très-sensible aux petites considérations mondaines ; mais il faut lui rendre cette justice, qu’elle ne s’en préoccupait pas, qu’elle ne s’en était jamais préoccupée, pour son propre compte.

— Oui, trois ans ! et Caroline ne put s’empêcher de sourire en dépit de son chagrin. Nous n’y pouvons rien, ma tante. À tout le reste, non plus, nous ne pouvons rien. Vous dites trois ans, chère tante, mettons-en trente.

Mademoiselle Baker la regarda sans très-bien comprendre.

— Et faut-il absolument qu’il en soit ainsi ? dit-elle.

— S’il le faut ? Oh ! oui, il le faut. Il le faut, maintenant… il le faut… il le faut.

Puis elles gardèrent le silence pendant quelques minutes.

Mademoiselle Baker, tout en désirant vivement savoir la cause de cette soudaine rupture, hésitait un peu à questionner. Elle ne pouvait pourtant pas laisser passer une pareille chose sans discussion.

— Mais enfin, que t’a-t-il dit ? demanda-t-elle. Caroline n’avait jamais raconté à sa tante l’histoire de la lettre montrée à M. Harcourt, et elle n’entendait nullement la lui dire maintenant.

— Ma tante, je ne saurais vous dire tout ce qui s’est passé. Ce n’est pas ce qu’il a dit qui a amené la brouille plus que ce que j’ai dit moi-même. Du moins… Non, cela n’est pas tout à fait exact ; c’est bien ce qu’il a dit qui a fait le mal ; mais je ne lui ai pas répondu comme il l’aurait voulu, et nous avons pensé qu’il valait mieux nous séparer.

— Il voulait que le mariage se fît tout de suite ?

— Non, je ne crois pas qu’il désirât rien de semblable. Soyez convaincue qu’il ne désire maintenant aucun mariage, — aucun mariage avec moi du moins. Et soyez persuadée de ceci encore : c’est que de mon côté je ne désire nullement l’épouser. Désirer ! Que servirait de désirer ? Cela est impossible maintenant.

Il y eut un nouveau silence, et ce fut encore mademoiselle Baker qui le rompit.

— Je me demande si jamais tu l’as réellement aimé ? Je me suis quelquefois dit que non.

— Peut-être que non, en effet, dit Caroline qui repassait en pensée sa destinée.

— Si tout doit être rompu, je souhaite qu’il en ait été ainsi !

— Ce serait à souhaiter, en effet… pour moi et pour lui.

— Il t’aimait, lui. On n’en saurait douter ; on n’en saurait douter un seul instant. Si jamais homme a aimé une femme, il t’a aimée.

Mademoiselle Waddington ne répondit pas, elle ne se souciait guère, en ce moment, de poursuivre cette conversation avec sa tante.

Elles devaient dîner de bonne heure ce jour-là, ainsi qu’elles avaient coutume de le faire quand elles allaient dans le monde le soir. Elles étaient invitées à passer la soirée chez une vieille dame de leurs amies qu’elles n’avaient pas vue depuis longtemps. Pendant le dîner, mademoiselle Waddington dit à sa tante qu’elle ne se sentait pas la force d’aller dans le monde ce soir-là. Mademoiselle Baker fit quelques objections, cela va sans dire, mais elle n’insista pas. Il semblait fort naturel qu’une jeune fille qui venait de rompre son mariage ne fût pas très en train d’aller à une soirée de whist à Littlebath.

Caroline se trouva donc seule de bonne heure dans la soirée, et pour la première fois elle chercha à se rendre compte de ce qui lui était arrivé. Jusqu’à ce moment elle avait eu à soutenir son rôle de déesse, d’abord devant George Bertram, puis, avec moins d’effort, devant sa tante. Mais, maintenant qu’elle était seule, elle pouvait descendre au rang de simple mortelle : elle était seule, et il le fallait bien.

Oui, sans doute, elle avait perdu trois années ! Et c’était beaucoup pour une déesse mortelle dont la divinité ne comportait qu’une courte durée. Elle avait eu pour principe qu’il fallait tirer le meilleur parti possible de la vie ; elle avait de bonne heure résolu de ne gaspiller aucune chance de succès : et maintenant, à vingt-trois ans, qu’avait-elle fait de ses résolutions ? Où ses doctrines l’avaient-elles menée ? Pendant deux ans le monde — le monde qu’elle connaissait et dont elle était connue — l’avait considérée comme fiancée, et voilà que l’amoureux était parti ! Il n’avait pas été congédié par elle : il était parti ! C’était bien plutôt lui qui l’avait congédiée, et cela sans trop de ménagements.

Pour être juste envers Caroline, il faut dire que ce n’était point ce chagrin-là qui lui brûlait le plus le cœur. Elle se redisait bien que c’était là sa souffrance, que c’était là sa plus grande douleur ; elle eût désiré qu’il en fût ainsi ; mais elle était plus humaine, plus tendrement humaine, plus femme qu’elle ne le supposait. Bertram l’avait quittée, et elle ne savait comment vivre sans lui. C’était là l’épine qui s’enfonçait dans son cœur de femme. Elle ne pourrait jamais plus lire dans ces yeux si profonds et si pensifs ! jamais plus s’appuyer sur ce bras ! jamais plus entendre l’accent de cette voix si pleine et si vibrante comme elle l’entendait jadis, alors qu’il lui prodiguait des paroles d’amour et de vérité ! Bertram avait bien des défauts, et elle y avait souvent pensé quand il lui avait appartenu, mais il avait aussi bien des qualités, et, maintenant qu’elle l’avait perdu, ce n’était plus qu’à ses qualités qu’elle pouvait penser.

Elle avait dit qu’il était parti pour toujours, et il ne lui avait pas été difficile de dire cela d’une voix calme à mademoiselle Baker. Rien de plus facile que la bravade. Le misérable qui va être pendu monte d’un pas léger à l’échafaud quand la foule le regarde. La femme qui perd tout ce que son cœur aime dira tout haut que cela lui est indifférent. Mais quand le malheureux condamné est seul dans sa triste cellule, à la veille de l’exécution, réfléchissant à son sort ; quand la jeune fille, assise sur le bord de son lit, se sent le cœur vide, — non pas vide, devrais-je dire, mais plein de désespoir, — c’est alors que la bravade devient difficile !

Caroline Waddinglon lutta de son mieux. Elle s’était souvent dit, pendant les quelques mois qui venaient de se passer, qu’elle se repentait de son engagement. Si c’était vrai, le temps était venu de se féliciter d’avoir regagné sa liberté. Mais elle ne pouvait se féliciter. Tant que Bertram lui avait appartenu, elle n’avait pas su combien elle l’aimait profondément. Tant qu’elle n’avait fait que penser à se séparer de lui, la chose lui avait paru facile ; mais elle lui semblait bien difficile maintenant. Il lui était à peu près aussi aisé d’arracher l’image de Bertram de son cœur, que de s’arracher un membre.

Pourtant, il fallait que l’opération se fît : Il n’y a avait plus moyen de l’éviter. Elle était résolue en tant que cela dépendait de la volonté, il ne s’agissait plus que d’en supporter la douleur.

Caroline venait de découvrir, pour la première fois peut-être, qu’elle avait un cœur tendre et ardent, et qu’elle aimait cet homme capricieux et volontaire de toute la puissance de son cœur. Aux yeux d’une femme comme Caroline Waddington, George semblait plus digne d’être aimé, alors, qu’au temps où il lui avait d’abord parlé de son amour sur le mont des Oliviers. Il n’était, pour ainsi dire, dans ce temps-là, qu’un enfant, il est vrai, plein d’ambition, de poésie et d’esprit. Ces qualités avaient à peine suffi pour conquérir le cœur de Caroline. Il s’y était joint depuis une ferme volonté, un certain empire sur les hommes, et le don de se faire écouter du public. Or, la puissance et la volonté sont après tout ce que la femme apprécie le plus chez l’homme.

Depuis que Caroline avait perdu celui qu’elle aimait, elle s’avouait son amour. Ah oui ! elle l’aimait. Comment le reconquérir ? Ce fut là sa première pensée. Il n’y a aucun moyen de le reconquérir, fut la seconde. Le prier de revenir lui semblait chose impossible. Reviendrait-il jamais de son propre mouvement ? Cela, non plus, n’était pas possible. George avait le cœur tendre et un mot aurait suffi pour le ramener tant qu’ils avaient été là tous deux dans la même chambre ; mais il était aussi orgueilleux que tendre : fallût-il s’arracher le cœur, il ne reviendrait jamais sans qu’on l’en priât.

Pendant que mademoiselle Baker faisait son whist chez sa vielle amie, mademoiselle Waddington, renfermée dans sa chambre, s’efforçait ainsi, avec des pleurs amers et de terribles combats, de se résigner à la perte qu’elle venait de faire.




CHAPITRE XXI


SIR LIONEL DANS LES EMBARRAS.


Il a été dit que mademoiselle Baker devait passer la soirée avec une ancienne amie. J’espère qu’on n’a pas oublié mademoiselle Todd, mademoiselle Todd de la vallée de Josaphat, aujourd’hui établie à Littlebath, mademoiselle Todd au visage vermeil et au cœur libre et joyeux. C’était chez elle qu’avait lieu la soirée ; mais, avant d’en parler, il me faut, dire quelques mots d’un de ses principaux invités : sir Lionel Bertram.

Sir Lionel menait à Littlebath une vie fort agréable, sauf sur un seul point : il n’avait pas autant d’argent qu’il lui en aurait fallu. Il avait un excellent appartement composé de quatre pièces, un valet de chambre, un groom, trois chevaux et un phaéton ; de plus, il jouissait de la considération générale. Les femmes lui souriaient, les jeunes gens l’écoutaient, les vieillards tiraient de leur cave leurs meilleures bouteilles ; tout était charmant — tout, sauf ce res angusta qui lui rappelait de temps à autre qu’il était mortel. Et songer que ce vieil avare de frère aurait pu lui donner des milliers de livres sterling, sans en être appauvri !

Nous avons dû perdre de vue M. Bertram l’oncle en racontant l’histoire des dernières aventures de M. Bertram le neveu. Aujourd’hui, il faut que le lecteur sache que, vers le commencement de cette même année, la santé de M. Bertram avait donné quelques inquiétudes à ses amis. George avait été le voir une ou deux fois ; sa nièce, mademoiselle Baker et sa petite-fille, Caroline, en avaient fait autant. Il ne leur avait pas dit grand’chose, mais mademoiselle Baker avait emporté de sa visite l’impression que le vieillard serait heureux de voir s’accomplir le mariage projeté.

Vers cette même époque aussi, son frère avait jugé opportun de l’aller voir. Depuis le retour du colonel, les deux frères ne s’étaient pas rencontrés. Sir Lionel avait appris, avec une surprise toute naturelle, l’histoire de mademoiselle Baker et de sa nièce. Il lui parut évident que George et Caroline hériteraient d’une grande partie de la fortune de son frère, et assez probable que mademoiselle Baker en recueillerait une portion modeste. Puis il se dit qu’il n’y avait rien d’impossible, malgré tout le passé, à ce que le cœur de son frère s’attendrît en présence de la mort. Il pourrait peut-être persuader le vieillard malade, ou, si la persuasion ne pouvait rien, il parviendrait du moins à découvrir de quel côté étaient ses préférences. Sir Lionel lui-même n’était plus jeune, l’aisance et le repos lui devenaient fort désirables : pourquoi n’épouserait-il pas mademoiselle Baker ?

Il commença par aller voir Pritchett. M. Pritchett lui dit que son frère allait mieux, — infiniment mieux. Sir Lionel se montra transporté de joie. Il était accouru, dit-il, en toute hâte de Littlebath, le cœur plein d’angoisse. On lui avait fait les rapports les plus fâcheux. Malgré tout, il tenait à voir son frère. — Il irait à Hadley.

— Je crains que M. Bertram ne soit pas bien en état de voir du monde dans ce moment-ci, dit M. Pritchett de sa petite voix asthmatique.

— Mais un frère… dit sir Lionel.

Pritchett savait à merveille dans quels rapports étaient les deux frères ; et, en ce qui le touchait personnellement, bien qu’il aimât beaucoup George, il avait fort peu de goût pour sir Lionel.

— Oui, oui, sans doute un frère est un frère. Mais vous savez, monsieur, que M. Bertram…

— Ah ! vous voulez dire qu’il est un peu fâché à cause du compte ?

— Oui, c’est le compte, — le compte, vous savez, sir Lionel. Si c’est cela que vous désirez régler, je crois que je puis faire l’affaire sans que vous vous dérangiez pour aller à Hadley. Ce n’est pas que de payer le compte n’arrangerait beaucoup les choses avec monsieur.

Sir Lionel ne put tirer autre chose de M. Pritchett ; mais il ne se laissa pas détourner de son projet, et se rendit, comme il l’avait dit, à Hadley ; Il trouva son frère levé et installé dans la salle à manger, mais il ne le reconnut pas au premier abord. Tous ceux qui n’avaient pas vu M. Bertram depuis quelque temps auraient eu quelque peine à le reconnaître. Il était non-seulement amaigri, fatigué et pâli de visage, mais il parlait aussi avec difficulté : et, en le regardant attentivement, on découvrait que sa bouche était tordue et comme tirée d’un côté. Depuis les dernières visites qu’il avait reçues, il avait subi ce qu’on nomme, en langage poli, une légère menace de paralysie.

Mais son intelligence, si elle avait été menacée, s’était remise, et son obstination n’était nullement paralysée. Quand sir Lionel fut introduit, le vieillard lui tendit la main, mais ne fit pas mine de se lever de son fauteuil. Les deux frères ne s’étaient pas vus depuis quinze ans.

Sir Lionel s’était fait la leçon à l’avance sur ce qu’il dirait et ferait. — George, dit-il, et le vieillard tressaillit en s’entendant nommer de cette façon inaccoutumée, George, quand j’ai su que vous étiez malade, je n’ai pu faire autrement que de venir vous voir.

— Vous êtes bien bon, sir Lionel, — très-bon, grommela le malade.

— Il y a quinze ans que nous ne nous sommes rencontrés, et nous sommes vieux l’un et l’autre aujourd’hui.

— Moi, je le suis, et à peu près fini, — trop vieux et trop fini pour avoir beaucoup de besoins. Vous n’en êtes pas là, je pense.

Il y avait dans sa voix et dans son regard, en s’adressant à son frère, une certaine ironie qui fit comprendre à sir Lionel que les dispositions à son égard n’étaient pas précisément affectueuses.

— Allons ! j’espère que nous n’en sommes venus là ni l’un ni l’autre ; pas encore, pas encore… Et sir Lionel prit un air aimable. Quant à moi, il ne me faut plus grand’chose aujourd’hui. En effet, il ne lui fallait pas grand’chose à ce cher et aimable compagnon : rien que trois ou quatre pièces très-confortables pour son domestique et lui, un phaéton et des chevaux ; plus, un autre petit ménage dans une rue tranquille et écartée ; — rien que cela, mon Dieu ! avec tout ce qu’il y a de meilleur en fait de manger et de boire. — Quant à moi, il ne me faut pas grand’chose aujourd’hui. On ne saurait croire avec quel air de bonne humeur il disait cela.

M. Bertram l’aîné n’avait pas l’air d’être de belle humeur. Son œil avait une tout autre expression.

— Ah ! dit-il, tant mieux ! il vous sera d’autant plus facile d’aider ce pauvre George. Il a des besoins, lui ; il va s’embarquer dans les embarras et les peines. Ni lui ni sa future, j’imagine, n’ont l’habitude de restreindre leurs besoins, et ils se trouveraient assez à l’étroit dans leurs revenus… si ce n’était que vous serez là pour les aider.

Le colonel conservait toujours son air aimable, mais il commençait à se demander s’il ne serait pas mieux à Littlebath que chez son frère.

— Ce pauvre George ! J’espère qu’ils seront heureux… je le crois. Leur bonheur est naturellement mon unique souci aujourd’hui, et il en est sans doute de même avec vous. N’est-il pas singulier que mon fils et votre petite-fille se soient rencontrés ainsi ?

M. Bertram regarda le colonel, — le regarda comme si son regard eût pu le transpercer, — mais il ne dit rien.

— Cela est singulier, et cela est fort heureux, reprit sir Lionel. Elle est, sans contredit, la plus charmante personne que j’aie jamais vue, et George doit s’estimer bien heureux.

— Oui, il est heureux ; il aura plus qu’il n’était en droit d’espérer. Tout compte fait, Caroline aura cent cinquante mille francs. Je ne sais pas ce qu’il compte assurer de son côté à sa femme, il ne m’en a pas parlé ; mais peut-être attendait-il votre retour…

Le grand art de sir Lionel, pendant tout le cours de sa carrière officielle, avait consisté à aplanir et à rendre agréables, par la vertu de l’égalité d’humeur et de l’agrément qui résidaient en lui, toutes sortes de choses qui menaçaient de devenir désagréables ; mais en ce cas-ci, comment aplanir et comment rendre agréable ?

— Voyez-vous, George a eu bien des ennuis… Ainsi, dans cette affaire de l’agrégation, je ne trouve pas qu’on se soit bien conduit envers lui. Il a bien fait de donner sa démission, et je le lui ai dit dans le moment.

— Lui avez-vous dit en même temps de quoi il devait vivre à l’avenir ?

— Ma foi, non ! mais si ce qu’on m’a dit est vrai, je crois que vous vous êtes chargé de ce soin. Vous avez été très-généreux envers lui, George, — et envers moi aussi.

Permettez-moi de vous dire, sir Lionel, que tout ce que vous entendez dire n’est pas vrai. Ce qu’on a pu vous dire là-dessus est complètement faux. Je n’ai pas parlé à George de son revenu, et je n’ai pas à lui en parler.

— Bien, bien, je me suis peut-être mal exprimé, il est possible que vous n’ayez rien dit, Je voulais parler de ce que vous avez fait.

— Je vais vous dire tout au juste ce que j’ai fait. J’ai trouvé qu’il avait montré du caractère en donnant sa démission, et comme j’ai toujours eu un grand mépris pour ces gens d’Oxford, je lui ai envoyé vingt-cinq mille francs. C’était un cadeau, et j’espère qu’il en fera un bon usage.

— J’en suis persuadé, dit sir Lionel, qui devait parfaitement savoir à quoi s’en tenir, vu la grosse part qu’il avait reçue de la somme.

— J’en suis persuadé, répéta sir Lionel ; pour mieux dire, je le sais positivement.

— J’en suis bien aise. Vous devez en savoir plus long là-dessus que moi ; vous devez arranger ses affaires avec lui. Enfin, voilà tout ce qu’il a eu de moi, et et tout ce qu’il aura probablement jamais.

Si c’était ainsi qu’on traitait George, — George qui était sans contredit un favori, — quel espoir pouvait conserver sir Lionel ? Mais ce n’était pas tant les paroles que le regard de M. Bertram qui lui faisait comprendre que les sacs d’écus fraternels étaient imprenables pour lui. Ce regard ne le quittait pas d’un seul instant et sir Lionel commença à se dire, pour tout de bon, qu’il voudrait bien se retrouver à Littlebath.

— Je ne sais, poursuivit le vieillard, si George a quelques espérances… Mais ici il fut interrompu par sir Lionel qui se disait que maintenant, ou jamais, il fallait parler.

— Eh bien ! s’il a formé des espérances, George il faut avouer que c’était excusable. Il vous croyait sans enfants, et d’après la manière dont vous le traitiez, — comme s’il eût été votre fils, — il devait naturellement le croire.

— Vous voulez dire que j’ai payé ses dettes à l’école et à l’Université, quand vous avez oublié de le faire, dit le frère aîné d’un ton bourru.

— Oui, et qu’ensuite vous lui avez donné de quoi vivre à Londres. J’espère que vous ne me croyez pas ingrat, George ? et sir Lionel prit sa voix la plus douce et la plus insinuante.

— Ingrat ? Je ne m’attends guère à la gratitude. Mais je ne serais pas fâché de savoir quand il vous conviendra de régler avec moi. Nous avons un compte courant depuis bien des années. Il est probable que Pritchett vous l’aura envoyé. Et, tout en parlant, M. Bertram se leva et prit sur la cheminée un papier qui ne promettait rien d’agréable.

— Oui, M. Pritchett est l’exactitude même en ces sortes d’affairés, dit sir Lionel, avec un petit rire qui n’avait plus rien de l’amabilité de son rire habituel.

— Vous l’aurez sans doute examiné, et vous vous serez assuré qu’il est exact, continua M. Bertram l’aîné, en regardant le papier.

— Pas précisément ; mais je ne mets pas en doute les chiffres, — pas le moins du monde ; M ; Pritchett, je le sais, est toujours exact.

— Oui, M. Pritchett est généralement exact. Et oserai-je vous demander, sir Lionel, ce que vous comptez faire ?

Le moment était, venu pour sir Lionel de s’armer de tout son courage. Il se dit, qu’après tout, son frère n’était qu’un vieux bonhomme impotent et malade, n’ayant d’autre puissance que celle de son argent, et que, du moment qu’il n’y avait rien à espérer de ce côté-là, comme cela paraissait à peu près évident, il n’était plus à craindre. S’il eût été possible de battre en retraite sans plus de conversation, sir Lionel l’eût fait ; mais la chose étant impossible, il fit bonne contenance.

— Je pense que vous voulez plaisanter, George, dit-il.

Il serait, impossible de décrire le son de voix avec lequel M. Bertram répéta ce mot : « plaisanter. » Il fit bondir sur son siège le colonel et le força de s’avouer que le mot impotent ne s’appliquait pas tout à fait à son frère.

— C’est bien ! c’est une plaisanterie, continua le vieillard. Si je m’attends à être payé de tout ce que j’ai fait pour empêcher votre fils d’être jeté sur le pavé sans éducation, c’est une bonne plaisanterie. Ha ! ha ! ha ! je n’ai jamais songé à en rire jusqu’ici, mais dorénavant j’en rirai. Je me suis toujours laissé dire que vous étiez plaisant, sir Lionel. Ha ! ha ! ha ! je pense que vous en avez souvent ri de votre côté, eh ?

— Je veux dire que, quand vous vous êtes chargé de l’éducation de George, vous n’avez pas pu compter que cela vous serait remboursé par un pauvre diable comme moi.

— Je n’ai pas pu y compter, dites-vous ?

— En tout cas, vous ne deviez pas espérer retrouver tout votre argent.

— J’admets que je ne m’en sentais pas tout à fait assuré ; je me disais bien qu’il y avait quelques doutes à concevoir. Mais que faire ? Je ne pouvais pas laisser Wilkinson se ruiner parce que vous ne vouliez pas payer vos dettes.

— Je regrette que vous le preniez ainsi, dit le colonel du ton d’un innocent injustement accusé. Je suis venu parce que je vous savais malade…

— Vous me croyiez mourant, eh ?

— Je ne vous croyais pas précisément mourant, George ; mais j’ai su que vous étiez fort malade, et les sentiments d’autrefois se sont réveillés, — les sentiments de notre enfance, de notre première jeunesse, George ; et je ne pouvais être heureux sans vous revoir.

— C’est très-bien de votre part, vraiment. Vous refusez donc décidément de régler le compte, eh ?

— Si vous le désirez, je… ferai des arrangements, certainement. Vous n’avez pas besoin de tout à la fois, je suppose ?

— Mon Dieu, non ! la moitié dans trois mois, et le reste dans six mois me conviendrait très-bien.

— Il faudrait, je pense, beaucoup plus que mon revenu tout entier pour faire cela.

— Vos appointements, vous voulez dire ? Oui, je crois, en effet, qu’ils ne suffiraient pas. Je ne suppose pas que le gouvernement vous donne cent cinquante mille francs pour rester à ne rien faire à Littlebath. Mais vous avez dû mettre de côté. Vous comptiez, je pense, faire quelque chose pour votre fils.

— Je croyais que mon fils pouvait compter sur son oncle.

— Ah ! vraiment !

— Et j’ai été sans inquiétude à son égard.

— Écoutez-moi, sir Lionel ; je vais vous dire ce qui en est. Je sais que vous ne me payerez jamais un schelling de cette dette ; je vais donc prévenir Pritchett qu’il ne se donne plus la peine de vous envoyer les comptes.

— C’est un digne homme que Pritchett, et je suis fâché qu’il se soit donné tant de peine.

— Et moi aussi, j’en suis fâché — très-fâché ; mais ce qui est fait est fait. Il s’est donné la peine, et moi j’ai donné l’argent. Pour ce qui est de George, je ne regrette pas l’argent.

— Vous ne le regretteriez pas, surtout, si vous connaissiez ses sentiments.

— Je me moque pas mal de ses sentiments !

— Il est plein de reconnaissance envers vous.

— Ce n’est pas vrai. Il n’est pas le moins du monde reconnaissant, et je ne lui demande pas de l’être. C’est un honnête garçon qui a un beau caractère, un bon cœur, et une mauvaise tête. J’ai quelquefois songé à en faire mon héritier.

Sir Lionel soupira doucement.

— Mais, maintenant, je suis résolu à n’en rien faire. Il ne connaît pas la valeur de l’argent : il n’apprécie pas l’argent.

— Là, vous vous trompez : vous ne le connaissez pas.

— Il n’en ferait rien de bon ; et quant au mien, il ne l’aura point. Le visage de sir Lionel redevint sombre.

— Mais qui l’aura alors, George ? À qui donc pouvez-vous le laisser ?.

— Quand je voudrai vous consulter à ce sujet, je vous ferai chercher ; pour l’instant je ne vous demande pas de conseil. Si vous voulez bien, nous ne reparlerons plus de mon argent.

Ils ne parlèrent plus d’argent, et fort peu d’autre chose. De quoi pouvait parler un aimable et charmant compagnon comme sir Lionel à un vieil avare de la cité de Londres, si ce n’est d’argent ? Il avait toujours regardé son frère comme une sorte d’éponge bien imbibée, dont on pourrait, le cas échéant, tirer parti en la pressant : mais il découvrait que l’éponge ne voulait pas se laisser presser par lui. Il quitta donc Hadley le plus tôt possible et retourna à Littlebath fort découragé. Pourtant, il tâchait de se consoler en se répétant que les caprices d’un vieillard sont souvent changeants, et qu’après tout, George aurait peut-être le gros lot, soit pour son compte personnel, soit du chef de sa femme.

De toutes façons, sir Lionel était bien résolu, quoi qu’il pût arriver désormais, de ne plus avoir recours personnellement à son frère. Il avait usé de toute son adresse diplomatique, et il avait échoué ; il avait échoué complètement dans cet art où il se croyait passé maître, et maintenant il lui fallait rentrer à Littlebath sans avoir rien obtenu !

Il n’avait pas réussi même à mettre sur le tapis un sujet sur lequel il désirait surtout dire quelques mots. Il avait bien compris qu’il ne lui serait pas possible de demander à son frère, de but en blanc, ce qu’il comptait faire dans son testament pour mademoiselle Baker, mais il avait espéré diriger la conversation de façon à découvrir quels étaient les sentiments de M. Bertram à l’égard de cette demoiselle. Ainsi que le lecteur l’a vu, la direction de la conversation ne dépendit nullement de lui, et il dut quitter Hadley sans avoir rien appris qui pût le guider dans ces sentiers périlleux du mariage où il songeait à s’engager.

Le vieil avare, dans sa méchanceté, lui avait déclaré que George ne serait pas son héritier, et il lui en avait presque dit autant au sujet de Caroline. « Elle aura cent cinquante mille francs, tout compte fait, » avait-il dit. Rien que cela. Et encore les deux tiers de cette misérable somme lui venaient-ils de son père et elle n’en devait de reconnaissance à personne ? Le vieux ladre ! qui donc hériterait de son argent ? On ne pouvait supposer qu’il laisserait le tout à mademoiselle Baker. Et pourtant il le pourrait ; la chose était tout juste possible. Tout était possible avec un vieil imbécile de grippe-sous comme celui-là. La bonne aubaine si sir Lionel parvenait, après tout, à hériter de lui par cette voie si facile et si agréable !

Selon toute probabilité, le vieillard annoncerait tout juste l’inverse de ce qu’il comptait faire. Il léguerait peut-être sa fortune à George… ou peut-être encore à Caroline… Mais bien certainement il n’oublierait pas mademoiselle Baker. Il n’oublierait pas cette douce et docile personne ; il ferait bien les choses à l’égard de celle qui ne lui avait jamais désobéi en quelque chose que ce fût — de celle qui, mieux encore ! ne lui avait jamais demandé de dépasser le chiffre régulier de sa pension.

Telles étaient les réflexions de sir Lionel pendant qu’il faisait route vers Littlebath. Oui ! il tâcherait de se rendre agréable à mademoiselle Baker. Ce George, cet ennuyeux George, ne serait pas longtemps de ce monde ; la chose semblait évidente au colonel. On serait bientôt débarrassé de ce vieux bourru insupportable. Puisqu’il en était ainsi, pourquoi sir Lionel ne s’engagerait-il pas avec mademoiselle Baker, du vivant de son frère, pour ne l’épouser qu’après la mort de celui-ci — pour l’épouser, oui ou non, selon les avantages que la chose pourrait alors offrir ? Il se sentait bien assuré que si, avant de devenir riche, elle lui promettait de l’épouser, aucune augmentation de fortune ne l’engagerait à manquer à sa parole. « Elle est bien trop loyale, trop honorable pour faire une chose pareille, » se répétait sir Lionel, qui éprouvait une profonde admiration pour la sincérité de mademoiselle Baker au moment même où il retournait dans son esprit la façon dont il s’y prendrait lui-même pour se dégager vis-à-vis d’elle dans le cas où il ne lui serait pas avantageux de tenir sa parole.

Arrivé à Littlebath, il ne voulut pas compromettre ses chances de succès par l’inaction. Il se mit en devoir de se rendre agréable — très-particulièrement agréable à mademoiselle Baker. Ce n’est pas à dire qu’il lui fit la cour selon la mode de la jeunesse. S’il eût agi de la sorte, il n’aurait réussi qu’à effaroucher cette douce et aimable personne. Mais il se montra très-assidu dans ses visites, doux et flatteur dans ses discours, et amical — on ne saurait dire à quel point — dans ses manières. On le voyait tous les jours chez ces dames. Quoi de plus naturel ? n’était-il pas le futur beau-père de cette chère Caroline ? Mais, si chère que pût lui être Caroline, on aurait pu remarquer que ses paroles les plus douces, les plus insinuantes étaient toujours à l’adresse de la tante.

Il avait constamment quelque petite proposition à mettre en avant, quelque conseil plein d’amitié à offrir. Il était homme du monde ; ces dames étaient timides, inexpérimentées, incapables de lutter avec les rusés et les méchants ; il les aiderait, il ferait tout pour elles. Petit à petit, il fit, en effet, à peu près tout pour mademoiselle Baker,

Donc, à son insu, mademoiselle Baker se trouva sous le charme. Rendons-lui pourtant justice, à cette excellente femme. Elle n’avait pas la moindre intention d’être en coquetterie avec sir Lionel Bertram. Elle le regardait comme le futur beau-père de sa chère enfant, rien de plus. L’idée de devenir un jour lady Bertram ne lui avait pas un seul instant traversé l’imagination. Mais, malgré tout, et par degrés, les soins empressés de l’aimable colonel lui devinrent fort agréables.

Elle n’avait pas eu d’adorateurs dans sa jeunesse, cette pauvre chère mademoiselle Baker — pas d’adorateurs depuis le temps où elle se réjouissait comme toutes les autres enfants de se voir entourée de « ses petits amoureux. » Elle était arrivée à un âge qui touchait à la maturité sans éprouver peut-être le besoin d’avoir des adorateurs. Cependant, même dans son cœur, la passion naturelle de la femme pour l’admiration était toujours vivante. Ce n’était point un lusus naturæ que mademoiselle Baker, c’était une vraie femme, ayant un cœur chaud et du sang dans les veines, et, de plus, ce n’était point encore une vieille femme : donc, bien qu’elle ne considérât pas sir Lionel comme un amoureux, elle apprit à l’aimer.

Rien de plus amusant que ses petites conversations avec Caroline à ce sujet. De ces deux femmes, la plus jeune était sans contredit la plus perspicace, et, bien que ses propres affaires lui donnassent matière à réflexion, elle avait su deviner chez sir Lionel quelque projet caché. Caroline ne se sentait pas une grande affection pour lui. Peut-être George lui avait-il donné à entendre quelque chose, car George ne savait rien lui cacher. Toujours est-il qu’elle soupçonnait le colonel ; mais elle n’avait d’autre moyen de mettre sa tante sur ses gardes que de se montrer très-froide en parlant de son futur beau-père. Quant à mademoiselle Baker, qui ne soupçonnait personne et qui ne se méfiait de rien, elle était prodigue de louanges et d’admiration.

— Mon Dieu ! Caroline, disait-elle quelquefois, que je te trouve donc heureuse d’avoir un pareil beau-père.

— Sans doute, répondait Caroline. Mais, à vous dire vrai, je m’occupe beaucoup moins de mon beau-père que de son fils.

— Cela va sans dire, et je comprends bien. Mais sir Lionel a des manières si distinguées ! As-tu jamais vu un homme de son âge se montrer si attentif auprès des femmes ?

— Non, je ne le crois pas… jamais, — si ce n’est, par-ci par-là, quelque vieillard amoureux faisant sa cour.

— Cela, c’est, tout à fait autre chose, tu sais ; cela, c’est absurde. Moi, je trouve la manière d’être de sir Lionel parfaite. Qu’aurait donc pensé mademoiselle Baker de la manière d’être de sir Lionel si elle avait su le secret de ses manèges ?

Et voilà comment, un peu à cause de sir Lionel, mademoiselle Baker commença à pousser avec ardeur au mariage de sa nièce. Ce fut au moment où elle faisait ses efforts les plus vigoureux qu’arriva le coup de foudre que nous avons raconté dans notre précédent chapitre.

Mademoiselle Baker, tout en se préparant pour la soirée de mademoiselle Todd, se persuadait que le mal n’était pas sans remède. De tout temps n’a-t-on pas dit que les querelles d’amoureux sont le renouvellement de l’amour ?

Elle serait cependant restée à la maison avec sa nièce si elle n’eût eu la certitude de rencontrer sir Lionel à la soirée. Elle tenait beaucoup à savoir si celui-ci était au courant de cette triste querelle, et ce qu’il en pensait. S’il savait tout, elle voulait se concerter avec lui pour réparer le mal ; s’il ne savait rien, elle ne lui raconterait pas la chose, se disait-elle ; mais sur ce point sa résolution n’était pas bien arrêtée. Elle se laisserait diriger par les circonstances. Mademoiselle Baker se rendit donc à la soirée de mademoiselle Todd, le cœur un peu attristé, sans doute, mais soutenue par la pensée qu’elle verrait sir Lionel. « Ce cher sir Lionel ! quel bonheur d’avoir un ami ! » se dit-elle en montant en voiture. Oui, sans doute, c’est la meilleure, la plus douce chose du monde que d’avoir un ami. Mais, ma chère mademoiselle Baker, de toutes les choses d’ici-bas, c’est la plus difficile à acquérir, — particulièrement pour ceux, hommes ou femmes, qui ont passé la quarantaine.

En attendant, sir Lionel avait été voir mademoiselle Todd, avait pris des renseignements sur elle, et se sentait plein de confiance et de courage, comme doit être tout homme qui a deux cordes à son arc.




CHAPITRE XXII


LE WHIST CHEZ MADEMOISELLE TODD.


Oui ! la grande mademoiselle Todd était arrivée à Littlebath et avait déjà beaucoup fait parler d’elle. Étant une femme seule, — seule avec sa femme de chambre, — elle s’était logée en appartement meublé. Presque tous les habitants de Littlebath se logent ainsi. Ce sont, pour la plupart, gens appartenant à l’espèce voyageuse, qu’un mobilier et les responsabilités de la propriété gêneraient. Mais l’appartement de mademoiselle Todd était situé place du Paragon ; or, tout le monde sait ce qu’il en coûte pour avoir, place du Paragon, un logement convenable ; c’est-à-dire deux salons, une chambre à coucher et un cabinet pour sa femme de chambre. Et c’était la grande maison du coin ! celle dont les fenêtres de devant enfilent l’avenue de Montpellier, tandis que celles de derrière ont vue sur la gare du chemin de fer. C’était la maison de madame O’Neill, laquelle avait protesté, quand mademoiselle Todd était venue visiter l’appartement, qu’elle n’avait pas l’habitude d’accepter pour locataires des dames seules, ou des dames non titrées. Sa dernière locataire, assurait-elle, avait été milady Mac-Guffern, la veuve du directeur médical d’un grand district des Indes. Lady Mac-Guffern lui avait payé un loyer dont je n’oserais redire le chiffre ; et pourtant, en réglant chaque samedi, elle avait toujours dit : « Madame O’Neill, vraiment vous êtes trop raisonnable ! vous ne demandez pas le véritable prix d’un pareil appartement. » Chacun sait que c’est dans ce sens que les veuves de médecins écossais ont l’habitude de parler de leur loyer quand elles règlent leurs comptes avec le propriétaire.

Et mademoiselle Todd avait cet appartement ! De plus, dès son arrivée, elle avait envoyé chercher M. Wutsanbeans, le grand loueur de voitures, et en moins de dix minutes elle avait fait marché avec lui pour un brougham de remise et un cocher en demi-livrée. « C’est une maîtresse-femme que mademoiselle Todd, » avait dit tout haut avec admiration M. Wutsanbeans au milieu de sa cour remplie de ses acolytes aux jambes arquées. Enfin le nom de mademoiselle Todd était inscrit au Casino et au cabinet de lecture, et elle avait obtenu une des meilleures places dans l’église de M. O’Callaghan. Il y avait une centaine de femmes à Littlebath qui ambitionnaient une place dans la grande nef de l’église ; car, enfin, à quoi bon un chapeau neuf, s’il faut être enfouie dans les bas-côtés, contre la muraille de l’église ? Eh bien ! mademoiselle Todd s’était assuré, du premier coup, un banc où sa coiffure serait visible pour toute la congrégation. Telle était la puissance de mademoiselle Todd, et c’est pour ces choses que nous l’avons proclamée grande.

Au bout de huit jours, le son de sa voix un peu forte mais toujours agréable, de son pas un peu lourd mais toujours actif, et l’éclat de ses joues colorées étaient aussi connus sur l’esplanade que si elle eût habité Littlebath depuis deux mois. Il va sans dire qu’elle y avait trouvé des amis, de ces amis comme on en rencontre toujours en de pareils endroits, — de charmantes gens avec lesquels elle avait passé huit jours à Ems, il y avait de cela plusieurs années, ou qui lui avaient fait vis-à-vis à une table d’hôte à Harrowgate pendant toute une quinzaine. Mademoiselle Todd avait un très-nombreux cercle d’amis de ce genre, et il faut lui rendre la justice de dire qu’elle se montrait toujours fort aise de les voir et qu’elle les accueillait bien. Ils trouvaient toujours place à sa table ; elle n’était point malveillante dans ses médisances à leur égard, et elle ne rendait jamais ses plaisirs onéreux, aux autres, comme cela arrive quelquefois aux dames de Littlebath. Elle ne tirait vanité, ni de sa bourse bien garnie, ni de ses brillantes connaissances ; et elle conservait généralement son égalité d’humeur aussi longtemps qu’elle faisait sa volonté. Elle jouissait d’un excellent estomac, et elle appréciait fort la même possession chez les autres.

Et ce n’était pas une méchante femme que mademoiselle Todd. Elle dépensait, il est vrai, beaucoup d’argent pour donner à manger à des gens qui n’avaient pas faim, mais elle nourrissait aussi des affamés ; elle ne se refusait pas les belles robes de soie, mais elle achetait aussi des cotonnades, des robes d’indienne pour de pauvres femmes, et des jupons de laine pour de petites orphelines. Elle s’endormait parfois au sermon et on l’avait vue rester à la table de whist jusqu’à 2 heures du matin le dimanche ; mais un de ses oncles l’ayant choisie pour en faire son héritière, au préjudice des autres membres de sa famille, elle avait partagé son héritage avec frères et sœurs, neveux et nièces. De sorte qu’il y avait de par le monde des cœurs qui la bénissaient et des amis qui l’aimaient d’une tout autre affection que les amis de Littlebath, d’Ems, de Jérusalem ou de Baden-Baden.

Dans son jeune temps elle aussi avait aimé ; on lui avait dit et elle avait cru qu’on l’aimait de retour. Mais elle avait acquis la preuve que celui qu’elle aimait était un mauvais sujet, un homme sans moralité et sans principes, et elle s’était détachée de lui par un violent effort. Puis, en rompant, elle lui avait offert une indemnité en argent que le drôle avait acceptée, et depuis ce temps-là, pour l’amour de lui, ou plutôt pour l’amour de sa propre tendresse d’autrefois, elle avait refusé toutes les offres de mariage, et elle était restée mademoiselle Todd. Et elle avait résolu de rester mademoiselle Todd jusqu’à la fin de ses jours.

Telle qu’elle était, le monde de Littlebath ne demanda pas mieux que de l’accueillir. Ceux qui donnent des soupers à leurs soirées de whist n’ont pas de peine à se faire une société à Littlebath. Mademoiselle Todd n’était arrivée que depuis dix jours, et déjà elle avait pu organiser chez elle deux parties de whist ; mais cette fois-ci la chose devait se faire bien plus en grand.

Elle n’avait encore vu ni mademoiselle Baker ni sa nièce. Ces dames avaient échangé avec elle des visites sans se rencontrer. Mais avec sir Lionel elle avait renouvelé connaissance dans les termes les plus affectueux. Il est vrai qu’ils ne s’étaient vus que pendant trois jours à Jérusalem, mais trois jours à Jérusalem valent bien une année dans ce vilain Londres si froid et si compassé ! Peu s’en était fallu que mademoiselle Todd et sir Lionel ne se jetassent dans les bras l’un de l’autre en se revoyant, et tous deux, sans croire déroger à la vérité, parlaient au public de Littlebath de leur amitié comme si elle eût été la plus ancienne et la plus intime du monde.

Le grand soir venu, mademoiselle Todd se plaça à la porte de son salon pour recevoir ses invités. Elle n’était pas femme à les accueillir avec de petites révérences silencieuses ou des compliments insignifiants débités à voix basse ; non ! à son entrée, elle saisissait chaque habitant de Littlebath par la main, et la lui secouait vigoureusement. Elle se réjouissait hautement de l’arrivée de tout, le monde, et leur enjoignait à tous, chacun à son tour, de se régaler de thé et de gâteaux avec une voix qui semblait réclamer et qui obtenait, en effet, une obéissance instantanée.

— Ah ! lady Longspade ! voilà qui est aimable. Je suis charmée de vous voir. Vous rappelez-vous ce cher Ems et ce Cher Kursaal ? Enfin ! prenez donc un peu de thé, lady Longspade. Ah ! c’est vous, mademoiselle Finesse ? Mon Dieu ! mon Dieu ! ce n’est que l’autre jour que je pensais à Ostende. Vous trouverez dans l’autre salon ma femme de chambre Flounce qui vous donnera du thé et le reste. Vous n’avez pas oublié cette bonne Flounce, j’espère. Madame Fuzzibell, je suis toute fière ! Comment ! M. Fuzzibel n’est pas avec vous ? Ah ! il vous suit ? tant mieux ! tant mieux ! Ha ! ha ! ha ! c’est un lambin, je le ferai marcher. Mais vous ne voudrez pas me le confier, je suis une femme si dangereuse ! Qui sait ? j’enlèverais peut-être M. Fuzzibel. Il s’en est fallu de peu, le soir où nous nous sommes promenés ensemble si longtemps dans la grande allée de Malvern, — seulement il était trop fatigué. Ha ! ha ! ha ! Il y a du thé et des gâteaux dans l’autre salon. Mon cher sir Lionel, je suis enchantée ! parole d’honneur ! vous avez rajeuni de cinq ans. Nous avons rajeuni de cinq ans depuis que nous nous sommes quittés à Jérusalem.

Et ainsi de suite pour tous les autres. Mais sir Lionel ne passa pas outre, comme les indifférents, pour chercher la table à thé. Il resta auprès de mademoiselle Todd, comme s’il eût voulu montrer que son amitié était d’une autre nature que la leur, et qu’il était quelque chose de plus pour mademoiselle Todd que lady Longspade ou même que mademoiselle Ruff qui venait d’arriver, et à laquelle mademoiselle Todd s’empressa de promettre qu’avant peu il y aurait branle-bas de combat pour les joueurs. C’était un vétéran au cœur de lion que mademoiselle Ruff, et elle ne comprenait pas qu’on perdît son temps en puérilités quand on se trouvait en face de l’ennemi. Elle était venue pour faire son whist, pour livrer le bon combat, pour vaincre ou mourir, et il lui tardait d’engager la bataille. Attendez un moment, mademoiselle Ruff, nous allons avoir fini d’annoncer le monde, et alors viendra la bataille.

Il nous faut faire les honneurs à notre ancienne amie mademoiselle Baker. En la voyant, mademoiselle Todd parut sur le point de se jeter à son cou ; mais elle se retint, car elle pensa sans doute que leurs coiffures respectives pourraient souffrir de ces effusions.

— Enfin ! chère mademoiselle Baker, enfin ! je suis si enchantée ! Mais où donc est votre nièce ? Où est la charmante future ? Ces derniers mots ne furent probablement pas aussi distinctement entendus de l’autre côté de la place du Paragon que la conversation ordinaire de mademoiselle Todd, car elle avait cru devoir baisser la voix. — Indisposée ? Pourquoi est-elle indisposée ? Vous voulez dire sans doute qu’elle a des lettres à écrire ; je vous comprends. Et de nouveau le rugissement de mademoiselle Todd s’adoucit jusqu’au sotto voce de la scène. — C’est bon ! j’irai la voir demain. Vous souvenez-vous de Josaphat, notre chère vallée de Josaphat ? Et mademoiselle Baker, après avoir fait les réponses voulues, dut à son tour passer outre et laisser mademoiselle Todd libre d’accueillir le révérend M. O’Callaghan.

Mademoiselle Baker passa dans l’autre salon, mais elle s’éloigna lentement. Elle voulait parler à sir Lionel, qui conservait son poste auprès de mademoiselle Todd, et peut-être avait-elle quelque secret espoir que son ami lui offrirait le bras pendant quelques instants. Mais sir Lionel n’en fit rien. Il lui prit la main, et la serra de sa façon la plus affectueuse, demanda de sa voix la plus douce des nouvelles de sa chère Caroline, et puis la laissa s’éloigner seule. Il savait que mademoiselle Baker était facile à ramener, qu’il était, pour ainsi dire, sûr d’elle, et il résolut, en conséquence, de s’attacher à mademoiselle Todd pour le moment. Mademoiselle Baker s’en alla toute seule, non sans être un peu piquée de se voir ainsi négligée.

C’était une chose étrange que de voir le révérend M. O’Callaghan au milieu de cette foule mondaine de pécheurs amis du plaisir. On le savait capable de mansuétude et d’indulgence sous l’influence du thé et des muffins, — ces sentiments mêmes, on le savait, pouvaient aller jusqu’à la bienveillance quand la crème était abondante et les muffins bien beurrés, — mais pourtant, comme homme et comme pasteur, il était, sans contredit, austère. À propos et hors de propos, — en toute occasion, il se montrait prêt à argumenter véhémentement contre Satan et ses œuvres. Les armes de toute sorte lui semblaient bonnes pour guerroyer. Il lui était arrivé d’écrire à des inconnus des lettres remplies de remontrances violentes qu’il adressait ainsi :


À Monsieur John Jones
(violateur de la sainteté du dimanche),
5, rue de Paradis.
À Littlebath.


Ou bien encore :


À madame Smith (la joueuse),
2, place du Paragon,
Littlebath.


Rien ne lui paraissait trop sévère. S’il n’eût été un ecclésiastique, et par conséquent autorisé, cela va sans dire, à se mêler des affaires d’autrui, il aurait été depuis beau temps chassé de la ville à coups de pieds. Comment se trouvait-il donc à la soirée de mademoiselle Todd ? Le secret de sa présence se trouvait dans la puissance sans bornes de cette dame. Elle n’était point semblable aux autres habitants de Littlebath. Quand, à son arrivée, M. O’Callaghan lui pressa involontairement la main, elle pressa en retour celle du pasteur avec une étreinte plus ferme encore. Quand il lui exprima à voix basse le désir qu’il éprouvait de la savoir aussi bien portante d’âme que de corps, elle répondit à haute et intelligible voix, — de façon à ce que toute la ville pût l’entendre, — qu’elle se portait à merveille moralement et physiquement, grâce à Dieu ! Puis, ses convives arrivant en foule, elle lui désigna de la main le thé et les gâteaux, et il dut se rabattre sur les muffins et la crème que madame Flounce, dans sa piété, voudrait bien lui dispenser.

— Comment ! M. O’Callaghan ici ! dit sir Lionel d’un ton de surprise à l’oreille de mademoiselle Todd. M. O’Callaghan parmi les pécheurs ! Mais que va-t-il dire de toutes ces tables de whist ?

— S’il ne les aime pas, il les laissera. Je connais assez mademoiselle Ruff pour savoir que tout un conclave d’O’Callaghans ne la tiendrait pas éloignée du tapis vert pendant cinq minutes de plus. Ah ! voici lady Ruth Revoke. Chère lady Ruth ! que je suis donc charmée de vous voir ! Je voudrais bien savoir si nous nous retrouverons jamais ensemble à Baden-Baden. Ce cher Baden ! Flounce, donnez du thé vert à lady Ruth Revoke. Et mademoiselle Todd continua à remplir ses devoirs de maîtresse de maison.

Ce qu’elle avait dit de son amie mademoiselle Ruff était parfaitement exact. Déjà celle-ci était debout devant la table, un jeu de cartes à la main, insoucieuse de M. O’Callaghan. — Allons, lady Longspade, dit-elle, nous perdons terriblement notre temps. Il est bien plus de 9 heures. Je sais que mademoiselle Todd désire que nous commencions : elle me l’a dit. Si nous nous asseyions ?

Mais lady Longspade murmura quelques mots inintelligibles et s’éloigna. Elle n’était pas aussi pressée de jouer que mademoiselle Ruff, et, de plus, elle ne se souciait de jouer ni avec ni contre celle-ci. Lady Longspade tenait à faire le premier rôle à sa table de whist, mademoiselle Ruff avait la même prétention, et quand celle-ci jouait ce premier rôle, elle s’en acquittait avec une grande énergie.

Mademoiselle Ruff vit le mouvement de lady Longspade, mais ne s’en montra nullement déconcertée. Elle était accoutumée à de pareils affronts, et même à de pires. — Ta, ta, ta ! fut sa seule observation. — Eh bien ! madame Garded, je crois que nous pourrons nous passer de milady ; qu’en dites-vous ? Madame Garded fut de cet avis, et se plaça auprès de la table en face de mademoiselle Ruff. C’était une veuve grandement considérée à Littlebath, car personne ne pouvait faire la moindre difficulté à l’accepter comme partenaire ! Elle était une joueuse attentive, muette et laborieuse, qui tenait soigneusement ses comptes, et savait fort bien que la balance au bout du mois dépendait surtout de la façon dont elle tirait parti de ses mauvais jeux. C’était une ancienne amie et une ancienne ennemie aussi de mademoiselle Ruff. Elles se disaient parfois des choses très-dures qui eussent semblé incroyables à quelqu’un qui n’aurait pas été accoutumé au whist de Littlebath. Mais, malgré tout, elles ne demandaient pas mieux que de prendre place à la même table.

Vers ces deux dames se dirigea bientôt en souriant M. Fuzzibell. M. Fuzzibell n’était pas un fort joueur et ne prenait pas grand plaisir au whist ; pourtant il jouait toujours. Sa femme l’emmenait dans le monde, et là on l’attrapait et on le dépouillait généralement avant de le laisser rentrer chez lui. Il ne se livrait jamais au plaisir du jeu à la même table que sa femme, qui ne voulait de lui ni comme partenaire ni comme adversaire ; mais il était d’ordinaire requis par mademoiselle Ruff ou madame Garded. Les dames de Littlebath pensent qu’un habit noir fait bien à une table de whist. Cela atténue un peu cet aspect abandonné que présente une partie composée de femmes seulement.

— Monsieur Fuzzibell, c’est vous précisément que nous cherchions, dit mademoiselle Ruff. Madame Garded aime toujours à vous avoir pour faire sa partie. Asseyez-vous donc. M. Fuzzibell obéit et s’assit.

Mais au moment où mademoiselle Ruff, le regard tendu, cherchait un quatrième à sa convenance, au moment même où elle se disposait à faire signe à mademoiselle Finesse, — c’était une silencieuse et prudente joueuse que mademoiselle Finesse, — voilà que cette odieuse créature, la vieille lady Ruth Revoke s’avance vers la table et s’assied sans façons ! Mademoiselle Ruff reprochait volontiers à madame Garded de faire une bassesse en consentant à jouer avec lady Ruth. Il était de notoriété publique à Littlebath que celle-ci n’avait jamais bien su le whist, et le peu qu’elle en avait su, elle l’avait depuis longtemps oublié. La pauvre vieille avait eu une attaque de je ne sais quel genre — paralysie ou apoplexie ; elle était tout infirme et branlante, et faisait peur à regarder, malgré son fard et ses rubans. Elle était lente à arranger ses cartes, lente à jouer, plus lente encore à régler ses comptes, quand ils ne lui étaient pas favorables, et c’était là généralement le cas. Pourtant, madame Garded était assez flatteuse pour l’encourager à faire sa partie — et tout cela, parce que le père de lady Ruth s’était appelé lord Whitechapel !

Il n’y avait rien à faire — point de salut. Elle était là assise, et à moins que mademoiselle Ruff ne prît son parti d’abandonner la table, et de faire une impolitesse extraordinaire, — extraordinaire même pour elle, — il fallait commencer le rob. Elle ne put se décider à la première de ces deux choses, et elle prit bravement le jeu de cartes afin de couper pour les partenaires. Au bout du compte, il restait en sa faveur deux chances contre une. Si la fortune lui donnait pour adversaires lady Ruth et M. Fuzzibell, elle trouverait dans cette proie facile de certaines consolations pour la lenteur et l’ennui de leur mal-jouer.

On coupa, et mademoiselle Ruff eut pour partenaire lady Ruth Revoke ! Il est malheureux qu’on ne l’ait pas photographiée en cet instant. — Et maintenant, monsieur Fuzzibell, à nous deux, s’écria madame Garded d’un ton triomphant.

Dans un autre coin du salon lady Longspade, madame Fuzzibell et mademoiselle Finesse avaient suivi l’exemple de mademoiselle Ruff et avaient trouvé bien vite leur quatrième.

— Avez-vous vu mademoiselle Ruff ? dit lady Longspade, qui avait entendu le ta-ta-ta méprisant de cette dame. Elle me voulait à sa table. Non, non, merci ! J’aime mon rob, et je sais le faire tout comme une autre, mais on peut payer ce plaisir trop cher. Je n’entends pas être grondée par mademoiselle Ruff.

— Ni moi non plus, dit madame Fuzzibell. Je déteste cette gronderie perpétuelle. Nous jouons pour nous amuser, n’est-ce pas ? alors à quoi bon se fâcher ? Ce qui n’empêche point que madame Fuzzibell ne se fâchât souvent. Nous sommes ensemble, mademoiselle Finesse. Nous jouons un schelling, je pense. Après quoi il y eut un échange de paroles à voix basse et de petites grimaces mystérieuses entre lady Longspade et madame Fuzzibell qui voulaient dire que ces dames, vu la grandeur de l’occasion, se donneraient le plaisir de parier en dehors du jeu une demi-couronne sur le rob, et six pence sur la levée à chaque coup. Ce fut ainsi que la seconde partie se mit à l’ouvrage.

Puis une troisième, une quatrième, une cinquième ! L’exemple de mademoiselle Ruff exerçait plus d’influence sur l’assemblée que la présence de M. O’Callaghan. Celui-ci commença à se sentir malheureux quand il n’y eut plus autour de lui un cercle admirateur qui pût lui cacher les iniquités qu’il n’aurait pas demandé mieux que d’ignorer. Mais l’attrait du combat avait entraîné tout le monde, et il se trouvait seul avec madame Flounce devant la table à thé.

Il se retourna vers mademoiselle Todd, qui s’était assise auprès de la porte de façon à pouvoir voir arriver les convives retardataires, et de façon aussi à pouvoir atteindre facilement les gâteaux. Il se sentait dévoré du besoin de prononcer l’anathème sur tout ce qu’il voyait. Mademoiselle Todd ne jouait pas : il était donc permis de supposer qu’elle blâmait ce genre de plaisir ; sir Lionel se tenait auprès d’elle : lui aussi était peut-être un brandon qu’on pourrait arracher à la fournaise du péché ; enfin, il y avait là mademoiselle Baker, assise à peu de distance : il était évident qu’elle, non plus, n’était pas une joueuse effrénée. Ne pourrait-il rien dire ? ne pourrait-il élever la voix, ne fût-ce que pour un instant, et discourir ainsi qu’il aimait à le faire — ainsi qu’il en avait l’habitude dans les assemblées des saints, ses frères ?

Il regarda mademoiselle Todd, et il leva les yeux, puis il leva les mains ; mais, au moment de parler, le courage lui faillit. Il y avait chez mademoiselle Todd, telle qu’il la voyait là assise en face de lui, une certaine fermeté que trahissait la rotondité de sa personne, une certaine vigueur que révélait l’éclat rubicond de ses joues, dont le résultat ordinaire était d’éteindre le courage de tous ceux qui auraient songé à la contrarier. De sorte que M. O’Callaghan, après avoir beaucoup levé les yeux, et un peu les mains au ciel, ne dit rien.

— Je crois que le jeu n’a pas votre approbation, lui dit mademoiselle Todd.

— Mon approbation ? non certes ! Comment pourrais-je approuver, mademoiselle ?

— Eh bien ! moi j’approuve, et de tout mon cœur encore. Que voulez-vous que nous fassions, nous autres vieilles femmes ? Notre vue est trop faible pour lire pendant toute la soirée, quand même notre esprit ne le serait pas. Nous ne pouvons pas rester éternellement à réciter des prières. Nous n’avons d’autres sujets de conversation que les médisances. En tout cas, il vaut mieux jouer que boire, et nous en viendrions là, si l’on nous retirait les cartes.

— Oh ! mademoiselle !

— Voyez-vous, monsieur O’Callaghan, vous trouvez votre petit stimulant dans la prédication, vous autres ; les tapis verts sont nos chaires, à nous ; nous n’en avons pas d’autres. Nous n’avons ni enfants ni maris. — du moins la majorité d’entre nous n’en a pas. Nous serions bonnes à mettre aux Petites-Maisons au bout de six semaines, si vous nous ôtiez les cartes. Par exemple, faites-moi le plaisir de me dire à quoi vous voudriez occuper mademoiselle Ruff, si vous l’engagiez à renoncer au whist.

— Elle aura toujours les pauvres avec elle, mademoiselle.

— Ah ! oui, je sais : la femme qu’on rencontre partout avec un tablier blanc et quatre enfants de louage ; et le muet qui a un morceau de craie, le nez rouge et point de jambes. Oui, elle les aura toujours, et beaucoup d’autres avec. Mais, en supposant qu’elle s’en occupe toute la journée, elle ne peut pas s’en occuper aussi toute la nuit. Il faut que l’esprit se détende de temps à autre, mon cher monsieur.

— Mais jouer pour de l’argent, mademoiselle Todd, c’est être joueur tout à fait.

— Je ne sais pas au juste la différence entre jouer et être joueur. Mais tenez, essayez de jouer pour l’honneur seulement, — pour l’amour, comme on dit, — et vous verrez comme cela vous endormira. Voulez-vous que nous en fassions l’expérience ? Je parierai en dehors avec sir Lionel pour nous tenir éveillés.

Mais M. O’Callaghan ne voulut pas faire l’expérience. Il prit donc une autre tasse de thé et un dernier muffin, et puis s’en alla, tout désolé de ne pouvoir monter dans une haute chaire et sermonner tout le monde. Il s’en consola par des allusions édifiantes le dimanche suivant.

Pendant un quart d’heure encore sir Lionel tint bon, débitant des douceurs à mademoiselle Todd ; puis enfin, il se laissa absorber, lui aussi, par le whist. Il s’apercevait que mademoiselle Todd n’était point commode à courtiser en public. Elle ne demandait pas mieux que de parler confidentiellement, et elle acceptait volontiers les flatteries, les petits soins, les serrements de main et toutes les choses de ce genre. Mais elle faisait ses confidences de sa voix ordinaire, si éclatante et si joyeuse ; quand on lui disait qu’elle avait une mine charmante, elle répondait qu’elle avait toujours une mine charmante à Littlebath, et elle disait cela de façon à attirer l’attention de tout le salon. Or, sir Lionel aurait voulu entourer d’un peu plus de mystère ses démarches, et il se vit obligé d’ajourner ce qu’il avait à dire à mademoiselle Todd jusqu’au moment où il aurait la chance de se rencontrer avec elle au sommet de quelque montagne isolée. Ce fut là du moins ce qu’il se dit, lorsque, dans son désappointement, il se plaça en face de madame Shortpointz pour faire le quatrième à la dernière et septième partie qui s’organisa dans le salon.

En fait d’oisifs, il ne restait plus que mademoiselle Baker et la maîtresse de maison. Mademoiselle Baker ne se sentait pas le cœur léger. Ce n’est pas qu’elle s’inquiétait au sujet de Caroline, elle comptait trop sur les réconciliations d’amoureux pour s’effrayer de ce côté-là, — mais la conduite de sir Lionel la tourmentait, et elle commençait à sentir, sans trop savoir pourquoi, qu’elle n’aimait plus autant mademoiselle Todd à Littlebath qu’à Jérusalem. Elle prit parti, intérieurement, avec M. O’Callaghan dans la discussion à propos du jeu, et, bien que sir Lionel ne se rapprochât pas d’elle, en quittant mademoiselle Todd, elle lui sut bon gré de s’éloigner. Elle se sentait donc un peu abattue, quand mademoiselle Todd vint prendre place à côté d’elle sur le canapé.

— Je suis bien fâchée que vous soyez en dehors, dit celle-ci. Mais, voyez-vous, j’ai été si occupée à la porte pour recevoir tout le monde, que je n’ai pas vu comment s’organisaient les parties.

— J’aime mieux être en dehors, dit mademoiselle Baker. Je ne suis pas bien sûre que M. O’Callaghan n’ait pas raison. Ce fut là toute la vengeance de mademoiselle Baker.

— Non, non, ma chère, il n’a pas raison du tout. Mais il va arriver encore du monde, et nous aurons une autre table. Ceux qui viendront seront plus dans votre genre, et ne seront pas aussi prêts que ces enragés à vous arracher les yeux si vous oubliez une carte. Cette mademoiselle Ruff est terrible. En ce moment même il s’éleva un bruit effroyable, car lady Ruth venait de placer son treizième atout sur le treizième cœur de mademoiselle Ruff. Comment conserver son sang-froid en présence d’un pareil coup !

— Mon Dieu ! cette pauvre vieille femme ! poursuit mademoiselle Todd. Vous savez qu’on craint toujours qu’elle n’ait une nouvelle attaque. Mademoiselle Ruff est horrible. Elle a une façon de vous regarder avec son œil immobile qui fait encore plus peur que sa voix (mademoiselle Ruff avait un œil de verre). Je sais qu’elle sera cause, un jour ou l’autre, de la mort de cette pauvre vieille. Lady Ruth s’obstine à jouer, et elle ne reconnaît pas une carte d’avec une autre. Et mademoiselle Ruff gronde toujours. Grands dieux ! entendez-vous encore ?

— Il y a juste sept minutes que j’ai retourné la dernière levée de la dernière partie, disait mademoiselle Ruff d’un ton méprisant. Nous aurons fait deux robs vers les 6 heures du matin à ce train-là.

— Milady veut-elle me permettre de donner pour elle ? dit M. Fuzzibell, qui voulait être poli.

— Je ne vous permettrai rien de la sorte, grommela lady Ruth. Je puis très-bien donner moi-même — du moins aussi bien que mademoiselle Ruff. Et je ne suis pas du tout pressée. Elle continua donc à baver les cartes sur la table, — si j’ose m’exprimer ainsi, — et à les compter et recompter à peu près chaque fois qu’il en tombait une.

En ce moment, on entendit partir d’une autre table une voix joyeuse : c’était celle de lady Longspade. — C’est deux triples contre un simple, disait-elle, cinq points ; et six de l’autre rob, cela fait onze ; et les deux demi-couronnes, seize ; et sept levées, cela fait dix-neuf schellings et six pence. J’ai de quoi vous rendre. Tenez, voici un demi-schelling, madame Fuzzibell, et maintenant nous allons couper de nouveau, si vous voulez bien.

Pouvait-on espérer que mademoiselle Ruff endurerait cela avec patience ? Elle entendait sa rivale, — qui empochait, à peu de chose près, un souverain, — récapituler triomphalement ses gains, tandis qu’elle, elle achevait laborieusement sa seconde partie seulement, — après avoir perdu la première grâce à la stupidité de son partenaire, qui avait coupé son cœur-roi ! Était-ce endurable ? je vous le demande.

— Lady Ruth, dit-elle, — et de son œil unique jaillit la flamme, — lady Ruth, quand comptez-vous avoir fini de donner ?

Lady Ruth ne daigna pas faire de réponse, et recommença à compter ses cartes. C’est alors que mademoiselle Ruff avait poussé cette exclamation effrayante qui excita, comme nous l’avons dit, d’une façon toute particulière l’attention de mademoiselle Todd.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! je n’aime pas du tout à entendre cela, dit la douce mademoiselle Baker. Je crois vraiment que M. O’Callaghan a raison.

— Non, ma chère, il a tort, tout à fait tort, car il blâme non-seulement l’abus, mais l’usage. Et puis, après tout, quel mal y a-t-il ? Je ne pense pas que mademoiselle Ruff la tue tout à fait. Si nous étions occupées à jouer nous-mêmes, nous ne nous en apercevrions pas peut-être. Jouez-vous le piquet ? Voulez-vous que nous fassions une partie ? Mais mademoiselle Baker ne savait pas le piquet ou ne voulait pas jouer.

— Et parlez-moi de cette chère Caroline, continua mademoiselle Todd. Il me tarde tant de la voir ! Il y a longtemps que le mariage est arrêté, n’est-ce pas ? et il y aura beaucoup d’argent ?… Je m’étais amourachée, moi aussi, de ce jeune Bertram, et je lui ai fait toute sorte d’avances ; mais cela a été en pure perte. Ha ! ha ! ha ! j’ai toujours trouve que c’était un charmant garçon, et je félicite votre nièce. Mais à quand la noce ? Dites-moi, en est-elle très-éprise ?

Que pouvait répondre mademoiselle Baker ? Elle n’avait pas la moindre intention de faire une confidente de mademoiselle Todd, — maintenant surtout que celle-ci semblait disposée à se conduire d’une façon si inconvenante avec sir Lionel. Comment répondre ?

— J’espère que ce ne sera pas remis trop longtemps, reprit mademoiselle Todd. Y a-t-il un jour fixé ?

— Non ; rien n’est fixé, répondit mademoiselle Baker en rougissant.

Mademoiselle Todd avait l’oreille très-fine, et elle remarqua le son de voix. — Il n’y a rien de fâcheux, j’espère ; mais ne craignez rien, je ne ferai pas de questions et je ne dirai rien à personne. Tenez, voilà une table où nous pouvons entrer. Et elle se dit qu’elle saurait tout en questionnant sir Lionel.

Les parties s’étaient désorganisées et reformées, et mademoiselle Baker et mademoiselle Todd se trouvèrent assises à la même table. Mademoiselle Baker ne demandait pas mieux que de faire, elle aussi, son petit rob paisible, à la condition de n’être pas trop tarabustée. Avec mademoiselle Todd elle n’avait rien à craindre de ce-côté-là. Elle aurait pu faire autant de fautes que lady Ruth, que mademoiselle Todd se serait contentée d’en rire. De sorte que mademoiselle Baker aurait pu être très-heureuse, si elle n’avait été péniblement préoccupée de la conduite de son amie vis-à-vis de sir Lionel.

Les choses continuèrent ainsi pendant quelque temps. Souvent une exclamation irritée ou un sourd grognement partait de quelque coin du salon ; mais personne n’y faisait attention : c’était l’usage de Littlebath. Pour un étranger qui n’aurait pas pris part au jeu, le spectacle eût été singulier. Tout le monde jouait, sauf madame Flounce, qui demeurait immobile derrière son thé et ses gâteaux. La société ne se composait pas exactement de groupes de quatre. Il y avait deux personnes en surplus : deux dames d’âge mûr, une veuve et une vieille fille. Celles-là étaient les plus heureuses de toutes, ou du moins les plus silencieuses, car elles n’avaient pas de partenaire à gronder. Elles s’étaient mises dans un coin et faisaient un double-mort.

Pour un étranger, dis-je, le spectacle eût été curieux. On se figure généralement que l’ennui dévore l’existence de toutes ces vieilles femmes anglaises auxquelles le sort a refusé les soucis et les fardeaux ordinaires de ce monde ; c’est là une erreur. Il n’y avait point d’ennui dans ces salons de Littlebath. Aucun spéculateur de Bourse n’aurait pu suivre son affaire avec plus d’ardeur que ces dames n’en mettaient à leur jeu. Il y avait les grondeuses et les grondées. Il y avait des âmes fermes qui restaient silencieuses ; il y avait des caractères faibles qui ne savaient contenir ni l’expression de leur douleur ni celle de leur joie ; mais toutes étaient aussi absorbées et aussi émues que le tigre au moment de bondir sur sa proie.

Jouez, mesdames ; ce n’est pas moi qui vous ferai un reproche de vos petits plaisirs. Je ne pense pas, comme le pieux O’Callaghan, qu’il y ait là péché. À d’autres moments, vous savez être douces, charitables et complaisantes, comme le sont les bonnes vieilles dames de notre pays, ou comme elles devraient l’être. Mais, pourtant, ne serait-il pas bon, chères dames, de ne point oublier les aménités de la vie, — même à la table de whist ?

Au bout d’une heure ou deux, les choses changèrent d’aspect, et mademoiselle Baker et sir Lionel se trouvèrent de nouveau en dehors du jeu et en tête-à-tête. Sir Lionel avait eu l’intention, comme nous l’avons dit, de prendre mademoiselle Todd pour objet de ses soins pendant cette soirée ; mais il avait trouvé que pour l’instant elle jouait un rôle trop public. Elle avait une certaine manière de s’adresser à tous ses amis à la fois, qui produisait, sans nul doute, un excellent effet général, mais qui n’était pas fait pour flatter l’amour-propre d’un admirateur spécial. De sorte que, faute de mieux, sir Lionel s’estima heureux de s’asseoir dans un coin à côté de mademoiselle Baker. Mademoiselle Baker aussi s’en estimait fort heureuse ; seulement elle ne savait comment aborder le sujet de la querelle de Caroline avec son futur.

— Vous avez dû voir George aujourd’hui ? dit-elle.

— Je l’ai vu tout juste. Il paraissait terriblement pressé, et il m’a dit qu’il lui fallait retourner tout de suite à Londres. Il n’est pas ici, n’est-ce pas ?

— Non, il n’est plus ici.

— Je ne sais rien de lui ; quand j’ai vu que cette chère Caroline n’était pas avec vous, j’ai pensé qu’elle avait peut-être mieux à faire à la maison.

— Elle était un peu souffrante. George est reparti pour Londres avant dîner.

— Il n’est rien arrivé, n’est-ce pas ?

— Non, j’espère que non ; c’est-à-dire… Savez-vous quelque chose, sir Lionel ?

— Si je sais quelque chose ? Non, je ne sais rien ; mais qu’y a-t-il donc ?

Mademoiselle Baker lui raconta bientôt tout ce qu’elle savait elle-même. Elle avait à peine vu George, dit-elle. Caroline avait eu avec lui une longue entrevue, et en le quittant, elle avait dit que tout était fini désormais entre eux.

— Je ne sais qu’en penser, dit mademoiselle Baker en portant son mouchoir à ses yeux. Qu’en dites-vous, sir Lionel ? Vous savez qu’on prétend que les amoureux sont toujours à se quereller et toujours à se raccommoder.

— George est un garçon bien obstiné, observa sir Lionel.

— C’est ce que j’ai toujours pensé — toujours. On ne peut pas être sûr de lui ; il est si emporté et si capricieux.

— Est-ce lui qui a voulu rompre ?

— Je le crois. Mais Caroline est bien vive aussi. Je pense qu’il y a de la faute de l’un et de l’autre.

— Il aura été fatigué d’attendre.

— J’aurais compris cela il y a un an, mais aujourd’hui il n’y avait plus à attendre. Ce n’est pas cela. Tout ce que je sais, c’est que j’en suis très-malheureuse. Et mademoiselle Baker porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.

— Ne vous chagrinez pas, ma chère amie, reprit sir Lionel. De grâce, si vous m’aimez, calmez-vous. Si vous saviez combien je souffre de vous voir ainsi affligée ! Dans tout ceci, je pense bien plus à vous qu’à George lui-même, je vous le jure. Et sir Lionel trouva moyen de pincer légèrement le bout d’un des doigts de mademoiselle Baker, — mais, si adroitement qu’il s’y prît, le mouvement n’échappa pas aux yeux clairvoyants de leur hôtesse.

— Mais Caroline ! dit mademoiselle Baker en sanglotant derrière le mouchoir. — Elle était bien enfoncée dans un grand fauteuil, le dos tourné aux tables de jeu. Il est vraiment doux d’être consolé dans ses chagrins, surtout quand on a la conviction que le chagrin n’est pas irrémédiable. Somme toute, mademoiselle Baker n’était pas trop à plaindre.

— Ah ! oui, Caroline ! dit sir Lionel. Mais pensez-vous que Caroline l’aime réellement ? J’ai quelquefois pensé…

— Et moi aussi, quelquefois… c’est-à-dire autrefois… Mais elle l’aime maintenant ; elle l’aime, ou je ne m’y connais pas.

— Ah ! voilà ! vous y connaissez-vous, chère amie ? C’est là ce que je me demande. Y connaissez-vous quelque chose ? J’ai quelquefois pensé que vous n’en savez rien, et d’autres fois j’ai cru, j’ai osé croire… Et sir Lionel fixa ses regards sur le mouchoir qui cachait le visage de mademoiselle Baker.

Mademoiselle Todd l’observait à la dérobée.

— Ma foi, se disait-elle avec satisfaction, ce serait très-convenable sous tous les rapports.

Mademoiselle Baker ne comprenait pas très-bien, mais tout de même elle se sentit fort consolée. Sir Lionel était un très bel homme, — sur ce point, l’opinion de mademoiselle Baker était formée depuis longtemps ; puis c’était un homme du meilleur monde, un homme affectueux, un homme dont tous les goûts s’accordaient avec les siens ! Depuis quelques semaines elle commençait à trouver très-longs les jours où elle ne le voyait pas, maintenant elle découvrait, à n’en pouvoir douter, que le whist ne valait pas, comme délassement, la conversation, — la conversation, bien entendu, avec un homme aussi distingué que sir Lionel. Pourtant elle ne comprenait pas très-bien ce qu’il voulait lui dire, et ne savait trop comment lui répondre. Mais pourquoi répondre ? Ne pouvait-elle rester là bien tranquille, à s’essuyer confortablement les yeux, en attendant ce qu’il lui plairait d’ajouter ?

— J’ai quelquefois pensé que les femmes ne savent pas aimer, dit sir Lionel.

— Peut-être bien, dit mademoiselle Baker.

— Et pourtant, il peut se trouver, cachés au fond de bien des cœurs, des trésors de passion.

— C’est très-possible, en effet, dit mademoiselle Baker.

— Et dans le vôtre, mon amie ? n’y a-t-il aucun trésor là ? Ne s’y trouve-t-il pas des profondeurs inconnues, inexplorées, mais point insondables peut-être ?

Ici mademoiselle Baker trouva de nouveau qu’il n’y avait pour elle rien de mieux à faire que de s’enfoncer dans son fauteuil en s’essuyant doucement les yeux. Elle ne se sentait pas prête à sonder les profondeurs de son cœur et à en rendre compte sans plus ample préparation.

Sir Lionel se disposait à continuer, — et qui peut savoir ce qu’il allait dire, et jusqu’à quelle profondeur il aurait sondé les abîmes cachés ? Mais le sentiment se glaça sur ses lèvres à la vue de ce qui se passait à l’autre bout du salon. M. Fuzzibell et madame Garded s’étaient levés précipitamment et soutenaient, chacun de son côté, la pauvre lady Ruth Revoke. Sir Lionel quitta la dame de ses pensées pour voir ce qui arrivait à la table de jeu, tandis que celle-ci se décida à retirer son mouchoir de ses yeux et à se redresser dans son fauteuil pour suivre de loin l’action.

Les querelles avaient continué sans interruption dans le coin du salon occupé par mademoiselle Ruff et sa partie ; mais on avait cessé de s’en préoccuper. C’est étonnant comme l’oreille s’accoutume vite aux impolitesses. On s’était habitué à entendre la voix de mademoiselle Ruff, et personne ne faisait plus attention à ses exclamations. — « Bon ! voilà qui est fort ! Comment ! le dix de pique ! — Ha ! ha ! ha ! c’est délicieux. — Si vous aviez bien voulu, milady, me faire la grâce de me rendre mon invite à atout, nous aurions gagné haut la main, » etc., etc., etc. On ne faisait plus attention, dis-je, à ces reproches, et la pitié du public pour lady Ruth s’était émoussée et lassée.

Mais peu à peu la volubilité de mademoiselle Ruff s’accéléra, et ses paroles devinrent de plus en plus acérées. Le visage de lady Ruth prit une expression étrange. Elle cessa de répondre à sa partenaire et se mit à remuer lentement la tête de façon à effrayer M. Fuzzibell : en voyant quoi, madame Garded fit, à deux reprises, un appel direct à la clémence de mademoiselle Ruff.

Mais mademoiselle Ruff ne savait pas être miséricordieuse. Peut-être tâcha-t-elle de se contenir pendant quelques instants ; mais ce fut pendant quelques instants seulement, et madame Garded et M. Fuzzibell cessèrent bientôt de s’occuper de leurs jeux pour ne plus regarder que lady Ruth. Enfin ils se précipitèrent vers elle tous les deux subitement, le colonel s’élança, comme nous l’avons dit, et tous les joueurs, à toutes les tables, jetèrent leurs cartes et se levèrent effrayés.

Lady Ruth était là, assise, parfaitement immobile, sauf sa vieille tête qui branlait régulièrement d’une façon étrange et effroyable. Il lui restait dans la main dix cartes qu’elle ne lâchait pas. Sa mâchoire inférieure était tombée de façon à donner une longueur démesurée à son visage cadavérique. Elle restait là en apparence sans voix, mais toujours elle remuait la tête et toujours elle tenait ses cartes.

On savait généralement, à Littlebath, qu’elle avait eu jadis une attaque de paralysie, et M. Fuzzibell et madame Garded, la croyant frappée de nouveau, s’étaient naturellement élancés à son secours.

— Qu’a-t-elle donc ? dit mademoiselle Ruff. Est-elle malade ?

Mademoiselle Todd était déjà auprès de la vieille dame. — Lady Ruth, êtes-vous souffrante ? disait-elle. Voulez-vous passer dans ma chambre ? Sir Lionel, aidez milady. Et à eux deux ils firent lever lady Ruth de sa chaise ; mais toujours celle-ci tenait ses cartes et regardait fixement mademoiselle Ruff en remuant la tête.

— Vous sentez-vous malade, lady Ruth ? dit encore mademoiselle Todd. Mais lady Ruth ne répondait pas. Il se trouva cependant qu’elle pouvait marcher, et, avec l’aide de ses deux soutiens, elle gagna la porte du salon. Arrivée là, elle s’arrêta ; et, ayant réussi à se dégager du bras de sir Lionel, elle se retourna et fit face à la compagnie. Elle continua à branler la tête régulièrement en regardant tout le monde, et puis elle fit ce petit discours, dont elle articula très-lentement chaque mot :

— Je voudrais que sa langue aussi fût de verre, car alors elle la casserait peut-être.

Et, s’étant ainsi vengée, elle se laissa emmener sans résistance par mademoiselle Todd. Il était évident, du moins, qu’elle n’était pas paralysée, et tout le monde se sentit soulagé.

Sir Lionel, voyant ce qui en était, quitta ces dames à la porte de la chambre à coucher et bientôt après, avec l’aide de mademoiselle Todd et de sa femme de chambre, lady Ruth put monter en voiture pour rentrer chez elle. Il est à croire qu’au bout de quelques jours elle ne se ressentit plus de son émotion, et elle se vantait même volontiers d’avoir « rabattu le caquet à mademoiselle Ruff ». En effet, le caquet de mademoiselle Ruff sembla, pour l’instant, un peu rabattu.

Quand mademoiselle Todd rentra au salon, elle trouva cette demoiselle assise toute seule sur un divan. Elle se tenait très-droite, les mains étendues sur les genoux, et tâchait de prendre un air dégagé et indifférent. Mais il y avait de petits tressaillements nerveux au coin de la bouche et un certain mouvement involontaire de l’œil qui trahissaient ses efforts et prouvaient que pour cette fois lady Ruth avait vaincu. M. Fuzzibell se tenait debout, tout effaré devant la cheminée, et madame Garded contemplait mélancoliquement ses cartes étalées devant elle ; car au moment de la catastrophe elle avait deux d’honneurs dans son propre jeu.

— Pauvre chère femme, dit mademoiselle Todd en rentrant, elle a pu retourner chez elle, Dieu merci ! sans grand mal. Elle est bien vieille, vous savez, et c’est une excellente créature.

— Une charmante et excellente personne, dit madame Shortpointz qui aimait les pairs et la pairie, et détestait mademoiselle Ruff.

— Allons, dit mademoiselle Todd, nous avons un petit souper qui nous attend en bas ; si nous descendions ? Mademoiselle Ruff, nous irons demain, vous et moi, demander des nouvelles de lady Ruth. Sir Lionel, voulez-vous offrir le bras à lady Longspade ? Venez, ma chère, et, en disant ces mots, mademoiselle Todd prit mademoiselle Baker sous le bras et tout le monde alla souper ; mais de toute la soirée mademoiselle Ruff ne dit plus un seul mot.

— Ha ! ha ! ha ! poursuivit mademoiselle Todd, en donnant un coup d’éventail à mademoiselle Baker, je vois bien de quoi il retourne, et j’approuve complètement, je vous assure.

Mademoiselle Baker se sentit fort heureuse, bien qu’elle ne comprît pas tout à fait la plaisanterie de son amie.






CHAPITRE XXIII


TROIS LETTRES.


George Bertram, ainsi que nous l’avons vu, retourna à Londres après son explication avec mademoiselle Waddington, sans revoir son père. George et Caroline regardaient l’un et l’autre leur séparation comme définitive. Ils se connaissaient assez pour se sentir sûrs que leur orgueil réciproque les empêcherait toujours de tenter un rapprochement.

George tâcha de se persuader qu’il était content de ce qu’il venait de faire ; mais il échoua pitoyablement dans cette entreprise. Il avait aimé Caroline, il l’aimait encore profondément, et il découvrait que jamais il ne l’avait autant appréciée qu’en ce moment. Il se redit cent fois que sa conduite envers lui avait été indigne ; mais cela ne changeait rien à son amour. Il ne l’en aimait pas moins parce qu’elle avait communiqué sa lettre et divulgué les secrets de son cœur, au lieu de les tenir cachés avec autant de soin que la passion qu’elle éprouvait elle-même. Il ne pouvait pas l’aimer moins parce qu’elle s’était confiée à un autre homme, bien que pour cette raison il se crût obligé de se séparer d’elle. Il s’enferma donc dans son cabinet et écrivit pour son nouveau livre des pages moroses, pleines de misanthropie et de scepticisme ; en un mot, il fut très-malheureux.

Caroline ne supporta guère mieux le coup ; mais elle sut conserver un maintien plus digne, et mieux dominer ses sentiments. Cela devait être, car elle était femme, — et, comme femme, il lui fallait veiller à ce que le monde ne sût rien de ce qui se passait dans son cœur.

Pendant deux jours elle demeura parfaitement calme, et ne donna pas le moindre cours à son émotion. Elle prépara le thé pour le déjeuner, selon son habitude ; fit beaucoup de tapisserie, et encore plus de lecture ; lut à haute voix pour sa tante, alla faire des visites et, en un mot, remplit minutieusement ses devoirs ordinaires. Jamais sa tante ne la surprit les larmes aux yeux, jamais elle ne la trouva assise à l’écart, inoccupée, le front appuyé sur la main. En pareille occasion, elle lui aurait parlé de George ; mais, l’occasion ne se présentant pas, elle n’osa rien dire. Pendant ces deux jours, et en apparence pendant les jours suivants, Caroline se roidit dans sa douleur au point que mademoiselle Baker s’en effraya et ne se hasarda pas même à faire allusion à la possibilité d’une réconciliation. Caroline se montrait douce, obéissante même avec sa tante ; elle lui cédait en tout ; mais mademoiselle Baker voyait bien que le sujet qui les préoccupait exclusivement l’une et l’autre ne devait pas être abordé.

Caroline laissa s’écouler deux jours entiers avant qu’elle se permît de réfléchir à ce qui venait d’avoir lieu. Elle passait la moitié de ses nuits à lire afin d’avoir quelque chance de sommeil lorsqu’elle se coucherait. Mais le troisième jour au matin elle prit la plume et écrivit à Adela la lettre que voici :


Littlebath, vendredi.
Chère Adela,

« Il vient de se passer une chose à laquelle je n’ai pas encore voulu réfléchir et dont je vais essayer de me rendre compte en vous écrivant. Pourtant, avant que cette chose arrivât, j’y avais souvent pensé, — j’en avais causé avec ma tante Mary ; quelquefois même il m’était arrivé de penser et de dire que je la désirais presque. Puissé-je parvenir à me persuader cela aujourd’hui !

« Tout est fini entre M. Bertram et moi. Il est venu ici mardi pour me le dire. Je ne le blâme pas. Je ne saurais le blâmer pour ce qu’il a fait, quoiqu’il y ait mis bien de la dureté.

« Je vous dirais tout, si je le pouvais ; mais c’est si difficile en écrivant ! Que je voudrais vous avoir ici ! Mais non ; vous me rendriez folle en me donnant des conseils que je ne pourrais pas, que je ne voudrais pas suivre. Lorsque j’étais si malheureuse, l’été passé à Londres, ma tante et moi nous avons causé de nos affaires avec une certaine personne. M. Bertram l’apprit pendant qu’il se trouvait à Paris ; il s’en fâcha et il m’écrivit une lettre. Ah ! quelle lettre ! Je n’aurais pas cru possible qu’il pût m’adresser de telles paroles. J’étais folle de douleur et je montrai cette nouvelle lettre à la même personne. Tenez, Adela, je vais tout vous dire : cette personne était M. Harcourt, l’ami intime de George. Dans cette lettre, George me recommandait tout spécialement de ne plus parler de nos affaires à M. Harcourt — et cependant je fis cette chose. Mais le chagrin m’avait fait perdre la tête ; je me disais : Pourquoi obéir à un homme qui n’a pas le droit de me commander et qui pourtant me commande si durement ? Une simple prière de lui m’aurait trouvée docile.

« Mais je sais que j’ai eu tort, Adela. Je ne l’ai pas ignoré un seul instant depuis le moment où j’ai montré la lettre. Je sentais bien que j’avais eu tort, puisque je n’osais pas dire à George ce que j’avais fait. J’en étais venue à avoir peur de lui, et avant cela je n’avais jamais eu peur de personne. Enfin, je ne le lui ai pas dit, mais il a fini par le découvrir. Je n’ai pas voulu lui demander comment il l’avait appris, mais je crois le savoir. Il y a une chose dont je suis certaine, c’est qu’il n’a employé ni ruse ni petitesse d’aucune sortie pour le découvrir. Il n’a cherché à rien savoir. Cela a été un coup de foudre pour lui, et il est venu tout de suite pour savoir la vérité de moi. Je la lui ai dite, et voilà le résultat.

« Et maintenant vous savez tout ; — tout, excepté son regard, sa manière, son ton ; cela, je ne saurais vous le décrire. Il me semble, maintenant mieux connaître, mieux comprendre George que je ne l’ai fait jusqu’à présent. C’est un homme qu’une femme au cœur tendre aimerait éperdument. Et moi… mais qu’importe, chère amie. Je crois, — que dis-je ? je suis certaine que je me remettrai. Vous ne le pourriez pas. Je le répète, c’est un homme qu’une femme pourrait adorer ; et pourtant, il est si brusque, si sévère, si rude lorsqu’il est en colère ! Il n’a pas de mesure dans ses paroles. Je ne crois pas qu’il se rende compte de ce qu’il dit. Et pourtant, il a le cœur si tendre, si bon ! Je le voyais bien ! mais il ne donne pas le temps de le reconnaître, — à moi, du moins, il ne m’en a pas donné le temps. Vous est-il jamais arrivé d’être grondée, accablée de reproches, dédaignée par un homme que vous aimiez, et de sentir que son mépris vous le faisait aimer davantage ? Je l’ai senti, moi. Je l’ai senti, mais il m’eût été impossible de l’avouer. Lui aussi, il a eu tort. Il n’aurait pas dû me faire des reproches, s’il ne comptait pas me pardonner. J’ai lu quelque part qu’un roi ne doit pas recevoir un suppliant, à moins qu’il ne compte faire grâce. Je comprends cela. Si George était décidé à me condamner, il aurait dû m’écrire, pour m’annoncer ma sentence. Mais en ces sortes de choses, il ne considère rien, me suit que l’impulsion de son cœur.

« Cela ne m’empêche pas, ma chère Adela, de sentir que tout est pour le mieux. Tenez ! avec vous je dédaignerai tout artifice. Pour une fois, pour une fois seulement, si c’est possible, je dirai la vérité tout entière. J’aime George comme jamais je ne pourrai en aimer un autre. Je l’aime comme jamais je n’avais supposé que je pourrais aimer. En ce moment, il me semble que j’accepterais d’être sa servante. Mais celle qui sera sa femme devra lui être soumise, — et moi, combien de temps pourrais-je m’y résigner ?

« Mais en ceci, je lui fais injure. Il est impérieux — aussi impérieux que possible ; il faut qu’il soit le maître en toutes choses, voilà ce que je veux dire : mais celle qui l’aimerait et qui se soumettrait à tout, trouverait en lui le maître le plus tendre, le plus doux et le plus dévoué. Il ne permettrait pas aux vents du ciel de souffler trop rudement sur son esclave. Je l’ai aimé profondément, mais je n’ai pu me soumettre. Je n’aurais pu me soumettre pendant toute la vie ; il vaut donc mieux que nous soyons séparés.

« Ce que je vous dis là vous étonnera, car dans le monde il semble si bon enfant. Personne n’est moins exigeant que lui avec les indifférents, mais avec ceux qui le touchent de près il ne cède jamais — pas seulement d’une ligne. C’est là ce qui lui a aliéné son oncle. Mais pourtant il est plein de noblesse et de grandeur. Les considérations d’argent lui sont totalement indifférentes. Tout mensonge, toute cachotterie même lui est impossible. Connaissons-nous quelqu’un qui l’égale, qui puisse même lui être comparé comme talent ? Il est brave, généreux et simple de cœur au delà de tout ce que l’on peut imaginer. Qui lui ressemble ? Et pourtant… Ce que je dis là, je ne le dirai qu’une fois, et à vous seule. Mais soyez miséricordieuse, Adela. Vous devez comprendre que, si tout n’était pas fini, je ne parlerais pas ainsi.

« C’est vous, Adela, qui auriez dû être sa fiancée. Oh ! que je l’aurais voulu ! Vous n’êtes point mondaine comme moi, ni obstinée, ni orgueilleuse. Mais vous ne manquez pas de fierté, — de fierté bien placée. Vous auriez pris votre parti de vous soumettre, de vous laisser guider, d’être une humble portion de lui ; et alors, comme il vous aurait aimée !

« Je me suis souvent demandé avec étonnement ce qui l’avait fait songer à moi. Jamais deux personnes n’ont été moins faites l’une pour l’autre que nous. Je savais cela lorsque je l’ai accepté — sottement accepté, — et maintenant j’en suis justement punie. Mais, hélas ! il en est puni aussi, lui ; on n’en saurait douter. Je sais qu’il m’aime ; bien que je sache aussi que pour rien au monde il ne reviendrait à moi maintenant. Je sais aussi que jamais, jamais je ne consentirais à être reprise ainsi ; non, pas même s’il me suppliait comme jamais il me suppliera aucune femme. Je sais trop bien ce que je lui dois, trop bien ce que demande son bonheur pour faire cela.

« Quant à moi, il est probable que tôt ou tard je me marierai. J’ai quelque fortune, et cette sorte de manières que tant d’hommes recherchent chez leur femme pour faire les honneurs de leur maison. Si je me marie, je ne tromperai personne ; je ne ferai pas un mariage d’amour. À vrai dire, depuis ma plus tendre jeunesse je n’avais jamais cru la chose possible. Je me suis maladroitement laissé prendre au piège, et il ne me reste maintenant qu’à m’en tirer du mieux que je pourrai. J’ai toujours pensé que ce monde valait bien la peine qu’on y vécût, même sans amour. L’ambition n’est un livre fermé pour les femmes que parce qu’elles le veulent bien. Je ne vois pas ce qui s’oppose à ce que la femme d’un homme politique ne jouisse de sa haute position autant que lui. La fortune, le pouvoir, le rang, valent la peine d’être acquis ; du moins, c’est ce que semblent se dire tant de gens que nous voyons les poursuivre. Je ne compte pas courir après ; mais, si je les rencontre sur mon chemin, je les ramasserai fort probablement.

« Tout ce que je dis là vous fera horreur, je le sais parfaitement. Votre beau idéal ici-bas est une croûte de pain avec un cœur dévoué. Pour moi, je suis d’une trempe plus vulgaire. J’ai rencontré un cœur dévoué, et voyez ce que j’en ai fait !

« Vous allez sans doute me répondre. Je serais tentée de vous prier de n’en rien faire, si ce n’était que la pensée que vous me montrez de la froideur me serait plus pénible que je ne puis le dire. Je sais que vous m’écrirez, mais, de grâce, ne me conseillez pas, avec l’idée qu’une réconciliation est possible, de me soumettre à lui. Je ne dis que la plus stricte vérité en vous assurant que notre mariage n’est pas à souhaiter. Je reconnais le mérite de George, j’admets sa supériorité ; mais c’est ce mérite même, cette supériorité même qui fait que je ne suis pas la femme qui lui convient.

« Sur ce point-là, je suis décidée ; jamais je ne l’épouserai. Je ne vous dis ceci que pour vous empêcher de faire d’inutiles efforts pour nous réunir. Je suis convaincue que jamais il ne tentera un rapprochement : sa fermeté égalera la mienne.

« Et maintenant adieu, chère Adela. Je vous ai ouvert mon cœur ; je vous ai dit, autant que cela m’est possible, mes sentiments. Une longue lettre de vous me fera plaisir, si vous voulez bien vous conformer à ma prière.

« Cette lettre est des plus égoïstes, car il n’y est question que de moi. Mais, pour cette fois, vous me pardonnerez.

« Votre amie affectionnée,
« Caroline. »

« P. S. Je n’ai rien dit à ma tante, si ce n’est que le mariage est rompu ; et elle a eu la bonté, — l’extrême bonté de ne pas me faire de questions. »


Adela était toute seule à West-Putford lorsqu’elle reçut cette lettre. En ce temps-là, elle y était presque toujours seule. Il était évident qu’il fallait répondre sur-le-champ à Caroline. Mais que dirait-elle ? Elle se décida bientôt tout en versant d’abondantes larmes, tant sur le sort de son amie que sur le sien. Caroline avait tenu, elle tenait encore probablement son bonheur entre les mains, et elle allait le laisser perdre ! Quant à Adela elle-même, le bonheur n’avait jamais été à sa portée. « Être sa servante, se répétait-elle en relisant la lettre. Oui, sans nul doute, elle devrait l’être, s’il le désire. Ce serait ensuite à elle de lui faire, voir qu’elle pourrait être pour lui plus et mieux que cela ! »

Adela ne fut pas longue à se former une opinion. Caroline, selon elle, avait tort sur tous les points, et d’après son propre dire. En ces sortes d’affaires les femmes se condamnent volontiers entre elles. Adela ne tint pas compte de ce qu’on lui disait de la dureté de Bertram ; elle n’apprécia pas assez la générosité avec laquelle son amie parlait de l’homme qui la repoussait : elle ne vit que la grande faute commise par Caroline. Comment avait-elle pu se laisser aller ainsi à parler sur un pareil sujet avec M. Harcourt, — avec un jeune homme ? Et comment avait-elle pu surtout en arriver à lui montrer cette lettre ? Le soir même, Adela fit la réponse suivante :


West-Putford, samedi soir.
« Chère Caroline,

« Votre lettre m’a fait bien de la peine. Je crois vraiment avoir plus souffert à la lire que vous à l’écrire. Vous me faites une prière à laquelle je ne peux ni ne veux me rendre. Je ne puis vous dire la vérité telle que je la comprends. Si je ne fais pas cela, comment écrire ?

« J’admets qu’il est inutile que je vous fasse valoir l’intérêt de votre propre bonheur ; mais il y a autre chose à considérer. Il est une chose que vous devez faire passer avant cela. Que vous ayez, ou non, rompu avec M. Bertram, il n’en est pas moins vrai qu’après ce qui s’est passé entre vous, son bonheur doit être votre première préoccupation.

« Chère, chère Caroline, j’ai peur qu’en cette affaire vous n’ayez eu tort sous tous les rapports. Je ne crains pas de vous fâcher en disant cela. Malgré tout ce que vous me dites, vous avez le cœur trop généreux pour ne pas m’en vouloir si je blâmais M. Bertram. Vous avez eu tort de vous confier comme vous l’avez fait à M. Harcourt ; vous avez eu doublement tort de lui montrer la lettre. S’il en est ainsi, n’est-il pas de votre devoir de réparer vos fautes, de remédier au mal qui en a résulté ?

« Je suis persuadée que M. Bertram vous aime de tout cœur, et qu’il est homme à être profondément malheureux d’avoir perdu ce qu’il aime. Il importe peu que ce soit lui qui vous ait quittée. Vous connaissez son caractère ; même moi, je le connais assez pour me rendre compte de l’état d’esprit dans lequel il devait être lors de sa dernière visite. Posez-vous la question que voici : si vous lui eussiez demandé votre pardon, ne vous l’aurait-il pas accordé avec transport ? Ne savez-vous pas que, même en ce moment-là, il ne demandait qu’à pardonner ? Et devez-vous permettre, vous qui l’avez offensé, qu’il ait le cœur brisé parce que vous êtes trop orgueilleuse pour reconnaître vis-à-vis de lui une faute que vous avouez avoir commise ? Est-ce ainsi que vous le payez de l’amour qu’il vous a donné ?

« Vous voudriez, dites-vous, qu’il m’eût aimée au lieu de vous ? Ne souhaitez donc pas d’avoir ignoré le plus grand bonheur que Dieu puisse accorder ici-bas à une femme ! Je n’aurais pas pu l’aimer, moi, et il est impossible que vous, vous ne continuiez pas à l’aimer.

« Tâchez en tout ceci d’être sévère à l’égard de vous-même, et demandez-vous ce que la justice exige de vous. Je vous conseille d’écrire à M. Bertram. Dites-lui franchement, avec humilité et affection, que vous lui demandez pardon pour l’injure que vous lui avez faite. Ne lui dites que cela. S’il persiste à regarder votre engagement comme rompu, votre aveu ne saurait le mettre dans la nécessité de revenir sur sa détermination. Si, au contraire, il se laissait attendrir, — chose que je ne mets pas en doute, — le premier train vous le ramènera, et celui qui à l’heure qu’il est souffre cruellement, j’en suis certaine, serait de nouveau heureux — plus heureux, certes, qu’il ne l’a été de longtemps.

« Je vous supplie de faire cela, non pas pour vous, mais pour lui. Vous êtes dans votre tort, et c’est à lui qu’il faut songer. Vous allez peut-être vous représenter ce que seraient vos souffrances si votre lettre ne le décidait pas, si votre humilité ne le touchait pas ; mais vous n’avez pas le droit de penser à cela. Vous l’avez offensé et vous lui devez réparation. Vous ne devez pas espérer ne point souffrir après avoir mal agi.

« Je crains que cette lettre ne vous paraisse bien cruelle. Mais venez me trouver, ma chère Caroline, et je saurai vous parler sans dureté. Moi aussi, je ne suis point heureuse ; mais je ne tiens point mon bonheur entre les mains, comme vous. Venez me trouver, je vous en prie. Mon père sera enchanté de vous voir. Je suis sûre que mademoiselle Baker pourrait se passer de vous pendant quinze jours. Venez, venez près de

« Votre véritable amie,
« Adela. »


Cette lettre d’Adela Gauntlet ne manquait pas d’habileté ; mais si la ruse est jamais pardonnable, elle l’était en cette occasion. Adela avait écrit comme si elle ne pensait absolument qu’à Bertram ; car elle sentait qu’elle n’avait que ce moyen-là de persuader son amie. Elle croyait fermement, puisque Caroline et Bertram s’aimaient, qu’ils ne pourraient être heureux si l’on ne parvenait à les réunir. Comment s’y prendre pour cela ? C’est à ce point de vue, et dans ce seul but qu’elle avait écrit sa lettre si pleine de ruse et d’habileté féminines.

Elle atteignit presque le but, — presque, mais pas tout à fait. Caroline se renferma chez elle, et versa toutes les larmes de son cœur sur cette lettre. Elle s’efforça vaillamment de suivre le conseil de son amie, en dépit de ses premières protestations. Elle s’assit, la plume à la main, pour écrire sa lettre d’humiliation, mais la lettre ne s’écrivait pas. C’était impossible ! les mots ne venaient pas. Caroline lutta pendant deux jours, puis elle renonça à une entreprise qui était au-dessus de ses forces. Alors elle écrivit la petite lettre que voici :

« Je ne puis le faire, Adela. Ceci n’est pas dans ma nature. Vous le pourriez, vous, parce que vous êtes bonne, noble, honnête. Ne jugez pas des autres d’après vous-même. Je ne puis pas écrire cette lettre, et je ne veux plus y penser, car j’en deviendrais folle. Adieu, et que Dieu vous garde ! Si je pouvais guérir votre peine, je viendrais vous trouver ; mais j’en suis incapable. Dieu vous consolera, vous, car vous êtes loyale. Je ne pourrais rien pour vous, ni vous rien pour moi ; il vaut donc mieux que je demeure où je suis. Mille et mille baisers. Que je vous aime, maintenant que vous, et vous seule, savez mon secret ! Si vous alliez ne pas me le garder ! Mais, non c’est impossible ; vous êtes la fidélité même. »

C’était là tout. Plus rien ; pas de signature. — Que Dieu leur vienne en aide ! se dit Adela quand elle eut fini de lire.




CHAPITRE XXIV


LES ENCHÈRES.


J’espère pouvoir raconter en quelques pages la façon dont le vieux M. Bertram accueillit la nouvelle de la rupture du mariage de son neveu et de sa petite-fille.

Rentré à Londres, George s’enferma dans son cabinet et travailla avec acharnement à son nouveau livre. Il comptait, lui aussi, sur le travail, pour amortir la douleur qui lui rongeait le cœur.

Mais sa souffrance était si profonde, si intense, qu’à de certains moments il s’y abîmait malgré ses efforts. Quelquefois, au milieu de la nuit, il se levait de sa table de travail pour aller se jeter sur son canapé, en proie à un paroxysme de douleur. Tant qu’il avait pu se dire que Caroline lui appartenait, il s’était montré plus calme dans son amour que ne le sont bien des hommes moins ardents que lui. Il avait été fort peu avec celle qu’il aimait, et il n’avait pas même fait son possible pour abréger ses absences. À vrai dire, ce n’avait été qu’un triste amoureux, si l’impatience et l’empressement sont des qualités essentielles chez un amoureux. Mais cela avait tenu à deux causes, où le manque d’amour n’était pour rien. En premier lieu, il avait compris que, pour être pleinement heureux, il devait attendre ; ensuite, il n’avait jamais un instant douté de celle qu’il aimait. Elle lui avait dit qu’il fallait attendre, et il avait attendu loin d’elle, avec autant de sécurité que s’il l’eût vue tous les jours.

Mais il s’était fait une idée trop élevée de l’amour féminin, — de la pureté et de la sainteté des sentiments de la femme. Il avait laissé sa fiancée vivre séparée de lui pendant des mois entiers, sans craindre un instant qu’elle pût mettre sa confiance en un autre que lui. On sait ce qu’il en advint. George se sentait révolté, outragé, atteint jusqu’au fond du cœur ; mais il aimait autant, plus peut-être, qu’auparavant.

Il eût été difficile de dire au juste ce qu’il attendait ; mais il est certain que, pendant la première quinzaine qu’il passa dans la solitude à, Londres, il attendit, il espéra quelque chose. Il vécut dans l’attente, tout en se disant que sa résolution était inébranlable, et que rien ne pourrait l’engager à se rapprocher de Caroline. Il espéra à son insu. Dans ce temps-là, le poids qui lui pesait sur le cœur aurait encore pu être enlevé.

Mais il n’entendit parler de rien. Nous avons vu les efforts faits en sa faveur par la compassion d’Adela. Au bout de quinze jours, ne voyant rien venir, il sortit de sa torpeur, secoua sa crinière comme un lion, et se demanda ce qu’il allait faire.

Avant tout, il ne voulait pas de mystère. À ceux de ses amis auxquels il avait cru devoir communiquer ses projets de mariage, il trouvait nécessaire aussi d’en annoncer la rupture. Il écrivit donc à Arthur Wilkinson et à Harcourt, et il se décida à aller voir son oncle à Hadley. Il se serait volontiers contenté d’écrire à son oncle comme aux autres ; mais il ne l’avait jamais fait jusqu’alors, et il se sentait embarrassé pour entamer une correspondance.

Sa lettre à Harcourt lui coûta beaucoup de peine, pourtant il parvint enfin à la rédiger en fort peu de mots. Il n’y fit aucune allusion à ce qui s’était passé entre eux à Richmond, ni aux causes qui avaient amené la rupture avec Caroline. Il se borna à dire que son engagement avec mademoiselle Waddington était rompu de leur consentement mutuel, et qu’il pensait bien faire en annonçant la chose à son ami, afin d’empêcher des embarras et des désagréments dans l’avenir. Ce n’était pas long à dire, mais néanmoins Bertram n’en vint pas à bout sans de grands efforts.

À sa grande surprise, Harcourt vint le voir dès le lendemain. Bien que Bertram n’eût pas l’intention de se brouiller complètement avec le brillant légiste, il s’était imaginé qu’il ne devait plus être question d’intimité entre eux. Le grand voyage de la vie s’accomplissait pour chacun d’eux sur des routes essentiellement opposées. Ils différaient d’opinion sur tous les sujets. Leur manière de vivre, leurs habitudes, leurs amis étaient aussi dissemblables que possible. Le jeune avocat si prospère ne plaisait plus à Bertram ; on pourrait même dire qu’il en était arrivé à lui être tout à fait déplaisant. Mais cela ne venait pas, — du moins George le croyait, — de ce que Harcourt était l’auteur de la blessure dont son cœur saignait.

Il se répétait sans cesse qu’il ne blâmait pas Harcourt. La faute en était à Caroline, — à Caroline et à lui-même. Cela ne tentait pas non plus aux grands succès de Harcourt : Bertram ne lui portait certes pas envie. Mais, à mesure qu’il avançait en âge, Harcourt devenait mondain, faux, laborieux, compassé, élégant, riche, et gracieux pour les indifférents ; Bertram était tout le contraire. Il était généreux et loyal, mais paresseux, — paresseux du moins pour le bien.

C’était un penseur, mais ses pensées étaient dans les nuages ; le monde lui était indifférent ; il était pauvre, bien plus pauvre qu’il ne l’avait jamais été à l’Université, et il ne possédait, à aucun degré, le talent de se rendre agréable au public en général. Depuis quelque temps, les deux anciens amis ne se rencontraient jamais sans que Harcourt froissât Bertram dans ses sentiments les plus intimes, et de là la répulsion de celui-ci.

Mais la répulsion ne semblait pas réciproque. Le nom de Harcourt était dans toutes les bouches. On s’attendait à de grands changements dans le monde politique, et Harcourt était de ceux que le public se sentait assuré de voir surnager après la tempête ; ses commettants de Battersea en étaient fiers ; la Chambre l’écoutait ; les écrivains, les hommes qui étaient au pouvoir, comme ceux qui espéraient y arriver, tout le monde l’entourait et le flattait. Toute cette prospérité en faisait un homme très-occupé, et pourtant, il trouva le temps d’aller voir son cher ami Bertram.

— Ce que j’apprends m’afflige beaucoup, dit-il en tendant la main à Bertram d’un air que celui-ci trouva presque protecteur. N’y a-t-il rien à faire ?

— Rien du tout, répondit Bertram assez sèchement.

— N’y puis-je rien ? demanda l’habile homme.

— Rien du tout, répondit Bertram plus sèchement encore.

— Je le voudrais bien. Je serais si heureux d’arranger l’affaire, si cela était possible.

— C’est une affaire qui n’admet aucune intervention, dit Bertram. J’ai peu-être eu tort de vous importuner de tout ceci, car je vous sais fort occupé, mais…

— Mon cher ami… occupé, je le suis, sans doute, mais quelle occupation peut entrer en ligne de compte avec le bonheur d’un ami ?

— Mais, continua George, nous avions si souvent causé de cette affaire ensemble, que j’ai pensé qu’il fallait vous prévenir.

— Sans doute… sans doute ; et il n’y a donc rien à faire ? Ah, mon Dieu ! c’est triste, bien triste ! Mais vous êtes le meilleur juge. C’est une charmante personne. Peut-être est-elle un peu…

— Harcourt, je préférais ne pas entendre parler du tout d’elle, et je tiens absolument à ne pas l’entendre critiquer.

— La critiquer, moi ! non, certes. Il me serait bien plus aisé de la louer. Je l’ai toujours admirée, — beaucoup admirée.

— C’est bon ; n’en parlons plus.

— Ainsi soit-il. Mais je suis bien peiné. J’en ai un véritable chagrin. Vous êtes un peu irrité en ce moment, Bertram ; cela se voit de reste. On ne peut vous toucher qu’à rebrousse-poil, et le moindre petit coup porte sur le vif. Cela se comprend, et j’excuse votre irritation. Mais vous savez que nous sommes de vieux amis. Chacun de nous est peut-être le plus ancien ami de l’autre, et ce n’est pas un petit accès de misanthropie qui me fera renoncer à un ami tel que vous. Vous déverserez votre bile dans un pamphlet un peu plus amer encore que le dernier, et puis tout sera dit.

— Tout est déjà dit, je vous remercie. Mais on n’est pas toujours gai, — du moins certains hommes ne savent pas toujours l’être.

— Allons, mon bon ! je vous dis adieu. Je vois qu’il vous tarde d’être débarrassé de moi, et je m’en vais. Mais ne me parlez plus de mes occupations. J’ai de la besogne pas mal, c’est vrai, mais ce n’est pas cela qui nous séparera jamais.

Et là-dessus l’habile homme s’en alla.

Restait la visite à Hadley. Bertram comptait ensuite se rendre à l’étranger et s’installer à Paris dans quelque pauvre logement, au cinquième étage, pour lire les ouvrages des libres penseurs français et étudier les côtés non pratiques de la politique. Il tâcherait d’y apprendre, si c’était possible, au milieu des théâtres français, des mœurs françaises, et de la liberté française d’action, de parole, de pensée, — car la France, en ce temps-là, sous le gouvernement paternel du roi Louis-Philippe, était la terre bénie de la liberté ; — il tâcherait, dis-je, d’y apprendre à oublier, au milieu de ces sources si différentes d’inspiration, tout ce qu’il avait connu des douceurs de la vie anglaise.

Restait la visite à Hadley. Bertram, avant de se rendre auprès de son oncle, alla, comme d’habitude, voir M. Pritchett dans la Cité. Ceux qui désiraient voir M. Bertram commençaient toujours par aller trouver M. Pritchett, et celui-ci expédiait généralement un avant-coureur pour prévenir son patron de l’invasion projetée.

— Ah ! M. George, dit Pritchett avec son soupir le plus mélancolique, vous ne devriez pas rester si longtemps sans aller voir votre oncle. Vrai, vous ne le devriez pas.

— Mais il n’a pas envie de me voir, dit George.

— Pensez donc, quelles sommes cela fait ! continua M. Pritchett. On dirait vraiment, M. George, que l’argent vous déplaît. Il y a ce monsieur, votre ami intime, vous savez, le membre du parlement, il est toujours là-bas, lui, à présenter ses hommages, comme il dit.

— Qui, M. Harcourt ?

— Oui, M. Harcourt. Et il envoie des raisins au printemps, des dindonneaux en été, et des petits pois en hiver.

— Des petits pois en hiver ! Mais cela doit lui coûter cher.

— Je le crois bien ; mais on ne prend pas de poisson sans amorce, M. George. Puis, M. Bertram a un nouveau notaire, — un homme entendu qui lui recommande M. Harcourt. M. George, M. George ! prenez garde, je vous en prie ! Voyons ! ne pourriez-vous pas acheter quelques canards ou quelques pigeons et les emporter avec vous dans un panier ? Monsieur se fait vieux, et il a l’air de se soucier de ces choses-là maintenant. Il y a dix ans, c’était bien différent. Douze millions et demi, M. George ! cela vaut bien un peu de raisin et quelques dindonneaux.

Et M. Pritchett, voyant que tout ce qu’il disait ne produisait aucun effet, secoua tristement la tête et se tordit les mains.

George alla enfin à Hadley sans pigeons, sans raisins et sans dindonneaux. L’industrieuse activité de son ami le fit rire. « Labor omnia vincit improbus, se dit-il. Harcourt finira peut-être par découvrir le côté sensible de mon oncle. »

Bertram trouva son oncle fort changé. Le vieillard retrouvait encore, de temps à autre, des éclairs de sa verve sarcastique d’autrefois, et alors il se ranimait et redevenait malveillant, acariâtre et volontaire, comme par le passé ; mais la vieillesse l’avait cruellement éprouvé. Son humeur ne se trahissait guère plus que par des haussements d’épaules, des branlements de tête, et par une habitude nouvellement contractée de se frotter vivement les mains l’une contre l’autre.

— Eh bien ! George, fit-il, lorsque son neveu lui eut serré la main en lui demandant des nouvelles de sa santé.

— J’espère que vous allez mieux, mon oncle ; j’ai été bien fâché d’apprendre que vous avez été de nouveau souffrant.

— Souffrant, oui ; on doit s’attendre à souffrir à mon âge. Celui qui ne s’y attend pas est un imbécile. Ne te donne pas la peine d’en être fâché, George.

— Je crois que vous avez vu mon père assez récemment, dit Bertram. ne sachant comment s’y prendre pour engager la conversation de manière à communiquer la grande nouvelle.

— Oui, je l’ai vu, dit Bertram, qui, enfoncé dans son grand fauteuil, commença à se frotter les mains.

— Et l’avez-vous trouvé bien changé ? Il y avait bien des années que vous ne l’aviez pas vu, n’est-ce pas ?

— Pas changé du tout. Votre père ne changera jamais.

(George connaissait assez son père pour comprendre la portée de cette observation ; il changea donc de sujet et fit ce que tout homme qui a quelque chose à dire devrait toujours faire : il raconta simplement son affaire.

— Je suis venu vous voir aujourd’hui, mon oncle, parce qu’il me semble convenable que vous sachiez au plus tôt que mademoiselle Waddington et moi nous sommes convenus de renoncer à notre mariage.

M. Bertram se retourna vivement dans son fauteuil. — Comment ? s’écria-t-il. Quoi ? comment ?

— Notre engagement est rompu. Nous sommes tous deux convenus qu’il est meilleur pour nous qu’il en soit ainsi.

— Que veux-tu dire ? comment, meilleur ? comment cela peut-il être bon pour vous ? Vous êtes deux imbéciles.

— C’est fort possible ; nous avons été deux imbéciles. Moi, du moins, je l’ai été.

M. Bertram, toujours assis, garda le silence pendant quelques instants. Il continuait à se frotter les mains, mais il semblait absorbé plutôt qu’irrité. Il s’était enfoncé encore davantage dans le fauteuil, mais sa tête penchait en avant et reposait presque sur sa poitrine. Ses joues s’étaient creusées depuis que George ne l’avait vu, et sa bouche tombante donnait quelque chose de triste et de pensif à son visage, où se peignait, en outre, une expression de vive douleur Bertram vit avec regret qu’il venait de lui causer de la peine.

— George, dit enfin l’oncle avec une douceur inaccoutumée, je désire que tu épouses Caroline. Va la trouver et fais la paix avec elle. Dis-lui, — s’il est besoin de lui dire quelque chose, — que je le désire.

— Ah ! mon oncle, je ne peux pas faire cela. Si la chose n’eût été certaine, je ne serais pas venu ici vous en parler.

— Cela ne peut pas être certain. C’est de la folie, de la vraie folie. Je ferai chercher Mary.

— C’était la première fois que Bertram entendait son oncle appeler mademoiselle Baker de son nom de baptême.

— Je n’y puis rien, mon oncle, ni mademoiselle Baker non plus. Personne n’y peut rien maintenant. Nous savons tous deux que ce mariage ne nous convient pas.

— Ne vous convient pas ! Quelle sottise ! Deux enfants ! deux imbéciles ! Je te dis qu’il vous conviendra ; il me convient, à moi.

Si George Bertram le neveu n’avait pas été un imbécile, en effet, et plus aveugle qu’une taupe en ce qui touchait les choses de dessus terre, il aurait compris, d’après ce que venait de dire M. Bertram, qu’il pouvait non-seulement retrouver ses amours, mais, de plus, s’assurer du même coup l’héritage de son oncle. En tout cas, il en avait été assez dit pour qu’il pût compter, s’il le voulait, sur une bonne part de toutes ses richesses. Combien Pritchett se serait réjoui s’il avait pu entendre parler ainsi son vieux maître ! Mais combien il aurait gémi et soupiré ensuite, en voyant l’indifférence du jeune homme !

Mais George ne voulut rien comprendre. Il fallait qu’il fût sourd et aveugle, bête ou fou, car avait-on jamais entendu M. Bertram parler ainsi ? « Ce mariage me convient à moi ! » Et c’était un vieux bonhomme millionnaire qui disait cela à son unique neveu ! En somme, qu’exigeait-il ? Que George voulût bien se rapprocher d’une ravissante jeune fille qu’il aimait passionnément et dont il était aimé. Mais George, ainsi que nous l’avons dit, était un imbécile, une taupe, une taupe aveugle, une mule, — la plus têtue et la plus récalcitrante des mules. Il ne voulut pas céder d’une ligne, ni à son oncle ni à ses propres sentiments.

— Je regrette de vous déplaire, mon oncle, dit-il froidement, mais c’est impossible.

— C’est bon, répondit l’oncle en pinçant les lèvres et en se frottant les mains. C’est bon. Et là-dessus ils se séparèrent.

George retourna à Londres et commença les préparatifs de son départ pour Paris. Mais le lendemain il eut le rare honneur d’une visite de M. Pritchett. L’honneur était fort direct, car M. Pritchett, n’ayant point trouvé Bertram chez lui, avait dit à la servante « qu’il allait manger un morceau à la taverne du coin, et qu’il reviendrait jusqu’à tant qu’il aurait rencontré M. George. » Et ce fut à sa troisième ou quatrième visite qu’il le rencontra.

M. Pritchett, qui était en grande tenue, avait un air triste et solennel. — M. George, dit-il, votre oncle désirerait particulièrement vous voir à Hadley.

— Mais j’y étais hier.

— Je sais que vous y étiez, M. George, et c’est précisément pour cela que je suis venu. Votre oncle est vieux, M. George, et il serait de votre devoir d’être souvent auprès de lui maintenant. Votre désir est d’être la consolation de votre oncle pendant ses derniers jours, je le sais, M. George. Il a été bon pour vous, et il vous reste à faire votre devoir envers lui, M. George ; et vous le ferez. Ainsi parla M. Pritchett, qui, après mûres réflexions, s’était dit que, puisque M. George était une de ces natures indociles qui ne veulent pas se laisser conduire avec la bride ordinaire, il fallait en essayer d’une autre sorte.

— Mais mon oncle vous a-t-il chargé de me dire qu’il veut me voir tout de suite ?

— Oui, M. George ; il vous fait dire qu’il veut vous revoir tout de suite, et très-particulièrement.

À un ordre si pressant, M. George ne put qu’obéir. Il fit donc son sac de nuit, et partit le soif même pour Hadley.

À son arrivée, son oncle lui serra la main plus amicalement que de coutume, et alla même jusqu’à plaisanter avec lui.

— Tiens ! tiens ! Pritchett a donc été te chercher ? Et il t’a expédié comme cela à la minute ? Ah ! ah ! il est un peu solennel ce vieux Pritchett, mais c’est un bon serviteur, — un excellent serviteur. Après ma mort, il aura de quoi vivre, mais il lui manquera quelqu’un pour lui dire un mot de temps à autre. N’oublie pas ce que je te dis là. Il n’est pas facile de trouver un bon serviteur.

George déclara qu’il avait toujours eu et qu’il aurait toujours la plus grande estime pour M. Pritchett. — Mais, je le voudrais un peu moins lugubre, ajouta-t-il.

— Ce pauvre Pritchett ! C’est, ma foi ! vrai ; il est bien lugubre, dit l’oncle en riant.

Le dîner, si l’on considère qu’il se donnait à Hadley, fut un dîner fin, et George se dit que les belles poulardes qu’on lui servait devaient être celles de Harcourt.

Du mouton rôti et du bœuf bouilli — non pas ensemble, mais en alternant — composaient l’ordinaire de M. Bertram, lorsqu’il ne dînait pas seul ; mais le dîner en question fut un véritable petit banquet. Pendant le repas, M. Bertram fit des efforts pour être aimable ; il pressa son neveu de manger, et lui passa affectueusement la bouteille, selon l’ancienne coutume. — George, à ta santé, lui dit-il. Je crois que tu trouveras ce xérès bon. Il doit l’être, si les années y peuvent quelque chose.

Le xérès était bon ; mais George regretta qu’on l’eût servi à son intention. Il devinait qu’on lui demanderait quelque chose en échange, et que ce quelque chose, il ne pourrait pas l’accorder.

À peine étaient-ils sortis de table que la demande fut faite.

— George, lui dit le vieillard, j’ai beaucoup réfléchi depuis l’autre jour à ce qui s’est passé entre Caroline et toi. Et, vieille bête que je suis, j’ai mis dans ma tête de vous voir mariés !

— Ah ! mon oncle !

— Voyons, écoute. Je désire ce mariage, et ce que tu m’as dit m’a fort tourmenté. Eh bien ! je te crois un honnête garçon, et, malgré ton entêtement, je ne te suppose pas capable de me faire de la peine si tu pouvais l’éviter.

— Pas si je pouvais l’éviter, mon oncle, — pas si je pouvais l’éviter, je vous en réponds.

— Tu peux l’éviter. Mais écoute-moi donc. Un vieux bonhomme comme moi qui veut satisfaire ses fantaisies doit s’attendre à les payer. Je sais cela à merveille. Je ne te demande pas pourquoi tu t’es brouillé avec Caroline. C’est probablement à propos d’argent ?

— Non, mon oncle, l’argent n’y est pour rien.

— Bon ! bon ! Je ne demande pas à savoir. Un revenu très-restreint est souvent une cause de mésentendus. Toujours est-il qu’envers moi tu t’es toujours montré honnête et loyal. Tu ne ressembles en rien à ton père.

— Mon oncle, mon oncle…

— Donc, donc… Je vais te dire ce que je ferai. Caroline doit avoir cent cinquante mille francs, n’est-ce pas ?

— Mais de grâce, mon oncle, veuillez me croire quand je vous dis que l’argent n’est pour rien dans la question.

— C’est cela… cent cinquante mille francs, continua M. Bertram, — cent mille qui sont à elle, et cinquante mille qui viennent de moi. Eh bien, voici ce que je ferai. Voyons un peu… tu as tes cinq mille francs de rente qui te sont assurés. Puis tu as reçu vingt-cinq mille francs l’autre jour. Sont-ils déjà mangés ?

— Je n’ai nullement besoin d’argent, mon oncle, nullement.

— Non, pas comme garçon ; mais comme homme marié, tu en auras besoin. Voyons, dis-moi franchement raient, qu’est-ce que ton père t’a soutiré de ces vingt-cinq mille francs ?

— Mon cher oncle, rappelez-vous donc qu’il est mon père.

— C’est bon, c’est bon ! Cinq mille francs de rente et cinquante mille francs d’une part, et vingt-cinq mille de l’autre, et le compte de Pritchett… — Sais-tu, George, je voudrais que vous fussiez à votre aise, et si tu épouses Caroline avant le mois d’octobre prochain, je te donnerai…

— Je ne puis vous dire combien vous me faites mal, mon oncle.

— Je te donnerai… que penses-tu qu’il vous faudrait ?

— Rien, rien du tout. Puisque notre mariage est hors de question, nous n’avons pas besoin de revenu. Je ne suis pas marié, et je ne le serai probablement, jamais, mon revenu actuel me suffira donc.

— Je te donnerai… Voyons un peu… Et le vieil avare — car c’était un avare, bien qu’il fût capable d’une grande générosité, ainsi que l’avait prouvé sa conduite pendant l’enfance de son neveu — le vieil avare refit le compte de tout ce qu’il avait déjà donné à George, et se mit à calculer quel était le plus bas prix, la plus minime somme d’argent comptant qu’il lui faudrait donner pour obtenir ce qu’il désirait tant. — Je te donnerai cent mille francs le jour de votre mariage. Cela vous fera deux cent cinquante mille francs, sans compter ton revenu personnel et ce que pourra te rapporter ta profession.

— Que voulez-vous que je vous dise, mon oncle ? Je sais combien vous êtes généreux, mais ce n’est point ici une question d’argent.

— Et qu’est-ce donc alors ?

— Nous ne serions pas heureux ensemble.

— Pas heureux ensemble ! Mais je vous dis, moi, que vous serez heureux ; vous serez heureux si vous avez de quoi vivre. Rappelle-toi aussi qu’à ma mort je vous laisserai encore peut-être quelque chose. C’est-à-dire, je le ferai si je suis content de vous, car il est bien entendu que je ne m’engage à rien.

— Mon cher oncle, dit George en se levant et en allant prendre la main du vieillard, on ne vous demande aucun engagement, on ne vous demande rien. Vous avez toujours été aussi généreux, aussi bon pour moi que possible — trop bon, en vérité, car je sens que je ne me suis pas conduit envers vous comme je l’aurais dû. Mais, croyez-moi, je ne puis pas faire ce que vous me demandez. Parlez-en à mademoiselle Waddington, et elle vous répondra comme moi.

— Mademoiselle Waddington ! Laisse donc !

— Caroline, veux-je dire. C’est impossible, mon oncle. Et ma peine, — car j’ai bien souffert en tout ceci, — est encore augmentée par celle que je vous cause.

— Mais tu étais si épris d’elle, l’autre jour seulement Mary m’a dit que tu en étais amoureux fou.

— Je ne puis vous expliquer cela. — Mais elle — Caroline vous le dira, sans doute. Je ne vous demande que de croire une chose : c’est que tout est irrévocablement fini entre nous.

Le vieux Bertram tenait toujours la main de son neveu et semblait prendre plaisir à la tenir. Il interrogeait des yeux le visage de George, comme s’il cherchait à y lire quelque chose qui pût contredire les paroles qu’il venait d’entendre et qui lui offrît une espérance. Il avait parlé de la loyauté de George et il y croyait, autant qu’il pouvait croire à la loyauté ; mais pourtant il réfléchissait toujours au prix qu’il lui faudrait donner pour le gagner. La lutte qu’il avait soutenue toute sa vie ne prouvait-elle pas sa croyance à la toute-puissance de l’argent ? C’était là sa foi, et il ne pouvait pas douter de cette chose-là ; seulement, en ce qui touchait le chiffre de la somme à donner, le doute était permis. La manière d’être de son neveu le touchait profondément. Sa voix, son regard, la douleur peinte sur son visage, tout le touchait, mais il n’en tirait qu’une conclusion : c’était que quelques centaines de mille francs ne suffiraient pas. Il se sentait enfin au cœur un désir, un vif et affectueux désir de famille à satisfaire, et il se disait qu’il fallait, ou renoncer à ce désir, ou se décider à enchérir jusqu’à ce qu’il en obtînt l’accomplissement.

— George, reprit-il, après tout, Caroline et toi vous êtes mes plus proches parents, — mes plus proches et mes plus chers parents.

— Caroline est l’enfant de votre propre fille, mon oncle.

— Mais elle n’est qu’une fille, et tout mon bien irait à quelque prodigue, dont le nom même ne serait pas le mien. De plus, je crois vraiment que je t’aime plus qu’elle. Écoute ceci : d’après mon testament actuel, les neuf-dixièmes de ma fortune devront être employés à la construction d’un hôpital qui portera mon nom. Tu ne répéteras cela à personne, n’est-ce pas ?

— Non, certes !

— Si tu fais ce que je veux en ce qui touche ce mariage, je referai mon testament, et je te laisserai, à toi et à tes enfants… Voyons, tu fixeras toi-même la somme que tu veux. Voilà !… et tu verras le testament avant que le mariage ait lieu.

— Que lui répondre, mon Dieu ? que lui répondre ? dit George en détournant la tête. C’est impossible, mon oncle. Cela ne nous suffit-il pas ? L’argent n’y est pour rien, n’y sera jamais pour rien.

— Tu ne me crois pas capable de te tromper, n’est-ce pas, et de faire ensuite un autre testament ? Je te ferai une donation, si tu le préfères, ou je te l’assurerai par contrat, — par contrat exécutable après ma mort, s’entend. À ces mots, George se détourna de nouveau. — Tu en auras la moitié, George ; par Dieu ! tu en auras la moitié ; pour toi… assurée… oui… la moitié te sera assurée. Alors, seulement, l’oncle abandonna la main de son neveu. Il la laissa retomber, ferma les yeux et se prit à réfléchir au sacrifice immense qu’il venait de faire.

C’était pour le jeune Bertram un terrible spectacle. En voyant les combats de son oncle, il s’était presque oublié lui-même. C’était affreux de voir l’angoisse du vieillard, et plus affreux encore, de suivre les pensées qui lui traversaient l’esprit. Il offrait follement son espoir, son bonheur, son paradis, son Dieu, car il voyait que bientôt l’impitoyable nature l’en séparerait sans retour : mais, si inutiles qu’allaient lui devenir ses richesses, il ne pouvait croire que pour d’autres elles ne fussent toutes-puissantes.

— Il est essentiel que nous nous comprenions, dit George d’une voix qu’il cherchait à rendre ferme, mais qui, en outre, était sévère. J’ai cru qu’il fallait venir vous annoncer que mon mariage était rompu. Mais, cela fait, il ne reste plus rien à dire à ce sujet. Nous avons pris le parti de nous séparer, Caroline et moi, et je vous assure que l’argent n’ébranlera jamais notre résolution.

— Tu veux donc le tout, alors… tout… tout ! dit l’oncle presque en pleurant.

— Ni tout, ni dix fois tout votre argent ne me ferait bouger d’une ligne ! s’écria George d’une voix éclatante et presque irritée.

M. Bertram se tourna vers la table, et se cacha la figure dans les mains. Il ne comprenait plus rien ; il ne devinait pas d’où provenait cette opposition. Il ne pouvait concevoir quel était le mobile qui poussait son neveu à le contrarier et à le dédaigner ainsi, lorsqu’il lui tendait les mains pleines de millions. Il voyait seulement que son offre était repoussée, et il se sentait humilié et impuissant.

— Ne soyez pas fâché contre moi, mon oncle, dit George.

— Faites à votre guise, monsieur ; faites à votre guise, dit l’oncle. Je ne m’occupe plus de vous. J’avais pensé, — mais n’importe !… Et il sonna violemment.

— Sarah ! je vais me coucher ; ma chambre est-elle prête ? Femme ! je vous demande si mon lit est prêt ? Puis il se laissa emmener, et George ne le revit plus de la soirée. Il ne le revit pas le lendemain ; il ne le revit pas de bien longtemps. En se levant, il demanda des nouvelles de son oncle en lui faisant faire ses amitiés ; mais Sarah revint lui dire, d’un air consterné, que M. Bertram avait seulement marmotté entre ses dents : « Qu’il lui importait peu, — à son neveu voulait-il dire, — qu’il allât bien ou mal. » Après avoir reçu ce dernier message, George retourna à Londres.




CHAPITRE XXV


LE SAIT-IL ?


Bientôt après cette visite, Georges Bertram partit pour Paris, mais, avant de se mettre en route, il reçut une lettre d’Arthur Wilkinson qui le priait de l’aller voir à Hurst-Staple. Cette lettre était une réponse à celle que Bertram avait écrite à son cousin pour lui annoncer la rupture de son mariage. Elle n’était pas aussi longue que celle d’Adela à Caroline sur le même sujet, mais elle disait à peu près la même chose. « Tu prends là un parti important, mon vieux, un parti très-important. Je te supplie d’y réfléchir, pour l’amour d’elle, et aussi pour toi-même. Je ne suis pas écrivassier, tu le sais ; mais viens me trouver et nous causerons. J’ai aussi a te parler de moi. La chambre d’ami est vacante. » C’était là à peu près tout ce que contenait la lettre. Bertram avait répondu en disant qu’il partait pour Paris, mais qu’à son retour il irait aussitôt à Hurst-Staple.

En ce temps-là, la popularité de Louis-Philippe touchait à son déclin. Les épiciers de Paris commençaient à se lasser de ce roi-citoyen si paternel, qui, malgré son costume bourgeois et son parapluie familier, savait s’occuper, comme tout autre souverain, de fortifications, de soldats et d’impôts de guerre, et qui semblait croire que parmi les vieilles maximes des vieilles couronnes il en était plus d’une qui pourrait s’appliquer avec avantage pour la chose publique. Pauvres épiciers ! une trop grande prospérité les avait rendus difficiles. Six mois après que Louis-Philippe eut quitté les Tuileries, que n’auraient-ils donné pour le voir revenir ?

De nouveau ils sont contents. L’élément épicier, qu’on peut, en somme, considérer comme dominant à Paris, est de nouveau enguirlandé et couronné de roses. Les guirlandes, il est vrai, serrent un peu, — car même des liens de roses peuvent être assez fortement tressés pour qu’on ne puisse les briser — mais si un souverain peut faire en sorte que le sucre et la chandelle se vendent et se payent, que peut désirer de plus l’élément épicier ? Quoi de plus, si, après avoir vendu sa quantité quotidienne de sucre et de chandelle, il peut aller au café ou au théâtre, et prendre des glaces ou de la bière ? Depuis que le monde a ouvert les yeux et a commencé à comprendre, a-t-on désiré autre chose ? Que faut-il à l’homme, à l’homme-épicier ? Panem et circenses : — une soupe qui ne soit pas trop maigre, une place à la Porte-Saint-Martin qui ne coûte pas trop cher. Est-ce que cela ne résume pas tout ?

L’Angleterre, a-t-on dit, est une nation de boutiquiers ! Non, non, espérons-le ; — pas encore, en tout cas. Il y a eu des nations dont l’unique souci a été la vente et l’achat — des nations perdues, — peuples engourdis, dont l’âme ne s’éveillait point, et chez lesquels la vie ne se révélait que par leurs appétits et leurs organes gastriques. On a vu de ces peuples dans les derniers temps de l’ancienne Rome ; il y en avait aussi dans cette Rome d’Orient que baigne le Bosphore, — peuples riches et prospères, à la large gueule et au ventre ample, auxquels il n’a manqué que le sel qui fait vivre. Mais espérons que nul peuple anglais ne deviendra tel, tant que les chemins seront ouverts de l’Australie, du Canada et de la Nouvelle-Zélande.

Un jeune homme qui se destinait à la production de pamphlets politico-religieux pouvait beaucoup apprendre à Paris en ce temps-là. À vrai dire, Paris a toujours été une école pour les écrivains de ce genre, depuis le temps où l’on s’est aperçu pour la première fois qu’il y avait des choses à réformer, voire même sous le règne de la Dubarry. Depuis lors, Paris a toujours été le laboratoire des alchimistes politiques, où l’on a mis au creuset tout ce que les hommes tiennent pour précieux, afin d’en faire un résidu dont on espère tirer le grand arcane : une constitution sous laquelle les hommes qui pensent puissent vivre satisfaits. Le secret n’était pas encore trouvé dans les derniers jours du règne de ce pauvre Louis-Philippe. On avait fait un grand pas, sans doute, quand on avait imaginé une royauté citoyenne et qu’on en avait mis le mécanisme en mouvement ; mais même un roi-citoyen a besoin d’être remonté de temps à autre, et, en définitive, il se trouvait que les alchimistes politiques étaient de nouveau penchés sur leurs creusets.

Aujourd’hui l’œuvre est achevée. Le laboratoire est fermé. Le philosophe, — sa tâche terminée, — est rentré dans le repos dont il devait avoir grand besoin. Les penseurs, — même les penseurs français, — vivent satisfaits. Le sucre et la chandelle se vendent… et se payent, et une trentaine de théâtres sont ouverts tous les soirs à des prix fort modérés.

Notre jeune philosophe, en proie à son chagrin, resta trois mois à Paris, réfléchissant à toutes ces choses, et s’occupant de son futur volume. Nous ne le suivrons pas pendant son séjour. Son nom était déjà assez connu pour assurer son admission parmi les hommes éclairés qui, bien qu’ils ne fussent encore parvenus à rien établir, avaient du moins réussi à faire douter de tout. Pendant que Bertram était à Paris, le ministère anglais fut renversé. Sir Robert Peel, après avoir fait rappeler la loi des céréales, se trouva assis par terre entre deux partis, et le numéro du Times qui contint la première liste authentique des membres du nouveau gouvernement, donna le nom de sir Henry Harcourt, comme solliciteur général de Sa Majesté.

Au bout de trois mois, Bertram revint en Angleterre, ayant acquis dans l’intervalle beaucoup d’idées nouvelles sur le gouvernement de l’humanité en général. Son volume n’était pas encore achevé, de sorte qu’il mit ses manuscrits dans sa valise en se rendant, selon sa promesse, à Hurst-Staple. Il ne vit personne en passant à Londres. C’était la morte saison, et son ami, sir Henry, se délassait, en chassant le grouse pendant quelques jours, des fatigues de sa brillante campagne parlementaire. Mais il aurait été à Londres, que Bertram ne l’aurait pas vu : il ne voulait voir personne. Il ne fit aucune question au sujet de Caroline ou de son oncle. Il ne fit pas même une visite à son véritable ami, M. Pritchett. S’il eût été le voir, il aurait appris que mademoiselle Baker et sa nièce étaient à Hadley. Il aurait appris encore d’autres nouvelles qui ne devaient pas tarder à lui parvenir par une autre voie.

Quand il arriva au presbytère de Hurst-Staple, Arthur Wilkinson ne s’y trouvait pas, bien que Bertram eût annoncé son arrivée depuis la veille. Il était à Oxford ; mais il avait recommandé qu’on le prévînt aussitôt l’arrivée de Bertram. Madame Wilkinson et ses filles étaient là pour recevoir Bertram, et celui-ci n’aurait trouvé rien de nouveau à remarquer dans ce paisible intérieur, s’il n’y eût rencontré une visiteuse inattendue. Adela Gauntlet était installée à Hurst-Staple, et elle était en grand deuil.

En quelques mots, la chose lui fut expliquée. Le vieux père d’Adela, M. Gauntlet, avait été trouvé sans vie, un matin, dans son cabinet. Le vieillard était mort chargé d’ans, et il n’y avait eu de terrible dans cette catastrophe que sa soudaineté. Mais la mort soudaine est toujours terrible. La veille, il s’était entretenu avec sa fille de sa façon ordinaire, si paisible et si doucement gaie, et le matin, en s’éveillant, elle avait appris qu’il n’était plus. Sa douce et paisible gaieté n’était plus de ce monde. Ses devoirs terrestres étaient tous accomplis. Il avait reçu le dernier baiser de sa fille ; il avait fermé pour la dernière fois le livre qui avait été le guide de toute sa vie ; il avait dit à Dieu sa dernière prière, et maintenant il reposait.

Dans cette mort, il n’y avait rien que le monde dût trouver très-triste. Il n’y avait eu ni souffrances physiques, ni déchirements, ni remords. Mais, pour Adela, ce coup si subit avait été très-douloureux.

Parmi ses chagrins, elle avait dû compter celui de chercher un nouvel intérieur. La maison d’un Anglais est son château fort, dit-on, et le presbytère d’un curé l’est tout aussi bien pour lui que peut l’être pour le duc et pair sa demeure seigneuriale ; mais il y a cette différence, que le droit au château fort cesse pour la famille aussitôt que le prêtre meurt. Si elle demeure sous le toit familier une seule nuit, c’est par tolérance. Adela devait naturellement vivre à l’avenir avec sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet ; mais il se trouva que celle-ci, au moment de la mort de son frère, voyageait en Italie. On ne savait pas au juste son adresse, et, en attendant, il était absolument nécessaire qu’Adela trouvât un asile où elle pourrait se reposer. Caroline Waddington et sa tante lui écrivirent l’une et l’autre. Malheureusement elles étaient à Hadley ; mais elles offraient de retourner à Littlebath si Adela voulait les y rejoindre. C’était là un véritable acte de dévouement de leur part, comme on le verra tout à l’heure. Mais Adela savait la situation où elles se trouvaient et ne voulut pas souffrir qu’elles retournassent à Littlebath pour la recevoir.

Dès que la mort de M. Gauntlet avait été connue à Hurst-Staple, — et il ne fallut que bien peu de temps pour cela, — madame Wilkinson était allée chercher Adela pour l’emmener chez elle. Le lecteur sait les raisons qui devaient empêcher celle-ci de choisir la maison des Wilkinson, même comme résidence temporaire. Mais il fallait quitter le presbytère ; elle ne pouvait y rester seule ; de sorte qu’après quelques jours d’hésitation, qui avaient fort tracassé madame Wilkinson, elle avait cédé et s’était laissé emmener à Hurst-Staple.

— C’est bien ennuyeux, ma chère, lui dit madame Wilkinson, et je suis sûre que vous allez trouver cela très-malhonnête ; Arthur est parti pour Oxford hier. C’est vraiment très-malhonnête de sa part. Il n’avait pas besoin de partir tout juste comme vous arrivez.

Adela sut bon gré à son voisin de son absence et se dit au fond du cœur qu’en cela il avait été bon pour elle.

— Mais il faut absolument qu’il soit revenu samedi, poursuivit la veuve, car il n’a pas pu se faire remplacer. Même, il faudra qu’il officie aussi à West-Putford, vous savez.

Le lendemain, George Bertram arriva au presbytère.

Sa première soirée ne se passa pas d’une manière très-brillante. Madame Wilkinson n’avait jamais été une femme brillante. Elle possédait de certaines qualités maternelles qu’elle avait employées en faveur de George dans sa première enfance, et cela lui donnait le droit de lui parler maternellement. Elle pouvait s’entretenir avec lui de ses déjeuners et de ses dîners, de son linge et de ses boutons, et faire allusion à sa vie de garçon. Toute la soirée s’écoula en cette sorte de conversation. Adela ne disait presque rien. Les demoiselles Wilkinson, assez gaies d’ordinaire, étaient attristées par le chagrin d’Adela, et préoccupées de ce qu’elles savaient des affaires de Bertram. Madame Wilkinson brûlait d’aborder ce dernier chapitre, mais elle avait pris la résolution de s’en abstenir pendant la première soirée. Elle se renferma donc à peu près dans la question des boutons, et se permit seulement quelques allusions à ses chagrins personnels. Elle laissa voir qu’elle n’était pas aussi heureuse avec son fils qu’on aurait pu le désirer. Elle n’articula, il est vrai, aucun grief contre Arthur, mais elle parla de lui avec une certaine hostilité sourde, et donna à entendre qu’il n’était pas assez reconnaissant du soin qu’elle prenait de lui.

Le soir même, il fut un peu question de George Bertram dans la chambre d’Adela, quand les jeunes filles allèrent se coucher.

— Je suis sûre qu’il ne le sait pas encore, dit Sophie.

— Caroline m’a assuré qu’elle lui écrirait, dit Adela ; si elle ne le faisait pas, ce serait mal de sa part, très-mal.

— Sois sûre qu’il ne le sait pas encore, reprit l’autre. N’as-tu pas remarqué la manière dont il a parlé de M. Harcourt ?

— De sir Henry Harcourt, interrompit Mary.

— Je n’ai rien entendu, dit Adela.

— Oui, il en a parlé. Il a dit quelques mots de la chance qu’avait eue Harcourt. Il n’aurait pas parlé comme cela s’il avait su la nouvelle.

— Je ne crois pas qu’il serait venu ici s’il l’avait sue, dit Mary — ou, du moins, il aurait laissé passer un peu de temps.

Le lendemain, comme on était à déjeuner, deux lettres furent remises à Bertram. Ce fut alors qu’il apprit la chose, — et seulement alors. On était à la fin du mois d’août, et dans le courant du mois de novembre suivant — vers la fin de novembre, — sir Henry Harcourt, le solliciteur général de Sa Majesté, le représentant de Battersea, devait s’unir en mariage à mademoiselle Caroline Waddington, petite-fille et héritière présumée de M. Bertram, le grand millionnaire. Quel homme était plus favorisé de la fortune que sir Henry Harcourt ? En politique, en amour, et jusque dans ses ambitions de richesse, tout lui réussissait. Sir Henry était l’homme de l’avenir. Dans les clubs, il y avait des gens qui prétendaient qu’il allait abandonner sa profession pour se dévouer entièrement à la politique. Ce serait, disait-on, un excellent secrétaire de l’intérieur. Le vieux Bertram, disait-on encore, avait fait des promesses magnifiques à sir Henry et à sa petite-fille. Le mariage aurait lieu à Hadley, en présence du vieillard ; le bonhomme était enchanté du mariage, etc., etc. Qui donc était plus heureux, plus grand ou plus fortuné que sir Henry Harcourt ?

Cette habitude que l’on a de distribuer les lettres à l’heure du déjeuner, quand tout le monde est réuni, a ses bons côtés, sans contredit. Il est bon de recevoir ses lettres avant que le travail ou les plaisirs du jour aient commencé ; il est bon de pouvoir discuter en famille les petits sujets d’intérêt commun à mesure qu’ils se présentent. « — Ah ! tout va bien ; le bébé d’Élisa a fait sa première dent. Après tout, il n’est rien de tel pour les enfants que l’élixir de Daffy ; » ou bien : « — Ma chère, le guano arrive aujourd’hui ; j’aurai donc besoin des chevaux toute la semaine, ne l’oubliez pas ; » ou bien encore : « — Quel ennui ! papa, voilà Catherine qui m’annonce sa visite, et il va falloir inviter les Poldoodle ! Vous savez que Frank Poldoodle est tout à fait féru de Catherine. » Tout cela est fort commode, mais il y a aussi des inconvénients. De certaines lettres ont le privilège d’assombrir et de faire plisser les fronts. Il arrive de temps à autre des messages auxquels on ne sait pas sourire. Il est des nouvelles qui troublent l’humeur la plus sereine, et dont la venue répand un nuage sur les plus aimables visages. On aimerait à recevoir ces lettres-là quand on est seul.

Bertram reçut deux lettres de ce genre, tandis qu’il était à déjeuner, le lendemain de son arrivée, et il les lut pendant que les regards de tous les habitants du presbytère étaient, — non pas fixés sur lui, ce qui eût été bien moins terrible, mais détournés de lui avec affectation. Il en avait tout de suite reconnu l’écriture, et il eût volontiers quitté la table pour les lire. Mais il se dit que ce serait lâche, et il resta, et il les lut là, toutes les deux, assis au milieu de ce cercle de famille. Elles étaient de Caroline et de Harcourt. Nous donnerons le pas à celle de Caroline ; mais Bertram fit le contraire. Il garda pour la fin la lettre qu’il savait devoir l’émouvoir davantage. Le contenu de ces deux lettres ne lui causa pas une surprise complète. En les voyant arriver ensemble, il avait deviné d’instinct ce qu’elles devaient lui apprendre. La lettre de Caroline était sans rature et très-lisible : mais qui sait combien de fois elle avait été recommencée ?


« Hadley, août 184…
« Mon cher monsieur Bertram,

« Je ne sais si je me trompe en croyant qu’il est de mon devoir de vous apprendre moi-même la décision que j’ai prise. Si cela n’était pas nécessaire, je suis persuadée que vous me pardonnerez, et que vous comprendrez que j’ai voulu bien agir. Sir Henry Harcourt m’a fait une offre de mariage que j’ai acceptée. Je pense que nous nous marierons avant la Noël.

« Nous sommes ici en visite chez mon grand-père. Je crois qu’il approuve ce que je fais, mais vous savez qu’il n’est pas fort communicatif. En tout cas, le mariage se fera ici, et je crois que sir Henry lui plaît. Ma tante Mary a pris son parti de la chose, maintenant.

« Je ne pense pas que je doive rien ajouter, si ce n’est que je ferai toujours, toujours, des vœux pour votre bonheur, et que je serais bien contente de vous savoir heureux. Je vous prie aussi de me pardonner tout le mal que j’ai pu vous faire.

« Il se peut qu’un jour nous nous rencontrions à Londres, en amis ; je l’espère. C’est une consolation pour moi de savoir que sir Henry Harcourt est au courant de tout ce qui s’est passé entre nous.

« Croyez-moi,
« Votre très-dévouée,
« Caroline Waddington. »


La lettre d’Harcourt était écrite d’un style plus rapide et d’une écriture plus courante. Les solliciteurs généraux n’ont pas le temps de rester à choisir leurs mots. Mais, bien que le style fût libre et familier, cette liberté et cette familiarité parurent à Bertram un peu affectées.


« Mon cher Bertram,

« J’espère de tout mon cœur que l’a nouvelle que j’ai à vous annoncer ne troublera pas notre amitié. Cela ne devrait pas être, car je ne vous fais aucun tort. Caroline Waddington et moi nous avons résolu de nous embarquer, nous et notre fortune, dans le même bateau. Nous prendrons la mer avec plus de confiance, si vous voulez bien nous dire : Que Dieu guide la barque !

« Caroline m’a raconté, cela va sans dire, tout ce qui s’est passé entre vous ; du reste, vous me l’aviez déjà appris. Selon moi, elle a parfaitement agi. Vous savez que je l’ai toujours beaucoup admirée, mais, si ce n’est dans ces derniers temps, il ne me semblait pas possible que je pusse posséder un jour ce que j’admirais tant.

« À parler franchement, je crois qu’elle sera plus heureuse avec moi qu’elle ne l’eût été avec vous, et que je serai plus heureux avec elle que vous ne l’eussiez été. Il y a chez elle, comme chez moi, une certaine ambition mondaine dont votre caractère, plus élevé, se trouve heureusement dégagé.

« Adieu et bonne chance, mon vieil ami ! Écrivez-moi un mot pour m’en souhaiter autant en retour. Je compte que nous vous verrons à Londres ; Caroline le désire et moi aussi.

« Je crois que nous dirons le grand oui au mois de décembre. Je suis comme un cheval de moulin et je ne puis choisir mon moment. Je vais en Écosse pour dix jours de vacances, et je me remets ensuite au travail jusqu’à notre mariage. Il faut que je sois de retour avant l’ouverture de la session. Nous ferons peut-être un petit tour à Nice et à Gênes.

« Le vieux est très-poli, mais il n’a pas été question d’argent, et je compte n’en rien dire. Dieu merci ! je n’en ai nul besoin.

« Votre ami bien dévoué,
« Henry Harcourt.
« Reform-Club, août 184… »


Ces deux lettres ne furent pas longues à lire. Au bout de cinq minutes, Bertram était de nouveau occupé à étendre du beurre sur sa rôtie, et il demandait s’il y avait des nouvelles d’Arthur, et quand celui-ci reviendrait. Il avait reçu un coup affreux, un coup étourdissant, mais il se sentait la force d’ajourner la défaillance qui devait s’ensuivre jusqu’au moment où nul œil ne la verrait. Le déjeuner se passa en silence. Chacun savait ce que contenaient ces deux lettres. Une des jeunes filles les avait même tenues à la main ; elle avait reconnu l’écriture de l’une, et elle avait deviné celle de l’autre. Mais, de toute façon, on l’aurait su. Les secrets que nous croyons les mieux cachés ne sont-ils pas connus de tout le monde ?

Après le déjeuner, Bertram s’évada, — ou plutôt il tenta de s’évader, car madame Wilkinson l’aperçut et l’arrêta au passage. Elle ne lui avait encore rien dit au sujet de son mariage : elle avait montré une rare discrétion, et elle entendait maintenant en recueillir la récompense.

— George ! George, lui dit-elle, au moment où il décrochait son chapeau dans le vestibule, j’ai besoin de toi, ici, une minute. Et George entra dans la salle à manger au moment où les jeunes filles en sortaient.

— J’ai peur que tu ne m’aies trouvée bien peu aimable de ne t’avoir pas encore parlé de ce qui t’arrive.

— Pas du tout, ma tante. (Madame Wilkinson n’était pas sa tante, mais il l’avait appelée ainsi depuis le moment où, tout petit, il avait vécu à Hurst-Staple.) Il est des choses dont, à mon avis, il vaut mieux ne pas parler. Mais madame Wilkinson n’était pas femme à se laisser arrêter si facilement.

— Certainement, — à moins que ce ne soit tout à fait en famille. J’ai été bien peinée d’apprendre ta rupture avec Caroline. Là, réellement, cela m’a fait grand chagrin. C’eût été un mariage si convenable, par rapport au vieux, — je suis au courant de tout, tu sais, — et madame Wilkinson hocha la tête de cet air significatif que prennent certaines femmes quand elles se figurent en savoir plus long que leurs voisins.

— C’était indispensable, dit Bertram.

— Indispensable ! — Ah ! oui : peut-être bien. Je n’ai pas la moindre intention de te blâmer, George. Je suis sûre que tu es incapable de te mal conduire envers une jeune fille… et, d’après ce que j’ai entendu dire, je suis certaine — tout à fait certaine qu’il n’y a pas eu de ta faute. À vrai dire, je sais parfaitement que… et, au lieu d’achever sa phrase, madame Wilkinson se borna à hocher de nouveau la tête.

— Personne ne mérite de blâme, ma tante, — personne, je vous assure ; et le mieux serait de n’en plus parler.

— C’est bien à toi de dire cela, George, c’est très-bien de ta part. Mais je dirai toujours que…

— Ma chère tante, ne dites rien, de grâce. Avant de nous bien connaître, nous avions pensé, Caroline et moi, que nous nous conviendrions. Mais une plus ample connaissance nous a prouvé que nous nous trompions. Le mieux était donc de nous séparer ; c’est ce que nous avons fait.

— Elle va donc devenir lady Harcourt ?

— À ce qu’il paraît.

— Enfin ! elle n’a toujours pas perdu de temps. Je ne sais ce qu’en peut penser sir Henry, mais, quant à moi, je ne puis m’empêcher de trouver…

— Je vous en conjure, ma chère tante, ne me parlez plus de tout cela. Selon moi, mademoiselle Waddington a très-bien fait d’accepter sir Henry Harcourt, — c’est-à-dire, elle a très-bien fait, vu les circonstances. Il est un homme d’avenir, et elle est femme à occuper avec grâce la position la plus élevée. Je ne la blâme pas, pas le moins du monde ; je serais inexcusable de la blâmer.

— Sans doute, sans doute, — nous savons tous que c’est toi qui as rompu le premier ; tout le monde le sait. Mais c’est de l’argent du vieux bonhomme que je veux te parler, George. Il va sans dire que sir Henry compte là-dessus.

— Libre à lui.

— Et il en aura probablement une bonne part. Il faut s’y attendre ; elle est la petite-fille du bonhomme, — il y a longtemps que je sais cela — et derechef madame Wilkinson hocha la tête d’un air significatif. Mais, George, il faudra que tu surveilles ton oncle de près. Il ne faut pas que tu te laisses remplacer par Harcourt. J’espère que tu comptes être souvent à Hadley. Ce ne sera pas pour bien longtemps, tu sais.

Bertram ne daigna pas expliquer à madame Wilkinson qu’il n’avait aucune intention de retourner auprès de son oncle, et que la seule mention de son argent lui soulevait le cœur. Il se leva donc sans répondre et changea de conversation en disant combien il serait heureux de revoir Arthur.

— Je le crois, mon cher enfant. Mais Arthur te paraîtra bien changé, — bien changé ! Et le ton dont cela était dit donnait clairement à entendre que madame Wilkinson ne trouvait pas son fils changé en bien.

— Il aura sans doute vieilli, comme nous tous, dit Bertram en s’efforçant de rire.

— Il a vieilli, cela va sans dire. Mais en vieillissant, George, on devrait devenir meilleur, plus satisfait, surtout quand on a tout ce qu’on peut désirer au monde.

— Arthur n’est donc pas satisfait ? Il devrait bien se marier alors. Voilà Adela Gauntlet qui ferait bien son affaire.

— Pas de bêtises, George. Ne va pas lui mettre de ces idées-là en tête, je t’en prie. Et de quoi vivraient-ils ? Quant à Adela, si elle a quarante mille francs de dot, c’est le bout du monde. Et qu’est-ce que cela pour une famille ?

— Mais Arthur a sa cure.

— Voyons, George, ne va pas lui dire des choses pareilles, au moins. Dans un certain sens, il a une cure, car les choses sont organisées de telle sorte aujourd’hui que je ne puis pas être titulaire. Mais, en réalité, il n’a pas de cure — de cure à lui appartenant. Lord Stapledeam, que je regarderai toujours comme le premier gentilhomme d’Angleterre et l’honneur de notre aristocratie, m’a donné la cure, à moi personnellement.

— À vous, ma tante ?

— Oui, à moi, personnellement. Et je crains maintenant qu’Arthur ne soit mécontent parce qu’il sait que je compte être maîtresse chez moi. J’ai fait tout au monde pour lui rendre la maison agréable. Je lui ai conservé le cabinet de travail de son cher père ; et à l’écurie, il a son propre cheval qui ne sert qu’à lui. — chose que n’avait pas son père.

— Mais Arthur a son traitement d’agrégé.

— Et ne le perdrait-il pas en se mariant ? Tâchez donc de lui dire quelque chose qui le rende un peu plus satisfait. Je ne dis rien de sa conduite vis-à-vis de moi, car je ne pense pas qu’il ait l’intention de me manquer en quoi que ce soit.

Bertram trouva enfin moyen de s’échapper. Il prit son chapeau et suivit le sentier du bord de l’eau qui menait à West-Putford, — ce même sentier que prenait Arthur Wilkinson lorsqu’il allait à la pêche, dans cet heureux temps de sa jeunesse où il n’avait encore eu ni avancement ni succès.

Mais, pour le moment, George ne pensait ni à Arthur ni à Adela. Sa propre douleur était assez grande pour le rendre momentanément égoïste. Caroline Waddington allait se marier ! se marier si tôt après avoir brisé sa première chaîne ! Elle allait épouser Henry Harcourt. Il perdait à jamais toute chance, tout espoir, toute possibilité de recouvrer le trésor qu’il avait repoussé.

Désirait-il maintenant le recouvrer ? N’était-il pas clairement prouvé aujourd’hui qu’elle ne l’avait jamais aimé ? Ils s’étaient séparés au mois de mai, alors que les fruits succédaient aux fleurs, et ces mêmes fruits n’étaient pas encore mûrs qu’elle s’était déjà donnée à un autre ! Elle, l’aimer ? Non, jamais. Était-elle seulement capable d’aimer ? Celle qui s’était ainsi reprise et ainsi donnée de nouveau, pouvait-elle savoir ce que c’est qu’aimer ?

Et pourtant, ce n’était pas encore là le plus triste. Ce qu’elle pouvait éprouver d’amour, ne l’avait-elle pas donné à ce Harcourt, même avant de s’être délivrée de lui, George ? N’avait-elle pas déjà accordé la préférence, — la froide préférence qu’elle pouvait éprouver — à cet homme, alors qu’elle combinait avec lui les meilleurs moyens de retarder son mariage avec celui qu’elle avait d’abord accepté pour époux ? L’homme du monde, l’homme prospère, bruyant, intrigant, l’avait séduite par ses succès et ses vulgaires ambitions. Elle s’était laissé prendre à l’éclat de l’or, et alors elle avait été malheureuse, elle s’était tourmentée dans ses liens, jusqu’au moment où elle était parvenue à se soustraire à la foi jurée pour se prosterner définitivement devant le veau d’or.

Ainsi la jugeait-il maintenant, ainsi parlait-il à haute voix en se promenant où nul ne pouvait le voir ni l’entendre. Et pourtant son amour pour elle était aussi profond, sa passion plus violente que jamais. Tout en la blâmant, en la méprisant du fond du cœur pour sa cupidité, il se blâmait et se méprisait encore plus lui-même de s’être laissé enlever par ce fourbe aux paroles mielleuses le seul trésor auquel il tenait. Pourquoi ne s’était-il pas fait un nom illustre ? Pourquoi n’avait-il pas su ériger un trône pour y faire asseoir celle qu’il aimait, et la montrer resplendissante aux yeux du monde ébloui ?




CHAPITRE XXVI


HURST-STAPLE.


Trois ou quatre jours se passèrent assez lentement, mais, au bout de ce temps, Arthur Wilkinson revint. Il arriva chez lui le samedi soir, selon l’habitude cléricale, afin de se trouver prêt pour le grand travail du dimanche. Il n’est pas de plus grand profanateur du repos dominical qu’un pauvre curé de campagne.

Le premier soir, il y eut entre Arthur et George cette effusion d’amitié qui se produit toujours pendant les premières heures de réunion entre gens qui s’aiment véritablement. Ces deux hommes s’aimaient très-réellement, — d’autant plus peut-être que tous les deux avaient alors quelque raison d’être tristes. Quant à Adela et Arthur, ils ne se dirent presque rien. À les voir, il ne semblait pas qu’il y eût dans leurs rapports de quoi alarmer madame Wilkinson la mère, ou lui faire croire que mademoiselle Gauntlet dût un jour la supplanter. Adela se plaça auprès des jeunes filles de la maison, et se mêla encore moins qu’elles à la conversation ; de son côté, Arthur, tout en causant comme l’exigeait son rôle de maître de maison, ne s’adressa que fort rarement à elle.

Le lendemain, tout le monde se rendit à l’église, cela va sans dire. Quel visiteur au presbytère oserait se dispenser de cette obligation ? Ce n’est guère que la femme du ministre, ou peut-être, sa fille, si elle est très-indépendante ou-très-volontaire, qui se permettent jamais pareille chose. Toujours est-il qu’à Hurst-Staple, ce dimanche-là, tout le monde alla à l’église. Adela était en grand deuil, et elle tenait baissé son long voile noir, afin de cacher ses larmes, car la dernière fois qu’elle avait été dans une, église, elle avait entendu son père prêcher son dernier sermon.

Bertram, en passant le seuil, ne put s’empêcher de songer que bien des mois s’étaient écoulés depuis qu’il avait pris publiquement part aux exercices du culte. Et cependant, il avait été un temps, — un temps qui n’était pas encore très-loin de lui, — où il adressait au ciel de fréquentes et ferventes prières. Il y avait trois ans à peine que, sur le sommet du mont des Oliviers, il s’était juré de se dévouer au service du Christ. Pourquoi ce vœu avait-il été trahi ? Une jeune fille l’avait tourné en ridicule ; une jeune fille avait tout dissipé par le lustre de sa beauté, l’éclat de son regard, le rire de sa bouche vermeille. Il s’était promis à Dieu ; mais le frôlement d’un vêtement de femme avait rendu son cœur parjure. À la demande d’une femme, à sa première parole, il avait jeté aux vents sa promesse.

Et à quoi tout cela l’avait-il mené ? Ces yeux si brillants, cette beauté si éclatante, ces lèvres si vermeilles, tout cela appartenait à un autre, — à un autre qui s’était montré prêt à aller plus loin que lui à la recherche des vanités de ce monde. Le prix de son apostasie s’était dérobé à lui.

Mais était-ce là tout ? était-ce même là le principal ? Cela pouvait-il se comparer à cette dernière et plus grande misère qui l’avait atteint ? Qu’était devenue sa foi de jeunesse, ardente et sincère, la croyance du fond de son cœur, son espoir joyeux et convaincu en un Dieu et un Rédempteur ? Tout cela s’était-il évanoui lorsque, sous les murs de Jérusalem, tout auprès du jardin même de Gethsémani, il avait échangé les aspirations de son âme contre l’étreinte d’une petite main blanche et douce ?

On ne perd pas tout d’un coup la foi. Celui qui a cru sincèrement ne se voit pas enlever subitement les fermes convictions de son âme. Mais l’œuvre d’ébranlement, une fois commencée, marche avec une rapidité effroyable. Il y avait trois ans à peine, la foi de Bertram était ardente comme le jeune amour ; et maintenant, quels étaient, au juste, ses sentiments ? Le monde disait généralement qu’il était impie, mais il s’en défendait avec une froide précision de langage et dans les termes les plus compassés et les plus calculés. Il soutenait que ce n’était point de l’impiété que de reconnaître, comme il le faisait, une puissance créatrice surhumaine. Il avait un Dieu à lui, un Dieu froid, prudent et exempt de passion ; le même Dieu, disait-il, auquel les autres s’adressaient, — avec cette différence seulement que, tandis que les autres l’invoquaient avec un enthousiasme fanatique, il le regardait, lui, avec les yeux de la calme raison. Mais c’était le même Dieu, assurait-il. Et quant au Sauveur, il avait aussi bien des choses à dire sur ce chapitre, bien des choses qui prouveraient qu’il n’était pas si éloigné de la croyance générale qu’on avait l’air de le supposer. Et de cette façon, il prouvait à qui voulait l’entendre qu’il n’était pas un impie.

Mais pouvait-il se satisfaire ainsi lui-même, quand il entendait de nouveau les chants de son enfance ? Quand il se rappelait, tout en écoutant, qu’il avait perdu à jamais cette beauté qui lui avait coûté si cher ? Ne commençait-il pas à penser, — disons mieux, à sentir, — qu’après tout, le son des cloches est joyeux, qu’il est doux de s’agenouiller où les autres s’agenouillent, plus doux encore d’entendre les voix d’enfants répondre en chœur aux prières ? Était-il donc à ce point plus sage que les autres, qu’il dût se tenir à part, sur la foi de son propre jugement, et rejeter comme inutile ce que tant d’hommes tenaient pour si précieux ?

Voilà ce qu’il se disait, tout en s’asseyant, s’agenouillant, ou se tenant debout, là, dans l’église, machinalement et comme par la force du souvenir des anciennes habitudes. Puis il essaya de prier. Mais la prière n’est point, tant s’en faut, une des occupations les plus faciles auxquelles un homme puisse se livrer. Il est facile de se mettre à genoux ; plus facile encore de répéter des paroles bien connues : il n’est pas même difficile de se composer un état d’esprit sérieux et recueilli ; mais, se rappeler ce qu’on demande, pourquoi on le demande, à qui on le demande ; se sentir bien assuré de désirer ce que l’on demande, et se dire que le meilleur moyen de l’obtenir est de le demander par la prière, tout cela, en somme, n’est point facile. Il y a lieu de croire qu’en cette occasion, Bertram trouva la chose tout à fait au-dessus de son pouvoir.

On dîna de bonne heure au presbytère ; et dans la soirée, Bertram et son hôte firent ensemble une promenade. Ils n’avaient eu que peu d’occasions de causer librement, et il tardait à Bertram de parler à quelqu’un de ce qui l’occupait. Il ne put y réussir. La conversation ne consent pas toujours à suivre exactement le cours qu’on voudrait lui prescrire.

— J’ai été bien heureux de te voir à l’église ce matin, dit le ministre. À te dire vrai, je ne m’y attendais pas. J’espère que ce n’était pas en mon honneur seulement.

— J’en ai un peu peur, mon cher.

— Tu veux dire que tu y es allé parce que tu ne voulais pas nous chagriner en t’absentant ?

— C’était à peu près, cela, dit Bertram en affectant de rire. Je ne veux pas que ta mère, tes sœurs, et toi aussi, vous me regardiez comme un ogre. En Angleterre, ou tout du moins a la campagne en Angleterre, on est un ogre quand on ne va pas à l’église. Peu importe ce qu’on y fait, à ce qu’il me semble, pourvu qu’on reste bien tranquille et qu’on laisse dire le curé tout à son aise.

— Rien n’est plus facile que le ridicule, surtout vis-à-vis de la religion.

— C’est très-vrai. Mais il n’est pas moins vrai qu’il est fort difficile de faire rire aux dépens d’une chose qui n’est pas ridicule par quelque côté.

— Et le culte de Dieu est ridicule, selon toi ?

— Non ; il est ridicule de faire semblant d’adorer Dieu. Comme il n’y a qu’un pas du sublime au ridicule, et que le culte véritable de Dieu est peut-être la plus haute sublimité à laquelle l’homme puisse atteindre, il en résulte que celui-ci n’est jamais plus complètement absurde et plus profondément ridicule que lorsqu’il fait semblant d’adorer.

— Il n’est pas d’effort qui n’échoue parfois.

— Je m’explique, dit Bertram, qui suivait sa propre pensée au lieu d’écouter son compagnon. Quelle idée plus magnifique peut-on se faire de l’homme que celle qui nous le représente les mains jointes et les yeux levés vers le ciel avec lequel il entre en communion directe ? Mais qu’on s’imagine ensuite ce même homme dans la même posture, sans cette communion : on aura parcouru toute la gamme de l’humanité, depuis saint Paul jusqu’à l’hypocrite Pecsniff.

— Mais en quoi tout cela touche-t-il la foi ? C’est affaire à chacun d’avoir soin d’être plus près de saint Paul que de Pecsniff.

— Cela ne touche en rien à la foi, c’est vrai ; mais c’est cependant une mesure, et la seule mesure que nous ayons de la croyance des hommes. De tous ceux qui t’écoutaient en silence pendant que tu prêchais ce matin, combien, penses-tu, étaient réellement croyants ?

— Tous, je l’espère — tous, je le crois. J’ai le ferme espoir qu’ils étaient tous croyants, — tous, sans t’excepter.

— Je voudrais bien savoir s’il s’en trouvait un seul, — s’il y avait un seul d’entre nous tous qui crût tout ce que tu nous demandais d’affirmer — un seul qui crût, par exemple, à la communion des saints ? un seul qui crût à la résurrection de la chair ?

— Et pourquoi ne croiraient-ils pas à la communion des saints ? Quelle difficulté y vois-tu ?

— Aucune, à vrai dire — de la façon dont ils entendent la foi, cette chose, du moins, que toi et eux vous appelez foi. Rumtunshid gara shushabad gerostophat : voilà le Credo de certaines tribus du Caucase. Crois-tu au Rumtunshid ?

— Si tu veux parler galimatias à propos d’un pareil sujet, j’aime mieux changer de conversation.

— Tu es bien déraisonnable de vouloir garder le monopole des galimatias. Que tu prétendes parler tout seul quand tu es en chaire, je l’admets ; mais ici, en plein air, sur la bruyère, pourquoi n’aurais-je pas, mon tour ? Tu ne crois pas au Rumtunshid, toi ? pourquoi donc exigerait-on de Buttercup le fermier qu’il croie à la communion des saints ? Qu’en sait-il, et qu’en peut-il croire ? Et pourquoi forces-tu la petite Flora Buttercup, sa fille, à faire un gros mensonge en affirmant qu’elle croit à la résurrection de la chair ?

— On lui enseigne cette croyance comme une leçon nécessaire, et on la lui expliquera quand elle sera d’un âge convenable.

— Non, il n’y a pas d’âge convenable pour cela, et on ne la lui expliquera jamais. Ni Flora Buttercup ni son père n’en comprendront jamais le premier mot. Mais ils y croiront toujours. Suis-je d’un âge à comprendre cela, moi ? Explique-le-moi donc. Personne encore ne l’a essayé, et pourtant mon éducation n’a pas été négligée.

Wilkinson craignait trop la raillerie de son ami pour s’aventurer dans une explication, de sorte qu’il proposa de nouveau de changer le sujet de leur conversation.

— Voilà comme vous êtes tous, dit Bertram. Je n’ai jamais rencontré un prêtre qui ne demandât pas à changer de sujet de conversation toutes les fois qu’on abordait précisément le sujet Sur lequel il devrait être toujours prêt à parler.

— S’il est quelque chose qui te soit sacré, aimerais-tu à l’entendre tourner en dérision ?

— Il est bien des choses qui me sont sacrées, et, pour elles, je ne crains pas la raillerie : je défie le ridicule. Mais si je te parlais de l’ascétisme des Stylites, si je te disais que je l’admire et que je me propose de l’imiter, ne te moquerais-tu pas de moi ? Il va sans dire que nous tournons tous en ridicule ce qui nous semble faux. Mais le ridicule glisse sur la vérité comme l’eau sur le plumage d’un canard. Allons, explique-moi donc cette résurrection de la chair.

— « Et pourtant dans la chair je verrai Dieu, » dit Arthur d’un ton solennel.

— Mais je te dis que non ; c’est impossible.

— Rien n’est impossible à Dieu.

— Si ; il est impossible que ses grandes lois soient changées. Il est impossible qu’elles subsistent et qu’elles ne subsistent pas. Ton corps — ce que nous appelons notre corps — ce que Flora Buttercup croit être son corps (et en cette chose-là sa foi est très-réelle), se convertira, grâce à la féconde chimie de la nature, en divers gaz productifs à l’aide desquels d’autres corps seront formés. Avec quel corps verras-tu le Christ ? Sera-ce avec ton corps d’à présent, ou avec celui que tu auras à la mort ? Car il va sans dire que chaque parcelle de ton corps se change continuellement.

— Peu importe avec lequel ce sera. Il me suffit de croire ce que les Écritures m’enseignent.

— Voilà… Si l’on pouvait croire ! Un juif quand il se traîne, moribond, jusqu’à la vallée de Josaphat, peut croire. Grâce à ses ténèbres d’ignorance, il ne sait rien de ces lois de la nature. Mais adressons-nous à des gens qui ne sont point dans les ténèbres. Si je demandais à ta mère ce qu’elle entend par ces mots qu’elle répète : « Non par confusion de substance, mais par unité de personne, » que penses-tu qu’elle me répondrait ?

— C’est là un sujet qui lui demanderait un peu de temps à expliquer.

— Je le crois, — et à moi encore plus de temps pour le comprendre.

Wilkinson était décidé à ne pas se laisser entraîner à discuter ; il garda donc le silence. De son côté, Bertram resta muet, et ils cheminèrent ainsi pendant quelque temps, absorbés dans leurs propres pensées. Mais ils n’étaient satisfaits ni l’un ni l’autre. Wilkinson n’eût pas demandé mieux que de rester en repos et de s’abandonner, en ce qui touchait sa foi et ses espérances, à la quiétude que lui avaient faite sa nature et son éducation. Il n’en était pas de même avec Bertram. Il s’en voulait de ne pas croire, et il en voulait aux autres de ce qu’ils croyaient. Au bout de quelques minutes, Bertram recommença.

— Ah ! si je pouvais croire ! si c’était là une chose à laquelle on pouvait arriver, en la désirant, quel homme n’aurait la foi ? Mais vous, vous les prêtres, les pasteurs du peuple, vous qui devriez rendre tout facile, vous vous obstinez à rendre la chose si difficile, si impossible ! La croyance, du moins, devrait être aisée, quand bien même la pratique serait difficile.

— Il faut t’adresser à la Bible — non à nous.

— Voilà précisément la pierre d’achoppement. On nous donne un livre, assez mal traduit de plusieurs langues, qui se compose en partie d’histoire racontée hyperboliquement — car tout le langage de l’Orient est hyperbolique ; en partie de prophéties dont le sens est perdu pour nous, parce que les choses dont elles étaient l’image sont elles-mêmes perdues ; enfin, d’actions de grâces, rédigées par des hommes qui ne connaissaient rien et ne pouvaient rien comprendre des lois qui doivent nous régir.

— Tu veux parler de l’Ancien Testament ?

— On nous donne la Bible comme un tout. Puis on nous présente le récit d’un mystère qui est au-dessus ou, tout au moins, au-delà de notre compréhension, et dont le but même est opposé à toutes nos idées de justice. Ce qui, sur la terre, est d’une injustice manifeste, peut-il être juste selon la jurisprudence du ciel ?

— Tu as donc en Dieu une foi bien faible, ou en toi-même une bien ferme confiance, que tu ne peux croire à rien de ce qui dépasse ton intelligence ?

— Je crois à bien des choses que je ne comprends pas. Je crois à la distance du soleil à la terre. Je crois que la semence humaine demeure dans le sein de la femme, et qu’elle se produit au jour sous la forme d’un être vivant. Je ne comprends pas le principe de ce développement merveilleux, mais, nonobstant, j’y crois, et je sais qu’il vient de Dieu. Mais je ne puis pas croire que le mal soit bon. Je ne puis pas croire que l’homme, placé par Dieu sur cette terre, devra se voir accorder ou refuser le bonheur éternel, suivant qu’il se trouvera ou ne se trouvera pas d’accord avec de certains docteurs qui, vers le quatrième siècle, ou peut-être plus tard, ont eu grand’peine eux-mêmes à se mettre d’accord sur la question controversée.

— Il me semble, Bertram, que tu touches là à des matières que tu sais fort bien n’être point de nécessité vitale pour la foi chrétienne.

— Qu’est-ce qui est vital, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Si tu pouvais seulement me dire cela ! Mais vous argumentez toujours dans un cercle. Je dois avoir la foi à cause de la Bible, et je dois accepter la Bible parce que j’ai la foi. Où se trouve le premier mobile de la foi ? Où en découvrirai-je la source ?

— Dans la prière.

— Mais puis-je prier sans la foi ? A-t-on jamais vu un homme s’agenouiller devant un soliveau et prier le soliveau de faire qu’il croie au soliveau ? S’il n’avait pas foi au soliveau, serait-il là à genoux à l’implorer ?

— Tu ne trouves donc dans la Bible aucun témoignage intrinsèque de son authenticité ?

— Si fait — un témoignage irrécusable, un témoignage qu’aucun esprit sérieux ne peut rejeter. Les enseignements du Christ, les paroles que j’y lis comme venant de lui me sont une preuve irrésistible de son droit à enseigner. Mais vous ne me permettez pas de m’appuyer sur ce témoignage. Il faut que j’accepte le tout, dès mon début dans la vie, avant que j’aie pu en examiner la vérité intrinsèque. Il faut que tout me soit vérité, depuis le soleil qui s’est arrêté sur l’ordre de Josué, jusqu’à la sagesse divine qui enseignait que le tribut de César devait être payé à César.

— S’il était permis à tout homme, et même à tout enfant, de choisir, comment aurions-nous jamais une religion ? et, sans religion, point d’Église.

— Et, sans Église, point de prêtres ! Va donc jusqu’au bout, car c’est bien là le bout. La vérité, c’est que vous exigez trop, ce qui fait que vous n’obtenez rien. Vos troupeaux ne croient pas, ne prient pas, ne vous écoutent pas. Ils ne sont pas convaincus. Convaincus ! Mais, grand Dieu ! si un homme croyait tout cela, s’il était convaincu, comment se soucierait-il d’autre chose ? Non ! Vous tirez orgueil de votre foi, et vous n’avez pas de foi. Il n’y a plus rien en ce monde qui y ressemble. L’homme ne sait plus, au temps où nous sommes, ce que c’est que la foi.

Le soir, quand les femmes se Lurent retirées, les deux amis se trouvèrent de nouveau seuls, et Bertram se dit qu’il parlerait de Caroline, mais encore une fois quelque chose vint traverser son projet. Il y avait eu, dans le courant de la soirée, des signes d’aigreur chez madame Wilkinson. Elle s’était montrée fort contrariante, et n’avait pas cherché à dissimuler son humeur, bien que George et Adela fussent là en qualité d’invités. Cette petite manifestation avait vexé son fils, et il en parla à Bertram.

— Je suis bien fâché, George, que tu aies vu ma mère ainsi. J’espère que je ne suis pas irrespectueux envers elle. Je tâche de ne pas lui répondre. Mais, à moins de reprendre mes petites jaquettes rondes et de lui permettre de me faire manger comme un enfant, je ne puis pas la contenter.

— Peut-être cherches-tu trop à lui plaire. Je crois que tu ferais bien de lui faire comprendre que, jusqu’à un certain point, tu veux être maître chez toi.

— Il y a beau temps que j’ai renoncé à cela. Elle a l’idée que la maison lui appartient, et je ne me soucie pas de la contrarier sur ce point. J’aurais dû peut-être le faire au commencement, mais maintenant il est trop tard. Elle s’est fâchée ce soir, parce que je ne voulais pas vous lire un sermon.

— Et pourquoi ne voulais-tu pas ?

— J’en ai prêché deux aujourd’hui. Et en disant ces mots, le jeune ministre se laissa aller à un long bâillement. Autrefois elle en lisait elle-même à haute voix, mais j’ai mis fin à cela.

— Pourquoi donc ? pourquoi ne pas la laisser faire ?

— Mes sœurs s’endormaient toujours… et les domestiques aussi. Je ne trouve pas qu’elle ait une voix qui convienne aux sermons. Mais je suis sûr qu’elle ne me l’a pas pardonné.

— Et qu’elle ne te le pardonnera jamais.

— Je crois vraiment quelquefois qu’elle aimerait à prendre ma place en chaire.

— C’est un désir qui me semble assez naturel, mon bon ami.

— La vérité, c’est que le message qu’on lui a transmis de la part de lord Stapledean et la conduite de celui-ci au sujet de la cure ont tourné la tête à ma pauvre mère. Je ne saurais blâmer lord Stapledean : il a agi dans une bonne intention. Mais je me blâme moi-même. Je n’aurais jamais dû accepter la cure à de pareilles conditions — jamais, jamais. Je le sentais quand je l’ai fait, et je n’ai jamais cessé de m’en repentir depuis.

Et, tout en parlant, Arthur se leva et se mit à marcher rapidement en long et en large dans le salon.

— Le croirais-tu ? maintenant, ma mère s’avise de vouloir me dicter la façon dont je dois lire l’absolution générale, et elle se considère comme offensée parce que je ne suis pas ses directions.

— Je ne puis t’indiquer qu’un seul remède à cet état de choses, mon cher Arthur ; mais je puis t’en indiquer un.

— Lequel ?

— Marie-toi ; prends une femme qui ne s’inquiétera pas de la façon dont tu lui liras l’absolution.

— Une femme ! dit Wilkinson, et il poussa un long soupir, tout en continuant sa promenade.

— Oui, une femme ; et pourquoi pas ? On dit généralement que tout ministre de campagne doit avoir une femme, et je crois fermement, quant à moi, qu’on a raison.

— Donc, tout pauvre vicaire devra se marier ?

— Mais tu n’es pas un vicaire, toi.

— Je n’ai le revenu que d’un pauvre vicaire. Et où mettrai-je une femme ? La maison est déjà remplie de femmes. Qui voudrait venir habiter une maison comme celle-ci ?

— Il y a Adela. Ne penses-tu pas qu’elle viendrait, si tu l’en priais ?

— Adela ! dit le jeune ministre. Sa promenade l’avait conduit jusqu’à l’autre extrémité de la table, assez loin de George, et il s’y arrêta quelques instants. Adela ! dit-il encore une fois.

— Oui, Adela, répéta Bertram.

— Quelle vie elle mènerait ici avec ma mère ! Celle-ci l’aime beaucoup maintenant, mais si je suivais ton conseil, je sais qu’elle la prendrait en haine.

— À ta place, je voudrais que ma femme et non ma mère fût la maîtresse de ma maison.

— Ah ! tu ne sais pas, George, tu ne comprends pas.

— Mais peut-être qu’Adela ne te plaît pas ? Peut-être ne pourrais-tu pas l’aimer ?

— Peut-être… dit Wilkinson. Il est possible aussi qu’elle ne pourrait apprendre à m’aimer. Mais tout cela est hors de question.

— Il n’y a donc rien entre Adela et toi ? dit Bertram.

— Oh ! non, rien.

— Sur ton honneur, rien ?

— Absolument rien. Cela est hors de question. Me marier, moi, bon Dieu !

Puis chacun prit son bougeoir, et les deux amis allèrent se coucher.




CHAPITRE XXVII


LA SECRÈTE BLESSURE.


C’était pour le moment un triste intérieur que celui de Hurst-Staple, et l’on pouvait s’étonner de voir Bertram y rester ; pointant il ne s’en allait pas. Il y était depuis quinze jours à peu près lorsqu’il apprit qu’Adela devait aller le surlendemain à Littlebath. Elle partait avec mademoiselle Baker, et, dans le cas où celle-ci aurait à retourner à Hadley, il était décidé qu’Adela, en attendant l’arrivée de sa tante, demeurerait chez mademoiselle Todd.

— Je ne vois pas pourquoi vous êtes si pressée d’aller à Littlebath, dit madame Wilkinson. Nous sommes très-heureux de vous avoir ici, Adela, et j’espère que nous vous l’avons prouvé. Arthur n’ayant laissé voir aucune intention de faire la cour à mademoiselle Gauntlet, la bonne madame Wilkinson s’était sentie toute rassurée, et maintenant elle se montrait un peu piquée de ce qu’on semblait faire si peu de cas de son hospitalité.

Mais Adela lui expliqua de sa voix la plus douce qu’il serait meilleur pour elle de quitter ce voisinage ; qu’elle y souffrait trop, et que le souvenir de la perte de son père serait peut-être moins cuisant si elle pouvait s’éloigner pendant un peu de temps. Ah ! que les femmes sont hypocrites ! Ophélie elle-même, au milieu de son égarement, ne cherche-t-elle pas à faire croire qu’elle pleure son père assassiné, alors que nous savons tous qu’elle est folle d’amour pour Hamlet ? Et voici maintenant Adela qui est obligée de quitter Hurst-Staple parce que son pauvre vieux père est enterré près de là à West-Putford ! Je sais dix mots qui auraient à jamais recouché dans sa tombe ce fantôme-là. Mais à quoi sert la parole aux femmes, si ce n’est pour cacher leurs pensées ?

À l’exception d’Arthur, Bertram n’avait parlé à personne du mariage de Caroline. Madame Wilkinson avait bien essayé une ou deux fois d’aborder ce sujet, mais en vain. Il n’était pas possible à George d’ouvrir son cœur à madame Wilkinson.

— Comme, cela, Adela, vous allez nous quitter ? lui dit-il le jour où il apprit que la jeune fille partait. Tout le monde dans la famille disait Adela tout court, et George avait appris à faire comme les autres. Quelquefois des intimités s’établissent ainsi après cinq jours passées ensemble, tandis que, par contre, vingt années de connaissance ne les font pas toujours naître.

— Oui, monsieur Bertram. Je ne les ai que trop dérangées ici, il est temps que je parte.

— « Donne la bienvenue à l’hôte qui arrive, aide au départ de l’hôte qui s’en va, » dit le proverbe. Ce serait là ma maxime si j’étais maître de maison. Je n’essayerais jamais de retenir qui voudrait s’en aller. Mais tout le monde vous regrettera ici, Adela, et puis, Littlebath ne vous conviendra pas. Vous ne pourrez jamais vous y plaire.

— Pourquoi donc ?

— C’est un vilain endroit. On n’y voit que des maquignons et de vieilles mégères, des tables à jeu et de faux cheveux.

— Les tables à jeu ne me regardent pas, ni les faux cheveux non plus, j’espère ; — ni même, à la rigueur, les maquignons, je pense.

— Mais tout de même vous resterez en présence du plus terrible des quatre fléaux.

— Comment pouvez-vous être si méchant pour Littlebath ? J’y ai passé, quant à moi, des jours bienheureux. Puis Adela s’arrêta, car elle se rappelait que ces jours heureux auxquels elle pensait avaient été passés avec Caroline Waddington.

— Oui, et moi aussi j’y ai eu des jours heureux — très-heureux. Ils n’auraient pas pris fin si brusquement peut-être, si ce n’eût été l’influence de cette affreuse petite ville.

Adela, ne sachant que répondre, se remit à broder ; puis, après quelques instants de silence, elle dit :

— J’espère que la pernicieuse influence de Littlebath n’agira pas sur moi.

— Je l’espère bien, — je l’espère de tout mon cœur. Ces influences-là ne doivent pas vous atteindre. Il me semble, si j’ose le dire, que vous êtes à l’abri de toutes les influences.

— Vraiment ! comme les imbéciles alors ? dit-elle en riant.

— Non, mais comme pourrait l’être un rocher. Je ne dis pas comme un rocher de glace, — la glace finit toujours par fondre et céder.

— Et moi, monsieur Bertram, suis-je donc toujours froide et dure ? Ce qui vous a rendu si malheureux, n’en ai-je pas été affligée, moi aussi ? Pensez-vous, qu’aimant Caroline comme je l’aime, je puisse ne pas être triste et malheureuse ? J’ai eu du chagrin aussi et j’ai bien pleuré. Je ne suis pas de pierre, comme vous semblez le croire.

En parlant ainsi, Adela déployait un certain artifice ; afin de mettre ses propres sentiments à l’abri de toute investigation, elle dirigeait le courant de la conversation de façon à le faire passer tout au travers du cœur de son interlocuteur.

— Sur qui versez-vous des larmes ? Pour lequel de nous deux pleurez-vous ? demanda-t-il.

— Pour tous les deux. Je pleure de ce que, pouvant être si heureux ensemble, vous ayez consenti, l’un et l’autre, à repousser le bonheur.

— Elle sera heureuse. Vous ne me croirez pas peut-être, mais c’est cette pensée qui me console.

— J’espère qu’elle sera heureuse, je l’espère tant ! Mais, grand Dieu ! quel risque ! Si elle allait ne pas être heureuse. Si elle découvrait, — lorsqu’il sera trop tard, — qu’elle ne peut pas l’aimer !

— L’aimer ! répéta George d’un ton dédaigneux. Vous ne la connaissez pas. À quoi bon aimer ?

— Ah ! ne soyez pas si sévère. Vous surtout, vous ne devez pas l’être pour elle.

— Non, je ne serai pas sévère ; au contraire, je serai indulgent. Et étant indulgent, je vous répète : à quoi bon aimer ? De quelque façon que vous envisagiez la chose, il est évident qu’elle ne peut pas l’aimer.

— Elle ne peut pas l’aimer ? Et pourquoi donc ?

— Comment cela serait-il possible ? Si elle m’avait aimé, m’aurait-elle quitté et pris un autre, le tout dans l’espace de deux mois ? Et si elle ne m’a jamais aimé, moi, si pendant deux ans elle a pu agir comme elle l’a fait sans m’aimer, quelle raison avez-vous de croire qu’elle éprouve maintenant le besoin d’aimer ?

— Mais vous, vous l’aimiez et vous avez pu cependant rompre avec elle.

— Oui, j’ai pu le faire ; je l’ai fait, et si c’était à recommencer, je le ferais encore. Oui, je l’ai aimée. Oui, si je comprends l’amour, si je sais ce que c’est qu’aimer, je puis dire que je l’ai aimée de toute mon âme. Et cependant, — je ne dirai pas que je l’ai repoussée, ce ne serait ni bienséant ni vrai — je l’ai laissée me quitter.

— Vous avez fait plus que cela, monsieur Bertram.

— J’ai offert de lui rendre sa parole. Elle l’a reprise et elle a eu raison, puisque ses sentiments avaient changé. Je n’ai fait que cela.

— Les femmes, monsieur Bertram, savent fort bien que, lorsqu’elles seront mariées, il leur faudra savoir supporter avec douceur un mot blessant ; mais les mots blessants dits avant le mariage sont bien difficiles à supporter, savez-vous ?

— Je sais mesurer mes paroles. Mais pourquoi essayerais-je de me justifier ? Il est tout naturel que vous preniez fait et cause pour votre amie. Si vous ne le faisiez pas, je vous en voudrais. Mais, Adela, si j’ai péché, j’en suis puni, — j’en suis grièvement puni. Ah ! oui, j’en suis puni ! Et George se laissa tomber sur une chaise, la tête cachée dans les mains et appuyée sur la table.

Cette conversation avait lieu au salon, et, avant qu’Adela eût pu lui répondre, une des petites Wilkinson entra.

— Adela, nous vous attendons pour sortir, dit-elle ; nous allons visiter l’école.

— Je viens tout de suite, répondit Adela en se levant précipitamment. Elle espérait que Mary s’en irait et la laisserait seule un instant avec Bertram. Mais, au lieu de cela, la jeune fille, qui n’était pas disposée à quitter le salon sans Adela, s’approcha de son cousin et lui demanda s’il avait la migraine.

— Non du tout, répondit George en relevant la tête, mais je suis à moitié endormi. Décidément le séjour de Hurst-Staple porte au sommeil. Où est donc Arthur ?

— Il est dans la bibliothèque.

— Eh bien ! j’y vais aussi. Dans la bibliothèque du moins on peut dormir sans crainte d’être dérangé.

— Merci ! vous êtes bien poli, maître George, dit Mary qui sortit du salon en emmenant Adela.

Mais Adela ne pouvait permettre que les choses en restassent là. Elle se reprochait d’avoir été dure et injuste à l’égard de Bertram. Elle n’ignorait pas que c’était Caroline qui avait eu les plus grands torts, et pourtant elle s’était laissée aller à parler à George comme s’il eût été le seul coupable. Elle s’était sentie profondément émue à la vue de sa douleur. Quand il lui avait dit combien il était cruellement puni, elle aurait voulu lui prouver sa sympathie par ses larmes. Leurs peines n’étaient-elles pas jusqu’à un certain point semblables ?

Elle résolut donc de le revoir avant de partir pour lui dire qu’elle ne le blâmait pas et qu’elle savait que les plus grands torts n’étaient pas de son côté. Cette assurance, par elle-même, ne suffirait pas pour le consoler, mais elle se promettait de la lui donner de telle façon qu’il en pourrait tirer quelque consolation.

— Avant de partir, il faut que je vous voie seul un moment, lui dit-elle le même soir dans le salon. Je partirai de très-grand matin jeudi ; quand pourrai-je vous voir ? Vous n’êtes pas très-matinal, je le sais.

— Je le serai demain. Voyez-vous quelque inconvénient à faire une promenade avec moi avant déjeuner ?

— Pas le moindre, répondit-elle.

Et le rendez-vous se trouva ainsi fixé.

— Je suis sûre que vous allez me trouver bien sotte de vous déranger ainsi et de faire tant d’embarras pour rien, commença-t-elle d’un air un peu confus, quand ils se trouvèrent ensemble le lendemain matin.

— On ne trouve jamais que l’embarras est pour rien quand l’embarras est fait pour soi, répondit Bertram en riant.

— Je suis peut-être bien absurde, mais, voyez-vous, je sens que j’ai été injuste envers vous l’autre jour, et je ne veux pas vous quitter sans vous le confesser.

— Injuste, Adela ! et comment donc ?

— J’ai dit que vous aviez repoussé Caroline.

— Il est certain que je n’ai pas fait cela.

— Elle m’a écrit, et elle m’a tout raconté. Je suis sûre que sa lettre était sincère et elle ne contenait pas un mot, pas un seul mot de reproche pour vous.

— Ah ! pas un mot… oui, je le pensais ; je savais qu’elle ne se plaindrait pas de moi. Et rappelez-vous bien ceci, Adela : je ne lui reproche rien, moi non plus. Dites-lui cela, — pas comme venant de moi, mais comme venant de vous ; dites-lui que je ne lui reproche rien. Je ne dis qu’une seule chose, c’est qu’elle me m’aimait pas.

— Oh ! monsieur Bertram…

— C’est là tout, et cela est vrai. Adela, je ne possède pas grand’chose, mais je donnerais tout, tout ce que j’ai au monde pour retrouver Caroline telle que je la croyais autrefois. Mais si aujourd’hui, rien qu’en levant la main, je pouvais la ravoir, telle que je la connais maintenant, je ne le ferais pas. Mais ce n’est pas sa faute ; elle a essayé de m’aimer, et elle ne l’a pas pu.

— Je suis certaine qu’elle vous aimait.

— Jamais ! s’écria-t-il d’une voix retentissante, en se plaçant devant Adela de façon presque à lui barrer le passage. Jamais ! elle ne m’a jamais aimé, vous dis-je. Je le sais maintenant. Misérables créatures que nous sommes ! c’est cette pensée-là, je crois, qui me tourmente le plus.

Ils se remirent à marcher. Adela était venue exprès pour lui parler, et maintenant elle avait presque peur. Elle sentait son cœur tout plein, et pourtant elle ne pouvait proférer une parole. Elle était venue pour le consoler et elle n’osait entreprendre sa tâche. Il y avait dans la douleur de Bertram une profondeur — on pourrait presque dire une sublimité — qui réduisait Adela au silence.

— Oh ! Adela, si vous saviez ce que c’est que d’avoir un cœur vide, — ou plutôt un cœur qui n’est pas vide, mais qui souhaite de l’être, afin que vous puissiez le remplir de nouveau. Chère Adela ! et en disant cela, George chercha à lui prendre la main, et, sans savoir pourquoi, elle la laissa prendre. — Chère Adela, n’avez-vous jamais désiré, vous aussi, d’avoir le cœur vide et libre ? Vous avez voulu sonder ma blessure, ne puis-je pas, à mon tour, interroger ?

Elle ne répondit pas. Comment répondre à une pareille question ? Ses yeux baissés vers la terre se remplirent de larmes. Elle ne se sentait pas la force dans ce moment de lui retirer sa main. Elle était venue pour lui parler, pour lui donner du courage, pour le consoler, et voici qu’elle ne trouvait plus un mot à dire. Bertram connaissait-il le secret de son cœur ? Ce secret qui une fois, une seule fois, lui était involontairement échappé, Caroline le lui avait-elle dit ? Avait-elle été à ce point perfide ? — fausse en amitié comme en amour ?

— Adela, Adela, pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt dans cette vie ? Oui, — vous et moi. Ces derniers mots il les ajouta après qu’elle eut vivement retiré sa main. Car elle l’avait bien vite retirée, et moins vite relevé son visage tout inondé de larmes pour soutenir bravement tout le poids du regard de Bertram. Était-il possible qu’il sût son amour et qu’il crût que cet amour s’adressait à lui ?

— Oui ; vous et moi, je le répète, poursuivit-il, quoique vous me regardiez avec tant d’indignation. Vous voulez me dire, n’est-ce pas, que quand même je vous aurais rencontré plus tôt, il m’aurait été impossible de vous obtenir ? Parlez donc, Adela, est-ce là ce que vous voulez dire ?

— Oui, c’eût été impossible, impossible à tous égards, — impossible des deux côtés, veux-je dire.

— Alors, Adela, vous aussi vous n’avez pas un cœur vide et libre ? Sans cela, pourquoi serait-ce impossible ?

— Monsieur Bertram, quand je suis venue ici, je n’avais aucun désir, aucune intention de parler de moi.

— Pourquoi ne parlerions-nous pas aussi bien de vous que de moi ? Je le redis encore, Adela, pourquoi ne nous sommes-nous pas rencontrés plus tôt ? Alors, je n’aurais peut-être pas fait ce grand naufrage. Je vais vous parler franchement, Adela. Pourquoi pas ? ajouta-t-il en voyant qu’elle cherchait à se dérober à lui, en marchant plus vite, comme si elle eût voulu fuir les paroles qu’elle pressentait.

— Monsieur Bertram, ne me dites pas ce qu’il est inutile que vous me disiez.

— Cela ne sera pas inutile. Vous êtes mon amie, et il est bon que les amis se comprennent. Vous savez combien j’ai aimé Caroline. Vous croyez que je l’ai bien aimée, n’est-ce-pas ?

— Oh ! oui, je crois cela.

— Vous pouvez le croire. Oui, je l’ai aimée. Maintenant elle va appartenir à cet homme et je ne dois plus l’aimer…

— Vous ne devez plus l’aimer de la même manière.

— De la même manière ! Y a-t-il deux manières d’aimer, pour qu’un homme puisse en changer comme il passe d’une chambre à une autre ? Il faut que je l’efface de mon esprit, de mon cœur, que je l’efface entièrement, fallût-il un fer rouge. Je ne veux pas aimer quoi que ce soit qui appartienne à cet homme.

— Vous ne devez pas aimer sa femme, dit Adela.

— Sa femme ! Elle ne sera jamais sa femme ! Elle ne sera jamais pour lui la chair de sa chair et les os de ses os, comme elle l’aurait été pour moi. Entre eux il n’y aura qu’une association qui se dissoudra lorsque les deux trafiquants auront tiré le meilleur parti possible de leur commerce avec le monde.

— Puisque vous l’aimez, monsieur Bertram, ne parlez pas d’elle avec tant d’amertume.

— Avec amertume ! Mais puisque je vous dis qu’elle a bien raison de faire ce qu’elle fait ! Si une femme ne peut pas aimer, que peut-elle faire de mieux que de spéculer sur sa beauté ? Mais laissons cela, je ne veux pas parler d’elle.

— J’ai eu bien tort de vous prier de venir avec moi ce matin.

— Non, Adela, vous n’avez pas eu tort ; vous avez eu bien raison, au contraire. Je n’ose pas vous demander de me donner encore la main, même en bonne amitié.

— De bonne amitié je vous la donne, dit-elle en lui tendant la main. La main était dégantée et elle était blanche et jolie, — plus jolie même que celle de Caroline.

— Je ne puis pas la prendre. Je ne veux pas vous mentir, Adela. J’ai le cœur brisé. J’ai aimé ; j’ai aimé cette femme de tout mon cœur, de toute mon âme, de toute la force de mon être, et voyez la fin ! Je sais aujourd’hui ce que veut dire un cœur brisé, je les sens là. Mais pourtant… pourtant… pourtant, Adela, je voudrais essayer une fois encore. Je ne puis rien faire pour moi seul… rien. Si le monde entier était à mes pieds et que je n’eusse qu’à me baisser pour prendre la fortune, le pouvoir, la gloire, je ne me baisserais pas pour la ramasser si je ne pouvais les partager avec un cœur aimant. Adela, il est si triste d’être seul !

— Oui, cela est triste ; mais la tristesse n’est-elle pas le partage de la plupart d’entre nous ?

— Oui, mais la nature nous dit de chercher le remède quand le remède est possible.

— Je ne sais pas ce que vous voulez que j’entende.

— Si fait, Adela ! vous me comprenez, — je le crois du moins. Il me semble que je parle franchement et clairement ; je tâche de le faire et je crois que vous me comprenez.

— Si je vous comprends, je dois vous dire que le remède est impossible.

— Ah !

— Oui… impossible.

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi, Adela ?

— Fâchée ! Oh ! non pas.

— J’espère alors que vous ne vous fâcherez pas si je vous parle encore une fois franchement. Je croyais… je croyais… mais j’ai peur de vous faire de la peine.

— Ne craignez pas de me faire de la peine s’il en doit résulter quelque bien.

— Je croyais que vous aussi vous portiez votre blessure. Au fond des bois, les daims atteints par le chasseur se couchent côte à côte et lèchent leurs blessures, tandis que le troupeau vague au loin sans se soucier d’eux.

— Est-ce bien ainsi que cela se passe, croyez-vous ? Pourquoi donc le poëte nous parle-t-il du « pauvre cerf isolé qu’abandonnent et oublient ses amis au doux pelage ? » Non, non, le chagrin, je le crains, doit toujours être solitaire.

— Et par là même insupportable.

— Aujourd’hui, comme jadis, à brebis tondue Dieu mesure le vent. Mais il n’est pas de cure soudaine pour ces sortes de maux. Un temps viendra où nous nous rappellerons toutes ces choses, — je ne dis pas sans chagrin, — mais avec un calme et tranquille sentiment de tristesse qui sera endurable ; où votre cœur, qui n’est point brisé comme vous le dites, mais qui a été torturé, pourra recevoir d’autres images. Mais cela ne peut venir tout à coup. Il ne serait pas bien à nous de le désirer, je crois. Il faut que ceux qui ont le courage d’aimer aient le courage de souffrir.

— Oui, oui, mais si ce courage manque ? si on ne l’a pas ? Ne l’a pas qui veut.

— Le poids du premier coup étourdit le malheureux, je sais cela, monsieur Bertram. Mais cette première sensation de lourdeur, d’inertie, de mortelle tristesse passe à la longue. Pour cela, il faut travailler. Il vous faut lire, écrire, étudier. Sous ce rapport vous êtes plus heureux, vous autres, que nous. Vous avez de quoi occuper vos pensées.

— Et vous, Adela…

— Ne parlez pas de moi. Si vous êtes généreux, vous m’en parlerez pas. Croyez bien que, si j’ai paru en quelque façon faire allusion à mes propres peines, c’est parce que vous m’y avez contrainte. Le fardeau que Dieu m’a imposé, je saurai le porter. Si seulement il m’avait laissé mon pauvre père ! En disant ces mots, Adela fondit en larmes. Puisqu’elle parlait de son père il lui était permis de pleurer.

Bertram ne lui dit plus rien qui pût l’émouvoir jusqu’au moment où ils arrivèrent à la maison. Il lui tendit alors la main et lui dit : — Donnez-la-moi comme à un véritable ami, — comme à un ami aimé, je l’espère.

— Oui, lui répondit-elle très-bas, comme à un ami aimé ; mais n’oubliez pas que j’attends de vous la discrétion et la générosité d’un ami. Puis elle monta dans sa chambre, et lorsqu’elle parut au déjeuner, ce fut avec son air habituel de douce sérénité et avec des yeux qui ne trahissaient aucun secret douloureux.

Elle partit le lendemain. La station où elle devait prendre le train pour Littlebath était à quatre lieues de Hurst-Staple. Il fut décidé qu’on la mènerait jusque-là dans le phaéton de madame Wilkinson. Ce phaéton était le seul véhicule, à l’exception d’une charrette de ferme, qui existât au presbytère. C’était une voiture à quatre roues fort basse, assez mal combinée pour recevoir deux personnes de dimensions ordinaires sur le siège de devant, et deux personnes de dimensions extraordinaires, comme petitesse, sur celui de derrière. Madame Wilkinson la conduisait en général elle-même, ayant une de ses filles assise à côté d’elle, tandis que deux autres, — celles qui s’étaient trouvées, vérification faite, avoir les jambes les plus courtes, — étaient emprisonnées par derrière. Quand elles se trouvaient ainsi emballées toutes les quatre, il devenait évident pour tout le monde qu’il ne fallait rien demander de plus au phaéton. Or, il avait été décidé qu’Arthur conduirait Adela à la station et que Sophie l’accompagnerait aussi. Mais Sophie, en faisant cet arrangement, avait oublié que son amie possédait une malle, un sac de nuit et une caisse à chapeaux, trois objets dont la présence à Littlebath était indispensable ; il se trouva donc, au dernier moment, lorsque le phaéton arriva devant la porte avec tout le bagage arrangé sur le siège de derrière, qu’on découvrit pour la première fois qu’il fallait laisser Sophie à la maison.

Arthur Wilkinson aurait alors volontiers cédé sa place, et George Bertram n’aurait pas demandé mieux que de l’accepter. Adela, de son côté, aurait préféré ce nouvel arrangement. Mais ce qui convenait si bien à tout le monde était impossible à faire. Arthur ne pouvait guère refuser de conduire Adela parce que sa sœur n’était plus là pour le protéger, et la jeune fille, de son côté, ne pouvait refuser de se laisser conduire par son hôte. Donc, après bien des adieux et des embrassements, Adela et son compagnon se mirent en route emportant un gros paquet de sandwichs. Je me demande, par parenthèse, qui consomme ces énormes quantités de sandwichs dont on accable toujours les partants ? Je pense que les chiens des chefs de gare en sont nourris presque exclusivement.

Le premier quart de lieue se passa en efforts de la part de Wilkinson pour installer confortablement sa compagne de voyage. Il se serra dans son coin pour lui laisser plus de place ; il retira son paletot sur lequel elle était à moitié assise, et le lui mit sur les genoux pour la garantir de la poussière, et lui recommanda au moins trois fois d’ouvrir son ombrelle. Puis il trouva moyen de dire, en passant, un mot par-ci par-là à ses paroissiens pour occuper le temps, mais cela dut naturellement cesser lorsqu’il se trouva hors de sa paroisse. Ils arrivèrent ensuite à une montée, et Arthur descendit pour la faire à pied ; puis, lorsqu’il regrimpa dans la voiture, il employa près d’une minute à tirer sa montre, et à expliquer à Adela comme quoi elle arriverait bien sûrement à temps pour le train. Mais quand il eut fait tout cela, la nécessité de causer se représenta toujours aussi impérieuse. Adela et lui ne s’étaient pas trouvés ainsi seuls, et, par conséquent, obligés de causer ensemble depuis le jour où il avait été pour la dernière fois la voir à West-Putford. Lecteur, vous en souvient-il ? J’ose à peine y compter, car depuis ce temps-là les aventures et les mésaventures de notre principal héros sont venues effacer le souvenir de cette visite.

— J’espère que vous vous plairez à Littlebath, dit enfin Wilkinson.

— Je le pense… c’est-à-dire quand ma tante sera arrivée ; je me sentirai alors chez moi, vous savez.

— Elle ne doit pas arriver de quelque temps, n’est-ce pas ? reprit Wilkinson.

— J’en ai peur. Je redoute de me trouver avec cette mademoiselle Todd que je n’ai jamais vue. Mais la bonne mademoiselle Baker est obligée de retourner presque tout de suite à Hadley, et c’est bien aimable de la part de mademoiselle Todd de se charger ainsi de moi.

Puis un nouveau silence s’établit qui dura cette fois pendant l’espace d’un quart de lieue.

— Ma mère aurait été bien heureuse de vous garder au presbytère jusqu’à l’arrivée de votre tante à Littlebath, mes sœurs aussi, — et moi aussi.

— Vous êtes tous bien bons, trop bons, répondit Adela.

Autre silence ; cette fois il dura pendant un demi-kilomètre, et comme le chemin était roide, ce demi-kilomètre fut long à parcourir.

— Cela semble si singulier que vous nous quittiez, nous que vous connaissez depuis si longtemps, pour aller vivre avec mademoiselle Todd, que vous n’avez jamais vue !

— Je crois qu’un petit changement me fera du bien, monsieur Wilkinson.

— Peut-être bien…

L’autre moitié du kilomètre s’acheva à son tour.

— Allons, Dumpling, marche un peu, dit Wilkinson. Ceci s’adressait au gros cheval, car on était arrivé au haut de la montée.

— Notre maison, je le sais, a dû vous paraître bien triste. Elle est si changée aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Non … je ne sais pas.

— Oui, oui, elle est bien changée. Il n’y a plus cet entrain, ce bon vouloir d’autrefois. Mon père nous manque beaucoup.

— Ah ! oui, cela doit être. Je sais comprendre cela, C’est une grande perte, une bien grande perte.

— J’ai quelquefois pensé qu’il est malheureux que ma mère soit restée au presbytère après la mort de mon père.

— Vous avez été bien bon pour elle, je le sais.

— J’ai fait ce que j’ai pu pour la rendre heureuse, Adela (c’était la première fois, depuis qu’elle était venue rester au presbytère, qu’elle s’entendait appeler par lui de son nom de baptême). — Mais je n’ai pas réussi. Elle n’est pas heureuse au presbytère, ni moi non plus, du reste.

— On doit être heureux, cependant, de sentir qu’on a fait son devoir.

— Nous ne faisons jamais assez complètement notre devoir pour que cela puisse suffire à notre bonheur. Allons, marche, Dumpling ! et fais ton devoir, toi !

— Je crois que vous faites bien le vôtre, monsieur Wilkinson.

— Vous ne me croirez pas, Adela, mais je voudrais maintenant que lord Stapledean ne m’eût jamais nommé à cette cure.

— J’ai bien de la peine à croire cela. Pensez donc de quel avantage cela a été pour vos sœurs !

— Je sais que nous aurions été bien pauvres, mais nous ne serions pas morts de faim, après tout. J’étais agrégé et j’aurais pris des élèves. Je suis sûr que nous aurions été plus heureux. Et alors…

— Et alors… quoi ? demanda Adela, et, tout en faisant cette question, elle sentit son cœur battre plus fort et plus vite.

— Alors, j’aurais été libre. Depuis que j’ai accepté cette cure, je suis esclave. Il s’arrêta de nouveau et se mit à fouetter le cheval ; mais cette fois son silence ne dura pas longtemps. Oui… esclave. Vous ne voyez donc pas quelle vie je mène ? Je ne demanderais pas mieux que de me sacrifier pour ma mère, si mon sacrifice était apprécié. Mais vous voyez comment elle est. Rien de ce que je fais ne la satisfait et, cependant, pour elle j’ai tout sacrifié, — tout.

— Un sacrifice qui serait agréable ne serait pas un sacrifice. Le sacrifice consiste précisément à faire ce qui est pénible.

— Je suppose que vous avez raison. Je me dis cela bien souvent. C’est ma seule consolation.

— Mais, pourtant, je ne vois pas pourquoi on vous rendrait le séjour du presbytère désagréable ; il n’y a pas de raison pour cela. Du moins, je n’en vois pas.

Elle parlait par saccades et avec de petits efforts spasmodiques que son compagnon ne remarqua pas. À vrai dire, celui-ci lui semblait plus occupé de Dumpling que de la conversation. C’était, certes, bien malgré elle qu’elle se trouvait ainsi parler des ennuis domestiques d’Arthur Wilkinson ; mais, puisque la conversation avais pris cette direction, elle se voyait obligée à quelque peu d’hypocrisie. C’était là un sujet sur lequel elle ne pouvait pas parler ouvertement.

On arriva bientôt à une nouvelle montée et Arthur descendit encore de voiture. Adela se dit que la conversation en resterait là. C’était par hasard, pensa-t-elle, qu’ils avaient parlé de ces choses, et probablement il n’en serait plus question. Mais soit à dessein, soit par hasard et faute d’autre sujet de conversation, Arthur revint à la charge et d’une façon qui surprit infiniment mademoiselle Gauntlet.

— Vous rappelez-vous la visite que je vous fis à West-Putford peu de temps après ma nomination à la cure ? Il y a longtemps de cela et sans doute vous ne vous en souvenez plus.

— Si fait, je me la rappelle très-bien.

— Vous souvenez-vous de ce que je vous disais alors ?

— Qu’était-ce donc ? dit Adela.

Il est évident qu’il est du devoir d’une jeune personne, en de certaines occasions, d’user d’un peu d’hypocrisie.

— Un ministre de campagne est de tous les hommes celui au bonheur duquel le mariage est le plus nécessaire.

— Je le crois… c’est-à-dire dans le cas où il n’a pas de femmes dans sa famille qui puissent vivre avec lui.

— Je ne vois pas que cela fasse la moindre différence.

— Oh ! si, cela fait évidemment une différence. Il me semble qu’un homme qui n’a personne pour surveiller sa maison doit être bien malheureux.

— Est-ce là votre idée du mérite d’une femme ? Je vous croyais un idéal plus élevé, Adela. D’après cela, si un homme a un bon dîner et qu’on lui raccommode bien son linge, vous pensez qu’il doit se tenir pour content ?

Pauvre Adela ! il faut avouer qu’elle ne méritait pas cela.

— Non, je ne trouve pas que cela doive lui suffire.

— On le croirait vraiment, d’après ce que vous venez de dire.

— Alors ce que j’ai dit n’a pas rendu ma pensée. Je trouve, puisque vous me forcez à vous parler ouvertement, qu’en somme, tout dépend de vous. Vous êtes, après tout, votre maître. Vous savez quel est votre devoir envers votre mère et vos sœurs. Le sort fait qu’elles n’ont que vous pour soutien, et vous n’êtes pas homme à vous dérober à cette charge.

— Non certes.

— Non certes, c’est ce que je dis. Mais, à votre place, tout en faisant mon devoir, je ne voudrais pas être esclave.

— Mais que puis-je faire ?

— Vous avez voulu, je crois, me dire tout à l’heure, que vous seriez bien pauvre si… si vous étiez obligé de renoncer à votre traitement d’agrégé et si en même temps vous acceptiez de nouvelles charges ? Eh bien ! vous feriez alors ce que font les autres qui sont pauvres aussi.

— Je ne vois personne tout à fait dans ma position.

— Non, mais vous connaissez bien des gens qui sont dans une position pire, du moins pour ce qui est de leur fortune. Si vous donniez à votre mère la moitié de votre revenu, vous seriez encore, je pense, plus riche que M. Young.

Ce M. Young, dont parlait Adela, n’était que vicaire dans une paroisse voisine, et il venait de se marier.

On me dira — mes lectrices surtout — qu’Adela en parlant ainsi, montrait trop clairement le chemin du mariage à M. Wilkinson. Elle se le reprocha elle-même plus tard et assez vivement ; mais, comme elle l’avait dit, c’était l’amour de la vérité qui la poussait à parler ainsi. Au fond du cœur elle ne se disait pas qu’Arthur Wilkinson pensât du tout à elle. Depuis longtemps elle croyait savoir à quoi s’en tenir là-dessus. Elle se sentait semblable au « pauvre cerf isolé et abandonné de son ami. »

Dans ses sentiments on n’eût pu rien trouver qui ressemblât à l’espérance. Arthur lui avait demandé conseil, et elle l’avait conseillé selon sa conscience.

Soyez-lui donc miséricordieux, ô mes lecteurs. Soyez miséricordieuses, vous surtout, mes chères lectrices ! J’abandonne volontiers à tout votre courroux, à tout votre dédain les autres amoureux dont mon histoire est peuplée.

— C’est vrai ; même alors je serais plus riche que Young, dit Wilkinson à demi-voix, comme s’il se parlait à lui-même. Mais ce n’est pas là le principal. Je n’ai même jamais pensé à la chose sous ce point de vue. Il y a la maison, — le presbytère, veux-je dire. Il est déjà tout plein de cotillons (c’est avec cette irrévérence que Wilkinson parlait de sa mère et de ses sœurs). Quelle autre femme voudrait y venir ?

— C’est là le trésor qu’il vous faut chercher, dit Adela en riant.

Elle pouvait rire : pour elle toute l’amertume de la chose était passée, — du moins elle le croyait. En parlant ainsi, elle ne pensait plus à elle-même.

— Vous, Adela, viendriez-vous dans une pareille maison ?

— Vous voulez savoir si, — en supposant que sous d’autres rapports je voulusse me marier, — l’idée de vivre avec une belle-mère et des belles-sœurs m’en empêcherait ?

— Oui, justement, dit Wilkinson timidement.

— Eh bien ! je vous dirai que cela dépendrait beaucoup de mes sentiments à l’égard de ce monsieur et aussi un peu de combien j’aimerais ces dames.

— Une femme doit toujours être maîtresse dans la maison de son mari, dit Wilkinson.

— Bien entendu.

— Et ma mère prétend être maîtresse chez moi…

— Je ne veux pas vous conseiller la rébellion contre votre mère. Est-ce là la station, monsieur Wilkinson ?

— Oui, nous voici à la station. Mon Dieu ! nous avons encore quarante minutes à attendre.

— Ne restez pas pour moi, je vous en prie. J’attendrai très-bien toute seule.

— Non, non, je veux vous embarquer, cela va sans dire. Dumpling ne se sauvera pas, je vous en réponds. Bêtes et gens, nous sommes assez paisibles à Hurst-Staple, et nous ne courons guère ; il n’y a que vous, Adela.

— Est-ce que je ne suis pas paisible, par hasard ?

— Vous vous sauvez juste au moment où nous commencions à sentir tout le bonheur de vous avoir. Là ! il ne s’enrhumera pas maintenant. Et, après avoir jeté une couverture sur le dos de Dumpling, Wilkinson entra avec Adela dans la station.

Je ne sais rien de plus ennuyeux que d’attendre un train de chemin de fer dans une station de second ordre. Il y a la salle d’attente pour les dames où les hommes n’entrent pas ; puis celle des hommes où l’on fume ; puis le buffet avec ses comptoirs sales garnis de gâteaux plus sales encore. Puis, il y a la chaussée sur laquelle on se promène en long et en large jusqu’à ce que l’on soit éreinté. Vous allez cinq ou six fois au petit guichet grillé pour prendre votre billet, — les affiches de la compagnie ayant annoncé que les voyageurs doivent être prêts au moins dix minutes avant l’heure où le train peut arriver — mais le monsieur qui est derrière le guichet sait mieux que vous à quoi s’en tenir, et il a bien soin de n’ouvrir son petit trou, vers lequel il faudra que vous vous baissiez, que tout juste deux minutes avant le départ. Alors, vous trouvez devant l’étroite ouverture cinq gros fermiers, trois vieilles femmes et un boucher. Comme vous ne vous sentez pas la force de vous faire place parmi eux à coups de coudes, vous vous résignez à manquer le train. Cependant, tout juste au moment où le train arrive, vous parvenez enfin à obtenir un billet, et, au milieu du tapage et de la confusion, vous fourrez nerveusement dans votre poche, et sans la compter, la monnaie qu’on vous a rendue — pour arriver ensuite à la ferme conviction, une fois assis dans le wagon, que vous avez perdu un schelling à l’affaire.

C’est à peu près ainsi que se passèrent les quarante minutes d’attente pour Wilkinson et Adela. Ils ne se dirent rien d’important jusqu’au moment où Arthur prit la main d’Adela pour la dernière fois ; alors il lui dit à voix basse : — Adela, je songerai à tout ce que vous m’avez dit. Je regrette bien que vous nous quittiez. Seriez-vous bien étonnée, dites, si je vous écrivais ? Mais le train partit sans qu’Adela eût trouvé le temps de lui répondre.

Deux jours après, Bertram aussi quitta Hurst-Staple. — Arthur, dit-il en prenant congé de son ami, s’il m’était permis, à moi qui ai si mal mené ma barque, de te donner un conseil, je te dirais qu’à ta place je ne laisserais pas Adela Gauntlet longtemps à Littlebath.




CHAPITRE XXVIII


L’AMOUR DU SOLLICITEUR GÉNÉRAL.


Ce fut à Hadley que Caroline reçut et accepta l’offre de mariage que lui fit sir Henry Harcourt. Le romanesque, on le comprendra facilement, ne joua pas un grand rôle dans cette affaire. Sir Henry, cependant, n’eût pas demandé mieux que de se jeter, à la hâte, aux pieds de sa belle, et de lui jurer sur sa blanche main qu’il l’aimait plus qu’homme n’avait encore aimé, enfin de se mettre à faire sa cour selon la mode généralement approuvée par les jeunes filles. Je dis : à la hâte, parce qu’il était à la veille d’être nommé solliciteur général, et il avait en ce moment trop de lièvres à courir, qu’on me passe l’expression, pour consacrer beaucoup de temps à faire du sentiment. Du reste, Caroline ne voulait point de sentiment, qu’on le fît à la hâte ou à loisir. Quoi qu’il en pût être du côté de sir Henry, elle, du moins, avait passé par cette phase-là, et elle entendait bien ne plus la recommencer.

Sir Henry n’avait pas eu trop de peine à conquérir sa belle fiancée. Il avait réussi à établir une sorte d’intimité entre M. Bertram et lui, et il avait déjà obtenu la permission de faire de fréquentes visites à Hadley, lorsque mademoiselle Baker et Caroline y arrivèrent. Il n’y couchait jamais ; mais, de temps à autre, il y dînait, et il trouvait toujours quelque chose d’important à dire au maître de la maison, lorsqu’il avait besoin d’un prétexte pour aller à Hadley. Tantôt c’était M. Bertram qui lui avait parlé d’un placement, et il lui rapportait les renseignements demandés ; tantôt c’était lui qui venait réclamer les conseils du vieillard au sujet de sa carrière politique. Dans ce temps-là, sir Henry était, ou prétendait être, complètement guidé dans sa vie publique par M. Bertram.

Ce fut de cette façon qu’il se retrouva avec Caroline. La première fois qu’il la revit, il se borna à l’assurer à demi-voix de la part qu’il prenait à sa douleur ; à la seconde visite, il parla un peu plus de lui-même, et un peu moins de Bertram ; à la troisième, il ne l’entretint guère que de ses mérites à elle ; et à la quatrième, il lui demanda de devenir lady Harcourt. Elle lui répondit qu’elle y consentait, et en ce qui la concernait, les choses en restèrent là pour le moment.

Puis, sir Henry demanda à fixer le jour du mariage. Sur ce sujet-là encore, Caroline se montra d’une extrême docilité. À ce propos, elle ne fit pas les difficultés d’usage. Sir Henry proposa que leur mariage eût lieu avant la Noël. — Fort bien, que ce soit avant la Noël ! » Il fait froid se marier alors, : mais leur mariage aussi devait être froid.

Sir Henry n’était pas insensible au bonheur de posséder tant d’attraits, et ne laissait pas que d’éprouver un certain chagrin en se voyant refuser tout avant-goût de sa légitime félicité. Tout solliciteur général qu’il était, il serait resté volontiers dix minutes assis auprès de Caroline, le bras passé autour de sa taille ; et, malgré l’acharnement avec lequel il travaillait à un bill pour réglementer les cours des comtés, — bill qui devait lui donner pour adversaire ce terrible et puissant politique, mylord Boanerges, — il n’aurait pas demandé mieux que de dérober, par-ci, par-là, un baiser ou deux. Mais la taille de Caroline et les baisers de Caroline ne devaient être à lui qu’après la Noël ; ils ne devaient lui appartenir que comme le prix de son nouveau rang et de sa grande et belle maison d’Eaton-Square.

Mademoiselle Baker était retournée à Littlebath, soit pour y recevoir Adela, soit parce qu’elle se trouvait mieux chez elle que dans la triste maison de son oncle ; ou peut-être encore, parce que sir Lionel s’y trouvait. Bref, elle y était retournée, et Caroline, pour le moment, faisait l’office de maîtresse de maison chez son grand-père.

Le vieillard semblait avoir abandonné toute idée de mystère. Il est vrai qu’il continuait à ne désigner Caroline que sous le nom de mademoiselle Waddington, mais il permettait, sans se fâcher, que d’autres parlassent d’elle comme étant sa petite-fille, et, avec Harcourt, il faisait ouvertement allusion à cette parenté. Il semblait avoir pris son parti du mariage. Malgré ses prières à George, malgré ses efforts pour le tenter, et la profonde douleur que lui avait causée son insuccès, il paraissait satisfait. Il ne s’était, du reste, jamais opposé à ce mariage. Lorsque Caroline lui en avait parlé pour la première fois, il avait fait quelque allusion bourrue à l’inconstance des femmes ; mais en même temps il avait déclaré qu’il ne ferait aucune objection.

Et pourquoi en aurait-il fait ? Sir Henry Harcourt était, sous tous les rapports, un excellent parti pour sa petite-fille. M. Bertram avait souvent reproché à son neveu George de ne pas savoir faire son chemin. Sir Henri, lui, avait fait son chemin, et il ne semblait pas encore près de s’arrêter. N’y avait-il pas de bonnes raisons de croire qu’un homme qui, à trente ans, était solliciteur général, serait avant la cinquantaine un grand personnage, — lord chancelier ou lord-chief-justice, peut-être ? Donc, M. Bertram, cela va sans dire, ne fit pas d’objection.

Toutefois, son approbation ne fut pas très-cordialement exprimée. Les vieux millionnaires n’ont qu’un seul moyen de montrer de la cordialité. Ce n’est ni par des poignées de main, ni par des paroles gracieuses, ni par des regards approbateurs qu’ils y parviennent. Leurs caresses ne satisfont pas ; leurs plus aimables discours, quand ils ne s’appuient sur rien, paraissent toujours froids. Un vieillard, s’il veut être cordial, devra, en pareil cas, parler de centaines de mille francs.

— « Mon jeune ami, j’approuve complètement. Je lui donnerai cinq cent mille francs le jour où vous l’épouserez. » C’est alors seulement que s’échangent les chaleureuses poignées de main ; c’est alors qu’on sent une véritable cordialité. — « Grand-papa est le meilleur des hommes ! Il n’y a personne qui le vaille. Ce vieux chéri ! Il a été si généreux ! »

Mais M. Bertram ne parla ni de cinq cent mille francs, ni de dix mille francs, ni d’aucune somme, tant qu’on ne lui en dit rien. Sir Henry tenait beaucoup à ne pas témoigner de curiosité à ce sujet, afin de prouver qu’il n’épousait pas Caroline par intérêt et que son admiration pour M. Bertram était indépendante du coffre-fort de celui-ci. Il fit bien quelques petites tentatives auprès de M. Pritchett ; mais celui-ci, pour toute réponse, se borna à soupirer péniblement. M. Pritchett n’était pas dans les intérêts de Harcourt ; il ne semblait même plus se soucier beaucoup de mademoiselle Caroline, depuis qu’elle avait changé d’amour.

Mais il devenait enfin urgent que sir Henry sût à quoi s’en tenir. Peut-être n’aurait-il rien ; mais encore, voulait-il le savoir. Pourtant, il comptait bien obtenir quelque chose, et, de plus, l’obtenir sur-le-champ. C’était un homme très-laborieux, mais ce n’était pas un homme économe que sir Henry Harcourt. L’économie, à vrai dire, n’est guère possible à celui qui vit dans le monde à Londres parmi des gens riches. Harcourt n’avait donc pas beaucoup d’argent par-devant lui. Il se faisait un revenu considérable, mais ses dépenses étaient considérables aussi. Une soixantaine de mille francs lui étaient à peu près indispensables, car il venait de louer un bel hôtel dans Eaton-Square, et il lui fallait le meubler.

Un jour, un vendredi — c’était quelque temps après son retour d’Écosse, et pendant qu’il s’occupait le plus activement du bill sur les cours de comtés, — il écrivit à Caroline pour lui annoncer sa visite à Hadley. Il se proposait, disait-il, d’y arriver le samedi soir, de passer la journée du dimanche à la campagne, et de repartir le lundi matin pour Londres, en supposant toutefois que cet arrangement convînt à M. Bertram.

Harcourt fut reçu à Hadley comme il convient de recevoir un solliciteur général. On ne lui servit pas que du mouton rôti et du bœuf bouilli ; on ne lui donna pas la petite chambre du fond qui n’avait pas de tapis ; tout cela avait été bon pour George Bertram, mais le solliciteur général avait droit à tout ce qu’il y avait de meilleur à Hadley. Il coucha dans la chambre d’honneur, — laquelle, par parenthèse, était un peu humide, car elle ne servait guère que deux fois l’an — et, à dîner, il eut à subir tout un service d’entrées, — d’entrées telles qu’on les comprend dans la banlieue de Londres. Cette réception le flatta naturellement en sa qualité de solliciteur général, et lui donna du courage pour l’effort qu’il allait tenter.

Il avait un peu espéré que le samedi soir il obtiendrait un tête-à-tête avec Caroline. Mais ni le sort ni l’amour ne lui furent propices. Premièrement, il n’arriva à Hadley que tout juste à l’heure du dîner ; en second lieu, le vieillard, tout infirme qu’il était, prenait toujours place à table ; et enfin, bien que sir Henry fût solliciteur général, on n’avait préparé aucune autre pièce que la salle à manger, aucun salon pour sa réception.

— Grand-papa n’aime pas à se remuer, dit Caroline, lorsque, le dîner fini, elle se leva de table ; donc, si vous le permettez, sir Henry, je viendrai prendre le thé ici. Nous passons nos soirées dans la salle à manger.

— J’ai toujours eu horreur d’habiter deux pièces, dit le vieillard. Dès que l’une commence à être chaude et confortable, il faut la quitter pour aller chercher tous les courants d’air de la maison. C’est la mode aujourd’hui, je le sais. Mais j’espère, sir Henry, que vous m’excuserez de ne pas l’aimer.

Il va sans dire que sir Henry l’excusa ; il l’assura même que, pour sa part, il ne trouvait rien de si charmant que de passer la soirée autour d’un bon feu de salle à manger.

Après une heure d’absence, Caroline revint pour faire le thé, et, au bout d’une autre heure, avant que son grand-père allât se coucher, elle disparut. Sir Henry avait résolu de ne point parler d’argent ce soir-là à M. Bertram. Il ne tarda donc pas à imiter Caroline, et à se retirer dans sa chambre, où il se plongea avec ardeur dans son travail sur les cours de comtés.

Le lendemain, dimanche, sir Henry et Caroline assistèrent au service divin. Tous les habitants de Hadley savaient le mariage projeté, et ils étaient ravis de pouvoir dévorer des yeux les deux tourtereaux. Un solliciteur général qui fait sa cour est un spectacle digne d’attention ; et le prédicateur n’eut pas le droit de se plaindre si l’on écouta son sermon avec moins de recueillement qu’à l’ordinaire. Après le service vint le lunch, et ce ne fut qu’après le lunch que sir Henry put proposer une promenade à sa future.

« Sans nul doute elle serait charmée de se promener : » telle fut la réponse de Caroline. Elle n’avait pas ôté son chapeau en revenant de l’église, elle était donc toute prête. Sir Henry aussi était tout prêt ; mais, au moment de quitter le salon, il se pencha vers le fauteuil de M. Bertram, et lui dit à voix basse : — Pourrais-je vous dire quelques mots, monsieur, avant le dîner, à propos d’affaires ? Je sais que je dois m’excuser, puisque c’est aujourd’hui dimanche.

— Oh ! le dimanche ne me fait rien, répliqua l’obstiné vieillard. Si vous voulez me parler, il est probable que vous me trouverez ici jusqu’à ce que j’aille me coucher.

Le jeune couple se mit en route. Ah ! ces promenades d’amoureux ! En vieillissant, on peut en arriver à ne regretter que fort peu de choses parmi toutes celles qu’on laisse derrière soi. On peut s’apprendre à dédaigner la plupart des plaisirs de sa jeunesse, et à vivre satisfait, bien qu’on leur ait survécu. La polka et la valse étaient jadis pleines de charmes : mais on se dit que, somme toute, c’était là un exercice laborieux, et qu’il fallait parfois s’y livrer avec des personnes dont on ne se souciait guère. Les pique-niques d’autrefois, aussi, étaient bien agréables : mais on peut se demander s’il n’est pas plus charmant encore de faire un bon dîner, assis à sa propre table. Bien qu’on soit gros et qu’on ait passé la quarantaine, on suit encore la chasse ; et, après tout, ce canotage et ce cricket, auxquels on a renoncé, n’étaient que des jeux d’enfants. Ce n’est point après ces choses-là que l’âme soupire. Mais ces promenades d’amoureux ! ces promenades d’amoureux aimé ! Thomas Moore est souvent trop doucereux et trop sentimental dans sa poésie ; mais, sur ce point, il disait vrai. C’est le paradis sur terre. Elles sont faites, et à jamais finies pour nous, ces belles promenades, ô mes contemporains ! Jamais plus — à moins qu’il ne nous soit donné de retrouver nos houris dans le ciel, et que dans une nouvelle et plus vaste jeunesse, nous parcourions avec elles les champs d’asphodèles — jamais plus, nous ne reverrons ces joies ! Et que pourrait-on leur comparer ? Ce fut le long des haies odorantes, sous les chênes verdoyants, ou en foulant aux pieds les feuilles bruissantes que nous nous enhardîmes à dépouiller les allures compassées du monde, et que nous découvrîmes que celles que nous aimions n’étaient pas des déesses faites de velours et de brocard, mais bien des créatures humaines comme nous, ayant du sang dans les veines, un cœur dans la poitrine — véritables enfants d’Adam, semblables à nous.

« Si quelqu’un trouve quelqu’une, passant par les blés !… » Ah ! la vieille chanson ! Ah ! les douces rencontres ! Comme nous partagions l’avis du poëte rustique ! « Et si l’un embrassait l’une, » comme nous nous répétions avec lui, qu’il n’était point besoin de crier. Chers amis, nés, comme moi, sous le consulat de lord Liverpool ! tout cela est à jamais fini pour nous — nous ne passerons plus par les blés !

Ces souvenirs, en dépit de toute notre philosophie, donneront toujours à notre pensée une teinte de mélancolie. Nous pouvons encore nous promener avec nos femmes ; c’est chose fort agréable, extrêmement agréable, — cela va sans dire ; mais il y avait quelque chose de plus émouvant et de plus piquant à se promener avec ces mêmes personnes lorsqu’elles portaient d’autres noms. Oui, chère épouse, mère de mes beaux enfants ! toi qui as si bien rempli ton devoir ! cela est vrai, malgré ton air courroucé. Ton époux n’a été que médiocrement bon pour toi, et tu as été plus que bonne pour lui. Nous avons paisiblement gravi la colline ensemble en partageant le fardeau ; et, appuyés l’un sur l’autre, il nous faut aujourd’hui descendre la pente qui mène au vert cimetière. Il est bon et salutaire de cheminer ainsi. Mais, pour savourer la coupe débordante de joie et de vie, pour boire à la source jaillissante des félicités humaines, rendez-moi, rendez-moi… Allons ! allons ! ce sont des bêtises, je le sais ; mais n’est-il pas permis de rêver de temps à autre, pendant le sommeil d’après-midi, sans faire de mal à personne ?

Vixi puellis nuper idoneus et militavi. Ah ! qu’Horace comprenait bien tout cela ! Quand il faut mettre la guitare au clou, que c’est triste ! comme on en aurait volontiers ajourné l’heure si la calvitie, la foi conjugale et l’obésité l’eussent permis ! N’est-il pas vrai, mon vieil ami à la barbe grise ? ne portes-tu pas envie à ce jeune drôle avec ses vingt-cinq ans, bien qu’il ait eu de la peine à trouver de quoi payer sa paire de gants ? Il dîne pour trente sous au cabaret, mais qu’importe à Maria où il a dîné ! Il erre, les poches vides, à travers les blés… et, au détour du sentier, il trouve Maria qui l’attend. Il ne faut pas lui en vouloir ; tu as eu tes promenades dans le temps ; prête-lui plutôt ces quarante francs qu’il veut l’emprunter, et, grâce à toi, le cœur de Maria battra de joie à la vue de la broche en or qu’il lui offrira.

Pour notre ami sir Henry, toutes les joies étaient au présent. Il avait la jeunesse, la fortune et l’amour, tout ensemble. À vingt-huit ans, il était membre du parlement, solliciteur général, propriétaire d’une superbe maison dans Eaton-Square, et il allait épouser une femme d’une beauté accomplie. Ne devait-il pas lui être doux d’errer parmi les blés ? Ne se trouvait-il pas en plein paradis terrestre, et la coupe du bonheur ne débordait-elle pas entre ses mains ?

Ils se mirent donc en route. C’était la première fois qu’ils se promenaient ensemble. Cette histoire ne se charge pas de raconter quels avaient pu être les exploits antérieurs de sir Henry en ce genre. Quand on est solliciteur général à vingt-huit ans, on n’a guère eu le temps de se promener beaucoup. Mais, l’expérience qui lui manquait peut-être, Caroline l’avait. À Littlebath, il y avait eu des promenades à pied aussi bien qu’à cheval ; il y en avait eu également, mais d’une douceur plus mélangée peut-être, parmi les vieilles tombes, sous les murs de Jérusalem. Ils se mirent donc en route. Il y a — ou plutôt, devrai-je dire, il y avait, car le temps et les chemins de fer, et les petites villas de l’extrême banlieue l’ont peut-être détruit, — il y a, ou il y avait, dis-je, un charmant petit chemin boisé qui aboutissait derrière l’église de Hadley, et qui traversait ce qui jadis avait été la « chasse » d’Enfield. Combien de pieds amoureux ont foulé les feuilles dont l’automne jonchait ce joli sentier ! Allons, allons ! je n’en parlerai plus. Je ne parlerai plus que de sir Henry et du moment présent. Le temps passé et les anciennes promenades seront mises en oubli. Le solliciteur général suit ce chemin, et l’amour et la beauté l’accompagnent.

Voyez comme il ouvre la barrière qui touche à la clôture du cimetière ! Je voudrais bien savoir si elle y est encore. Allons, allons ! supposons qu’elle y est toujours.

— Quel charmant temps pour se promener, dit sir Hnery.

— Magnifique, répondit Caroline.

— Il n’est rien que j’aime autant qu’une longue promenade, dit le jeune homme.

— C’est fort agréable, en effet, dit la jeune fille. Mais je ne me soucie pas d’aller très-loin aujourd’hui. Je ne suis pas bien forte en ce moment.

— Pas bien forte ? répéta le solliciteur général d’un ton d’effroi.

— Je ne suis pas malade du tout ; mais je ne me sens pas de force à faire de longues promenades. J’en ai perdu l’habitude ; puis, mes bottines ne sont pas ce qu’il faut pour cela.

— J’espère qu’elles ne vous font pas mal ?

— Oh ! non, elles ne me font pas précisément mal ; elles iront très-bien pour aujourd’hui. — Puis il y eut un silence, et ils se mirent à marcher sur la pelouse qui est devant les fenêtres du presbytère, et qui s’étend jusque sous le bois. Je voudrais bien savoir si, dans les soirs d’été, on y joue encore au cricket ?

Ils se trouvèrent bientôt aussi seuls — ou presque aussi seuls que pouvaient le souhaiter des amoureux ; assez seuls, du moins, au gré de Caroline. Quelques regards curieux les épiaient encore, peut-être pour voir quel air avait le célèbre avocat en se promenant avec la jeune fille de son choix, et comment aussi se comportait la petite-fille du vieil avare millionnaire lorsqu’elle se promenait avec celui qu’elle aimait. Quelques voix, peut-être, murmuraient tout bas qu’elle avait changé d’amoureux, car tout se sait et se redit dans ces agrestes solitudes. Mais ni ceux qui épiaient, ni ceux qui chuchotaient ne troublaient le bonheur de l’heureux couple.

— J’espère que vous êtes heureuse, Caroline, dit sir Henry en pressant légèrement la main qui reposait à peine sur son bras.

— Heureuse… oui, je suis heureuse. Je ne crois pas, vous le savez, à la félicité parfaite. Je n’y ai jamais cru.

— Mais j’espère que vous êtes raisonnablement heureuse… que vous n’êtes pas mécontente… que vous n’avez pas de regrets du moins ? J’espère que vous êtes persuadée que je ferai mon possible, tout mon possible pour vous rendre heureuse.

— Oui, sans doute, je crois cela. Nous devons chercher à nous rendre la vie agréable l’un à l’autre. Après tout, je pense que c’est là l’essentiel en ménage.

— Je ne m’attends pas, Caroline, à ce que vous m’aimiez avec passion, pas encore, du moins.

— Non. Il ne faut nous attendre ni l’un ni l’autre à cela, sir Henry. L’amour passionné ne dure pas longtemps, je crois, et fait bien souffrir pendant qu’il dure. Une mutuelle estime lui est infiniment préférable.

— Mais, Caroline, je tiens à ce que vous croyiez à mon amour.

— Et j’y crois, je vous assure. Sans cela, pourquoi m’épouseriez-vous ? J’ai trop bonne opinion de moi pour être surprise que vous m’aimiez. Mais l’amour, chez vous comme chez moi, devra être désormais subordonné à d’autres passions.

L’allusion au passé renfermée dans ce mot « désormais » n’était pas précisément du goût de sir Henry ; mais il la subit sans sourciller.

— Vous savez si bien l’histoire de ces trois dernières années, continua Caroline, que je ne pourrais pas vous tromper, en supposant que je le voulusse. D’ailleurs, je crois pouvoir affirmer, telle que je me connais, que je n’aurais jamais, en aucun état de cause, tâché de le faire. J’ai aimé une fois, et il n’en est résulté rien, de bon. Cela était contraire à ma nature, d’aimer — d’aimer ainsi d’un amour passionné et dévoué. Pourtant, je l’ai fait. Mais je crois pouvoir assurer que je ne commettrai plus jamais cette sottise.

— Vous avez souffert récemment, Caroline, et la blessure est encore trop vive pour que vous puissiez croire au bonheur qui, peut-être, vous est réservé.

— C’est vrai ; j’ai souffert, dit-elle ; et Harcourt sentit, au mouvement du bras qui s’appuyait sur lui, qu’elle frissonnait de tout son corps.

Il marcha pendant quelque temps, en silence, plongé dans ses réflexions. Pourquoi épousait-il cette jeune fille qu’avait quittée son premier amoureux ? Il était à l’apogée de sa prospérité ; il avait à offrir tout ce que les mères désirent pour leurs filles, tout ce que les filles désirent pour elles-mêmes. Il avait la fortune, le rang, la célébrité, la jeunesse et le talent. Pourquoi jetterait-il tous ces trésors aux pieds d’une orgueilleuse, qui les acceptait, en lui jurant qu’elle ne l’aimerait jamais ? Ne ferait-il pas mieux de reculer ? Il n’avait qu’un mot à dire pour cela ; car l’orgueil de Caroline était bien réel. Harcourt sentait au fond du cœur qu’elle n’affectait rien de ce côté-là. Il n’avait qu’à lui dire qu’il ne pouvait se contenter de ses froids regards, et elle le prierait tout simplement de la reconduire chez elle et de la laisser. Rien de plus facile pour lui que de se dégager.

Mais sir Henry la regarda. Non pas avec les yeux du corps, car elle marchait à ses côtés et il n’aurait pu, physiquement, obtenir la vue d’ensemble que réclamait son esprit critique. Mais il l’examina attentivement avec les yeux de la mémoire et vit qu’elle satisfaisait en tout point aux exigences de son goût. Personne ne pouvait nier qu’elle ne fût extrêmement belle, et qu’elle ne fût à l’apogée de sa beauté — beauté de déesse qui devait persister pendant longtemps, en dépit des années, car elle ne tenait pas à la grâce de la jeunesse et à une éphémère fraîcheur ; elle ne venait pas de l’éclat du regard ni du coloris des joues. Les lignes du visage étaient, à la fois, sévères et admirablement gracieuses. Ce n’était pas lorsqu’elle souriait qu’elle plaisait le plus, et elle ne charmait pas seulement quand elle parlait, bien que dans l’animation sa physionomie fût très-belle. Elle avait la perfection sculpturale du marbre. Même sir Henry Harcourt, même un jeune solliciteur général, n’eût pas facilement rencontré une beauté mieux faite pour régner dans un salon.

Et puis, elle avait cet air d’élégance mondaine qui semble posséder le secret du dédain, et auquel sir Henry attachait un si grand prix — cet air qui aux yeux de George Bertram avait été presque un défaut !

Chez Caroline, comme chez bien d’autres femmes, cette qualité était plus apparente que réelle. Elle n’avait guère vécu dans le grand monde, et ne savait point dédaigner ses pareilles, les femmes de Littlebath, les Todd et les Adela Gauntlet ; mais, à son air, on l’en aurait crue capable. Or, il était bon que la femme d’un solliciteur général eût cet air-là.

Sir Henry pensa ensuite au coffre-fort de M. Bertram. Ah ! s’il eût pu connaître ce secret-là, sa décision eût été vite prise ! Il savait bien que le vieillard s’était brouillé avec son neveu. Il savait également que George, dans son aveugle entêtement, ne ferait aucune démarche pour amener une réconciliation. N’était-il pas à présumer qu’une grande partie, au moins, des richesses presque fabuleuses de M. Bertram irait à sa petite-fille ? Il avait, il est vrai, un risque à courir ; mais, en toutes choses, il faut courir des risques. Il était possible, si sir Henry jouait bien la partie, qu’il aurait le tout, et qu’il se trouverait dans une position telle, que la place de solliciteur général même lui semblerait au-dessus de lui.

Toutes réflexions faites, il se décida à persévérer, en dépit de la froideur de Caroline.

Et, sa résolution étant prise, il entama un nouveau sujet de conversation.

— Somme toute, la maison vous a plu, n’est-ce pas ?

La semaine précédente, Caroline avait été voir la nouvelle maison d’Eaton-Square.

— Oui, elle m’a beaucoup plu. Elle est charmante, sous tous les rapports. Mais je crains qu’elle ne soit bien coûteuse. C’était là un sujet sur lequel Caroline pouvait parler.

— Pas excessivement, dit sir Henry. On ne peut pas s’attendre à avoir une maison pour rien à Londres. Je crois que, si je puis payer comptant, je ferai une bonne affaire. L’important, c’est qu’elle vous plaise.

— J’en ai été enchantée. Jamais je n’ai vu de plus jolis salons ; et, pour Londres, les chambres à coucher sont très-grandes et très-aérées.

— Avez-vous vu la salle a manger ?

— Oui, j’y suis entrée.

— On pourrait y dîner vingt-quatre, n’est-ce pas ?

— Je ne saurais trop vous dire. Mais on pourrait aisément y faire tenir trois fois ce nombre-là pour souper.

— C’est possible ; mais je ne pensais pas aux soupers. Et la cuisine, est-elle commode ?

— Très-commode, — à ce que dit ma tante, du moins.

— Et maintenant, pour le mobilier ? Vous pourrez me donner deux ou trois jours à Londres, n’est-ce pas ?

— Sans doute, si vous le désirez. Mais je m’en remettrais volontiers à votre goût en ces matières.

— Mon goût ! Mais je n’ai ni le goût ni le temps pour ces choses. Si vous vouliez bien aller chez…

Et après un quart d’heure de conversation de ce genre, ils rentrèrent à la maison. Les bottines de Caroline avaient commencé à la gêner, et cela les avait empêchés d’aller bien loin. Ah ! mon Dieu ! je le répète, que ces promenades d’amoureux étaient douces et charmantes autrefois !

En rentrant, Caroline remonta dans sa chambre, et sir Henry s’assit dans la salle à manger auprès du fauteuil de M. Bertram.

— Monsieur Bertram, je voulais vous parler du contrat de Caroline, dit-il en se plongeant tout de suite au cœur de son sujet. Il est temps que tout cela soit arrangé, j’aurais chargé mon notaire de voir Pritchett, mais je ne suis pas bien sûr que Pritchett soit autorisé à agir pour vous en cette affaire.

— Agir pour moi ! Pritchett n’est nullement autorisé à agir, — ni moi non plus d’ailleurs, je ne suis pas autorisé.

Sir Henry s’attendait à voir le vieillard se récuser tout d’abord dans les affaires de sa petite fille, et il ne s’en montra ni surpris ni révolté.

— Enfin, je tiens seulement à savoir qui a qualité pour agir dans cette affaire. Je ne prévois pas de difficultés. La fortune de Caroline n’est pas très-considérable ; mais encore faut-il qu’elle lui soit assurée. Elle a cent cinquante mille francs, si je ne me trompe ?

— Cent mille. C’est-à-dire, si je suis bien informé, sir Henry.

— Cent mille ? On m’avait dit cent cinquante mille. Je crois que c’est George Bertram qui me l’a dit dans le temps. Il va sans dire que je préférerais cent cinquante mille ; mais s’il n’y a que cent mille, eh bien ! il faudra en prendre notre parti.

— Elle n’a que cent mille francs, à elle, dit le vieillard d’un ton un peu radouci.

— Voyez-vous quelque inconvénient à ce que je vous dise ce que je me proposerais de faire ?

— Pas le moins du monde, sir Henry.

— Mon revenu est considérable ; mais j’ai besoin d’un peu d’argent comptant pour achever de payer ma maison et pour la meubler. Consentiriez-vous à ce que les cent mille francs me fussent remis, à moi, à la condition que j’assurasse ma vie, en faveur de Caroline, pour une somme de cent cinquante mille francs ? Si sa fortune était plus considérable, je proposerais naturellement de m’assurer pour une plus forte somme.

Sir Henry se montrait si raisonnable, que M. Bertram finit par se radoucir. Il annonça qu’il ajoutait cinquante mille francs à la fortune de sa petite-fille, ainsi qu’il avait toujours compté le faire. Cette somme serait reconnue à Caroline par contrat de mariage, mais le revenu en serait naturellement touché par son mari. Celui-ci se ferait, assurer, en faveur de sa femme, pour cent mille francs ; et M. Bertram lui prêterait soixante-quinze mille francs pour l’achat du mobilier.

Sir Henry consentit à cet arrangement, en se disant à part lui qu’un tel prêt, venant de M. Bertram, équivalait à un don. Mais M. Bertram ne parut pas envisager la chose sous le même aspect.

— Rappelez-vous bien, sir Henry, que je m’attends à recevoir mes intérêts au jour dit. Je ne vous prendrai que quatre pour cent. Mais il faut que ce soit un prêt sur obligation.

— Certainement, dit sir Henry.

Ainsi fut arrangée l’affaire du contrat.




CHAPITRE XXIX


MADAME LEAKE DE RISSBURY.


Adela Gauntlet arriva, sans aventure aucune, à la station de Littlebath, et elle y trouva mademoiselle Baker qui l’attendait pour se charger d’elle et de ses bagages. Elle connut bientôt son sort. Il était absolument nécessaire que mademoiselle Baker allât à Londres au bout de quelques jours. — Vous savez, ma chère, qu’il y a des milliers de choses à faire pour le mobilier et tout le reste, dit mademoiselle Baker, qui se rengorgea involontairement en faisant cette allusion au grand mariage de sa nièce. Adela se hâta de reconnaître qu’il devait en effet y avoir « des milliers de choses, » et témoigna tout son regret d’être une cause d’embarras pour ses amis.

— Pas le moindre embarras, ma chère, dit mademoiselle Baker. Je serai revenue dans une quinzaine au plus tard, et mademoiselle Todd sera enchantée de vous avoir pendant mon absence. Elle serait très-désappointée, et très-mortifiée même, si vous n’y alliez pas maintenant. Cependant je ne vous laisserais pas, si ce n’était que sir Henry tient absolument à ce que Caroline choisisse tout elle-même, et, naturellement, il n’a pas le temps de l’accompagner. C’est une grande responsabilité… Je pense qu’elle va avoir près de cinquante mille francs de commandes à faire.

— Quelle sorte de personne est mademoiselle Todd ? dit Adela.

— Une charmante personne ; vous l’aimerez beaucoup, — elle est si vive, si bonne enfant, si généreuse ! Elle a beaucoup d’esprit aussi. Seulement, pour son âge, elle aime peut-être un peu trop…

— Un peu trop… quoi ? la toilette, sans doute ?

— Non. Je ne vois rien à reprendre chez elle de ce côté-là. Elle s’habille bien, et même richement, mais fort convenablement. Ce que je voulais dire, c’est que, pour une femme de son âge…, elle aime peut-être trop que les hommes s’occupent d’elle.

— Mais Caroline m’a dit qu’elle était la vieille fille la plus invétérée qu’on pût voir, — une vieille fille, qui se faisait gloire de l’être.

— Je n’en sais rien, ma chère ; mais je crois fort que si un certain monsieur l’en priait, elle renoncerait bien vite à cette gloire. Du reste, c’est une personne très-aimable, et elle vous plaira beaucoup.

Mademoiselle Baker partit effectivement pour Londres, confiant Adela à l’hospitalité de mademoiselle Todd. Elle partit, mais elle se promit bien de revenir le plus tôt possible. Sir Lionel allait, à peu près de deux jours l’un, faire visite à mademoiselle Todd dans son appartement de la place du Paragon. Il est vrai que les jours intermédiaires, il allait aussi régulièrement voir mademoiselle Baker ; pour cela, il y avait une raison : on avait à causer de George et de Caroline ; mais quelle raison, se disait mademoiselle Baker, pouvait-il avoir pour aller tous les deux jours place du Paragon ?

Adela se sentit un peu effrayée quand elle se vit installée chez mademoiselle Todd, bien que les façons de cette dame ne fussent pas bien imposantes.

— Maintenant, ma chère enfant, dit-elle, ne faites pas attention à moi. Faites tout juste ce qui vous convient. Si je savais seulement ce qui vous plaît, il ne dépendrait pas de moi que vous ne l’ayez. Voyons, qu’est-ce que vous aimez ? Voulez-vous que j’engage un peu de jeunesse pour ce soir ?

— Oh ! non, mademoiselle, — pas pour moi, je vous en prie. Je n’ai jamais été beaucoup dans le monde, et certainement je n’en ai pas envie dans ce moment.

— Le monde a du bon… Vous ne jouez pas, je pense.

— Je ne reconnais pas même les cartes.

— Alors, vous conviendriez parfaitement à M. O’Callaghan. Aimez-vous les jeunes ministres ? Il y en a un ici qui pourrait faire votre affaire. Toutes ces demoiselles en sont folles.

— Je serais désolée de me mettre en rivalité avec toutes ces demoiselles.

— Peut-être préférez-vous les officiers ? Il y en a ici des tas. Je ne sais vraiment d’où ils sortent, et ils semblent n’avoir jamais rien à faire. Les jeunes personnes, — je veux dire celles qui ne courent pas après M. O’Callaghan, — ont l’air de les trouver très-aimables.

— Mais, mademoiselle, je ne tiens ni aux ministres ni aux officiers.

— Vrai ? Alors, nous ferons venir quelques romans du cabinet de lecture. À trois heures je sors toujours en voiture, et nous nous arrêterons chez le pâtissier. Tiens ! voilà sir Lionel Bertram, selon son habitude. Vous connaissez sir Lionel, n’est-ce pas ?

Adela répondit qu’elle avait rencontré sir Lionel chez mademoiselle Baker.

— Quel dommage que ce mariage ait été rompu, n’est-ce pas ? Je veux dire celui de cette chère Caroline Waddington. Mais, bien que celui-là soit rompu, il y en aura peut-être un tout de même. Quant à moi, j’en serais bien aise. Allons ! je vois que vous n’êtes pas au courant. Je vous conterai cela un de ces jours. Bonjour, sir Lionel. Il ne faut pas que vous restiez longtemps aujourd’hui, parce que mademoiselle Gauntlet et moi nous voulons sortir. Ou plutôt, tenez ! vous allez nous accompagner. Il fait beau, et, si mademoiselle Gauntlet veut bien, nous irons à pied au lieu de prendre la voiture.

Sir Lionel, après avoir présenté ses hommages à mademoiselle Gauntlet, se déclara trop heureux de servir d’escorte à ces dames.

— Mais j’y songe, nous ne pouvons pas aller à pied aujourd’hui, parce qu’il faut absolument que je fasse une visite à la vieille madame Leake à Rissbury. J’avais tout à fait oublié madame Leake. Ainsi, vous voyez, sir Lionel, nous n’aurons pas besoin de vous, après tout.

Sir Lionel protesta que cette dernière décision le rendait infiniment malheureux.

— Vous vous remettrez d’ici l’heure du dîner, je n’en doute pas, dit mademoiselle Todd. Je monte mettre mon chapeau ; comme mademoiselle Gauntlet est toute prête, vous pouvez rester pour lui tenir compagnie.

— Quelle charmante personne que mademoiselle Todd, n’est-ce pas ? dit sir Lionel avant que la porte se fût refermée. Quelle fraîcheur de sentiments, quelle bonhomie ! — un peu étrange parfois. Ces derniers mots furent ajoutés lorsque le pas un peu lourd de mademoiselle Todd eut résonné d’une manière tout à fait rassurante sur les marches de l’escalier.

— Elle me semble une très-bonne personne. Je l’ai vue aujourd’hui pour la première fois.

— Vraiment ? Nous l’avons connue très-intimement, en Terre sainte. (Comme s’il était possible qu’une terre quelconque pût être sainte pour sir Lionel et ses pareils !) Je veux dire George et moi, et Caroline. Je pense que vous savez cette histoire avec mademoiselle Waddington ?

Adela fit un geste qui indiquait qu’elle était au courant de l’affaire à laquelle il faisait allusion.

— C’est bien triste, n’est-ce pas ? à cause de leur parenté si proche, et de leur position de cohéritiers d’une si grande fortune. Je sais que le monde ici prend parti pour Caroline, et dit qu’elle a le droit de se plaindre. Mais je ne saurais blâmer George, quant à moi, en conscience, je ne le puis.

— C’est un de ces cas dans lesquels on ne doit jeter le blâme à personne.

— Précisément ; c’est ce que je dis. Voici le conseil que j’ai donné à George. Il ne faut pas que les idées d’intérêt influent sur ta conduite en aucune façon. Dieu merci ! il y a assez d’argent pour nous tous. La seule chose à laquelle tu doives penser, c’est à votre bonheur à tous deux. Voilà ce que je lui disais, et je crois vraiment qu’il a agi d’après mes avis. Je ne crois pas qu’il ait eu la moindre arrière-pensée sordide au sujet de la fortune de Caroline.

— J’en suis parfaitement convaincue.

— Pas la moindre. Quant aux idées de sir Henry, je ne prétends pas les connaître. On dit ici qu’il cherche depuis quelque temps à gagner les bonnes grâces de mon frère. Libre à lui. Je suis vieux, mademoiselle Gauntlet, — assez vieux pour être votre père (le ci-devant jeune homme aurait pu dire grand-père, s’il l’eût voulu), et voici ce que mon expérience m’a enseigné : l’argent ne vaut pas l’a peine qu’on se donne pour l’obtenir. On dit que mon frère aime l’argent : si c’est vrai, je crois qu’il se laisse aller là à une grande erreur, — une bien grande erreur.

C’étaient de beaux sentiments ; mais, même pour l’oreille inexpérimentée d’Adela, il n’y avait pas là le son du vrai et pur métal. À vrai dire, la fausse vertu n’en impose qu’à bien peu de gens. On reconnaît fort bien l’homme mondain, ainsi que celui qui est cruel, dur, avaricieux ou Injuste. Ce qui fait que les avares et les injustes échappent au châtiment, ce n’est pas l’ignorance, c’est l’indifférence du monde au sujet de leurs vices.

— Et maintenant, sir Lionel, si vous voulez vous mettre en voiture, nous ne vous retiendrons plus, dit mademoiselle Todd qui rentra avec son châle et son chapeau.

Madame Leake, qui vivait à Rissbury, était une vieille dame sourde qui ne jouissait pas d’une grande faveur auprès des autres vieilles dames de Littlebath. Personne n’ignore, je pense, que le village de Rissbury est presque un faubourg de Littlebath.

Madame Leake n’était pas généralement aimée, parce que, tout en ayant l’oreille paresseuse, elle avait la langue singulièrement active. Elle avait la réputation de savoir dire des choses plus mordantes qu’aucune autre dame de Littlebath ; or, les dames de Littlebath sont très-disposées à être mordantes. Et puis, madame Leake ne jouait pas, ne donnait pas de soupers, en un mot, n’ajoutait que fort peu, de quelque façon que ce fût, au bonheur de ces autres dames, ses compatriotes. Mais elle vivait dans une grande maison qui lui appartenait, tandis que les autres habitaient des appartements meublés ; elle avait une voiture à deux chevaux, au lieu que les autres n’avaient qu’un seul cheval ; enfin, elle entretenait certaines relations mystérieuses avec les châteaux du voisinage, ce qui faisait un grand effet sur le monde de Littlebath, bien qu’on n’ait jamais pu savoir au juste l’avantage qu’y trouvait madame Leake elle-même.

C’est une grande corvée que d’avoir à causer avec des gens qui ont besoin de se servir d’un cornet, lorsque ceux-ci sont trop impatients pour s’astreindre à en user d’une façon convenable. Mademoiselle Todd redoutait le cornet de madame Leake ; elle n’avait pas grand’peur de sa méchante langue ; sa voiture et ses chevaux, ainsi que ses relations de château, lui étaient assez indifférents ; mais le monde de Littlebath voyait madame Leake, et mademoiselle Todd, selon le proverbe anglais, voulait « faire à Rome comme font les Romains. »

— Je l’entreprendrai, dit mademoiselle Todd à Adela en achevant la description de madame Leake au moment où la voiture traversait le village de Rissbury, je l’entreprendrai pendant cinq minutes ; puis vous vous en chargerez pendant cinq autres minutes, et alors je recommencerai ; puis nous nous en irons. Adela consentit à cet arrangement avec un certain effroi : sur quel sujet pourrait-elle s’étendre avec madame Leake pendant l’espace de cinq grandes minutes, et cela au moyen d’un cornet !

— Mademoiselle qui ? dit madame Leake, en retirant son cornet de l’oreille afin de dévisager Adela plus à son aise. Oh ! mademoiselle Gaunt… très-bien… J’espère que vous aimez Littlebath, mademoiselle Gaunt.

— Mademoiselle Gaunt-let ! beugla mademoiselle Todd d’une voix qui aurait fait voler en éclats le cornet s’il n’eût été fait du métal le plus solide.

— Ne criez donc jamais, ma chère. Quand vous faites cela, je n’entends plus rien. Cela fait seulement un bruit comme un chien qui aboie. Vous trouverez les jeunes gens de Littlebath très-gentils, mademoiselle Gaunt. Ils sont un peu nuls, — mais je crois qu’en général les jeunes filles les aiment mieux comme cela.

Adela ne se crut pas obligée de répondre à Cette observation, puisque, ce n’était pas à son tour d’emboucher le cornet.

— Avez-vous quelques nouvelles à nous dire, madame ? demanda mademoiselle Todd. L’important était d’arriver à faire causer madame Leake au lieu d’avoir à lui parler.

— Faire rire ? Non, je ne pense pas qu’ils fassent rire personne ; ce n’est pas leur affaire d’être amusants. Je pense qu’ils savent danser, pour la plupart ; et ceux qui ont quelque argent peuvent faire des maris, tels quels. Il ne faut pas être trop difficile, n’est-ce pas, mademoiselle Gaunt ?

— Mademoiselle Gaunt — let, souffla à voix basse mademoiselle Todd dans le cornet, en séparant les syllabes de son mieux, afin qu’elles ne se confondissent pas en frappant le tympan rebelle de madame Leake.

— Let, let, let ! qu’est-ce que vous dites ? Je crois vraiment que j’entends tout le monde mieux que vous, mademoiselle Todd. Je ne sais pas comment cela se fait, mais il me semble que je n’entends jamais les gens de la ville aussi bien que les personnes de ma société. Affaire d’habitude, sans doute.

— À la campagne, on est peut-être plus habitué aux sourds, dit mademoiselle Todd qui, malgré sa débonnaireté, n’entendait pas se laisser manquer.

— Je ne vous entends pas, dit madame Leake qui, pourtant, cette fois avait entendu. Mais je veux que vous me parliez de cette Caroline Waddington. Est-ce vrai qu’elle a déjà un autre amoureux ?

— Tout à fait vrai. Elle va se marier.

— Elle veut se marier : Je n’en doute pas, qu’elle veut se marier. Elles le veulent toutes, seulement quelques-unes n’y parviennent pas. Ha ! ha ! ah ! Je vous demande pardon, mademoiselle Gaunt ; mais, nous autres vieilles, nous aimons toujours à donner un coup de patte en passant aux jeunes ; n’est-ce pas, mademoiselle Todd ?

Il faut se rappeler que madame Leake avait soixante-dix ans passés, tandis que notre chère mademoiselle Todd n’avait que tout juste atteint sa quarante-quatrième année.

— Mademoiselle Gauntiet pourra tout vous raconter au sujet de mademoiselle Waddington, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus distincte. Ce sont de très-grandes amies et elles sont en correspondance. Et là-dessus, mademoiselle Todd passa le cornet à Adela.

— En correspondance ! avec un autre ? je n’en doute pas — avec une demi-douzaine à la fois peut-être. En savez-vous quelque chose, mademoiselle Gaunt ?

Que pouvait faire ou dire la pauvre Adela ? Sa main tremblait en touchant le terrible instrument. Trois fois elle se baissa vers l’embouchure, et trois fois elle releva la tête avec désespoir sans avoir trouvé un mot à dire.

— Est-ce la demoiselle, ou le monsieur qui est de vos amis, ma chère ? ou lequel de ces messieurs ? J’espère qu’elle ne vous a pas enlevé un de vos amoureux.

— Mademoiselle Waddington est une de mes meilleures amies, madame.

— Ah ! vraiment.

— Et je connais aussi M. Bertram.

— Est-il aussi de vos meilleurs amis ? En tout cas, le voilà libre maintenant, je pense. Mais on me dit qu’il n’a rien. Hein ?

— Je n’en sais rien ; je n’ai jamais cherché à savoir.

— Oui, c’est difficile à savoir — à savoir au juste. Je n’aime pas beaucoup, quant à moi, les jeunes filles qui prennent des amoureux et qui ensuite les plantent là, mais…

— Mademoiselle Waddington ne l’a pas planté là, madame.

— Alors c’est lui qui l’a quittée. C’était tout juste ce que je voulais savoir. Je vous suis bien obligée, ma chère. Je vois que vous saurez me raconter toute l’affaire. C’était à propos d’argent, n’est-ce pas ?

— Non, dit Adela à tue-tête, avec une énergie qui la surprit elle-même. L’argent n’y était pour rien.

— Je n’ai pas dit que vous n’y étiez pour rien. Mais ne prenez donc pas cette habitude de crier comme mademoiselle Todd. La vérité, je pense, c’est que le jeune homme a découvert ce qu’on aurait voulu qu’il ignorât. Les hommes ne doivent pas être trop curieux, n’est-ce pas, mademoiselle Todd ? Vous avez bien raison, mademoiselle Gaunt, n’ayez rien à faire avec toute cette histoire. C’est une vilaine affaire.

— Vous vous trompez tout à fait, madame, dit Adela de toute la force de ses poumons. Mais c’était peine perdue. — Je n’entends pas un mot quand vous criez de la sorte, pas un seul mot, lui dit madame Leake. Après quoi, Adela abandonna la place en implorant mademoiselle Todd du regard.

Mademoiselle Todd se leva pour partir en faisant le petit discours d’usage au moment des adieux. Elle avait compté, comme elle l’avait dit, faire une seconde partie de cornet avec madame Leake, mais elle y renonça. Elle se sentait à bout de patience. Elle fit donc un petit signe à Adela et tendit la main à la vieille dame en signe d’adieu.

— Mon Dieu ! vous êtes bien pressées de partir, dit madame Leake.

— Oui, nous sommes un peu pressées aujourd’hui, dit mademoiselle Todd, sans songer à prendre le cornet ; nous avons beaucoup de visites à faire.

— Allons, adieu. Je vous suis bien obligée d’être venues ; et, mademoiselle Todd — ici madame Leake affecta de baisser la voix, mais on l’eût entendue à cinquante pas — il faut que je vous fasse mon compliment au sujet de sir Lionel. Adieu, mademoiselle Gaunt, ajouta-t-elle en faisant une grande révérence d’autrefois à Adela.

Dire simplement que mademoiselle Todd rougit, serait induire le lecteur en erreur, au sujet de l’éclat ordinaire du teint de cette dame. Mademoiselle Todd était perpétuellement rougissante. Sur son visage se voyaient toujours les plus belles couleurs. Ce n’était pas seulement que sur ses joues on admirât une teinte vermeille, fixe et brillante ; à chaque sourire — et mademoiselle Todd souriait toujours — cette teinte s’étendait à son front et à son cou ; à chaque éclat de rire — et les éclats de rire de mademoiselle Todd étaient innombrables — le coloris devenait de plus en plus vif — allant et venant, ou pour mieux dire venant toujours et ne s’en allant jamais — jusqu’à tant que le reflet de son visage illuminât le salon entier et semblât éclairer les physionomies de tous ceux qui l’entouraient. Sous le coup du compliment de madame. Leake elle rougit, à en devenir violette. Jusqu’à ce jour elle s’était amusée de tous les petits commérages auxquels sa position de vieille fille, encore jeune, avait donné naissance, et elle avait pris plaisir à les répéter elle-même avec une certaine affectation ; mais il y avait un venin chez ce vieux serpent femelle, un dard chez cette vieille vipère qui atteignit jusqu’à l’indifférence de mademoiselle Todd.

— La vieille bête ! dit-elle, sans s’astreindre aucunement au sotto voce.

Madame Leake l’entendit, bien que le cornet fût au repos.

— Non, non, non, dit-elle de sa voix la plus aimable, je ne vois pas du tout qu’il soit le moins du monde une vieille bête pour cela. Il est vieux, sans doute, et il a certainement besoin d’argent ; mais, d’un côté, il a un titre, ma chère, comme vous savez, et il est colonel. Là-dessus, les deux visiteuses, sans vouloir attendre d’autres gracieusetés, regagnèrent leur voiture.

Mademoiselle Todd, avant d’y être assise, avait déjà retrouvé toute sa bonne humeur. — Eh bien ! que pensez-vous de mon amie madame Leake ? Tels furent ses premiers mots à Adela.

— Qu’est-ce donc qui la rend si malveillante ? répliqua celle-ci.

— Voyez-vous, ma chère, elle ne serait rien si elle n’était malveillante. C’est sa destinée. Elle est très-vieille, elle vit là toute seule, elle ne sort pas beaucoup, et elle n’a rien pour l’amuser. Si elle ne faisait pas des commérages, elle ne ferait rien. Quant à moi, j’aime assez cela.

— Je ne puis pas en dire autant, répondit Adela. Puis il y eut quelques minutes de silence, pendant lesquelles mademoiselle Todd se demanda si elle se défendrait, vis-à-vis sa compagne, de cette accusation au sujet de sir Lionel.

— Vous voyez quelle sorte de femme c’est, mademoiselle Gauntlet, et vous comprenez bien qu’il ne faut pas croire un mot de ce qu’elle dit.

— Quelle horreur !

— Mon Dieu ! cela n’a pas grande importance. Ce sont des mensonges anodins. Personne n’y fait attention. Quant à ce qu’elle a dit de sir Lionel…

— Oh ! je n’attache aucune importance à ce qu’elle a dit.

— Mais il faut que je vous l’explique, dit mademoiselle Todd, qui, malgré sa rougeur, avait éprouvé presque autant de plaisir que de peine en entendant l’allusion de madame Leake. Car on faisait grand cas de sir Lionel à Littlebath, et, parmi les vestales qui s’y trouvaient rassemblées, il en était plus d’une qui aurait volontiers renoncé à sa liberté en faveur de sir Lionel Bertram.

— Mais il faut que je vous l’explique. Il est vrai que sir Lionel vient très-souvent chez moi, et je serais disposée à croire qu’il y a quelque chose là-dessous, — ou, pour mieux dire, je ne serais pas étonnée que d’autres le crussent, — si ce n’était que je sais positivement qu’il pense à une autre personne.

— Vous croyez ? dit Adela sans grande vivacité.

— Oui, et je vous dirai qui est cette autre personne. Je n’en parlerais pas si je n’en étais sûre, — c’est-à-dire, à peu près sûre, car on n’est jamais tout à fait sûr de rien.

— Alors, je pense qu’il vaut mieux ne pas parler des gens.

— C’est bon à dire ; mais, dans un endroit comme Littlebath, il faudrait donc se taire complètement. Je laisse causer les autres sur mon compte, et je me permets d’en faire autant sur le leur. On ne peut pas vivre sans cela, ma chère. Mais je ne dis pas des choses comme madame Leake.

— J’en suis convaincue.

— Pour revenir à sir Lionel, ne pouvez-vous pas deviner de qui il s’agit ?

— Comment le pourrai-je ? je ne connais à Littlebath que vous et mademoiselle Baker.

— Vous y êtes. Je savais bien que vous le devineriez. Ne dites pas que vous le tenez de moi.

— Mademoiselle Baker épouserait sir Lionel ?

— Et pourquoi pas ? Pourquoi ne se marieraient-ils pas ? Je crois que ce serait fort sage à tous deux. Ces sortes de mariages sont souvent très-heureux.

— Pensez-vous qu’il l’aime ? dit Adela, dont les idées sur le mariage étaient d’un ordre très-primitif.

— Mais… je ne vois pas pourquoi il ne l’aimerait pas — d’une certaine manière, s’entend. Je ne pense pas qu’il écrive des vers sur ses beaux yeux, si c’est là ce que vous voulez dire, mais je crois qu’il aimerait assez qu’elle lui tînt son ménage, et je crois aussi que, maintenant que Caroline s’en va, mademoiselle Baker aimerait assez à vivre avec quelqu’un. Elle n’est pas faite pour mener une vie d’ours comme moi.

Adela fut assez surprise, mais elle n’avait rien à dire. Il ne lui convenait pas de donner les raisons pour lesquelles il lui semblait que mademoiselle Baker ferait mieux de ne pas épouser sir Lionel, et elle trouva plus prudent de garder le silence.

Sa quinzaine avec mademoiselle Todd se passa fort bien. Elle eut à endurer une ou deux soirées de whist et à résister, avec une certaine détermination, aux efforts de son hôtesse pour la mener dans le monde. Mais au fond, mademoiselle Todd était si réellement bonne, si généreuse, si désireuse de faire plaisir aux autres, qu’elle finit par gagner le cœur d’Adela, et elles se séparèrent les meilleures amies du monde.

— J’aime tant mademoiselle Baker ! dit mademoiselle Todd à Adela le jour où celle-ci la quitta. J’espère de tout mon cœur qu’elle sera heureuse. Ne dites rien de ce que je vous ai raconté ; seulement, regardez bien, vous verrez si cela n’est pas vrai. Vous verrez sir Lionel chez mademoiselle Baker aussi souvent qu’ici.

Caroline ne revint pas à Littlebath avec sa tante. L’automne tirait à sa fin, on était au mois de novembre, et il ne restait plus qu’un mois à passer avant le jour, — faut-il dire l’heureux jour ? — qui devait faire de Caroline Waddington la femme de sir Henry Harcourt. Il y avait, comme l’avait fort bien dit mademoiselle Baker, tant de choses à faire, et si peu de temps pour en venir à bout ! Il avait donc été décidé que Caroline ne reviendrait pas à Littlebath.

— Et vous êtes revenue ici exprès pour moi ? dit Adela à mademoiselle Baker.

— Pas du tout. Je serais revenue en tout état de cause, et pour plusieurs raisons. Je suis bien aise de voir M. Bertram de temps à autre, surtout depuis qu’il a reconnu Caroline, mais je mourrais s’il me fallait rester longtemps dans cette maison. Avez-vous beaucoup vu sir Lionel pendant que vous étiez chez mademoiselle Todd ?

— Oui, beaucoup, dit Adela, qui ne put s’empêcher de sourire en répondant à cette question.

— Il est toujours là, je crois. Je ne serais pas étonnée que cela finît par un mariage, parole d’honneur !

— Je n’en crois rien.

— Vraiment ! vous ne le croyez pas ? Vous avez été dans la maison pendant quelque temps, et vous avez pu observer. Mais alors, qu’est-ce qui l’y attire ?

— Mademoiselle Todd prétend qu’il lui parle toujours de vous.

— De moi, quelle bêtise ! et mademoiselle Baker se retira dans sa chambre le cœur fort allégé.

Caroline, on se le rappelle, avait écrit à Adela pour lui apprendre le nouvel engagement qu’elle avait contracté. Celle-ci lui avait répondu affectueusement, mais brièvement ; elle avait souhaité à son amie tout le bonheur possible, et elle avait tâché d’écrire sans trop de tristesse les quelques phrases que réclamait l’occasion. La concision de la lettre suffisait, il est vrai, pour impliquer un blâme ; mais à cela Adela ne pouvait rien.

Caroline s’attendait au blâme. Elle savait qu’elle serait condamnée, soit en paroles, soit par silence. Peu lui importait de quelle façon. Elle se condamnait elle-même, et elle eût donné tout au monde pour se voir absoudre par quelqu’un qu’elle aimait et estimait ; mais elle n’espérait pas l’approbation d’Adela, et elle ne l’obtint pas.

Elle se comporta bravement pourtant. En présence de son grand-père, de mademoiselle Baker ou de son fiancé, elle ne donna aucun signe de repentir ; mais, bien qu’elle n’eût peut-être au cœur nul repentir, elle était pleine de chagrin et de remords, et elle ne sut pas garder complètement le silence.

Elle écrivit une nouvelle lettre à Adela, dans laquelle elle implorait, pour ainsi dire, sa pitié. Nous ne donnerons pas ici sa lettre entière, mais un seul passage fera connaître l’état d’esprit où se trouvait la pauvre fille. « Je sais que vous m’avez jugée et trouvée coupable, » disait-elle. « Je le vois, d’après le ton de votre lettre, bien que vous soyez assez généreuse pour tâcher de me tromper. Mais vous me condamnez parce que vous ne me connaissez pas. Je me sens assurée que je fais ce qui est prudent, et j’ose même dire que je fais mon devoir. Si j’avais refusé l’offre de sir Henry ou toute autre offre du même genre — à toutes il y aurait eu les mêmes objections à faire, — que serais-je devenue ? quel eût été mon avenir ? Je ne parle pas de mon bonheur. Je veux dire : à qui aurais-je été utile ?

« Vous me direz que je n’aime pas sir Henry. Je lui ai dit que je ne l’aimais pas, dans l’acception générale de ce mot. Mais j’apprécie ses grandes qualités, et je l’épouse avec la ferme intention de faire mon devoir, de me sacrifier pour lui s’il en est besoin, et de me rendre utile dans la position où il me placera. Que puis-je faire de mieux ? Vous, Adela, vous ferez mieux. Je sais que vous trouverez mieux à faire que cela. Il serait meilleur d’avoir aimé et d’avoir épousé par amour le plus pauvre des hommes que Dieu a mis sur cette terre. Mais je ne puis plus faire cela. On m’a ôté le pouvoir de le faire. La question, pour moi, était de savoir si je tâcherais d’être utile comme femme, ou si je demeurerais inutile comme fille. Car j’eusse été inutile, et irritable et malheureuse. L’occupation, le travail, le devoir, me sauveront de tout cela. Chère Adela, tâchez de voir la chose à ce point de vue. Ne me repoussez pas sans faire un effort en ma faveur. Soyez miséricordieuse… De toute façon, disait-elle en terminant sa lettre, venez me voir à Londres au commencement du printemps. Promettez-le-moi, ou je croirai que vous m’abandonnez tout à fait. »

Adela répondit aussi affectueusement et aussi délicatement que possible. Toutes les natures n’étaient pas les mêmes, dit-elle, et il serait présomptueux à elle de s’ériger en juge de la conduite de son amie. Elle aimait mieux s’abstenir, et elle prierait Dieu pour que Caroline et sir Henry fussent heureux ensemble. Quant au voyage de Londres pour le printemps suivant, elle ne demanderait pas mieux que de le faire, si les projets de sa tante Pénélope le permettaient. Il allait sans dire qu’elle devait dorénavant se laisser guider par sa tante, qui revenait d’Italie tout exprès pour lui servir de mère.

Jusqu’à la fin de l’année il ne se produisit à Littlebath aucun événement qui mérite d’être raconté, à moins qu’il ne soit utile de relater plus en détail les appréhensions nerveuses de mademoiselle Baker au sujet de sir Lionel. À vrai dire, elle était si naïve, qu’elle aurait trahi vingt fois par jour les secrets de son cœur à sa jeune amie, si son cœur eût eu des secrets. Mais il n’en avait pas. Elle était jalouse à l’excès de mademoiselle Todd, mais elle ne savait pas pourquoi. Elle faisait toutes sortes de questions sur les allées et les venues de sir Lionel, mais elle ne se demandait jamais à elle-même pourquoi elle s’en inquiétait. Elle était dans un état continuel d’impatience sentimentale, mais elle ne comprenait pas la cause de sa propre agitation. Les jours où sir Lionel venait la voir, elle était heureuse et gaie ; les jours où il allait chez mademoiselle Todd, elle était maussade. Quelquefois elle le raillait au sujet de son admiration pour sa rivale, mais elle le faisait sans grâce. L’esprit, la repartie, les épigrammes n’étaient pas le fait de mademoiselle Baker. Elle aurait pu, à la rigueur, tenir tête pendant cinq minutes à cette vieille sourde de madame Leake, mais quand elle s’essayait contre sir Lionel, elle échouait d’une façon déplorable. Cela se bornait, en somme, à lui reprocher doucement d’avoir été place du Paragon au lieu de venir faire sa visite, avenue de Montpellier. Adela voyait tout cela, et comprenait parfaitement que sir Lionel n’était nullement sincère. Mais que pouvait-elle dire ? Que pouvait-elle faire ?

— J’espère, sir Lionel, que vous avez trouvé mademoiselle Todd en bonne santé hier, disait mademoiselle Baker.

— Mais il me semble qu’elle n’allait pas trop mal, répondait sir Lionel ; nous avons beaucoup parlé de vous.

— De moi ! hé ! hé ! hé ! Je suis sûre que vous aviez de meilleurs sujets de conversation.

— Il ne saurait y en avoir de meilleur, reprenait le galant colonel.

— Oh ! vraiment ? Et le jour est-il fixé ? Adela, que voilà, est fort curieuse de le savoir.

— Comment pouvez-vous parler ainsi, mademoiselle Baker ? Vous savez que je ne suis pas curieuse du tout.

— Eh bien ! si vous ne l’êtes pas, moi je le suis. J’espère qu’on nous engagera… Ha ! ha ! ha !

Pourquoi donc sir Lionel ne se décidait-il pas, et ne mettait-il pas fin, d’une façon ou d’une autre, aux tourments de cette excellente dame ? Plusieurs raisons le guidaient dans sa politique expectante. En premier lieu, il ne pouvait pas tirer au clair si mademoiselle Todd voudrait de lui dans le cas où il se présenterait. Sa fortune, à elle, était de beaucoup la plus sûre ; toutes ses espérances étaient déjà réalisées, et sir Lionel savait le compte de son avoir, à une fraction près.

Mademoiselle Baker l’accepterait, il en était bien sûr ; et, l’ayant accepté, elle se montrerait, il en était bien sûr aussi, en toutes choses soumise, obéissante, complaisante ; de plus, très-facile à conduire dans les questions d’intérêt. Mademoiselle Todd, par contre, aurait probablement — on pouvait même dire certainement — une volonté à elle. Il aurait préféré prendre mademoiselle Baker avec la moitié de l’argent de mademoiselle Todd.

Mais aurait-elle même autant que la moitié ? Si ce vieil imbécile à Hadley voulait se décider à s’en aller, en disant enfin au monde la seule chose avec laquelle il pouvait désormais espérer de l’intéresser, sir Lionel saurait quel parti prendre. À tout événement, il se décida à ne rien faire qu’après le mariage du solliciteur général. On pourrait peut-être découvrir, à cette occasion, si sir Henry Harcourt devait être considéré comme l’héritier du vieux Bertram. S’il en était ainsi, sir Lionel était décidé d’avance à courir le risque des luttes conjugales de l’avenir et à présenter mademoiselle Todd au monde sous le nom de lady Bertram.




CHAPITRE XXX


LES CLOCHES DE HADLEY.


Le jour de l’exécution était venu enfin. « Un long sursis, mylord juge, un long sursis », s’écrie l’infortuné condamné quand il vient de recevoir sa sentence. Mais ce misérable scélérat est un lâche de profession, et Caroline Waddington n’était point lâche. Puisqu’elle avait pris son parti d’un long martyre, elle ne s’abaisserait point à demander un court mois de répit.

— Je ne voudrais pas vous sembler déraisonnablement exigeant, avait dit sir Henry, mais vous savez ma position et mes affaires…

— Il en sera ce que vous voudrez, avait répondu Caroline. Et le jour avait été fixé — un jour que six mois à peine séparaient de celui où elle avait permis son dernier embrassement à cet autre amoureux, perdu mais non oublié.

Elle prit pour mot d’ordre le devoir. Depuis six semaines elle avait été occupée — rude besogne ! — à faire tout ce qui dépendait d’elle pour assurer le bonheur et le bien-être de son futur mari. Elle avait donné des ordres avec autant de sang-froid qu’aurait pu en montrer une femme qui aurait régné depuis une demi-douzaine d’années sur le cœur et la bourse de son époux. Les marchands, qu’intéressait l’événement, avaient eu leurs petites réticences et s’étaient permis de petites insinuations ; mais elle avait rejeté tous les voiles. Elle leur avait parlé de sir Henry en l’appelant par son nom, et elle leur avait parlé d’elle-même, avec une franchise étudiée, comme étant présentement mademoiselle Waddington, mais comme se proposant de devenir sous peu lady Harcourt. Elle avait examiné des berlines et des broughams, — et même des chevaux, sous la protection de sir Henry — comme si ces choses-là lui tenaient au cœur. Mais cela n’était pas vrai, bien qu’elle tâchât de se le persuader. Pendant de longues années — je veux dire bien des années, sur le petit nombre qu’elle avait vécu — elle s’était dit et redit que ces choses lui étaient chères ; que c’étaient là les gros lots de la fortune pour lesquels les hommes luttent, et les femmes aussi ; que les sages et les prudents les gagnent ; qu’elle aussi serait sage et prudente, et qu’elle aussi les gagnerait. Elle les tenait enfin, ces fruits dorés ; et même, avant de tâcher d’y goûter, voilà qu’ils se changeaient en poussière entre ses mains, et en cendres dans sa bouche !

L’or et le clinquant ne semblaient plus brillants à ses yeux ; pour elle, la soie et le velours n’avaient plus de lustre. La splendeur de son salon, la richesse de ses tentures, tout ce luxe, tout ce confort, ne lui causaient aucun plaisir. Elle s’y prêtait, parce que son futur mari le voulait, et parce qu’elle entendait qu’il fût compté parmi les riches de ce monde. Mais elle n’éprouva pas, pendant un seul instant, même cette joie vulgaire qui vient de la satisfaction du désir de briller.

Son mari ! son seigneur ! c’était là la grande misère, l’écueil contre lequel il lui semblait parfois que sa barque devait se briser et périr. Si seulement elle avait pu franchir d’un seul bond les trois premières années ! S’il lui eût été possible d’arriver tout d’un coup à ce temps où l’habitude rendrait son sort supportable ! Son seigneur et maître ! Qui donc était son véritable maître ? N’avait-elle pas là, au fond du cœur, un autre maître, auquel son âme rendait hommage, malgré les efforts de sa volonté ?

Puis, elle commença à craindre pour sa beauté. Ce n’était pas pour elle-même, et elle n’éprouvait pas cette sorte de chagrin qui accompagne fatalement le déclin de celles qui se sont trop confiées en la puissance de leurs charmes. Elle s’inquiétait pour le compte de celui auquel elle avait vendu sa beauté. Elle voulait remplir sa part du marché. Elle voulait lui apporter au jour du mariage tout ce qui avait été compris au contrat.

Ni sir Henry, ni M. Bertram, ni aucun de ceux qui l’entouraient, ne s’aperçurent du moindre changement. La beauté de Caroline n’était pas de celles qui se fanent ainsi. Quand elle voyait ses yeux rougis et gonflés par des pleurs refoulés, elle avait peur ; mais son empire sur elle-même était bien grand, et, dès qu’elle n’était plus seule, son regard devenait tout autre.

C’était la nuit qu’elle souffrait le plus. Elle s’éveillait d’un court sommeil, pour le voir devant elle, lui, toujours lui, — celui qui, dans l’essence des choses, était toujours son seigneur, le maître de son esprit et de son cœur, le seigneur de son âme. Pour se dérober à cette image, elle tournait son visage mouillé de pleurs vers l’oreiller, mais dans l’obscurité les prunelles lançaient des éclairs sous les paupières fermées, et à cette lueur elle le voyait encore. Elle le revoyait, tel qu’elle l’avait vu, debout, devant elle, dans sa timidité virile, sur le mont des Oliviers, alors qu’il lui avait dit pour la première fois qu’il l’aimait. Elle le revoyait, dans ses heures les plus charmantes, dans le petit salon de Littlebath, parlant rapidement, doucement et énergiquement à la fois, lui disant mille choses qu’elle ne comprenait pas toujours entièrement, mais qu’elle sentait bien être pleines d’esprit, de savoir et de vérité. Ah ! comme elle l’aimait orgueilleusement alors, — bien orgueilleusement, quoiqu’elle ne le lui eût jamais dit. Et puis elle le revoyait enfin tel qu’il était venu la trouver, ce jour fatal, tout bouillant de colère, lui disant des paroles qu’elle ne s’était jamais entendu adresser avant, mais au milieu desquelles on pouvait reconnaître une inexprimable tendresse.

Alors elle se retournait sur son lit, et par un puissant effort de volonté, elle chassait pour un temps ces pensées. Elle se mettait à repasser dans son esprit le nombre de chaises et de tables qu’elle avait commandées, et à compter les porcelaines et les vases qui devaient décorer ses salons, jusqu’à ce que le sommeil revînt ; mais, endormant, elle le revoyait en songe. Ah ! si elle eût pu ne pas se réveiller !

Le matin venu, elle descendait pour le déjeuner sans que le moindre souci apparût sur son visage. Elle soignait toujours minutieusement sa toilette, même quand son grand-père devait être seul à la voir. Elle était toujours bien coiffée, et ses robes étaient faites à la dernière mode. Sa destinée était d’être lady Harcourt, une des étoiles du grand monde, et elle avait résolu d’entreprendre de bonne grâce ses nouveaux devoirs.

C’est ainsi que de semaine en semaine, de jour en jour, elle se prépara au sacrifice.

Mademoiselle Baker retourna tout naturellement à Hadley quelques jours avant la cérémonie. La mort si récente de son père servit d’excuse à Adela pour ne pas être présente. À défaut d’une raison de ce genre, il lui aurait fallu jouer le rôle de demoiselle d’honneur. Il valait mieux, pour Caroline, comme pour elle, que ce devoir pénible lui fût épargné.

Les demoiselles d’honneur furent choisies à Londres ; elles étaient huit. Ce n’étaient point des amies intimes de Caroline, — qui, à vrai dire, n’avait jamais été portée à se faire des amies intimes. Les circonstances avaient fait naître l’amitié entre elle et Adela, bien qu’elles se ressemblassent si peu. Mais Caroline n’avait pas d’autres amies, et elle n’en avait pas éprouvé le besoin.

Cela était peut-être heureux pour elle aujourd’hui. Il lui aurait été insupportable d’avoir à ouvrir son cœur — ou à faire semblant de l’ouvrir — à quelque jeune compagne qui se serait cru des droits à sa confiance.

Elle pouvait faire, elle faisait, elle était résolue à faire beaucoup, mais elle n’aurait pas su parler avec un enthousiasme juvénile de son bonheur futur, et il lui aurait été encore plus impossible de dévoiler les secrets sentiments de son cœur.

Le vieux Bertram se conduisit bien en cette occasion. Il dit à mademoiselle Baker de ne rien, épargner — avec modération, et il la laissa seule juge de ce qu’il fallait, entendre par « modération. » La pauvre femme savait fort bien que le jour viendrait où il faudrait livrer contre lui la bataille des mémoires à payer, mais en attendant il affectait d’être généreux, et un déjeuner convenable fut préparé.

Et alors on fit sonner les cloches, les cloches de Hadley, les joyeuses cloches de mariage.

Je connais le son de ces cloches quand elles tintent pour accompagner une âme à son dernier et long repos. Je me suis tenu debout dans ce vert cimetière, quand on rendait l’argile à l’argile, la cendre à la cendre, la poussière à la poussière — cette cendre et cette poussière qui avaient été tant aimées !

Mais cette fois, la scène était autre. Comme elles carillonnaient allègrement, ces joyeuses cloches de mariage ! La jeunesse allait connaître les pleines joies et le bonheur de la maturité. L’âme devait s’unir à l’âme, le cœur au cœur, la main à la main, la force et la vigueur viriles à la grâce et à la beauté de la femme. Le monde souriait joyeusement de son plus bienveillant sourire en ouvrant ses bras au jeune couple, qui désormais ne serait plus deux, mais bien une seule chair et un seul esprit. Elles sonnaient à pleine volée, les cloches de Hadley, les joyeuses cloches de mariage.

Et quand devaient-elles sonner plus joyeusement que pour un mariage, je le demande ? N’annoncent-elles pas alors tout ce que ce monde peut promettre de bonheur ? Qu’est-ce que l’amour, le doux et pur amour, si ce n’est la prévision, le désir naturel de cette chose-là, — de cette consommation suprême de l’amour ici-bas ?

Pour l’homme comme pour la femme, la vie ne commence réellement que du jour où, seuls enfin dans leur premier « chez eux, » ils se disent que l’agitation de la lune de miel est passée. Il semble que le véritable sens du mot mariage ne puisse jamais être compris de ceux qui, dès le début, sont entourés de tout ce que la richesse peut procurer. Il faut le salon unique, l’unique feu, les petites nécessités de dévouement, la conscience qu’il faut lutter dans l’intérêt de l’autre ; il faut un peu de ce combat avec le monde que la richesse ignore. On voudrait presque être pauvre, afin de travailler pour sa femme ; on souhaiterait presque d’être persécuté, afin de la défendre.

Lui, l’homme, en se rendant à son travail, fait serment, au fond du cœur, qu’avec l’aide de Dieu elle ne manquera de rien. Elle, de son côté, restée pensive auprès de son jeune foyer, essuie une douce larme qui brille dans ses beaux yeux et jure au fond du cœur qu’avec l’aide de Dieu ce foyer sera pour lui le plus charmant lieu de la terre. Pourquoi donc les cloches ne sonneraient-elles pas joyeusement au jour du mariage ? Ah ! mes amis, ne comptez pas trop exactement vos six, huit, dix mille livres de rente. Engagez bravement la lutte avec le monde ; mais ayez de votre côté le travail et la sincérité, et non le mensonge et l’oisiveté.

Sir Henry et lady Harcourt allaient donc faire face au monde et lui livrer combat en se tenant par la main. Quant à l’issue de l’épreuve, on peut dire qu’il n’y avait pas de crainte à avoir. Sir Henry était un chevalier expérimenté dans les passes d’armes de la vie, et avait déjà plus que gagné ses éperons. Pour Caroline, non plus, il ne semblait pas qu’il y eût raison de craindre. Ceux qui la virent toute parée, par cette belle et froide matinée, ceux qui remarquèrent la majesté de son front, l’éclat de son regard, la grâce et la dignité de sa démarche, durent se dire que sir Henry avait bien choisi. Il avait trouvé la compagne qu’il fallait pour sa brillante carrière ; une épouse digne de sa grandeur future. Donc les cloches avaient raison de sonner à pleine volée et de lancer au loin toute leur joie.

Et maintenant les paroles sont dites, la foi est engagée. Le magique cercle d’or a fait son œuvre merveilleuse. Le prêtre sourit, et leur prend les mains à tous deux en leur donnant sa dernière bénédiction amicale. Les jeunes filles rieuses se pressent pour signer au registre, et chacun remarque que jamais signature ne fut tracée d’une main plus ferme que celle de Caroline Waddington.

Il n’y avait plus de Caroline Waddington. La chose était bien réellement faite. Les serments avaient été échangés. Elle avait pris cet homme pour époux, pour vivre avec lui, selon l’ordonnance de Dieu. Elle avait juré de lui obéir, de le servir et de… Ah ! comment n’était-elle pas morte quand on lui avait dit ce dernier mot ? Comment avait-elle pu vivre assez pour prononcer ce faux serment ?

Mais ce n’était point à l’église, en face de l’autel, que la lutte avait eu lieu chez elle. Là, elle ne fit que réciter son rôle, ainsi que le font les reines de théâtre. Elle le joua bien, voilà tout. Les mots qu’elle prononça alors n’avaient pour elle aucun sens. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne fit point de serment. Le serment avait été prêté d’avance.

Il est à croire qu’aucune femme bien élevée ne marche à l’autel en qualité d’épousée sans avoir lu et relu ces paroles sacramentelles de façon à ce qu’elles s’impriment dans sa mémoire. Ce sont là des vœux solennels, et il est bon qu’une femme sache à quoi elle s’engage. Caroline les avait bien étudiées. Elle vivrait avec lui selon l’ordonnance de Dieu, — c’est-à-dire comme sa femme ? — Oui, elle était prête à faire cela. Elle lui obéirait ? — Oui, s’il lui demandait obéissance, elle la donnerait. Elle le servirait ? — Certainement ; de son mieux, de corps et d’âme. Elle l’aimerait ? — Non ; elle était hardie du moins, si elle n’était pas loyale. Non, elle ne pouvait pas l’aimer. Mais qu’elles sont peu nombreuses celles qui, en se mariant, observent tous ces commandements ! Combien en est-il qui sont rebelles, désobéissantes, négligentes ! Ne pourrait-elle, de son côté, excepter un seul point ? Ne lui serait-il pas permis d’être parjure en une chose, si elle était fidèle en tant d’autres ? Elle le respecterait, car le respect lui était possible ; elle le garderait en maladie comme en santé, et, à l’exclusion de tout autre, — oui, de tout autre, pour ce qui était du corps certainement, et pour le cœur aussi, si Dieu lui envoyait le repos, — elle se garderait pour lui seul, son époux. Elle s’était juré tout cela avant d’aller à l’église, — tout, avec cette seule exception qu’on sait.

Sir Henry, de son côté, jura aussi ; il prêta un serment léger, insouciant, que pourtant il entendait observer dans toutes ses parties. Il vivrait avec sa femme, il lui donnerait amour, protection et le reste, et elle ferait très-bon effet, en robe de velours noir, au haut bout de la table.

Les cloches joyeuses continuèrent à sonner pendant le retour de l’église et jusqu’à ce qu’on fût descendu de toutes les belles voitures, à la porte de la maison de M. Bertram.

Quand ils rentrèrent dans la salle à manger, le vieillard vint à leur rencontre pour les bénir. Il était trop infirme pour aller à l’église, et il n’avait vu personne avant la cérémonie ; mais maintenant que la chose était faite, il était là, lui aussi, dans sa plus belle toilette, avec son habit neuf qui n’avait pas plus de douze ans, son gilet de soirée, fait avant le bill de Réforme, et ses souliers les plus neufs qui criaient encore plus que leurs aînés quand il marchait. Mais quand un homme peut donner des millions à un nouveau couple, personne — pas même les demoiselles d’honneur — ne se préoccupe de ses habits.

Et voici comment il les bénit — sans pourtant leur prendre les mains, car son infirmité l’obligeait à se servir de béquilles.

— Je vous fais compliment, sir Henry, — de votre femme — de tout mon cœur. C’est une belle mariée et qui saura bien tenir sa place dans le monde. Bien que vous soyez riche, vous ne la trouverez pas trop dépensière. Sa dot n’est pas grand’chose pour un homme comme vous, mais, enfin, elle aurait pu avoir moins encore, n’est-ce pas ? ha ! ha ! ha ! Si peu que ce soit, cela aide toujours — cela aide toujours. Et elle n’amènera pas de dettes à sa suite ; je vous en réponds. Elle tiendra bien votre maison, et votre argent aussi ; — mais je pense que vous ne lui donnerez pas votre argent à garder.

— Et vous aussi, je vous félicite de tout mon cœur, mylady Harcourt. Vous avez bien fait — bien mieux que nous ne pensions… vous et moi. Quant à moi, j’étais une vieille bête (M. Bertram songeait sans doute à sa dernière entrevue avec son neveu). — Oui, bien mieux… bien mieux. Votre mari est un homme d’avenir, et il sera un jour un homme riche. J’ai toujours pensé que le barreau était bon pour ceux qui savaient y gagner de l’argent. Votre mari sait à merveille faire cela. Je vous félicite donc de tout mon cœur, lady Bertram — Harcourt, veux-je dire. Et maintenant, allons manger un morceau.

Telle fut la bénédiction de ce vieillard qui connaissait et comprenait si bien le monde.

Il n’entrait pas dans le programme que sir Henry et sa femme prissent part au déjeuner de noces. C’est, une habitude qui est passée de mode aujourd’hui, et qui n’aurait jamais dû exister, ils avaient fait, ou ils allaient faire leur repas particulier, et la compagnie ne devait plus les revoir. On avait en vain essayé de faire comprendre cela à M. Bertram ; de sorte que, quand Caroline l’embrassa à la suite de son petit discours et lui dit adieu, il parut tout surpris.

— Quoi ! partir, avant le déjeuner ! À quoi bon le déjeuner alors ? Il avait pensé, en commettant cet acte de prodigalité, qu’il donnait un dernier repas au solliciteur général. Mais il avait encore une prodigalité à faire, à laquelle il n’avait pu se décider qu’au dernier moment, mais à laquelle il se décida pourtant.

— Sir Henry, sir Henry, dit-il en se traînant vers une embrasure de fenêtre. Tenez ; vous allez dépenser des tas d’argent pour elle en voyageant, et je trouve que vous vous êtes bien conduit ; tenez ; et il lui glissa dans la main un morceau de papier. Mais rappelez-vous que c’est le dernier. Et, sir Henry, n’oubliez pas les intérêts des soixante-quinze mille francs — régulièrement. — Vous entendez, sir Henry ?

Sir Henry fit un signe de tête affirmatif, remercia, mit le chiffon de papier dans sa poche et monta avec sa femme dans leur voiture de voyage.

— Votre grand-père vient de me donner douze mille francs. Ce furent les premiers mots qu’il dit en particulier à sa femme.

— Vraiment ! dit lady Harcourt, j’en suis bien aise. Et c’était vrai. De quoi, désormais, pouvait-elle être bien aise, si ce n’est de douzaines — et de douzaines — et de douzaines de mille francs ?

Ils s’en allèrent ainsi à Londres, à Douvres, à Paris, à Nice.


Sed post equitem sedet atra cura.


Ce fut un souci bien sombre et bien noir que celui qui monta en croupe derrière cette belle écuyère. Mais pour le moment nous ne voulons la suivre ni dans ses pensées ni dans ses voyages.




CHAPITRE XXXI


SIR LIONEL FAIT SA COUR.


Les nouveaux mariés sont partis ! Nous laissons au lecteur le soin d’imaginer toutes les joies de cette lune de miel. Il connaît la conversation qui eut lieu entre les jeunes époux lorsqu’ils se trouvèrent pour la première fois seuls, dans la voiture qui les emportait. Les conversations qui suivirent celle-là furent toutes, plus ou moins, du même genre. Sir Henry n’aurait pas demandé mieux, sans doute, que de donner une teinte un peu plus romanesque au voyage, mais sa femme ne se prêta à aucune tentative de ce genre. Toute proposition pratique venant de lui était acceptée par elle sans discussion. En tout, elle était de l’avis de son mari : elle dînait à deux heures ou à huit heures à sa volonté ; elle était prête à rester quinze jours à Paris, ou deux jours seulement, selon que cela lui conviendrait ; elle s’occupait de tableaux ou d’architecture, elle allait au spectacle ou dans le monde, ou bien elle se montrait prête à continuer son voyage sans rien voir, se réglant en tout sur lui.

Jamais elle ne prenait l’air fâché ou maussade ; jamais elle n’avait de migraines ; jamais elle ne se refusait à aller plus loin, ni à s’arrêter où elle se trouvait ; jamais elle ne fondait en larmes à propos de rien, — toutes choses qui arrivent souvent en voyage à bien des femmes, et à de très-charmantes femmes, je vous assure. Mais, d’un autre côté, elle ne voulait pas parler d’amour, ni lui prendre la main, ni tourner son visage vers lui. Elle avait conclu un marché, et elle s’y tenait. Ce qu’elle lui avait promis, elle le lui donnait ; mais ce qu’elle ne lui avait point promis, ce qu’elle avait annoncé à l’avance ne pouvoir lui donner, elle ne faisait pas même semblant de l’accorder.

La nouvelle année les trouva à Nice. De là, ils allèrent à Gênes par la route de la Corniche, et, dans ce voyage, lady Harcourt apprit à ses dépens que l’Italie elle-même n’est pas autant à l’abri qu’on le suppose généralement de vents froids et perçants. Au commencement de février, ils étaient de retour dans leur maison d’Eaton Square. Nous ne décrirons pas le tourbillon mondain dans lequel lady Harcourt se trouva bien vite entraînée, ni l’ardeur avec laquelle sir Henry, de son côté, se plongea dans ses devoirs parlementaires et l’organisation des Cours de comtés. Dans un mois ou deux, quand les fatigues du mois de mai à Londres auront commencé, nous reviendrons à eux ; mais, pour le moment, nous devons retourner à Hadley, vers les deux frères Bertram et notre chère mademoiselle Baker.

Le déjeuner de noce, préparé par les soins de mademoiselle Baker, ne se prolongea pas longtemps, et, le repas terminé, les invités ne se soucièrent pas de demeurer pour tenir compagnie à M. Bertram. Celui-ci se trouva donc bientôt en tête-à-tête avec sa nièce et les affaires reprirent immédiatement leur empire.

— C’est un beau mariage pour elle, dit M. Bertram.

— Je le pense, répondit mademoiselle Baker qui, au fond du cœur, n’avait jamais approuvé le mariage.

— Et maintenant, Mary, que comptez-vous faire ?

— Moi ? je vais m’occuper de faire enlever tout cet attirail, répondit-elle.

— Oui, oui, bien entendu. Mais rien ne presse ; ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je veux savoir ce que vous allez devenir. Vous ne pouvez pas retourner vivre toute seule à Littlebath ?

Si je me servais du mot « aplatie » pour peindre l’état d’esprit dans lequel cette question de M. Bertram jeta mademoiselle Baker, je m’attirerais la juste indignation des critiques ; mais quel mot exprimerait aussi bien que celui-là ce que je veux dire ? Mademoiselle Baker avait compté fermement retourner à Littlebath, et cela aussitôt que possible. Sir Lionel n’était-il pas à Littlebath ? De plus, elle avait mis dans ses projets de s’y établir définitivement. Elle s’était avoué pourtant, qu’avant d’en arriver là, il y aurait bien des difficultés à vaincre. Son revenu, — ce qui lui appartenait en propre, — était beaucoup trop modique pour lui permettre de garder son joli appartement de l’avenue de Montpellier. Jusqu’à ce jour, Caroline et elle avaient fait bourse commune, ce qui les avait mises toutes deux fort à l’aise, car M. Bertram faisait à mademoiselle Baker une pension qui aurait suffi amplement à son entretien, alors même qu’elle n’aurait eu que cela. Mais le mariage de Caroline pouvait changer à cet égard les dispositions de M. Bertram. Bien que l’argent eût été toujours payé à mademoiselle Baker sans conditions spécifiées, il avait toujours été entendu que Caroline vivrait avec elle et qu’elle se chargeait de leur entretien à toutes deux. On pouvait donc raisonnablement douter, les circonstances ayant changé, que M. Bertram continuât à faire la même pension que par le passé.

Mais jamais mademoiselle Baker n’avait pensé qu’on lui demanderait de vivre à Hadley ! Cette idée ne lui était jamais venue, et elle restait là, debout devant son oncle, hésitant et ne sachant que lui répondre, en un mot — qu’on me pardonne une expression qui rend si bien ma pensée — complètement « aplatie » de cœur et d’esprit. Pendant qu’elle hésitait encore, sa sentence fut prononcée. — « Il y a de la place plus qu’il n’en faut pour vous ici, dit M. Bertram, et il me semble bien inutile maintenant d’avoir deux maisons et deux ménages. Vous ferez mieux de vous faire envoyer vos effets et de vous fixer ici tout de suite.

— Mais je ne peux pas quitter mon appartement de Littlebath sans donner congé trois mois à l’avance (toujours la prière du lâche : « Un long sursis, mylord juge, un long sursis ! ») — Je ne l’ai eu à si bon marché qu’à cette condition-là.

— Il ne sera pas difficile de le sous-louer à cette époque de l’année, répondit M. Bertram en grommelant.

— Oh ! non, sans doute ; mais il faudrait alors donner une petite indemnité. Et puis, mon Dieu ! on ne peut pas quitter comme cela du jour au lendemain un endroit où l’on a vécu depuis si longtemps…

— Pourquoi pas ? demanda le tyran.

— Je ne sais pas ; je ne puis pas vous expliquer cela… mais on a toujours des gens à voir, et puis, tant de choses à faire, et tant de choses à emballer.

On comprendra facilement que mademoiselle Baker ne devait pas remporter la victoire dans cette lutte avec M. Bertram. Elle n’avait pas le courage de combattre, et elle l’aurait eu, que dans ce moment les moyens lui auraient manqué pour livre bataille. Mais, grâce à sa faiblesse même, elle parvint à effectuer un compromis. « Oui, certainement, dit-elle, puisque M. Bertram croyait que cela valait mieux, elle serait heureuse — très-heureuse, cela allait sans dire, — de vivre avec lui à Hadley. Mais ne lui serait-il pas permis d’aller à Littlebath emballer ses effets, régler ses comptes, et dire adieu à ses amis ? » Oh ! ses amis ! Et cette horrible mademoiselle Todd !

Elle obtint ainsi un mois de grâce. Elle devait partir pour Littlebath tout de suite après la Noël, afin d’être de retour à Hadley pour s’y fixer définitivement à la fin de janvier.

Elle écrivit, à ce propos, une lettre un peu plaintive à Caroline. Elle convenait qu’il était de son devoir de rester auprès de son oncle maintenant qu’il était devenu infirme. « La vie à Hadley serait bien triste, disait-elle ; mais, quant à cela, depuis que sa chère Caroline était partie, toute vie lui semblait triste. » Elle exprimait son chagrin à la pensée de quitter ses anciens amis. Elle en nommait deux ou trois, et entre autres sir Lionel. « Ce serait une grande joie pour moi, ajoutait-elle, si je parvenais à réconcilier les deux frères, car je suis bien sûre qu’en tout état de choses sir Henry Harcourt restera toujours le préféré de M. Bertram. Quoique mademoiselle Todd prétende avoir tant d’amitié pour moi, je ne crois pas que cela me fasse grand’chose de ne plus la voir. Je ne la crois pas sincère, et elle parle vraiment trop fort. De plus, quoi qu’elle en dise, je ne suis pas bien sûre qu’elle ne cherche pas un mari. »

Mademoiselle Baker se rendit à Littlebath bien décidée à jouir du répit qu’elle avait obtenu. Quelque chose pouvait arriver. Elle ne se demandait pas quelle chose. Le vieux Bertram pouvait ne pas vivre bien longtemps, quoique assurément elle ne désirât point sa mort. Ou bien… mais jamais elle ne permit à cette dernière et vague espérance de salut de prendre une forme définie dans son esprit.

Quand mademoiselle Baker avait des affaires d’argent à régler, c’était toujours avec M. Pritchett ; aussi, lorsqu’elle passa à Londres, celui-ci vint lui remettre, selon l’habitude, le trimestre de sa pension.

— Mais, monsieur Pritchett, lui dit-elle, vous savez que dans un mois ou deux je vais vivre avec M. Bertram ?

— Oui, mademoiselle ; c’est tout naturel. J’ai toujours pensé que cela arriverait quand mademoiselle Caroline serait partie, dit Pritchett d’un ton mélancolique.

— Mais alors, dois-je prendre cet argent, pensez-vous ?

— Oh ! oui, mademoiselle ; ce n’est pas à moi de cesser un payement sans en avoir reçu l’ordre. M. Bertram n’oublie jamais rien, mademoiselle. S’il avait voulu cesser de payer, il me l’aurait dit.

— Oh ! alors, c’est très-bien, M. Pritchett, dit mademoiselle Baker en se retirant.

— Un mot, s’il vous plaît, mademoiselle. Je ne vous dérange pas, n’est-ce pas, mademoiselle ? Et au ton dont Pritchett disait cela, on sentait que, dût-il lui en coûter la vie, il laisserait partir mademoiselle Baker plutôt que de la déranger.

— Pas le moins du monde, M. Pritchett.

— Eh bien ! mademoiselle, nous voyons maintenant comment les choses ont tourné — pour mademoiselle Caroline.

— Elle est maintenant lady Harcourt, vous savez.

— Oh ! oui, je sais cela, mademoiselle. Et la voix de M. Pritchett exprima une profonde affliction. Je sais bien qu’elle s’appelle lady Harcourt à présent. Je ne voulais pas lui manquer de respect, à mylady.

— J’en suis bien sûre, M. Pritchett. Qui pourrait vous en soupçonner, vous qui l’avez connue toute petite ?

— Oui, je l’ai connue toute petite. Çà, c’est bien vrai. Et vous aussi, mademoiselle, je vous ai connue toute petite.

— Il y a bien longtemps de cela, M. Pritchett.

— Oui, il y a quelques années de ça ; certainement, mademoiselle. Je ne suis plus si jeune qu’autrefois, je le sais. Ici la voix de Pritchett aurait attendri un cœur de roche. Et voilà, mademoiselle, que vous allez vivre avec monsieur maintenant ?

— Oui, je le crois.

— Eh bien ! Et M. George, mademoiselle ?

— M. George ?

— Oui, M. George, mademoiselle. Il va sans dire que ce n’est pas à moi de parler de ce qui se passe entre les jeunes messieurs et les jeunes demoiselles ; ça ne me regarde pas. Je n’y connais rien, et je n’y ai jamais rien connu, et je pense maintenant que je n’y connaîtrai jamais rien. Pourtant, ces deux-là, qui ne devaient faire qu’un, les voilà deux maintenant. Et M. Pritchett se vit forcé de s’arrêter pour reprendre haleine.

— Le mariage a été rompu, vous savez.

— Oui, le mariage a été rompu. Je ne dis rien de la chose ni de ceux qui l’ont faite. Je ne sais rien, donc je n’en dis rien. Mais voici ce que je dis : c’est que ce serait bien dur, bien injuste et bien cruel, si l’on indisposait monsieur contre M. George en faveur de sir Henry Harcourt, et cela parce que celui-ci a trouvé moyen de se faire donner un méchant bout de titre.

L’entrevue se termina par la promesse que fit mademoiselle Baker de ne rien dire qui pût nuire aux intérêts de George, mais elle ajouta qu’il lui serait tout à fait impossible de rien dire en sa faveur à M. Bertram.

— Vous pouvez être bien sûr d’une chose, monsieur Pritchett, c’est que mon oncle ne me consultera jamais au sujet de son argent.

— Il ne consultera jamais âme qui vive, mademoiselle. Il ne prendrait pas l’avis du roi Salomon quand même le roi Salomon irait tout exprès à Hadley. Tout de même vous pourriez dire en manière de conversation, n’est-ce pas, mademoiselle, comme quoi M. George n’a pas eu tort.

Mademoiselle Baker ne put que lui renouveler sa promesse de ne rien dire qui fût de nature à nuire à George Bertram.

— Il a si peu de bon sens, ce jeune homme, mademoiselle. C’est pis qu’un enfant pour l’argent. C’est pour ça que je lui porte Intérêt, parce qu’il a si peu de bon sens.

En quittant M. Pritchett, mademoiselle Baker se mit en route pour Littlebath, où elle arriva bientôt sans encombre.

Elle n’y était pas depuis longtemps que sir Lionel était au courant de toutes ses nouvelles. Sans même se douter qu’elle subissait un interrogatoire, elle lui laissa bien vite voir que jusqu’à présent sir Henry Harcourt n’était pas accepté à Hadley en qualité d’héritier. Il était clair qu’une très-minime portion seulement des grandes richesses de M. Bertram avait été donnée au jeune et brillant avocat. Donc, la partie n’était point encore perdue. Mais si la partie n’était point encore perdue pour sir Lionel, grâce à mademoiselle Baker, elle ne l’était pas non plus pour George. Pendant toute la période des fêtes du mariage le vieillard, au dire de mademoiselle Baker, n’avait jamais laissé échapper un reproche ou une parole de colère à l’adresse de George. Après tout, celui-ci avait peut-être, encore aujourd’hui, de plus belles chances qu’eux tous. Ah ! s’il avait voulu seulement se laisser guider par les règles de la plus vulgaire prudence, quel beau jeu il avait ! Mais, comme le disait M. Pritchett, George n’avait pas de bon sens. De plus, sir Lionel ne pouvait se dissimuler que son frère ne sanctionnerait jamais son mariage avec mademoiselle Baker. Quelque généreuses que fussent les intentions de M. Bertram à l’égard de celle-ci, il la déshériterait indubitablement, si un pareil mariage avait lieu. Si sir Lionel se décidait à épouser mademoiselle Baker, il fallait donc retarder leur union jusqu’au moment où cet insupportable vieillard aurait quitté la scène du monde, et de plus il fallait lui cacher soigneusement ce projet matrimonial.

Mais si sir Lionel se tournait du côté de mademoiselle Todd, la situation était bien différente. Avec elle, point de secret à garder, point de délai, point de crainte — si ce n’est la crainte de n’être accepté, et cette autre crainte ultérieure, mais tout aussi fondée, de ne point être maître au logis.

Après avoir bien considéré toutes ces choses et les avoir mûrement pesées dans son noble esprit, sir Lionel résolut de mettre aux pieds de mademoiselle Todd, son cœur, sa main et sa fortune. S’il était accepté, il lutterait avec tout ce qu’il se sentait d’énergie virile pour acquérir cette suprématie morale et financière qui, de par la nature et de par la loi, appartient à l’homme. Il croyait se connaître assez pour pouvoir se dire qu’une femme ne le mènerait pas facilement. Si mademoiselle Todd le refusait — et il fallait bien admettre cette possibilité — il se tournerait incontinent du côté de mademoiselle Baker. Quelque parti qu’il prît, il devait se hâter, car dans un mois mademoiselle Baker ne serait plus là. Quant à l’aller chercher à Hadley, la chose était au-dessus de son courage, quelque grand qu’il fût. En un mois de temps tout devait être fait. Si l’honneur de s’appeler lady Bertram devait échoir à mademoiselle Baker, elle devait consentir, après avoir accepté sir Lionel, à porter pendant quelque temps encore sa ceinture de vestale et à attendre patiemment la mort de l’insupportable vieillard.

La besogne de sir Lionel devant être faite dans l’espace d’un mois, dès qu’il eut mûri ses projets, il résolut sagement de se mettre tout de suite à l’œuvre.

Donc, un certain lundi, vers deux heures de l’après-midi, il se rendit place du Paragon. Il savait qu’à cette heure il trouverait mademoiselle Todd, car elle prenait son goûter à une heure et demie. Pour l’exactitude en ce qui touchait les repas, mademoiselle Todd aurait pu servir d’exemple à toutes les dames de Littlebath.

Nous avons déjà eu occasion de décrire l’extérieur de sir Lionel. Il était fort bien conservé pour son âge. Il se tenait très-droit, marchait d’un pas ferme et relevé, et possédait cette tenue digne et martiale qui, depuis César jusqu’au duc de Wellington, a toujours paru l’accompagnement naturel d’un nez en bec d’aigle.

Il était en général très-soigné dans sa mise, et, en cette occasion, il y avait beaucoup réfléchi ; mais, toutes réflexions faites, il s’était dit qu’il valait mieux ne pas faire de sacrifices extraordinaires aux grâces. S’il s’était agi de mademoiselle Baker, un coup de fer donné aux favoris, un habit tout neuf sortant des mains du tailleur, auraient pu faire leur effet ; mais si mademoiselle Todd devait être charmée, ce ne serait ni par des favoris frisés ni par des habits neufs : l’homme naturel, l’homme sans apprêt devait la conquérir.

L’homme sans apprêt sonna donc à la porte du n° 1, place du Paragon. Mademoiselle Todd était chez elle. Il monta au salon où il trouva, non-seulement mademoiselle, Todd, mais encore la vénérable madame Shortpointz. Ces dames réglaient les préliminaires d’une partie de whist qui devait avoir lieu le soir même.

— Ah ! sir Lionel, comment ça va-t-il ? Asseyez-vous. C’est bon, ma chère, — mademoiselle Todd appelait tout le monde, « ma chère ». — J’y serai à huit heures. Mais rappelez-vous que je ne veux pas être à la même table que lady Ruth ou mademoiselle Ruff. Ainsi parlait mademoiselle Todd qui, grâce à ses petits soupers et à sa grosse voix, commençait à exercer à Littlebath un pouvoir autocratique.

— C’est entendu, mademoiselle Todd. Lady Ruth…

— C’est bon, je ne demande que cela. Et tenez ! Voilà justement sir Lionel ! Quelle chance ! Sir Lionel, voici une occasion qui s’offre pour vous d’être poli et de vous rendre très-utile. Donnez donc le bras à madame Shortpointz jusque chez elle. Sa nièce devait venir la chercher, mais il y a eu quelque malentendu, et madame Shortpointz n’aime pas à rentrer à pied toute seule. Voyons, sir Lionel…

Sir Lionel essaya de se dérobera cet ordre, mais ce fut en vain. Il dut céder et partir en donnant le bras à la vieille madame Shortpointz ! Il faut avouer qu’il était un peu dur pour un homme de l’âge et de la position de sir Lionel d’être pris de la sorte dans un pareil moment, et cela, parce que cette petite coquette de Maria Shortpointz avait voulu aller à la promenade pour voir passer à cheval le jeune M. Garded en habit rouge de chasse et en bottes crottées, au lieu de venir chercher sa tante chez mademoiselle Todd. Il aurait volontiers permis à la pauvre vieille de tomber et de se casser la jambe s’il n’avait pensé qu’un pareil accident retarderait encore l’heure de sa délivrance. Madame Shortpointz demeurait de l’autre côté de la ville, et son pas, toujours fort lent, se ralentit encore davantage ce jour-là, car elle était au bras d’un chevalier. Enfin on arriva chez elle, et l’aimable colonel, après avoir repoussé dédaigneusement l’offre de la bonne dame d’entrer pour prendre un biscuit et un verre de vin, retourna place du Paragon sur les ailes de l’amour — dans un cabriolet de place qui lui coûta trente sous.

Mais il arriva trop tard. Mademoiselle Todd était sortie en voiture depuis trois minutes, et ce jour tout entier se trouva en conséquence perdu.

Le lendemain, mardi, était le jour où il faisait d’ordinaire sa visite à mademoiselle Baker. Mais, pour cette fois, mademoiselle Baker fut négligée. À la même heure que la veille il sonna de nouveau à la porte de mademoiselle Todd. Il fut admis, et cette fois il la trouva seule. C’était chose fort rare, et il fallait profiter sans retard d’instants si précieux. Sir Lionel, avec le tact militaire qui le distinguait à un si haut degré, se dit tout de suite qu’il tirerait parti de sa défaite de la veille pour assurer la victoire du jour. Il saurait mettre à profit madame Shortpointz elle-même.

Quand des hommes, qui ont dépassé la soixantaine, font la cour à des femmes qui ont atteint la quarantaine, il est naturel qu’ils se pressent un peu plus que des amoureux plus jeunes. Le temps est derrière eux, au lieu qu’il est devant les autres ; il les pousse et les force à se décider promptement. D’ailleurs, sir Lionel et mademoiselle Todd étaient gens l’un et l’autre à savoir fort nettement ce qu’ils voulaient.

— Vous avez été bien cruelle pour moi hier, dit sir Lionel en choisissant un siège qui n’était ni trop rapproché ni trop éloigné de celui de mademoiselle Todd.

— Moi ! ah ! oui, à propos de cette pauvre madame Shortpointz ? Ha ! ha ! ha ! pauvre vieille ! Elle n’a pas été de cet avis-là, je crois. Il faut se rendre utile quelquefois, vous savez, sir Lionel.

— Sans doute, mademoiselle, sans doute. Mais hier, justement, cela m’a fort contrarié. J’aurais voulu voir madame Shortpointz pendue, — n’importe où plutôt qu’à mon bras, je vous assure.

— Ha ! ha ! ha ! cette pauvre madame Shortpointz ! Et elle qui ne parlait que de vous hier au soir ! « Un vrai type de beauté mâle, » voilà ce qu’elle disait de vous. Parole d’honneur ! Ha ! ha ! ha !

— Elle est trop aimable.

— Et nous nous sommes tant moquées d’elle, à propos de vous ! Mademoiselle Singleton l’a même appelée lady Bertram. Vous n’avez pas d’idée comme nous sommes facétieuses, nous autres vieilles, quand nous nous trouvons entre nous ! Il n’y avait pas là un seul homme, si ce n’est M. Fuzzibell, et il ne compte pas. Mais il faut vous dire, sir Lionel, qu’une certaine amie à vous n’a pas eu l’air d’être très-contente quand on a appelé madame Shortpointz lady Bertram.

— Cette amie, était-ce vous, mademoiselle Todd ?

— Moi ! ha ! ha ! ha ! Non, ce n’était pas moi ; c’était mademoiselle Baker. Et savez-vous, sir Lionel, dit mademoiselle Todd — qui, en cette occasion, fit pour son amie ce que celle-ci n’eût certes pas fait pour elle — savez-vous que mademoiselle Baker est, pour son âge, une des personnes les plus agréables de Littlebath ? Je ne l’ai jamais vue plus à son avantage que hier au soir.

Certes, mademoiselle Todd faisait preuve là d’un bon et aimable naturel, mais sir Lionel en tira un mauvais augure pour ses projets.

— Oui, oui, elle très-agréable ; mais je connais une autre personne, mademoiselle, qui l’est cent fois plus. Et sir Lionel rapprocha un peu sa chaise de celle de mademoiselle Todd.

— Madame Shortpointz, sans doute ? Ha ! ha ! ha ! Enfin ! chacun son goût en ce monde.

— Me serait-il permis de vous parler sérieusement pendant cinq minutes seulement, mademoiselle Todd ?

— Oh ! mon Dieu, oui ! pourquoi pas ? Mais ne me dites pas de secrets, car je ne vous les garderais pas, je vous en préviens.

— J’espère que ce que j’ai à vous dire ne devra pas rester secret longtemps. Vous me plaisantez à propos de mademoiselle Baker ; mais pouvez-vous réellement croire que mon affection soit placée là ? Vous avez dû, je crois, deviner…

— Personne n’est si maladroit que moi pour deviner quoi que ce soit.

— Je ne suis pas un jeune homme, mademoiselle Todd…

— Non ; mais elle, non plus, n’est pas une jeune femme. Elle ne doit pas être loin de la cinquantaine. Sous ce rapport, ce serait très-convenable.

— Je ne pense pas à mademoiselle Baker, mademoiselle.

— Tiens ! vraiment ! Moi qui me figurais que c’était à elle que vous songiez ! Eh bien ! je vous dirai une chose, sir Lionel : si vous voulez une femme pour vous soigner, vous ne pourrez pas mieux trouver — une bonne, aimable, avenante petite femme qui n’a aucune des petitesses de Littlebath, et qui, par contre, doit avoir un peu d’argent, à ce que je suppose. Que pourriez-vous faire de mieux que de songer à elle ? (Si mademoiselle Baker avait pu entendre son amie, combien son cœur se serait adouci envers elle !)

— Vous dites tout cela pour me mettre à l’épreuve. Je vous devine.

— Vous mettre à l’épreuve, vous ? Mais ce que je veux, au contraire, c’est que vous mettiez mademoiselle Baker à l’épreuve.

— En effet, je vais tenter une épreuve, comme vous le dites… comme vous le dites. Mais ce n’est pas avec mademoiselle Baker, et je pense que vous devez vous en douter.

Sir Lionel s’arrêta pour recueillir ses idées et embrasser d’un coup d’œil la situation, afin de reconnaître le point vulnérable sur lequel il devait diriger l’attaque. Mademoiselle Todd restait silencieuse. Elle prévoyait maintenant ce qui allait venir, et elle savait que les lois de la politesse exigeaient qu’elle laissât parler sir Lionel tout à son aise. Celui-ci rapprocha encore sa chaise, — elle se trouvait maintenant très-près de celle de mademoiselle Todd, — et commença ainsi :

— Chère Sarah !… Il serait difficile de dire comment et par quels moyens sir Lionel avait appris que mademoiselle Todd s’appelait Sarah. Elle signait toujours : S. Todd, et il ne l’avait bien certainement jamais entendu nommer de son petit nom par personne. Toujours est-il que le fait lui donnait raison. Elle avait été très-positivement baptisée du nom de Sarah.

— Chère Sarah !…

— Ha ! ha ! ha ! Ha ! ha ! ha ! fit mademoiselle Todd en laissant retentir son terrible rire qui la secouait tout entière, pendant qu’elle se rejetait dans le coin du canapé où elle était assise. Cela n’était pas poli de sa part, et sir Lionel en fut naturellement froissé. Quand on appelle pour la première fois la dame de ses pensées de son nom de baptême, il n’est point agréable de voir cette petite liberté tournée en ridicule : on aimerait infiniment mieux se la voir reprocher comme un crime.

— Ha ! ha ! ha ! continua mademoiselle Todd en éclatant de nouveau, et de plus en plus fort ; je crois qu’on ne m’a jamais appelée comme cela depuis le jour de ma naissance. Cela semble si drôle. Sarah ! Ha ! ha ! ha !

Sir Lionel resta muet. Que dire quand on accueillait ainsi ses petites tendresses ?

— Appelez-moi Sally, si vous y tenez, sir Lionel. Mes frères, mes sœurs, mes oncles, mes tantes, tout ce monde-là me nomme et m’a toujours nommée Sally. Mais Sarah ? Ha ! ha ! ha ! Voyons ! si vous m’appeliez Sally, sir Lionel ?

Sir Lionel fit un effort, mais il put parvenir à la nommer Sally ; ses lèvres se refusaient, pour l’instant, à former ce son.

Pourtant, le sujet était entamé, et il devait parler. Si un jour elle devenait sa femme, il l’appellerait Sarah ou Sally, ou il lui donnerait tout autre nom que lui inspirerait le sentiment du moment. Quand ce jour-là viendrait, peut-être serait-ce à son tour de rire ; mais, en attendant, il avait fait le plongeon, et il fallait nager avec le courant.

— Mademoiselle Todd, vous connaissez mes sentiments, et j’espère que vous ne les désapprouvez pas. Nous nous connaissons depuis quelque temps, et nous nous sommes réciproquement goûtés et appréciés, j’aime à le croire. Mademoiselle Todd fit un petit salut de tête, mais elle ne dit rien. Elle comprenait qu’il fallait laisser parler sir Lionel, puisque l’affaire était sérieuse, et qu’ensuite elle pourrait répondre. Elle se borna donc à incliner la tête, en signe d’acquiescement poli à la remarque de sir Lionel.

— Je l’ai du moins espéré, chère mademoiselle Todd… — il avait pris un instant de réflexion, et s’était décidé à abandonner entièrement, pour l’instant, cette appellation de Sarah. — Quant à moi, je puis assurer qu’il en a été ainsi. Auprès de vous, je me sens heureux et à mon aise. J’approuve et j’admire votre manière de penser et de vivre (ici mademoiselle Todd s’inclina de nouveau), et… et… ce que je veux dire, c’est qu’il me semble que nous vivons l’un et l’autre un peu de la même façon.

Mademoiselle Todd, qui savait tout ce qui se passait à Littlebath, et qui était au courant de tous les commérages, même les plus petits, de l’endroit, connaissait probablement mieux la façon de vivre de sir Lionel que celui-ci ne le supposait. Dans des endroits tels que Littlebath, les personnes du genre de mademoiselle Todd ont des sources d’informations qui semblent presque miraculeuses. Pourtant elle ne dit rien. Elle se contenta de penser que sir Lionel se trompait singulièrement en faisant cette remarque sur la similitude de leurs genres de vie.

— Je ne suis pas un jeune homme, poursuivit sir Lionel. Mon frère, vous le savez, est très-vieux, et il n’y a entre nous que quinze ans de différence (en ceci, sir Lionel se trompait : il n’y avait en réalité qu’une différence de dix années). — Vous, au contraire, vous avez à peine dépassé la jeunesse.

— J’ai eu quarante-cinq ans au mois de novembre, dit mademoiselle Todd.

— Alors il y quinze ans de distance entre nous (le lecteur voudra bien mettre le mot vingt à la place de quinze). Pourrez-vous passer là-dessus et m’accepter, tout vieux que je suis, pour le compagnon de votre vie ? Quant à la fortune…

— Mon Dieu ! sir Lionel, ne vous embarrassez pas de cela ni de votre âge non plus. Si je voulais me marier, je prendrais aussi volontiers un vieillard qu’un jeune homme, peut-être même plus volontiers ; et, pour ce qui est de l’argent, j’en ai assez pour moi, et je pense que vous êtes dans le même cas. Pourtant mademoiselle Todd avait entendu parler d’un certain gros compte chez le loueur de voitures, et elle n’ignorait pas que le groom si élégant qui ne quittait jamais d’un instant le phaéton de sir Lionel était un garde du commerce travesti, chargé de ramener tous les jours l’équipage chez le fournisseur. — Le fait est, ajouta-t-elle, que je ne veux pas me marier.

— Voulez-vous dire que vous préférez vivre à jamais dans la solitude ?

— Oh ! quant à la solitude, je ne suis point un Robinson Crusoé, et je ne lui ai jamais reconnu de charmes. Mais, bon Dieu ! sir Lionel, on ne me laisse jamais dans la solitude, moi ! Je ne suis jamais seule. Ma sœur Patty a quinze enfants. J’en pourrais prendre la moitié chez moi, si je voulais.

Ce nouveau point de vue calma jusqu’à un certain point l’ardeur de sir Lionel. — Et vous êtes tout à fait décidée ? dit-il d’une voix où se trahissait une sentimentalité expirante.

— Décidée à quoi ? À prendre les enfants de Patty ? Non, ma foi ! je trouve plus commode de payer le prix de leur pension.

— Mais vous êtes tout à fait décidée, je veux dire, à… à… à ne me donner aucune réponse favorable ?

— À propos de mariage ? Pour ce qui est de cela, sir Lionel, j’ai tout à fait pris mon parti. Je suis mademoiselle Todd, et mademoiselle Todd je reste. À vous parler franc, j’aime assez à jouer le premier rôle chez moi, à être le numéro un, comme on dit chez nous. Lady Bertram, j’en suis persuadée, sera une femme très-heureuse et très-enviable, mais je me figure que chez vous elle sera le numéro deux. Qu’en pensez-vous, sir Lionel ?

Sir Lionel sourit et regarda le parquet, puis releva les yeux, mais il ne contredit pas la supposition. — Enfin, dit-il, j’espère que nous resterons amis.

— Certainement. Pourquoi pas ? répondit mademoiselle Todd.

Et là-dessus ils se quittèrent. Sir Lionel prit sa canne et son chapeau et s’en alla.




CHAPITRE XXXII


SIR LIONEL SE REMET EN CAMPAGNE.


Mademoiselle Todd lui donna une poignée de main en partant, puis elle mit son chapeau et son manteau et monta en voiture.

Elle éprouvait au fond du cœur une certaine satisfaction triomphante à la pensée que sir Lionel avait voulu l’épouser, car elle était femme après tout ; mais son sentiment dominant fut de l’aversion pour lui parce qu’il n’avait pas songé à épouser mademoiselle Baker. Elle surveillait le brillant colonel depuis un an, et elle savait avec quelle tendresse il pressait la main de cette pauvre mademoiselle Baker. Il est vrai qu’il pressait aussi la sienne ; mais qu’importe ? Elle se moquait souvent des autres, et elle avait pris son parti de ce que les autres tâcheraient de se moquer d’elle à leur tour. Si sir Lionel ou tout autre, homme ou femme, se jouait d’elle, elle se sentait de force à leur rendre la monnaie de leur pièce. Mais mademoiselle Baker, c’était autre chose ; et, dans l’opinion de mademoiselle Todd, sir Lionel était tenu de lui faire une offre de mariage.

Il est à peu près prouvé qu’on ne touche pas à la boue sans se salir. Mademoiselle Todd y touchait depuis bon nombre d’années et il est indubitable qu’elle n’avait pas échappé à toute souillure. Mais la tache chez elle n’était ni indélébile ni même bien profonde. Elle ne passait pas l’épiderme. C’était une de ces éclaboussures dont l’eau et le savon ont raison. Ajoutons que sa franchise et sa bonté de cœur, ainsi que son amour du prochain, devaient toujours lui fournir, en fin de compte, les moyens de se purifier.

Elle était non-seulement du monde, elle était fort mondaine. Que sir Lionel fût un vieux roué, et qu’elle le sût, cela ne la scandalisait nullement. Il y avait à Littlebath et ailleurs, beaucoup de vieux roués, et mademoiselle Todd les avait plus d’une fois rencontrés sur son chemin. Elle les voyait sans horreur, les accueillait sans honte, et lorsqu’elle en parlait, c’était plutôt en riant qu’en frémissant. Dans son idée, un roué comme sir Lionel s’amenderait par le mariage ; mais elle n’entendait pas que ce fût avec elle. Elle n’était pas femme à se fier à un sir Lionel quelconque.

Elle avait aussi rencontré la rouerie chez les personnes de son propre sexe — si tant est que l’improbité dans les affaires d’intérêt, l’égoïsme, l’indélicatesse, la vanité, l’absence de religion et les faux semblants, de toute espèce, joints à l’âge, peuvent donner droit au titre de rouée. Elle avait été souvent entourée de vieilles rouées de cette sorte. Elle savait rire avec elles, leur donner des dîners, leur faire des visites et se laisser gagner son argent, sans se sentir abaissée par le contact. Une telle société ne l’humiliait pas, et pourtant elle n’en faisait pas partie réellement. Elle manquait de raffinement, mais elle n’était ni improbe, ni égoïste, ni vaniteuse, ni irréligieuse, ni fausse.

Telle qu’elle était, et avec le caractère que nous lui connaissons, mademoiselle Todd ne jugea pas nécessaire de montrer de l’indignation quand sir Lionel lui fit sa proposition, mais elle n’en fut pas moins très-fâchée contre lui, pour le compte de mademoiselle Baker. Pourquoi l’avait-il trompée, cette pauvre femme, tout en se rendant ridicule lui-même ? S’il avait eu le moindre discernement, le moindre esprit, n’aurait-il pas compris d’avance quelle sorte de réponse il s’attirerait en offrant ses vœux et ses soupirs place du Paragon ? Il devait bien savoir qu’on ne l’y avait jamais accueilli avec une faveur spéciale, et qu’on n’avait jamais cherché à l’y attirer par aucune séduction. Il n’avait pas été renvoyé quand il s’était présenté : voilà tout. Donc, tout en mettant son chapeau, mademoiselle Todd prit la résolution de punir sir Lionel.

Mais quand elle accusait son prétendant, de manquer de discernement, elle ignorait ses véritables projets. Elle ne se doutait pas des calculs profonds auxquels il se livrait. Si elle avait su la vérité, il est probable qu’elle n’aurait pas agi comme elle le fit. Toujours est-il qu’en montant en voiture, elle dit à son cocher de la conduire avenue de Montpellier.

En arrivant, elle trouva au salon mademoiselle Baker et mademoiselle Gauntlet — non pas notre amie Adela, mais bien sa tante, mademoiselle Pénélope Gauntlet qui était enfin revenue à Littlebath.

— Eh bien ! mesdames, dit mademoiselle Todd en entrant d’un pas assuré et avec un air tout épanoui, me voici ! et je vous apporte des nouvelles.

Elles virent toutes deux du premier coup d’œil que mademoiselle Todd disait vrai, et qu’elle apportait en effet, des nouvelles. Entre mademoiselle Pénélope Gauntlet et mademoiselle Todd, il n’y avait jamais eu grande cordialité. Celle-ci appartenait, comme nous l’avons dit, au monde des mondains ; tandis que mademoiselle Gauntlet faisait partie du troupeau pieux du révérend Dr Snort. Mademoiselle Baker servait en quelque sorte de trait d’union entre elles. Mais enfin puisque ces trois dames se trouvaient réunies, et puisqu’il était évident que mademoiselle Todd avait des nouvelles à raconter, les deux autres ne demandaient pas mieux que de l’écouter.

— Devinez, mesdames, dit-elle en s’asseyant et en remplissant tout un fauteuil de son ample et florissante personne, devinez ce qui m’est arrivé aujourd’hui ?

— Peut-être que le docteur est allé vous voir, dit mademoiselle Pénélope — qui, en disant cela, ne pensait point, au médecin de Littlebath, mais bien au docteur Snort, et qui se disait que mademoiselle Todd venait peut-être leur annoncer sa propre conversion.

— Mieux que dix docteurs, ma chère, — ici mademoiselle Pénélope se redressa d’un air scandalisé — mieux que vingt docteurs ! J’ai reçu une offre de mariage. Que pensez-vous de cela ?

Mademoiselle Pénélope paraissait penser à beaucoup de choses. Elle pensait certainement, entre autres choses, que, si pareil accident lui était arrivé, à elle, elle n’en aurait pas parlé d’un ton semblable et devant un semblable auditoire. Son visage, toujours long et mince, sembla s’allonger et s’amincir encore, et elle resta la bouche entr’ouverte, attendant la suite des nouvelles.

Mademoiselle Baker devint un peu rouge, puis un peu pâle, puis elle rougit de nouveau. Elle étendit la main et serra le bras du fauteuil sur lequel elle était assise, mais elle ne dit rien. Son cœur devinait que l’offre de mariage avait été faite par sir Lionel.

— Vous ne me félicitez pas, mesdames ? reprit mademoiselle Todd.

— Mais vous ne nous avez pas dit si vous aviez accepté, dit mademoiselle Pénélope.

— Ha ! ha ! ha ! Voilà le malheur ! Non, je n’ai pas accepté. Mais, parole d’honneur ! l’offre a été faite.

Alors ce n’était pas sir Lionel, se dit mademoiselle Baker en lâchant le bras du fauteuil. Elle sentait que son sang recommençait à circuler, et revenait au cœur.

— Et c’est là tout ce que nous devons savoir ? demanda mademoiselle Pénélope.

— Mais non, vous saurez tout, mes chères amies. J’ai prévenu mon amoureux que je ne savais pas garder un secret. Mais je veux que vous ayez le plaisir de deviner. Voyons, mademoiselle Baker, qui était-ce, pensez-vous ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, dit mademoiselle Baker d’une voix faible.

— M. O’Callaghan, peut-être ? dit mademoiselle Pénélope, qui n’était pas sans savoir que les jeunes ministres très-ardents et très-évangéliques ont souvent besoin d’augmenter leurs revenus.

— Monsieur O’Callaghan ! s’écria mademoiselle Todd en se redressant avec dédain. Allons donc ! celui dont je vous parle aurait fait de moi une milady. Lady… Voyons ! qui pensez-vous que c’était, mademoiselle Baker ?

— Est-ce que je puis savoir ? dit la pauvre mademoiselle Baker. Mais elle savait, à n’en pouvoir plus douter, qu’il s’agissait de sir Lionel. Enfin ! les choses auraient pu être pires encore, — elle se l’avouait.

— Est-ce sir Lionel Bertram ? dit mademoiselle Pénélope.

— Ah ! je vois que vous savez à quoi vous en tenir sur les hommes de Littlebath, mademoiselle Gauntlet. Vous avez raison : c’est sir Lionel. Voilà un triomphe, j’espère !

— Et vous l’avez refusé ? reprit mademoiselle Pénélope.

— Sans doute. Est-ce que vous croyez, par hasard, que je l’aurais accepté ?

Mademoiselle Pénélope ne répondit pas. Elle éprouvait un sentiment très-mélangé. Ce que lui disait mademoiselle Todd la laissait à la fois incrédule et étonnée. Les femmes, arrivées à un certain âge sans avoir pris de mari, sont toujours convaincues — quel que soit, du reste, leur propre sentiment à l’égard du mariage — que d’autres femmes, dans la même position, se marieraient tout de suite si elles en trouvaient l’occasion. Pénélope ne voulait pas croire que mademoiselle Todd eût refusé sir Lionel tout en s’émerveillant de ce refus surprenant. De toutes façons, ses devoirs lui étaient clairement indiqués par la situation. Littlebath — ou, du moins, cette coterie de Littlebath à laquelle elle appartenait — saurait à quoi s’en tenir avant le soir. Elle se leva donc, et, tout en s’excusant d’avoir prolongé sa visite à mademoiselle Baker d’une manière si déraisonnable, elle partit en toute hâte pour accomplir diligemment son œuvre de nouvelliste.

— Eh bien ! qu’en pensez-vous, ma chère ? dit mademoiselle Todd, dès qu’elle se trouva seule avec son amie.

Il était assez singulier que mademoiselle Todd, qui était fort bonne d’ordinaire, et qui voulait tout particulièrement du bien à mademoiselle Baker, eût communiqué si rudement à celle-ci une nouvelle qui devait la blesser et lui faire de la peine. Mais elle n’avait pas envisagé la chose de ce côté-là. Elle n’avait songé qu’à punir sir Lionel de sa sottise et de sa fausseté. Elle l’avait deviné — non pas tout à fait, mais jusqu’à un certain point — et elle croyait voir qu’il avait mené un jeu double entre deux femmes pour finir par l’abandon de celle qui était la moins riche. Il ne lui était pas venu à l’idée qu’après avoir offert de l’épouser, il irait se proposer à mademoiselle Baker. Si elle avait pu prévoir pareille chose, il est certain qu’elle aurait laissé celle-ci prendre sans molestation sa chance d’un mari.

Mademoiselle Baker poussa un long soupir. Maintenant que mademoiselle Gauntlet était partie, elle se sentait un peu plus à l’aise pour parler, mais, malgré tout, il lui semblait bien difficile de répondre. Du fond de son excellent cœur, elle pardonna tout de suite à mademoiselle Todd. Entre son amie et ce perfide, il ne devait pas y avoir de mariage ; donc, la glace une fois rompue, elle ne demandait pas mieux que de causer de tout cela. Mais comment rompre la glace ?

— J’ai toujours pensé qu’il le ferait, dit-elle enfin.

— Vraiment ? reprit mademoiselle Todcl. C’est certain qu’il venait très-souvent, et je ne savais trop pourquoi. Quelquefois je m’imaginais que c’était pour me parler de vous.

— Oh non ! dit mademoiselle Baker d’une voix plaintive.

— Je ne lui ai pas donné le moindre encouragement, pas le moindre ; je l’envoyais à droite, à gauche, je cherchais à m’en débarrasser de mille manières. Quelquefois j’ai pensé… Ici mademoiselle Todd hésita.

— Vous avez pensé… quoi donc ?

— Voilà ! je ne voudrais pas être malveillante ; mais, s’il faut parler franchement, j’ai quelquefois pensé qu’il voulait m’emprunter de l’argent et qu’il ne savait trop comment s’y prendre.

— Emprunter de l’argent ?

— Je n’en sais rien ; je vous dis seulement l’idée qui m’est venue. Il ne m’a jamais rien emprunté.

Mademoiselle Baker soupira de nouveau, et il y eut une courte pause dans la conversation.

— Mais, mademoiselle Todd…

— Eh bien ! ma chère ?

— Pensez-vous que…

— Si je pense que… Quoi ? Allons, ma chère, parlez-moi franchement ; vous le pouvez. Si vous avez quelque secret, vous, je vous le garderai.

— Mon Dieu ! je n’ai pas de secret… seulement ceci : croyez-vous que sir Lionel soit… soit pauvre… assez pour avoir besoin d’emprunter de l’argent ?

— Pauvre ? voilà ! je ne sais pas au juste ce que vous appelez pauvre. Tout le monde sait qu’il est gêné. Je pense qu’il a un bon revenu, mais qu’un peu d’argent comptant ne lui ferait pas de mai. Enfin, il est certain qu’il est endetté jusqu’aux oreilles.

Une nouvelle lumière sembla poindre dans l’esprit de mademoiselle Baker. — Je le croyais si respectable, dit-elle enfin.

— Hum-m-m ! fit mademoiselle Todd, qui avait de l’expérience.

— Eh ? fit mademoiselle Baker, qui n’en avait pas.

— Il faut savoir ce qu’on entend par respectable, dit mademoiselle Todd.

— Je croyais vraiment qu’il était si… tellement…

— Hum-m-m ! fit de nouveau mademoiselle Todd en hochant la tête.

Alors il s’engagea entre ces deux dames une petite conversation, mais à voix si basse, qu’il m’est impossible de la rapporter ici. Tout ce que j’en puis dire, c’est que mademoiselle Todd y jouait, de beaucoup, le plus grand rôle.

Quand elle fut terminée, mademoiselle Baker poussa un nouveau soupir, plus long et plus profond encore que les précédents.

— Mais, vous savez, ma chère, dit mademoiselle Todd de sa voix la plus consolante et en reprenant le diapason ordinaire de la conversation, rien ne fait plus de bien que le mariage à un homme de cette sorte.

— Vraiment ? dit mademoiselle Baker.

— Certainement ; si sa femme sait le conduire.

Et là-dessus, mademoiselle Todd s’en alla laissant à mademoiselle Baker ample matière à réflexion. Celle-ci avait complètement pardonné à son amie, mais elle sentait qu’elle ne pourrait jamais pardonner tout à fait à sir Lionel. « M’avoir trompée ainsi ! » se disait-elle en se rappelant l’idée erronée qu’elle s’était faite de sa grande « respectabilité. » Malgré tout, ce n’était peut-être pas de cette déception-là qu’elle lui en voulait le plus au fond du cœur.

Sir Lionel se sentait assez mal à l’aise quand il quitta la place du Paragon pour retourner chez lui. Il n’avait pas pu compter avec quelque certitude sur un succès auprès de mademoiselle Todd, néanmoins il était fort désappointé. De plus, tout en marchant, il commençait à croire que ses propres scrupules pourraient bien faire obstacle à cet autre mariage, à ce pis aller, à cette seconde corde à son arc qu’il tenait en réserve. Lorsqu’il avait formé ses petits projets intérieurs, lorsqu’il avait décidé, à part lui, que, si mademoiselle Todd le repoussait, il s’adresserait incontinent à mademoiselle Baker, l’idée ne lui était pas venue que ses propres sentiments pourraient se révolter contre une telle façon d’agir. La chose n’était pourtant que trop certaine. Il s’apercevait qu’après avoir parlé de sa « chère Sarah, » il aurait plus de peine qu’il ne l’avait pensé à s’adresser tout de suite à sa « chère Mary. »

Il s’alla coucher en se disant, pour se consoler, que ces scrupules absurdes s’évanouiraient avant le lendemain. Mais le matin vint — son matin à lui, vers une heure de l’après-midi — et il se trouva dans les mêmes dispositions. Il lui fut impossible d’aller voir mademoiselle Baker ce jour-là.

Il se sentait mécontent de lui-même. Il s’était cru doué d’une plus grande fermeté de caractère, et maintenant qu’il reconnaissait sa faiblesse, il s’en irritait, comme tous les hommes en présence de leurs défauts. Il se promit d’aller, dès le lendemain, chez mademoiselle Baker, et se coucha de fort bonne heure, en mettant toutes ses hésitations sur le compte d’une mauvaise digestion. Sir Lionel calomniait en cela les plus solides organes digestifs dont un être humain ait jamais été doué à l’âge de soixante ans.

Le lendemain, vers deux heures, il s’habilla avec soin pour entrer en campagne, avenue de Montpellier ; mais, sa toilette faite, il se trouva de nouveau démoralisé. Le cœur lui manquait. Il avait beau se redire qu’avec mademoiselle Baker il n’y avait pas de doutes à concevoir et qu’elle l’accepterait à coup sûr. Il n’aurait qu’à sourire, et son sourire lui serait rendu. Il n’aurait qu’à dire « chère Mary », et ce regard si doux s’abaisserait vers la terre, et la bataille serait gagnée.

Et pourtant, il ne pouvait pas faire cela. Il se sentait malade, découragé, sans appétit. Il se regarda au miroir, et se trouva, jaune, ridé, ratatiné. Il n’était pas dans son assiette. Mademoiselle Baker devait rester encore trois semaines à Littlebath, et il lui parut décidément meilleur de ne lui soumettre son petit projet qu’au moment de son départ. Il quitterait Littlebath pendant une dizaine de jours, et il reviendrait tout ragaillardi. En conséquence, il partit pour Londres et alla s’installer chez son fils.

Au bout de dix jours, sa répugnance s’était en grande partie effacée. Pourtant le son de ce mot « Sarah » et l’éclat de rire qui l’avait accueilli résonnaient encore à son oreille. C’est une tâche difficile pour un homme de l’âge de sir Lionel que d’affecter le langage des amoureux. Il l’avait essayé et il en avait reconnu la difficulté. Il ne s’exposerait plus à ce même ennui ; il écrirait.

Il écrivit en effet. Sa lettre ne fut pas très-longue. Il ne dit rien de « Mary » et se contenta d’appeler mademoiselle Baker « très-chère amie ». Il n’était pas nécessaire d’en dire bien long pour se faire comprendre d’elle, et sir Lionel ne dit que tout juste ce qu’il fallait. Il ajouta seulement, par précaution, qu’il lui semblait meilleur, dans leur intérêt à tous deux, de ne communiquer la nouvelle de son offre à personne pour le moment.

Mademoiselle Baker avait presque retrouvé sa sérénité habituelle quand cette lettre lui parvint. Son chagrin avait toujours été doux et calme. Elle ne s’était livrée à aucun transport de douleur, et ses lamentations n’avaient été ni bruyantes ni violentes. Une faible et douce teinte de mélancolie s’était répandue sur elle, de sorte qu’elle avait soupiré fréquemment en prenant son thé solitaire, et elle avait oublié de tourner les feuillets de son roman. « Ne serait-ce pas meilleur, s’était-elle dit souvent, d’aller à Hadley ? Tout changement ne serait-il pas bon ? » Elle sentait maintenant tout le poids de l’absence de Caroline et se disait qu’il vaudrait mieux quitter Littlebath. On ne saurait croire combien cette affaire de mademoiselle Todd l’avait raccommodée avec l’idée d’aller vivre à Hadley.

Et voilà qu’au moment où elle se tranquillisait, quand elle était résignée et presque heureuse, il lui arrivait cette horrible lettre pour bouleverser son esprit et la rejeter dans de nouvelles complications et dans toutes sortes de difficultés ?

Elle ne s’était jamais dit, à aucune époque, que, si sir Lionel se proposait, elle l’accepterait. Elle n’avait jamais discuté la probabilité d’un pareil événement. Il est certain qu’elle l’aurait accepté quinze jours plus tôt ; mais maintenant que devait-elle faire ?

Ce n’était pas seulement que sir Lionel avait offert son cœur et sa main à une autre il y avait quinze jours à peine ; il y avait encore ce fait bien plus grave : que tout Littlebath le savait. Mademoiselle Todd, après la première explosion de sa colère comique, n’en avait plus guère parlé, mais la langue de mademoiselle Pénélope Gauntlet n’était pas resté oisive. Il est vrai que celle-ci n’avait raconté la chose qu’aux personnes pieuses de Littlebath, mais, si pieux qu’on soit, il faut bien entretenir quelques relations avec les mondains, de sorte qu’il se trouvait, en fin de compte, que toutes les dames de Littlebath savaient à quoi s’en tenir sur cette histoire de sir Lionel. Puis, il y avait d’autres difficultés. Cette conversation tenue à voix basse avec mademoiselle Todd ne lui sortait pas de l’esprit. Elle ne savait pas au juste jusqu’à quel point elle pouvait considérer, comme sa mission spéciale, la tâche de ramener dans le droit chemin un homme comme sir Lionel — ce nouveau sir Lionel que mademoiselle Todd lui avait révélé. Enfin, il avait besoin d’argent… Mais elle aussi, elle manquait d’argent !

Mais n’y avait-il pas quelque chose à dire de l’autre côté ? Il est certain que l’idée de s’appeler lady Bertram pour le reste de ses jours souriait à cette bonne mademoiselle Baker. Il lui serait doux d’entrer dorénavant dans tous les salons en la qualité de femme mariée, et de se laver ainsi du reproche que l’injustice, les préjugés et la sottise de son propre sexe, plutôt que de l’autre, attachaient à sa position actuelle de vieille fille. Être lady Bertram ! Mademoiselle Baker n’était point un ange ; il entrait dans sa composition un soupçon de vanité ; seulement, je doute que la vanité féminine ait jamais revêtu dans aucun cœur une forme plus pardonnable que chez elle.

Le mariage, se disait-elle, produirait peut-être sur sir Lionel l’effet tant souhaité de réformer sa manière de vivre ; et combien un pareil résultat serait désirable ! Quelle œuvre glorieuse pour elle que de ramener un colonel dans le droit chemin ! N’était-il pas de son devoir de l’épouser, quand ce ne serait qu’en vue de cette espérance ?

Il y avait certainement des difficultés au sujet de l’argent. Si, comme le disait mademoiselle Todd, sir Lionel avait des embarras de fortune, son revenu à elle, — ce qu’elle pouvait strictement nommer sien — ses deux mille huit cent quarante-cinq francs de rente n’iraient pas bien loin. Sir Lionel, en tout cas, montrait du désintéressement par son offre : cela, du moins, était évident.

Puis soudainement la lumière se fit dans ses pensées. Sir Lionel et son frère, l’avare de Hadley, étaient brouillés : ne pourrait-elle pas être une cause de rapprochement entre les deux frères ? Si elle devenait lady Bertram, le vieillard ne rouvrirait-il pas à sir Lionel ses bras — ses bras et peut-être sa bourse ? Et, au lieu d’agir à l’étourdie et sans y voir clair, elle résolut de poser la question au vieillard.

Il est vrai que sir Lionel lui avait recommandé de ne parler à personne de cette affaire ; mais une pareille injonction ne pouvait concerner que les étrangers. Il devait bien s’attendre à la voir consulter, en pareille occasion, ses plus anciens amis. Sir Lionel avait encore exigé une prompte réponse, et, afin de ne pas lui causer du désappointement en cela, elle se décida à interroger immédiatement M. Bertram.

Les grandes mesures veulent de grands moyens. Elle irait, elle-même à Hadley dès le lendemain, et, en attendant, elle écrivit le soir même pour annoncer sa visite à son oncle.

— Ah ! vous voilà ! vous avez donc été ennuyée de Littlebath avant le mois fini ? lui dit celui-ci en la voyant arriver.

— Je compte y retourner.

— Y retourner ? Mais alors, pourquoi, diantre, êtes-vous venue aujourd’hui ? Hélas ! il était évident que M. Bertram n’était pas dans un de ses bons jours.

Pendant cette petite conversation, mademoiselle Baker se tenait dans le vestibule pour surveiller le déchargement de son bagage. Elle avait encore son chapeau, son châle de voyage, son manteau et ses grosses bottines, et elle tenait son parapluie à la main. Il y avait dans le vestibule la domestique de M. Bertram et le cocher qui voulait se faire payer. Mademoiselle Baker avait froid, ses dents claquaient et le bout de son nez était tout rouge. En conscience, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle ferait ses confidences amoureuses avec une semblable mise en scène et devant un tel auditoire.

— Que diable venez-vous donc faire ? qu’est-ce qui vous amène ? répéta le vieillard, qui se tenait à l’entrée de la salle à manger, appuyé sur ses deux béquilles. Peu lui importait, à lui, qui pouvait l’entendre ; peu lui importait le froid, ou la nature des motifs qui amenaient mademoiselle Baker. Il savait qu’un voyage de Littlebath à Londres, aller et retour, coûterait, fiacres et commissionnaires compris, une soixantaine de francs. Il savait, ou il croyait savoir, que cette dépense eût pu être évitée. Il savait que son rhumatisme le tourmentait, que son vieux corps était tout endolori, qu’il ne pouvait dormir pendant la nuit, ni aller pendant le jour dans la Cité pour voir comment marchaient les affaires ; il savait que pour lui la fin s’approchait et que le tombeau le réclamait. Il n’était pas bien surprenant que le vieux Bertram fût de mauvaise humeur.

— Je vous le dirai, si vous voulez me laisser entrer, dit mademoiselle Baker. Montez la caisse, Mary. Comment ? deux schellings et demi ? par exemple ! deux, schellings, c’est bien assez. Ceci s’adressait au cocher.

Il y a lieu de croire que c’était là une parcimonie affectée par mademoiselle Baker dans le but d’apaiser M. Bertram, mais elle ne produisit pas l’effet voulu.

— Un schelling et demi, cria-t-il de toutes ses forces, debout entre ses deux béquilles. Ne lui donnez pas un liard de plus.

— Mais, monsieur, le bagage… dit le cocher.

— Bagage ! tonna le vieillard. Il pouvait être impotent de ses membres, mais il ne l’était pas des poumons, et le malheureux cocher trembla dans sa peau.

— Là ! dit mademoiselle Baker, en lui donnant insidieusement deux schellings et trois pence ; là ! je ne vous donnerai pas un sou de plus. Il est à croire qu’elle cherchait ainsi à faire croire à son oncle qu’elle était restée dans les limites d’économie qu’il avait tracées.

Enfin, elle se trouva seule avec M. Bertram. Elle avait encore le nez rouge et les pieds gelés, mais, du moins, elle était seule avec lui. Il lui était bien difficile de raconter son affaire, et elle aurait voulu, de tout son cœur, être bien loin, chez elle, à Littlebath ; mais, malgré tout, elle parla. Le courage des femmes, dans de certaines positions, dépasse celui de quelque homme que ce soit.

— Je veux vous consulter à propos de ceci, dit-elle en tirant de sa poche la lettre de sir Lionel.

Le vieillard prit la lettre, la regarda et la retourna en tous sens.

— C’est de cet escroc, n’est-ce pas ? dit-il enfin.

— Elle est de sir Lionel, dit mademoiselle Baker toute tremblante. Elle ne voyait poindre aucun indice de réconciliation fraternelle.

— Oui ; je vois d’où elle vient… mais de quoi s’agit-il ? Je ne vais pas m’amuser à lire ça. Vous pouvez me dire, je pense, de quoi il retourne.

— J’avais espéré, monsieur, que vous et lui, vous pourriez…

— Nous pourrions… et quoi donc ?

— Vous pourriez vous revoir comme des frères et des amis.

— Frères et amis ! On ne peut pas choisir son frère, mais qui voudrait se faire l’ami d’un escroc ? Et c’est là ce que dit cette lettre ?

— Pas précisément.

— Alors, quoi ? que diable !

— Sir Lionel, monsieur, m’a fait…

— Vous a fait, quoi ? Vous a fait signer une lettre de change, je pense.

— Non, non ; rien de la sorte.

— Alors, qu’est-ce qu’il vous a fait faire ?

— Il ne m’a rien fait faire ; mais il m’a écrit… une… une offre de mariage. Et la pauvre mademoiselle Baker, avec son bout de nez tout rouge, leva les yeux avec une expression si confiante, si candide et si suppliante à la fois, que tout autre que M. Bertram aurait cherché à la rassurer.

— Une offre de mariage de sir Lionel ! dit-il.

— Oui ! dit timidement mademoiselle Baker. La voici, et je suis venue vous consulter au sujet de la réponse à faire.

M. Bertram, pour le coup, prit la lettre et la lut d’un bout à l’autre.

— Bon ! fit-il en fermant les yeux et en branlant lentement la tête. Bon !

— J’ai pensé qu’il valait mieux ne rien faire sans vous voir. Et c’est là ce qui m’amène en toute hâte à Hadley.

— L’impudent, l’effronté coquin !

— Vous pensez donc que je doive refuser ?

— Vous êtes une folle, une imbécile, une sotte fieffée, vous dis-je. Telle fut la réponse de M. Bertram à cette question.

— Mais je ne savais que dire avant de vous avoir consulté, reprit mademoiselle Baker en se cachant le visage dans son mouchoir.

— Vous ne saviez que dire ? Comment ! ne savez-vous pas que c’est un escroc, un mauvais sujet, un aventurier sans le sou ! Seigneur Dieu ! Êtes-vous sotte à ce point ? Il est vraiment heureux que vous ne restiez pas toute seule à Littlebath.

Mademoiselle Baker ne chercha pas à se défendre ; elle fondit en larmes et promit à son oncle de se laisser absolument guider par lui. Sous sa dictée, elle écrivit à sir Lionel la courte réponse que voici :


« Hadley, janvier 181…
« Monsieur,

« M. Bertram dit qu’il me suffira de vous prévenir qu’il ne me donnerait pas un sou de son vivant, et qu’il ne me léguerait pas un sou à sa mort, si je devenais votre femme.

« Votre très-dévouée,
« Mary Baker. »


Le vieillard ne voulut pas qu’elle écrivît un seul mot de plus ; mais, en pliant la lettre, elle trouva moyen d’ajouter en cachette un tout petit post-scriptum pour expliquer les choses. La pauvre femme se servit des premières expressions qui lui vinrent à l’esprit.

« Il est si furieux de tout ceci ! »

Il ne fut pas permis à mademoiselle Baker de retourner à Littlebath, même pour faire ses paquets et payer les mémoires, ou pour dire adieu à ceux qu’elle quittait. Une femme de chambre fit tout cela. Vu le danger auquel elle avait échappé, M. Bertram résolut de ne plus la laisser s’exposer à la tentation.

Ainsi se termina la campagne matrimoniale de sir Lionel.




CHAPITRE XXXIII


UN PETIT DÎNER D’AMIS.


Sir Henry Harcourt s’était marié, et il avait conduit sa jeune femme à Paris et à Nice ; sir Lionel Bertram avait essayé de se marier, mais sa femme — celle, du moins, dont il avait espéré faire sa femme — s’était enfuie toute seule à Hadley ; et, pendant tout ce temps, George Bertram avait vécu solitairement dans son triste et sombre logement de Londres.

Il aurait souhaité d’être complètement solitaire ; mais, au moment où sa douleur était le plus amère, son père était venu le trouver. On se rappelle, sans doute, quelle avait été son impatience de voir ce père inconnu à l’époque de son voyage à Jérusalem ; combien il s’était vite attaché à lui, et comment il s’était laissé complètement captiver par ses manières. On se souvient qu’il avait bien aisément pardonné, au commencement, tout ce que la conduite de sir Lionel avait eu de peu paternel, et que le jour ne s’était fait que fort graduellement dans son esprit. Mais au moment où nous parlons, George y voyait clair. Il connaissait enfin son père.

George n’avait pas un esprit qui lui permît de repousser ou de modifier à volonté ce qu’il avait appris parce que cela concernait son père. Il est des gens pour lesquels les fautes d’un père, d’un frère ou d’un mari ne sont pas des fautes. De ces gens-là on est tenté de dire que, si leur jugement n’est pas des plus sains, leur cœur fait plus que de suppléer leur jugement. On reconnaît qu’ils ont tort, et pourtant on ne saurait pas les souhaiter plus perspicaces qu’ils ne sont.

Mais George Bertram n’était point ainsi fait. Il ne s’était pas hâté de blâmer son père, mais les fautes de celui-ci une fois connues, il les avait jugées et condamnées sans retour. Il s’aperçut que son oncle avait eu raison et que sir Lionel était un homme qu’il ne pouvait nullement estimer, et qu’il lui était même assez difficile d’aimer. Il comprit que l’argent était ce que recherchait son père. Il se décida, en conséquence, à lui en fournir autant que lui permettaient ses moyens, mais à ne lui donner ni son temps ni sa société.

Quand donc sir Lionel annonça son arrivée à Londres et son intention d’y passer quelque temps avec son fils, Bertram n’y vit pas une consolation. À cette époque, il était profondément malheureux. Il n’avait compris la force de son amour pour cette femme que depuis qu’elle était perdue à tout jamais pour lui ; mais, quoique faible et indécis à bien des égards, il ne l’était pas au point de s’abandonner sans résistance à une inutile douleur. Il savait que le travail seul pouvait le sauver — le travail sévère, constant, inexorable, ce grand remède à toutes nos douleurs, et l’unique moyen de nous résigner aux décrets de Dieu.

Il se mit donc au travail ; — non pas à ce travail qui consiste à lire d’une façon distraite et paresseuse un nombre voulu de pages, à faire de l’histoire à raison de deux volumes par semaine, ou de la science à raison d’un traité par jour, mais au travail le plus sérieux dont il se sentît capable, en y mettant toute sa force et toute son intelligence. Ce qu’il avait déjà publié l’avait fait connaître, mais il avait jusque-là écrit avec négligence et sous l’empire d’influences passagères, sans se préoccuper suffisamment de la forme, et sans avoir assez mûri ses conclusions. Il avait publié des choses dont il s’était senti honteux depuis, et il avait émis d’un ton magistral et dogmatique des idées qui n’étaient déjà plus les siennes. Mais il comptait s’y prendre autrement à l’avenir. Dans le temps, il avait désiré être promptement récompensé de son travail. Il s’était senti irrité à l’idée que les noms de certains de ses contemporains commençaient à être connus, et que le sien ne l’était pas. Harcourt avait déjà marqué, alors que lui n’avait fait encore qu’embrasser une profession pour l’abandonner presque aussitôt. C’étaient les précoces succès de Harcourt qui avaient fait de Bertram un auteur trop hâtif. Aujourd’hui, il comprenait que ses travaux littéraires ne lui serviraient de rien. Harcourt avait obtenu un de ces succès solides et durables dont les hommes tirent tant de jouissances, tandis que ses succès à lui n’avaient eu pour résultat que son abdication à peu près forcée de la seule position honorable qu’il eût encore acquise.

Et voilà que de nouveau le succès d’Harcourt s’imposait à lui ! Harcourt était parvenu à posséder ce trésor dont Bertram avait fait le but de tous ses efforts, ce qu’il avait regardé comme la récompense de tous ses labeurs. Et pourtant, qu’était Harcourt comparé à lui ? George se savait une âme mieux trempée, des talents plus brillants et une plus haute capacité. Il ne daignait même pas se comparer à cet homme qui l’avait distancé dans la course de la vie !

C’était pendant qu’il était en proie à ces pensées et à ces souffrances qu’il s’était mis à l’œuvre avec toute l’ardeur dont il était capable. Il ne rechercherait plus aujourd’hui, se disait-il, une prompte récompense. Son premier et principal désir était d’amortir la douleur qui lui torturait l’âme ; et plus tard seulement, si faire se pouvait, il revendiquerait sa place parmi les dignes fils de l’Angleterre, en laissant au temps le soin d’assurer cette revendication.

On comprend que, dans ces dispositions, George n’éprouvât pas une grande consolation à voir arriver son père. Sir Lionel se montrait assez irritable vis-à-vis de son fils. Il lui reprochait d’avoir mal mené sa barque, s’obstinait à lui parler de Caroline, et, chose peut-être plus pénible encore, du solliciteur général ; il le poussait sans cesse à faire des avances à son oncle en vue d’une réconciliation, et demandait enfin à emprunter, d’abord cent, puis deux cents, puis enfin trois cents francs. En ce temps-là, George n’avait que cinq mille francs de revenu fixe ; en dehors de cela, il ne possédait que ce qu’il lui restait des vingt-cinq mille francs que son oncle lui avait donnés. Cette somme une fois dépensée, il lui faudrait, ou vivre de son revenu, quelque minime qu’il pût être, ou écrire pour les libraires. Vu cet état de choses, il crut devoir refuser à son père les trois cents francs qu’il lui demandait.

— Tu pourras bien me les prêter pour deux mois, n’est-ce pas ? dit sir Lionel.

— Cela me gênerait beaucoup, répondit le fils.

— Je te les renverrai dès que je serai de retour à Littlebath, dit le père ; ainsi, si tu les as sous la main, rends-moi ce service, je l’en prie.

— Je les ai sans nul doute, dit le fils, — et il lui passa les billets. Mais je pense, mon père, que vous devriez vous rappeler l’exiguïté de mon revenu, et combien il est peu probable qu’il augmente jamais.

— Tu ne devras t’en prendre qu’à toi, alors, dit le colonel en empochant l’argent. Jamais jeune homme n’a eu une plus belle partie entre les mains, — jamais ; si tu l’as mal jouée, c’est de ta faute, — complètement de ta faute.

Sir Lionel était très-réellement convaincu que son fils ne s’était pas bien conduit envers lui, et qu’il lui devait quelque réparation. Si George, pensait-il, avait seulement fait son devoir, il aurait été depuis longtemps l’héritier reconnu de son oncle, et aurait eu à sa disposition tout ce qui revient d’ordinaire à un fils respectueux et obéissant. Pour un homme du caractère de sir Lionel, il était irritant de se sentir si près de grandes richesses, et de devoir se dire qu’elles n’étaient pas à sa portée, et que probablement, hélas ! elles ne le seraient jamais.

Sir Lionel comptait attendre à Londres la réponse de mademoiselle Baker, et ce fut en effet là qu’il la reçut. Malgré sa brièveté, cette réponse était suffisamment claire. Évidemment, mademoiselle Baker avait trahi sir Lionel auprès de M. Bertram, et tout espoir d’obtenir de l’argent de ce côté-là devait être abandonné désormais. Le colonel pourrait réussir de vive voix à persuader mademoiselle Baker, mais ce ne serait là qu’un bien stérile triomphe. Si mademoiselle Baker se brouillait avec son oncle pour épouser sir Lionel, celui-ci ne trouvait plus en elle la compagne qu’il avait rêvée. Du reste, il ne tarda pas à apprendre qu’elle n’était pas encore de retour à Littlebath, et que probablement elle n’y reviendrait plus. Là-dessus, se croyant en sûreté, il y retourna lui-même, et se trouva bientôt le centre de mille petites ovations sentimentales que lui préparèrent les indiscrétions de mademoiselle Todd et de mademoiselle Pénélope Gauntlet.

Ce fut deux mois plus tard que George Bertram revit sir Henry Harcourt pour la première fois depuis le mariage. Il avait appris que sir Henry et sa femme étaient à Londres, et il avait entendu vanter les splendeurs de leur nouvelle maison d’Eaton-Square. Les journaux lui avaient dit avec quel éclat lady Harcourt avait paru à la cour, avec quelle grâce elle recevait, et combien tout le monde portait envie au jeune avocat qui, possédant déjà le talent, la renommée et une grande position, venait d’ajouter à tous ces trésors une femme belle, riche et élégante. Plus George Bertram lisait et entendait ces choses, plus il se tenait à l’écart, et plus il évitait avec soin les lieux qu’il supposait devoir être fréquentés par ces favoris de la fortune.

Dans le courant de ces deux mois, sir Henry était venu deux fois chez Bertram ; mais Bertram n’était chez lui pour personne. Il habitait un grand désert où il n’y avait d’être vivant que lui — un désert immense et aride, sans eau, et où rien ne verdissait. Il était seul. Il n’avait confié sa douleur qu’à une seule personne ; il n’avait cherché à y échapper qu’une seule fois. Mais l’effort n’avait rien produit ; le cœur ami était bien loin ; et depuis lors il avait vécu solitaire, enfermé dans son petit logement de Londres.

La rencontre eut lieu, enfin. Sir Henry ne voulait pas renoncer à ses projets de réconciliation, et il écrivit à Bertram pour lui annoncer sa visite et pour en fixer l’heure. « Caroline et vous, vous êtes cousins ; écrivit-il, et il n’y a pas de raison pour que vous soyez ennemis. Faites ce que je vous demande, si ce n’est pour moi, du moins pour elle. »

Bertram passa des heures entières les yeux fixés sur ce billet avant de pouvoir se décider à y répondre. Était-il possible qu’elle désirât le revoir ? Était il possible que dans le premier éclat de sa splendeur et de son heureuse prospérité elle voulût se retrouver en face de lui, si triste, si misérable, si abandonné ? Pourquoi le désirait-elle ? Comment pouvait-elle le désirer ?

Puis il se demanda si, de son côté, il désirait aussi la revoir. Il s’était dit cent fois qu’il l’aimait, qu’il l’aimait comme jamais il ne l’avait aimée quand elle devait lui appartenir. Il s’était dit, plus souvent encore, qu’il ne goûterait de repos que lorsqu’elle aurait cessé d’être l’objet principal de ses pensées. Il savait à merveille qu’il ferait mieux de ne jamais la revoir ; mais, après avoir passé deux heures à débattre la question avec lui-même, il finit par écrire à sir Henry qu’il l’attendrait à l’heure dite. À partir de ce moment, il cessa tout effort salutaire ; le travail fut abandonné, et il ne resta rien de tout le progrès qu’il avait déjà accompli dans le bien.

Sir Henry fut exact au rendez-vous. Quel que fût son but, il le poursuivait toujours avec énergie. Ses devoirs étaient variés et incessants ; les heures n’étaient plus assez nombreuses pour lui, et les jours lui semblaient trop courts ; les exigences de ses clients et celles de la politique, jointes à tout ce que réclame le monde à l’égard de ceux qui occupent de brillantes positions, lui laissaient à peine le temps de dormir ; mais pourtant il lui fallait à tout prix revoir le rival malheureux qui l’eût si volontiers laissé à ses joies et à ses splendeurs ! Ces choses-là, du reste, n’ont-elles pas été expliquées il y a bien longtemps, avant même que le christianisme fût en honneur ? « Quos Deus vult perdere, prius dementat. » Ceux que Dieu veut perdre, il commence par les priver de raison.

Rien ne put égaler l’amitié doucereuse et les façons séduisantes que déploya sir Henry à l’égard de George. Il ne parla pas beaucoup du passé ; mais le peu qu’il en dit semblait indiquer qu’il croyait n’avoir obtenu la main de Caroline Waddington que parce que Bertram avait dédaigné ce bonheur. Tout grand personnage qu’il était, il s’humilia presque devant le génie de Bertram. Il parla de leur vieux parent à Hadley comme s’ils eussent été l’un et l’autre ses héritiers reconnus, ayant des droits égaux, et il termina en souhaitant que George et lui restassent amis.

— Nos routes sont bien différentes, dit Bertram, que le ton de Harcourt avait un peu touché. La vôtre sera en pleine lumière ; la mienne devra être à l’ombre.

— La plupart des hommes, s’ils sont bons à quelque chose, vivent à l’ombre pendant de certaines périodes de leur vie, dit Harcourt. Moi aussi, j’ai eu mes jours sombres, et j’en aurai sans doute encore d’autres ; mais, ni pour vous ni pour moi, l’éclipse ne peut être de longue durée.

Bertram se dit que Harcourt parlait de choses qu’il ignorait, et il sourit intérieurement en entendant cet homme heureux parler des jours sombres de sa vie. Quand donc les ténèbres avaient-elles envahi son âme ? Nous sommes disposés, tous tant que nous sommes, à croire, dans nos jours de tristesse, que jamais la nuit n’a été aussi épaisse pour les autres que pour nous.

— Je comprends vos sentiments à merveille, continua sir Henry, et j’espère que vous me pardonnerez de vous en parler franchement. Vous avez résolu de ne plus revoir Caroline : mon but est de vous faire renoncer à cette résolution. C’est aussi le désir de Caroline. Il est inadmissible que vous continuiez à fuir ainsi le monde. Votre destinée est d’être écrivain ; mais, de nos jours, la destinée des écrivains en fait des législateurs et des hommes d’État. Ils ont une grande position sociale, ils ont la fortune, et ils savent dominer de toute leur hauteur leurs inférieurs en intelligence. Voilà la carrière que nous souhaitons et que nous prévoyons pour vous, et nous espérons tous deux vous y aider de notre amitié.

Harcourt usa de toute son éloquence — éloquence qui, en ce cas, se trouva dangereusement puissante pour détruire son propre bonheur. En vérité, cet homme ne savait pas ce que c’est que l’amour — l’amour tel que le comprenaient si bien ces deux malheureux amants. Il savait que sa femme était pour lui froide — froide comme la glace. Il croyait qu’elle avait, été de même pour Bertram, et que ce dernier avait rompu avec elle à cause de cela. Il admettait que pour lui-même l’amour passionné n’était pas nécessaire. Tout le monde reconnaissait que sa femme était parfaitement belle et gracieuse : donc sir Henry était satisfait. Disons-le cependant, la lune de miel avait été passablement maussade. Plus d’une fois, pendant ce temps d’épreuve, il avait été presque tenté de dire à sa femme qu’il avait payé trop cher le droit de presser sur son cœur une statue de glace. Mais il s’était contenu, et, plus tard, il se persuada qu’il était heureux quand, au milieu du tourbillon de la saison de Londres, il passait ses matinées au Palais et ses soirées au Parlement.

— Venez dîner sans façon avec nous après-demain, dit sir Henry ; comme cela la glace se trouvera rompue. George Bertram accepta ; et, à partir de ce moment, il ne fut plus question de travail pour lui.

On était au lundi, et l’invitation était pour le mercredi suivant. Sir Henry expliqua à Bertram que, par exception, il n’aurait pas besoin d’être à la Chambre avant dix heures du soir, et il ajouta qu’au petit dîner sans façon il n’y aurait d’autres convives que M. et madame Stistick et le baron Brawl, dont la famille n’était pas encore rentrée à la ville.

— Le baron vous plaira, dit Harcourt ; il parle haut et d’un ton tranchant, mais il ne crie et ne tranche pas sans raison, comme tant d’autres. Stistick est simplement assommant. D’ailleurs, vous devez le connaître. Il est le représentant de Peterloo, et il vote avec nous à la condition que quelqu’un l’écoutera une fois par semaine à peu près. Mais le baron sera là pour lui fermer la bouche.

— Et madame Stistick ? demanda George.

— J’en ai entendu parler hier pour la première fois, et Caroline est allée la voir aujourd’hui. Ç’a été une corvée pour elle, car ils demeurent au diable, presque à la-campagne, je crois. Allons, à sept heures et demie, mercredi. Adieu, mon cher. Je devrais être depuis vingt minutes à Westminster, en présence du baron Brawl. Et, en disant ces mots, le solliciteur général s’élança dans la rue, se jeta dans une voiture et se mit aussitôt à parcourir son dossier, en dépit des cahots et du bruit des roues sur le pavé du Strand.

Sir Henry parti, une idée dominante s’empara de Bertram : Pourquoi Caroline avait-elle désiré de le revoir ? Dans quel but s’obstinait-elle à vouloir se rencontrer avec lui ? Ne vaudrait-il pas mieux tous deux qu’ils fussent aux extrémités opposées du monde ?

— Au fait, se dit-il, si elle n’éprouve aucun embarras, pourquoi en éprouverais-je ? Si elle a tant de force, j’en aurai aussi. J’irai, et je la reverrai.

Il laissa là son travail, et se perdit dans ses réflexions. Il en voulait à Caroline de ce qu’elle se sentait la force de le revoir. Mais, hélas ! il était en même temps à moitié heureux qu’elle l’eût souhaité. L’idée ne lui vint pas un seul instant qu’il pût jamais à l’avenir la considérer autrement que comme la femme d’un ami dont il ne se souciait que médiocrement. Et pourtant, il éprouvait au fond du cœur un petit mouvement de vanité satisfaite en apprenant qu’elle tenait à le revoir.

Mais elle, comment avait-elle pu exprimer un pareil désir ? Voici comment la chose s’était passée. — Caroline, lui avait dit un jour son mari pendant leur déjeuner, il est ridicule que George et vous, vous continuiez à être brouillés. Je déteste ces absurdités-là.

— Il n’y a pas de brouille entre nous, répliqua-t-elle.

— Il ne devrait pas y en avoir, et je compte l’amener ici.

Le rouge monta légèrement au visage de Caroline, et elle répondit : — Si vous le désirez, sir Henry, et s’il le désire aussi, je ne m’y opposerai pas.

— Je le désire, sans nul doute. Je trouve cela indispensable, vu ma position à l’égard de votre grand-père.

— Agissez absolument comme vous le jugerez convenable, répondit lady Harcourt.

C’est ainsi que Caroline avait exprimé le désir de voir George Bertram chez elle. Si ce dernier eût su la vérité, que serait devenu son petit sentiment de satisfaction vaniteuse ?

Pendant les premiers temps de son mariage, lady Harcourt jouit de son triomphe avec le plus grand calme. Son changement de vie ne parut pas l’émouvoir beaucoup. Sa tante venait souvent de Hadley pour la voir, et s’étonnait de trouver si peu de changement en elle. Sous de certains rapports pourtant, elle était fort changée, car lady Harcourt avait des manières plus douces, la parole moins vive, et un moins grand amour de domination que n’avait jadis eu Caroline Waddington. Elle allait beaucoup dans le monde, et on y faisait grand cas d’elle ; mais elle y obtenait surtout ces succès calmes que les femmes d’une grande beauté remportent si facilement. Il semblait qu’elle n’eût qu’à rester tranquille et à sourire de temps à autre, pour que le monde fût a ses pieds. Souvent, hélas ! le sourire manquait, et pourtant le monde adorait tout de même.

Chez elle, elle était plus occupée, mais elle ne montrait guère plus d’animation. Son mari lui avait dit qu’il tenait à ce qu’on remarquât leurs dîners, et elle avait étudié la chose comme un enfant bien sage étudie sa leçon. Elle s’était apprise à composer un menu élégant, elle s’était assurée d’un excellent cuisinier, elle tâchait que l’ordonnance du service fût sans défaut ; elle s’efforçait, en un mot, de rendre sa maison brillante. Tout y brillait, en effet, et sir Henry était satisfait, somme toute. Sa femme, il est vrai, ne parlait que peu, mais le peu qu’elle disait avait une grâce et une élégance parfaites. Elle était toujours bien mise, toujours belle, toujours distinguée. Sir Henry n’avait-il donc pas sujet d’être satisfait ? Quant à la conversation, il se chargeait lui-même de ce soin.

Et maintenant qu’on lui disait que George Bertram allait venir chez elle, elle ne s’en montrait pas plus émue que de la visite du baron Brawl. Son indifférence était telle, que sir Henry ne put avoir le moindre prétexte à jalousie. Tout, du reste, semblait lui être indifférent. Rien ne paraissait avoir le pouvoir d’éveiller en elle ni joie ni tristesse. Sir Henry devait être satisfait ; mais, malgré tant de beauté, de grâce et d’élégance, il se demandait parfois avec curiosité si rien au monde ne pourrait donner de la vie et de l’animation à cette statue qu’il nommait sa femme. Il avait pensé — il avait presque espéré — que le nom de celui qu’elle avait autrefois aimé, l’aurait émue ; que l’idée de le revoir l’aurait troublée ; mais non : pour elle, tous les noms se ressemblaient. On lui avait dit d’aller voir madame Stistick, et elle y était allée ; on lui disait de recevoir M. Bertram, et elle était toute prête à le recevoir. En supposant que sir Henry eût pu convier à sa table les anges du ciel et les démons de l’enfer, elle eût accueilli les uns et les autres avec une égale aménité. Elle faisait son devoir, et cela devait naturellement plaire à un mari assez disposé à avoir une volonté ; mais le devoir lui-même, quand il est tout seul, peut finir par lasser un mari, et un homme peut en arriver à désirer que sa femme le contrarie quelquefois.

En cette occasion, sir Henry n’eut pas le plaisir d’être contrarié.

— J’ai vu Bertram ce matin, dit-il, lorsqu’il rentra chez lui pendant cinq minutes avant de se rendre à la séance de nuit de la Chambre. Il vient dîner mercredi.

— C’est bon. Alors nous serons six.

Et ce fut tout. Il était évident que le dîner, et le dîner seul, la préoccupait. Son mari ne pouvait se plaindre, car il lui avait recommandé de donner toute son attention aux dîners ; néanmoins, il se sentit presque vexé. Qu’aucune femme ne compte sur une obéissance aveugle pour satisfaire son mari. Trop de vertu chez les autres ne nous plaît jamais, à nous autres pécheurs.

Mais il y avait des moments, alors qu’aucun œil ne la guettait, alors qu’aucun maître ne s’étonnait de ses perfections, où lady Harcourt pouvait réfléchir sur sa destinée. Des moments, ai-je dit ? il y avait des heures, puis des heures encore, des heures sans fin. Il y avait des heures innombrables, longues, lentes et traînantes, pendant lesquelles elle n’avait pas autre chose à faire que de réfléchir. Une femme peut s’occuper de sa maison et de sa toilette, et pourtant il peut se faire qu’il lui reste encore trop de temps pour la réflexion. Sir Henry eût donné des dîners tous les jours, lady Harcourt s’en serait peut-être félicitée.

Comment se conduire ? que dire ? que faire, lorsque George Bertram serait là en convive chez elle ? Comment pouvait-il être assez cruel, assez inhumain pour faire une chose pareille ? Le chemin de la vie était déjà si rude pour ses pauvres pieds meurtris ! Il devait savoir cela — il aurait dû le savoir, du moins. Aurait-il bien le courage d’ajouter un danger de plus à tous les périls qui l’entouraient déjà ?

Le mercredi arriva, et à sept heures et demie Caroline était au salon, aussi belle et aussi digne que jamais. Il y avait un certain canapé où elle se tenait toujours. C’était son trône de déesse, où ses adorateurs venaient lui rendre hommage. Personne ne s’asseyait auprès d’elle. Elle n’avait pas ce doux attrait qui engage les hommes, et les femmes aussi, à se rapprocher. Son accueil était plein de grâce et disait beaucoup de choses, mais il disait surtout fort clairement ceci : Noli me tangere.

Le baron Brawl fut de cet avis, quand il débuta en lui disant que la renommée de ses charmes était parvenue jusqu’à lui, et qu’il était ravi d’avoir l’occasion de faire sa connaissance.

M. et madame Stistick le suivirent de près. Madame Stistick s’installa sur le canapé d’en face, et sembla croire que par là elle remplissait tous ses devoirs sociaux. C’était une grosse femme massive, au front et au menton carrés, qui avait réussi à élever sept enfants sans le moindre accident. Depuis les succès parlementaires de son mari, elle se laissait promener de dîner en dîner, et elle en jouissait à sa manière. Sa timidité ne l’empêchait pas de manger, et elle ne tenait nullement à causer. Pourvu qu’elle fût mollement assise et qu’elle entendît un bourdonnement de voix, elle se trouvait heureuse et amusée. Elle employait peut-être ces nombreuses heures de loisir à méditer sur les robes de ses enfants et sur le linge de son mari. Toujours est-il qu’elle ne semblait jamais les trouver longues.

M. Stistick, debout, le dos à la cheminée, préparait sa première attaque contre le baron Brawl, lorsqu’on annonça M. Bertram.

— Ah ! Bertram ! je suis charmé de vous voir, dit sir Henry, et d’autant plus charmé, que voilà le dîner. Mon cher juge, vous devez connaître mon ami Bertram, au moins de nom. Et il se fit une sorte de demi-présentation.

— Monsieur Bertram qui a causé, dans le temps, une si grande émotion à Oxford ? dit le baron. Mais Bertram ne le vit ni ne l’entendit. Il n’était maître ni de ses yeux ni de ses oreilles.

En prenant la main que lui tendait son hôte, George jeta un rapide regard autour de lui. Elle était là assise, et il fallait qu’il lui parlât ! La dernière fois qu’ils s’étaient vus, il lui avait parlé, Dieu sait ! assez librement, et le souvenir de tout ce qu’il avait dit alors lui revint soudainement en mémoire. Ce jour-là, avec quel dédain il l’avait traitée ! Combien il avait paru faire peu de cas d’elle ! Aujourd’hui il lui semblait voir une déesse, et c’est à peine s’il osait lui adresser la parole. Il sentait le feu lui monter au visage, et il comprenait que sa manière serait gauche et embarrassée. Il n’était pas maître de lui, et quand un homme en est là, il est bien rare que cela ne se voie pas.

Pourtant il lui parla.

— Comment allez-vous, lady Harcourt ? dit-il, et il sentit que le bout des doigts de Caroline touchaient la main qu’il lui tendait.

Et elle lui parla à son tour — du moins, il semble probable qu’elle lui parla. Mais une jolie femme dit tout ce qu’il faut en pareille occasion sans desserrer les lèvres. Du reste, il était indifférent qu’elle lui adressât la parole ou qu’elle ne lui dît rien. Ce qui est certain, c’est que George ne l’entendit pas. Les doigts de Caroline le touchèrent, les yeux de Caroline s’arrêtèrent un instant sur son visage, et pendant ce court moment il se rappela Jérusalem, le mont des Oliviers, les promenades à cheval de Littlebath, et surtout cette dernière entrevue, lorsque tout, tout s’était écroulé entre eux.

— Il y a cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles âgés de neuf à douze ans, dit M. Stistick, qui poursuivait quelque argumentation surprenante au moment, même où Bertram se dirigea vers la cheminée.

— La belle famille nationale ! dit le baron. Et combien je me sens humilié quand je me dis qu’il n’y en a qu’un parmi le nombre qui m’appartienne !

En ce moment on annonça le dîner.

— Madame Stistick, permettez-moi…, dit sir Henry, en offrant le bras à cette dame. Un instant après, Bertram descendait l’escalier qui menait à la salle à manger, côte à côte avec le membre du parlement. — Et nous avons place, dans nos écoles nationales, pour cent quatorze tout juste. Dites-moi, je vous le demande, que deviennent les quatre cent quarante et un autres ?

Bertram ne se sentait pas en état de lui fournir le moindre éclaircissement à cet égard.

— Je puis vous renseigner sur les quatre cent quarante et unième, dit le baron, au moment où sir Henry prononçait le Benedicite.

— Un millier de plus ou de moins est indifférent, reprit M. Stistick, qui laissa à peine le temps à sir Henry d’achever.

Le baron Brawl et M. Stistick se placèrent, l’un à la droite, l’autre à la gauche de lady Harcourt, de sorte que Bertram ne fut pas obligé de lui parler pendant le dîner. Le juge ainsi que le membre du parlement parlèrent sans s’arrêter, et le solliciteur général fit de même. Un dîner de six est toujours un dîner causant. Les hommes et les femmes ne sont pas distribués par couples, ce qui les rend muets le plus souvent. La voix de l’un excite les autres à parler, et la difficulté, en pareil cas, n’est pas de trouver quelque chose à dire, mais bien de se faire écouter. Dix, douze, quatorze : voilà les nombres silencieux pour un dîner.

De temps à autre, Harcourt cherchait à engager Bertram dans la conversation, et celui-ci fit de son mieux pour s’y prêter. Il tâcha de répondre à quelques-unes des questions difficiles de M. Stistick, et repoussa, mais faiblement, la raillerie du juge. Mais il n’était pas maître de lui, nous l’avons dit, et Caroline, qui l’observait du haut de sa silencieuse beauté, dut s’en apercevoir. Elle l’accusa intérieurement de manquer de courage ; mais s’il eût été bruyant, s’il eût semblé heureux et léger, il va tout à parier qu’elle l’aurait accusé de quelque chose de plus grave encore. Il lui aurait paru manquer de cœur.

— Tant qu’on laissera la chose entre les mains des parents, il n’y aura absolument rien de fait, reprit M. Stistick.

— C’est ce que je dis toujours à lady Brawl, répondit le baron.

— Et c’est ce que j’ai dit à lord John, et ce que je lui redirai toujours. Lord John va bien, jusqu’à un certain point…

— Merci, Stistick. Je prends acte de la concession, dit le solliciteur général.

— Lord John va bien jusqu’à un certain point, reprit le député contrarié de l’interruption ; mais il n’y a qu’un seul homme dans le pays qui comprenne complètement le sujet, et qui soit capable de…

— Et il me semble difficile qu’il s’en rencontre un second, interrompit le juge.

— Et qui soit capable de se faire écouter.

— Que dites-vous, lady Harcourt, de la surveillance d’une école composée de… Combien de millions sont-ils, monsieur Stistick ?

— Cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles…

— Si nous les appelions des garçons ? dit le juge.

— Des garçons… ? reprit M. Stistick, qui ne comprit pas tout d’abord, mais que cette familiarité d’expression déconcertait.

— Mais je suppose bien que ce sont des garçons, pour la plupart.

— Ils sont tous âgés de neuf à douze ans, vous dis-je, continua M. Stistick qui, pour le coup, était tout à fait embrouillé.

— Oh ! cela change la question, dit le juge.

— Pas du tout, dit M. Stistick. Nous avons place dans nos écoles…

— C’est bien ! je m’en rapporte à lady Harcourt. Voyons, lady Harcourt, qu’en dites-vous ?

Caroline ne se sentait pas disposée à prendre part aux persiflages du baron, de sorte qu’elle répondit avec son plus grave sourire :

— Je suis sûre que M. Stistick comprend à merveille la question.

— Et vous, madame, qu’en dites-vous ? dit le baron en se tournant vers madame Stistick, placée à la gauche.

— M. Stistick a toujours raison en pareilles matières, dit la dame.

— Voyez ce que c’est qu’une grande réputation. Cela vous autorise même à renverser les lois de la nature. Pourtant, je maintiens, monsieur le solliciteur général, que ces enfants mâles doivent être, pour la plupart, des garçons.

— Des garçons ! s’écria le membre du parlement, des garçons ! Je crois vraiment que vous n’avez pas compris un mot à ce que nous disions.

— Je le crois en effet, dit le baron

— Il y a cinq cent cinquante-cinq mille enfants mâles âgés de…

— Oh ! oh ! enfants mâles, dites-vous ? Ah !… ah… ah… Maintenant, je saisis la différence. Je vous demande mille pardons, monsieur Stistick ; j’ai été vraiment d’une bêtise… Et vous comptez expliquer tout ceci à lord John pendant la session actuelle ?

— Dites donc, Stistick, quel est cet homme unique dont vous parliez tout à l’heure ?

— Cet homme est lord Boanerges. C’est, je croîs, le seul homme vivant qui comprenne réellement les besoins sociaux du pays…

— Et le reste, dit ironiquement le baron. Ah ! c’est Boanerges qui doit entreprendre l’éducation de tous ces enfants mâles. Cela me semble très-bien trouvé ; il est né maître d’école.

— C’est le premier homme du siècle. Ne le pensez-vous pas, sir Henry ?

— Il l’était sans contredit quand il était assis sur le sac de laine, répondit Harcourt. C’est là la position normale, on le sait, du plus grand homme du siècle dans ce pays-ci.

— Ce qui n’empêche pas que plus d’un chancelier cache sa lumière sous le boisseau pendant qu’il siège sur le sac de laine.

— C’est le premier des réformateurs-légistes, s’écria M. Stistick avec enthousiasme.

— J’espère qu’il sera le dernier de mon temps, dit son adversaire.

— Je souhaite qu’il vive assez pour accomplir son œuvre, dit Harcourt.

— Alors Mathusalem ne serait qu’un enfant auprès de lui, dit le juge.

— Le fait est qu’il aurait du travail devant lui, s’il lui fallait mener à bonne fin son œuvre, dit M. le solliciteur-général.

La discussion continua sur ce ton. George Bertram et lady Harcourt restèrent silencieux et écoutèrent ; peut-être serait-il plus vrai de dire, qu’ils restèrent silencieux et n’écoutèrent point.

Puis à un moment donné milady Harcourt et madame Stistick se retirèrent, selon la mode barbare de leur pays. Ce ne fut qu’alors que Bertram commença à reprendre ses esprits, et qu’il se dit qu’après tout, le monde entier n’était peut-être pas mort autour de lui.

Après la discussion, vint le calme, et pendant le calme on prit le café. Le café pris, le solliciteur-général regarda sa montre et se leva précipitamment pour se rendre à la Chambre.

— Mon cher juge, dit-il, je sais que vous m’excuserez, car, vous aussi, vous avez été dans le temps un esclave parlementaire ; mais j’espère que vous irez retrouver ces dames là-haut. Quant à vous, Bertram, on ne vous pardonnerait pas de ne pas remonter au salon.

Bertram monta, en effet, au salon, afin de ne pas paraître s’esquiver lâchement de la maison. Ce fut du moins la raison qu’il se donna à lui-même. Il reparut au salon pendant un quart-d’heure tout au plus.

Mais le baron Brawl ne remonta pas. Son club avait pour lui de trop fortes séductions. M. Stistick reparut au salon pendant quelques instants pour enlever madame Stistick aux plaisirs du monde.

Ce couple parti, George Bertram se trouva seul, encore une fois, pendant cinq minutes, avec Caroline Waddington.

— Adieu, lady Harcourt, dit-il en essayant de nouveau de lui prendre la main. Ces mots et le simple bonjour de l’arrivée étaient les seules paroles qu’il lui eut adressées.

— Bonsoir, monsieur Bertram. Enfin sa voix s’altéra, enfin son regard s’abaissa, enfin sa main trembla ! Si elle eût pu supporter avec fermeté cette dernière épreuve, tout était sauvé ; mais elle, qui savait si bien se dominer devant des indifférents, ne sut pas soutenir le regard de George étant seule avec lui. Un seul indice d’attendrissement, un seul signe de tendresse, suffisaient pour tout perdre ! Elle ne sut pas cacher cet indice, elle ne put pas s’empêcher de donner ce signe.

— Nous sommes toujours cousins, du moins, dit-il.

— Oui, nous sommes cousins, — cela va sans dire.

— Et, en cette qualité, il n’est pas besoin de nous haïr ?

— Nous haïr ! Et elle frémit en disant ces mots. Non, non, il n’y a pas de haine entre nous, j’espère.

Il demeura silencieux pendant quelques secondes, sans la regarder. Il semblait ne voir que les riches et précieux ornements qui garnissaient la cheminée. Pourquoi ne s’en allait-il pas ? Pourquoi restait-il là pensif et muet ? Pourquoi, pourquoi était-il si cruel envers elle ?

— J’espère que vous êtes heureuse, dit-il enfin. Une résolution presque farouche se peignit sur le visage de Caroline quand elle lui répondit, en faisant un violent effort pour dompter son émotion : — Merci… oui, dit-elle ; et puis, elle ajouta : Je n’ai jamais beaucoup cru au bonheur.

Cependant il ne s’en allait pas. — Nous nous sommes revus, enfin, dit-il après un nouveau silence.

— Oui, nous nous sommes revus, répéta-t-elle ; et elle essaya de sourire en lui répondant.

— Et il n’est pas nécessaire que nous soyons comme des étrangers ? Il y eut un nouveau silence, car elle ne trouvait pas de réponse. — Faut-il que nous soyons comme des étrangers l’un pour l’autre ? reprit-il.

— Je ne le pense pas ; du moins si sir Henry désire qu’il en soit autrement.

Alors il lui tendit la main, et, lui souhaitant de nouveau le bonsoir, il s’en alla.

Pendant plus d’une heure, lady Harcourt resta devant la cheminée à regarder le feu qui s’éteignait lentement. Quos Deus vult perdere, prius dementat. Elle ne se dit pas ces mots, sans doute, mais une pensée toute semblable dut lui traverser l’esprit pendant qu’elle restait là, immobile, à réfléchir au misérable aveuglement de son mari.




CHAPITRE XXXIV


LE BAL DE MADAME MADDEN.


Le surlendemain du dîner, George Bertram fit une visite à lady Harcourt, qu’il trouva chez elle ; mais le hasard fit qu’elle n’était pas seule. Leur entrevue se passa sans embarras, pour l’un comme pour l’autre. Il ne resta pas longtemps, et, comme il y avait là des étrangers, il sut parler librement de choses indifférentes. Lady Harcourt, de son côté, ne parla pas beaucoup en réalité, mais elle fit très-bien semblant de causer.

Ensuite Adela Gauntlet vint passer un mois avec son amie à Londres, et George, bien qu’il fît trois ou quatre visites à l’hôtel d’Eaton-Square, ne vit jamais Caroline seule ; mais il s’habitua à la voir et à se sentir auprès d’elle. Ce qu’il y avait eu d’étrange pour eux à se trouver réunis s’effaçait. Il pouvait maintenant lui parler sans embarras des choses familières de la vie, et il s’aperçut qu’il y prenait un plaisir singulier et intense.

Adela Gauntlet était présente à toutes ces entrevues, et du fond du cœur elle les blâmait sans réserve, mais elle ne pouvait rien en dire à Caroline. Elles avaient été amies — de bonnes et véritables amies — mais depuis quelque temps Caroline était devenue de pierre pour Adela. Cette visite avait été promise depuis longtemps, — depuis bien longtemps, car c’était à madame George Bertram qu’elle avait dû être faite dans l’origine. Chacun sait comment de telles promesses survivent à leurs causes. Caroline avait continué à en réclamer l’exécution longtemps après qu’elle eut compris que la présence d’Adela ne lui apporterait aucun plaisir, et celle-ci n’avait pas osé se dégager de peur de paraître infliger un blâme. Mais elle comprenait bien que Caroline Harcourt ne serait jamais pour elle Ce qu’eût été Caroline Bertram.

Lady Harcourt fit tout ce qui dépendait d’elle pour amuser son amie, mais Adela n’était pas de celles qui demandent à être amusées. S’il y avait eu confiance et épanchement entre Caroline et elle, le temps ne se serait écoulé que trop rapidement ; au lieu qu’il lui arriva, avant que le mois fût à moitié passé, de désirer se retrouver avec sa tante, fût-ce à Littlebath.

Bertram dîna deux fois chez les Harcourt, et accompagna une fois ces dames au concert, il les rencontra à la promenade dans le parc, et il leur fit une visite du matin ; enfin, il y eut une grande soirée, et il fut au nombre des invités. Caroline ne manquait jamais de dire à son mari quand elle avait vu Bertram, et, chaque fois, sir Henry, d’une façon ou d’une autre, témoignait une certaine satisfaction.

— Il épousera Adela Gauntlet, vous verrez cela, dit-il à sa femme après un de leurs dîners. Elle est extrêmement jolie, et ce sera un gentil ménage ; je voudrais seulement que l’un des deux eût un peu plus d’argent.

Caroline ne répondit rien, — elle ne répondait jamais à son mari — mais elle se sentait bien assurée au fond du cœur que George n’épouserait pas Adela Gauntlet. Si elle eût parlé franchement, aurait-elle pu dire qu’elle le désirait ?

Adela voyait et ne pouvait s’empêcher de désapprouver ; elle voyait beaucoup de choses, et elle désapprouvait presque tout. Elle s’aperçut qu’il n’existait que fort peu de sympathie entre le mari et la femme, et que le peu qu’il y avait décroissait chaque jour. Caroline ne parlait que fort rarement de son sort, mais les quelques paroles qui lui échappaient de temps à autre étaient empreintes de dédain pour tout ce qui l’entourait, ainsi que pour celui de qui tout cela lui venait. Elle semblait dire : « Voyez, voici toutes ces choses pour lesquelles j’ai tant combattu et tant sacrifié — ces cendres sur lesquelles je marche, je dors, et dont je me nourris, — voyez, elles ne me sont qu’amertume à la bouche, et souillure au toucher. Voyez ! voici ma récompense ! N’est-il pas honorable de l’avoir gagnée ? »

Adela vit aussi que sir Henry Harcourt savait déjà prendre, à l’occasion, l’air sombre d’un mari irrité ; et que plus d’une fois, sans cause suffisante, des paroles aigres lui venaient aux lèvres — paroles dites sans motif et écoutées avec une apparente indifférence. Même devant elle des mots désobligeants avaient été prononcés ; et alors Caroline s’était retournée vers son amie, avec un sourire amer, comme pour lui dire : « Voyez ce que c’est que d’être la femme d’un homme si considérable, d’un si grand personnage ! Quel beau mariage j’ai fait là ! » Mais, bien que ses regards parlassent ainsi, aucune plainte ne s’échappait de ses lèvres, — ni aucune confidence.

Nous avons dit que sir Henry semblait voir avec satisfaction les visites de Bertram. Cela dura ainsi jusqu’à la grande soirée que donna lady Harcourt à la veille du départ d’Adela. Ce soir-là, Adela crut voir passer un nuage plus sombre que d’ordinaire sur le front du solliciteur-général quand son regard s’arrêta sur le canapé où sa femme se tenait assise. Bertram était debout derrière Caroline, mais placé de façon à pouvoir se faire entendre d’elle, même en parlant bas.

Alors, l’idée vint à Adela qu’elle pourrait dire quelques mots à ce sujet à Bertram, bien qu’il lui fût impossible d’en parler à Caroline. Il y avait eu entre George et elle une sorte d’échange de confidences, et s’il était quelqu’un au monde à qui elle pouvait se croire le droit de parler librement, c’était lui. Chacun d’eux connaissait, jusqu’à un certain point, le secret de l’autre, et il y avait entre eux confiance entière.

Si elle voulait lui parler, elle devait le faire ce soir-là même. Il était probable qu’ils ne se reverraient plus avant son départ. La maison des Harcourt était la seule où ils se rencontraient, et Adela ne souhaitait pas d’y voir revenir George.

— Je viens vous dire adieu, dit-elle, dès qu’elle put parler à George sans être entendue.

— Me dire adieu ! Vous vous en allez si tôt ?

— Je pars jeudi.

— Alors, je vous reverrai ; je reviendrai exprès pour vous faire mes adieux.

— Non, monsieur Bertram ; ne faites pas cela.

— Mais si ; certainement je le ferai.

— Non, répéta-t-elle ; et, en disant cela, elle étendit sa petite main et l’appuya doucement — si doucement ! — sur le bras de George.

— Pourquoi pas ? pourquoi ne viendrais-je pas vous voir ? Je n’ai pas tant d’amis de par le monde que je ne doive pas craindre de vous perdre.

— Vous ne me perdrez pas, et je serais, quant à moi, bien fâchée de vous perdre. Mais…

— Eh bien ?

— Devriez-vous venir du tout dans cette maison ?

L’aspect de sa physionomie changea complètement et il lui répondit rapidement et d’un ton péremptoire : — Si j’ai eu tort, la faute en est à sir Henry qui a mis de l’insistance à m’engager. Mais, du reste, quel mal y a-t-il ? Tout au plus, pourrait-il y avoir imprudence en ce qui me regarde.

— C’est là ce que j’entends. Je n’ai pas dit que vous eussiez tort. Ne pensez pas que je soupçonne le mal.

— Cela est peut-être imprudent, continua Bertram, comme s’il n’eût pas entendu les dernières paroles d’Adela. Mais si cela est, la folie est sienne.

— S’il est imprudent, est-ce une raison pour que vous ne soyez pas sage ?

— Mais que redoutez-vous, Adela ? Quel mal peut-il en résulter ? Craignez-vous pour moi, pour elle, ou pour Harcourt ?

— Je ne redoute aucun mal, aucun véritable mal. Mais ne pensez-vous pas que de tout ceci il peut résulter du chagrin ? Vous semble-t-il qu’elle soit heureuse ?

— Heureuse ! qui de nous est heureux ? Qui de nous n’est pas entièrement malheureux ? Elle est aussi heureuse que vous ; et sir Henry, j’en suis persuadé, est aussi heureux que moi.

— Vous me faites injustice ; quant à moi, monsieur Bertram, je ne suis point malheureuse.

— Non, vraiment ? Alors je vous fais mon compliment d’avoir su ainsi vous délivrer des peines qui accompagnent la sincérité de cœur.

— Je ne voulais pas parler de moi. J’ai des soucis, des regrets et des chagrins, comme à peu près tout le monde, mais je n’ai pas de douleur inconsolable.

— Alors, vous avez de la chance ; voilà tout ce que je peux dire !

— Mais Caroline, elle, n’est, point heureuse, je le vois ; et je crains fort qu’en venant ici, vous n’augmentiez pas ses chances de bonheur.

Adela dit ainsi son petit mot avec les meilleures intentions du monde. Mais peut-être fit-elle plus de mal que de bien. Bertram ne revint pas à Eaton-Square tant qu’elle y fut ; mais, elle partie, il recommença aussitôt ses visites.

Ce court entretien à voix basse qui avait eu lieu entre Bertram et lady Harcourt — ce rapide instant d’épanchement — qu’Adela avait remarqué, avait attiré aussi l’attention de sir Henry, et pourtant, bien peu de paroles avaient été échangées.

— Lady Harcourt, avait dit Bertram, comme vous vous acquittez bien de votre rôle de maîtresse de maison.

— Vous trouvez ? avait-elle répondu. Que voulez-vous ? il faut bien savoir faire quelque chose.

— Voulez-vous donner à entendre que vous n’excellez que dans la représentation ?

— Mon Dieu, oui ! à peu près — si cela peut s’appeler exceller.

— J’aurais cru… et il s’arrêta.

— J’espère que vous ne venez pas pour me faire des reproches, dit-elle.

— Vous faire des reproches ! non ; mes reproches, qu’ils soient muets ou explicites, ne s’adressent jamais à vous.

— Alors, vous êtes bien changé, avait-elle répondu. Après avoir dit ces mots d’une voix si basse qu’elle était à peine intelligible, elle s’était levée et s’était dirigée de l’autre côté du salon vers une dame à qui elle devait faire accueil. Ce fut bientôt après ce court dialogue qu’Adela vint parler à Bertram.

Celui-ci avait employé plus d’une longue et triste journée à tâcher de se persuader que Caroline ne l’avait jamais réellement aimé. Il avait douté de son amour lorsqu’elle lui avait dit avec tant de calme que leur mariage devait être remis de plusieurs années ; il en avait encore plus douté lorsqu’il l’avait vue vivre, sinon heureuse, du moins satisfait, malgré ce retard ; et ce doute était presque devenu une certitude lorsqu’il avait appris qu’elle discutait ses mérites avec un homme comme Harcourt : mais tout doute avait disparu le jour où, à Richmond, il avait découvert que les sentiments les plus secrets de son cœur avaient été le sujet des conversations intimes de sa Caroline avec cet étranger. Il était allé la trouver, et la façon dont elle l’avait reçu lui avait prouvé que ses doutes n’étaient que trop fondés, que sa certitude n’était que trop réelle. Alors, il s’était séparé d’elle, comme nous l’avons dit.

Mais voilà qu’il commençait à douter de ses doutes, — à n’être plus aussi certain de sa certitude. Il voyait clairement qu’elle n’aimait guère sir Henry ; il s’apercevait également qu’elle ne pouvait l’écouter, lui, Bertram, un seul instant sans émotion. Adela, aussi, lui avait laissé voir qu’elle le croyait toujours aimé, puisqu’elle considérait sa présence comme dangereuse pour Caroline. Était-il donc possible, — il se le demandait maintenant — qu’aimant cette femme comme il l’avait aimée, que n’ayant jamais faibli un seul instant dans son amour, que lui ayant donné son cœur et son âme, il l’eût repoussée et rejetée loin de lui, alors qu’elle l’aimait toujours ? Se pouvait-il que, toute froide qu’elle avait paru pendant la durée de leur engagement, elle l’eût pourtant aimé ?

Mille fois il l’avait accusée au fond de son cœur d’être mondaine, et voilà qu’il se trouvait que le monde n’avait point d’attraits pour elle ; mille fois il s’était dit qu’elle n’aimait que les choses extérieures et la représentation, et voilà qu’elle semblait indifférente aujourd’hui à tout ce qui était extérieur. Il était évident pour lui que la splendeur dont elle était entourée ne lui procurait ni bonheur ni satisfaction.

Il lui semblait parfois que ces pensées le rendraient fou. Puis il commença à se demander s’il pourrait trouver quelque consolation à découvrir qu’elle l’avait aimé, qu’elle l’aimait peut-être encore. Les motifs qui dirigent généralement les hommes dans leur conduite ne sont pas seulement très-variés, ils sont encore, pour la plupart, de nature mixte. Bertram, en songeant ainsi à lady Harcourt — à cette Caroline Waddington qui jadis avait dû être à lui — ne se proposait aucun acte perfide ou infâme, il ne rêvait pas la satisfaction d’un malheureux amour, et la honte pour cette femme que le monde croyait aujourd’hui si heureuse ; mais il se disait que, si elle l’aimait encore, il serait doux d’être ensemble et de causer avec elle, bien doux aussi de sentir de nouveau l’amicale pression de sa main, plus doux encore de retrouver dans le son de sa voix l’accent de la confiance et de l’affection. Il résolut donc — ou plutôt il ne résolut rien ; il se laissa aller à continuer ses relations avec ses amis de Eaton-Square.

Puis il se prit à réfléchir au rôle que son ami Harcourt avait joué dans toute cette affaire, et à se rappeler la façon adroite dont cet aimable compagnon s’y était pris pour lui escamoter sa femme. Il y avait sans doute de la vérité dans les observations que lui avait faites Adela : mais pourquoi était-il tenu de ménager le bonheur de sir Henry ? Pourquoi s’inquiéterait-il du bonheur de quelque homme, ou même de quelque femme que ce fût ? Qui donc s’était inquiété du sien ? qui l’avait ménagé, lui ? Donc, il loua un cheval, et se promena dans les parcs quand il savait y rencontrer lady Harcourt ; il dîna avec le baron Brawl quand lady Harcourt devait y être ; et il alla au bal chez madame Madden pour la même raison. M. le solliciteur-général voyait tout cela, et ne pressait plus son ami de venir prendre part à ses petits dîners intimes.

Il est difficile de dire d’une manière précise ce qui se passa entre sir Henry et sa femme à ce sujet. En général, un homme répugne à taxer sa femme d’infidélité lorsque l’infidélité n’est encore qu’en germe, et il ne lui fait pas volontiers remarquer qu’elle s’occupe plus d’un autre que de lui. Il est à présumer que le front de sir Henry s’assombrit, que sa parole devint plus brève et ses manières moins empressées, mais il y a tout lieu de croire qu’il ne parla pas de Bertram. Caroline dut s’apercevoir cependant qu’il ne se souciait plus d’attirer chez lui son ancien ami.

Au bal de madame Madden, Bertram pria Caroline de danser avec lui, et elle consentit à lui accorder une contredanse. M. Madden était un jeune et opulent membre du parlement, ami intime de sir Henry ainsi que de Bertram. Caroline avait dansé avec lui — c’était la première fois qu’elle dansait depuis son mariage — et, lui ayant accordé cette faveur, elle se dit qu’elle ne pouvait la refuser à M. Bertram. Le solliciteur-général, trop affairé pour faire plus que de se montrer pendant cinq minutes au bal, les vit passer ainsi ensemble et figurer dans la danse. Bertram, tout en dansant, avait peine à croire à la réalité de sa position. Qu’aurait-il pensé si quelqu’un lui eût prédit, trois mois auparavant, qu’il danserait avec Caroline Harcourt ?

— Adela n’est pas restée longtemps avec vous, dit-il pendant un intervalle de repos.

— Pas très-longtemps. Je ne crois pas qu’elle aime Londres. Et la conversation fut interrompue, car c’était à leur tour de danser.

— En effet, reprit Bertram, il m’a semblé voir que Londres ne lui plaisait pas, — il ne me plaît pas davantage, à moi. Il me serait indifférent de le quitter pour toujours. Et vous, lady Harcourt, aimez-vous Londres ?

— Mon Dieu, oui ! comme tout autre endroit. Je crois que le lieu où l’on est importe peu — que ce soit Londres, Littlebath ou la Nouvelle-Zélande.

Ils restèrent silencieux pendant quelques instants, et quand Bertram reprit la parole, ce fut avec un effort visible.

— Jadis vous n’étiez pas si indifférente à ces choses-là.

— Jadis !

— Le monde est-il donc si changé que rien ne vous intéresse plus ?

— Le monde est changé, sans contredit… pour moi.

— Et pour moi aussi, lady Harcourt. Le monde est changé pour nous deux. Mais la fortune qui m’a écrasé vous a été favorable.

— Vous trouvez ? Eh bien ! oui, peut-être… elle m’a été, du moins, aussi favorable que je le mérite. Quoi qu’il en soit, vous pouvez être persuadé d’une chose, c’est que je ne me plains ni ne me plaindrai jamais d’elle.

Et de nouveau le silence s’établit entre eux.

— Je voudrais bien savoir si vous pensez quelquefois au passé, dit Bertram, après un moment d’hésitation.

— En tout cas, je n’en parle jamais.

— Je le pense bien. Il ne serait pas bon d’en parler. Mais de l’abondance du cœur vient la parole. Une pensée persistante finit par se trahir dans les discours. Moi je ne sais pas penser à autre chose ; il ne me reste que cela.

Celui qui l’aurait regardée au moment où elle lui répondit, ne se serait certes pas douté de ce qui se passait dans son esprit, et du poids qui pesait sur son cœur. Elle sut maîtriser non-seulement ses traits, mais jusqu’à la couleur de son visage, jusqu’au mouvement de ses yeux. On n’y vit étinceler aucune colère ; aucune rougeur d’indignation ne se répandit sur son front en lui répondant au milieu de cette foule.

Et pourtant il y avait de l’indignation dans ses paroles, et de la colère dans les accents contenus qui parvinrent si distinctement à l’oreille de George, bien que nulle autre ne pût les entendre.

— Et à qui la faute ? Pourquoi m’est-il défendu de songer au passé ? Pourquoi toute pensée, toute mémoire, me sont-elles interdites ? Qui donc a brisé la coupe au bord même de la source ?

— Est-ce moi ?

— Avez-vous jamais songé à cette prière : « Pardonnez-nous nos offenses ?… » Mais vous, dans votre orgueil, — vous n’avez rien su pardonner. Et voilà que vous venez railler ma prospérité…

— Lady Harcourt !

— Je veux retourner à ma place, maintenant, s’il vous plaît… Je ne sais pourquoi j’ai parlé ainsi. Sans ajouter un mot de plus, elle se fit reconduire par Bertram jusqu’à un siège situé entre deux vieilles douairières, et, pendant tout le reste de la soirée, il lui fut impossible de lui adresser la parole.

Bertram quitta immédiatement le bal, mais Caroline resta encore une heure. Elle resta pour danser avec le jeune lord Echo, qui était un petit pair whig, et avec M. Twislelon, dont le père était secrétaire de la trésorerie. L’un et l’autre lui parlèrent de Harcourt et du grand discours qu’il prononçait dans le moment même à la Chambre ; et elle sourit et leur parut si belle, que, vers la fin du bal, quand ces deux messieurs se trouvèrent ensemble au buffet, ils furent d’accord pour déclarer que Harcourt était le plus heureux coquin du monde de posséder à lui tout seul un pareil trésor.

Avait-il vraiment été cruel ? Avait-il été sans pitié ? Avait-il refusé ce pardon des offenses que chacun de nous est forcé de réclamer pour soi ? Voilà ce que Bertram était forcé de se demander. Et puis vint cette autre question, à laquelle il ne pouvait plus faire désormais qu’une seule réponse. Avait-il lui-même causé son propre naufrage ? Avait-il poussé de gaieté de cœur sa barque contre l’écueil quand la voie était libre devant lui ? Ne l’avait-elle pas tout à l’heure assuré de son amour, bien qu’aucune parole de tendresse ne fût tombée de ses lèvres ? Qui donc avait fait tout le mal ? Oui, oui, ce n’était que trop certain : lui seul avait tout fait.

En acquérant cette certitude, Bertram ne se sentit pas plus heureux. Il n’éprouvait aucune consolation à se dire que Caroline l’avait aimé, qu’elle l’aimait encore. Jusqu’à ce jour il s’était cru un homme lésé, mais maintenant il devait se dire que c’était lui qui avait fait tout le mal. « À qui la faute ? Vous… vous, dans votre orgueil, vous n’avez rien su pardonner. » Ces paroles résonnaient à son oreille ; sa mémoire lui rappelait à chaque instant l’accent avec lequel elles avaient été dites. Caroline l’avait accusé d’avoir détruit toutes ses espérances en ce monde, et il n’avait pas pu dire un mot pour repousser l’accusation.

Le lendemain de ce bal chez madame Madden, sir Henry entra chez sa femme pendant qu’elle était encore à sa toilette :

— À propos, dit-il, je vous ai vue hier au soir chez madame Madden.

— Oui, je vous ai aperçu un instant, répondit Caroline.

— Vous dansiez ; il me semble que c’est la première fois que je vous vois danser.

— Je ne l’ai pas fait depuis mon mariage. Autrefois j’aimais beaucoup la danse.

— Quand vous étiez à Littlebath ? Ce que vous faisiez en ce genre importait peu alors, mais…

— Cela importe-t-il beaucoup plus aujourd’hui, sir Henry ?

— À parler franchement, si cela ne devait pas vous coûter beaucoup, je préférerais vous voir renoncer à la danse. Elle convient très-bien aux jeunes filles…

— Voulez-vous faire entendre que les femmes mariées…

— Je ne veux rien faire entendre. Chacun a ses idées pour ces choses-là. Toutes les femmes ne sont pas placées dans des positions aussi marquantes que la vôtre.

— Pourquoi ne m’avez-vous pas dit plus tôt vos désirs à ce sujet ?

— Je n’y ai pas pensé. Je ne croyais pas que vous voudriez danser. Puis-je compter que vous y renoncerez ?

— Puisque vous le voulez, cela va sans dire.

— Je ne veux rien, je vous le demande seulement.

— C’est la même chose — la même chose exactement pour moi. Je ne danserai plus. La défense m’eût été moins sensible si j’avais su vos volontés avant d’y avoir contrevenu.

— Puisque vous voulez absolument prendre la chose ainsi, je n’y puis rien. Adieu ! Je ne dîne pas à la maison aujourd’hui.

Le solliciteur-général s’en alla à ses affaires, et sa femme demeura assise, immobile devant son miroir. Ils comprenaient enfin clairement, l’un et l’autre, que le marché qu’ils avaient conclu n’avait été ni bon ni sage.




CHAPITRE XXXV


COMMENT S’ÉCHAPPER ?


Si George Bertram n’eût pas été l’homme le plus irrésolu et le plus faible de la terre, il aurait quitté Londres, — du moins pour quelques mois, — à la suite de ce bal. Il se dit et se redit vingt fois qu’il était de son devoir de partir. Jusqu’à ce jour il s’était toujours posé la question ainsi : Qu’avait-on fait pour lui, qu’il dût considérer les autres ? Mais maintenant, tout avait changé d’aspect. Il se trouvait que c’était lui qui avait eu les plus grands torts ? Caroline ne lui avait-elle pas dit elle-même qu’elle était malheureuse aujourd’hui parce qu’il avait été jadis implacable ? Ne devait-il pas, du moins, l’épargner maintenant ? Pourtant, il restait. Il se disait qu’il voulait seulement implorer son pardon avant que de partir. Oui ! il ferait cela ; et puis il partirait.

Il tenait à revoir Caroline sans aller chez elle, à Eaton-Square. Un instinct secret lui disait que sir Henry ne désirait plus le voir chez lui, et il lui répugnait de retourner dans une maison où sa présence n’était pas souhaitée. Pendant quinze jours, il échoua dans toutes ses tentatives. Il vit plusieurs fois lady Harcourt, mais toujours dans des conditions qui interdisaient toute conversation intime. Au bout de ce temps, la fortune se montra propice — ou cruelle, si on l’aime mieux — et il réussit à se trouver seul avec elle.

Elle était assise à part, et, quand il s’approcha d’elle, elle semblait occupée à examiner des gravures dans un portefeuille.

— Ne vous fâchez pas, dit-il, si je vous prie de m’écouter pendant quelques instants.

Elle continua à retourner — mais d’une main plus lente — les gravures placées devant elle. Bien que son regard y demeurât fixé, George aurait, pu voir, s’il avait osé lever les yeux sur elle, que sa pensée était ailleurs. Il aurait pu remarquer aussi que sa physionomie ne trahissait aucune colère. Son cœur s’était adouci depuis le soir où elle lui avait adressé des reproches, car elle s’était rappelé que lui aussi avait eu de grands griefs. Pourtant elle ne répondit pas à la demande qu’il lui adressait.

— Vous m’avez dit que j’avais été implacable, poursuivit-il, je viens maintenant vous supplier de n’être point impitoyable à votre tour ; — je veux dire, si je suis cause que vous êtes… que vous êtes moins heureuse que vous n’auriez dû l’être…

— Moins heureuse ! interrompit-elle ; mais il n’y avait plus dans sa voix cet accent de mépris avec lequel elle avait jadis répété après lui ses paroles.

— Vous savez, je l’espère, que je vous voudrais heureuse — que je ferais tout au monde pour que vous le fussiez ?

— Vous n’y pouvez plus rien, monsieur Bertram. En disant ces mots, elle appuya involontairement sur le mot plus, de façon à donner à ses paroles plus de portée qu’elle ne l’aurait voulu.

— C’est vrai, dit-il. C’est vrai ; que puis-je faire ? Qu’aurais-je pu faire ? Mais dites que vous me pardonnez, lady Harcourt.

— Pardonnons-nous l’un l’autre, dit-elle à voix basse, et, tout en parlant, elle lui tendit la main. Pardonnons-nous. C’est là tout ce que nous pouvons faire l’un pour l’autre.

— Oh ! Caroline, Caroline ! dit George tout bas, sans oser la regarder encore, mais en cherchant à retenir la main qu’elle voulut retirer dès qu’il eut parlé.

— J’ai été injuste envers vous l’autre soir. On n’est pas facilement juste quand on est très-malheureux. Nous avons été comme des enfants qui se seraient querellés au sujet de leur joujou et qui l’auraient cassé en mille morceaux alors qu’il était encore tout neuf. Nous ne pouvons plus en rajuster les fragments. Le roseau brisé ne produit plus de doux sons.

— Non, dit-il. Non, non. Aucun son n’est doux désormais ; il n’y a plus de musique dans le monde.

— Comme nous avons tous deux péché, nous devons tous deux pardonner.

— Mais moi… je n’ai rien à pardonner.

— Hélas ! oui, vous avez à pardonner, et la première faute vint de moi. Je savais que vous m’aimiez réellement, et…

— Que je vous aimais ! Ô Caroline !

— Assez, monsieur, ne parlez pas ainsi ; il ne le faut pas. Je sais que vous ne voudriez pas me faire du mal ; je sais que vous ne voudriez pas me causer de la peine — une plus lourde peine, un pire chagrin.

— Et moi qui aurais pu vous rendre… que vous auriez pu rendre si heureux, veux-je dire ! Quand je pense à tout ce que j’ai perdu…

— N’y pensez point, n’y pensez jamais.

— Et vous, savez-vous ainsi commander à vos pensées ?

— Quelquefois ; et, avec l’aide du temps et de l’habitude, j’espère arriver à les dominer toujours. En tout cas, j’essaye. Et maintenant, adieu. Il me serait doux de vous entendre dire que vous me pardonnez. Vous étiez bien en colère, savez-vous, le jour où vous m’avez quittée à Littlebath.

— Si vous avez quelque chose à vous faire pardonner par moi, je vous le pardonne de tout mon cœur, — oui, de tout mon cœur.

— Adieu, et que Dieu vous garde et vous protège. Rien ne contribuerait plus à mon repos que de vous savoir marié à une femme que vous pourriez aimer. Cette pensée soulèverait un poids qui aujourd’hui m’écrase le cœur.

En disant ces mots, elle se leva et le laissa tout seul debout devant la table couverte de gravures. Il avait jeté sa perle à la mer, — une perle sans prix. Il ne lui restait plus qu’à en supporter la perle du mieux qu’il le pourrait.

Il y avait entre sir Henry Harcourt et sa femme bien d’autres sujets de dissentiment que le goût de celle-ci pour la danse. Sir Henry avait payé le premier semestre d’intérêts sur la somme que lui avait prêtée le vieillard de Hadley, et il avait été très-choqué de voir que la chose avait été acceptée comme toute naturelle. Il se trouvait, pour le moment, assez à court d’argent. Ses occupations politiques avaient nui, jusqu’à un certain point, à ses succès professionnels. On le connaissait plutôt comme l’avocat d’un parti que comme plaideur ou jurisconsulte pratique, de sorte que sa carrière, toute brillante qu’elle avait été, se trouvait être moins lucrative qu’il ne l’avait espéré. La plupart des avocats ne se consacrent à la politique que lorsqu’ils sont parvenus à acquérir, sinon la richesse, du moins les moyens de s’enrichir. Si l’ambition de sir Henry eût été modérée, il aurait pu se considérer comme satisfait à cet égard ; mais, il faut le dire, son ambition n’était rien moins que modérée. Il voulait briller, et vivre de façon à confirmer la réputation d’opulence qu’on lui avait faite ; surtout il tenait à ce que tout le monde le crût l’héritier du vieux millionnaire de Hadley.

Cette façon d’agir ne laissait pas que d’avoir un certain côté d’habileté hardie et aventureuse. La fortune favorise les audacieux, et il est certain que le monde a surtout confiance en ceux qui s’accordent à eux-mêmes des crédits illimités. Mais, malgré tout, il y avait là de certains risques. C’est un plaisir coûteux que de donner d’élégants petits dîners, deux ou trois fois par semaine, à Londres ; aussi sir Henry commençait-il à s’inquiéter beaucoup des intentions du vieux Bertram.

Mais comment s’y prendre pour s’assurer de ces sacs si bien remplis d’écus ? Quelle ruse de chasseur fallait-il employer pour les prendre dans ses filets ? Peut-être eût-il mieux valu ne pas du tout tendre de filets et n’user d’aucune ruse. Mais il est si difficile de ne rien faire quand on se dit qu’il y aurait tant à gagner, si l’on réussissait à deviner et à faire tout juste la chose qu’il faudrait !

Sir Henry, comptant sur les faiblesses habituelles aux vieillards, se dit que sa femme serait son meilleur instrument de séduction. S’il pouvait la décider à se montrer prévenante et affectueuse pour son grand-père, si elle consentait à l’aller voir, à le flatter et à l’entourer de soins, ce serait un grand point de gagné. C’était là l’avis de sir Henry ; mais il avait beau faire, sa femme ne voulait pas le seconder. Dans le marché qu’avait conclu lady Harcourt, il n’avait point été stipulé qu’elle flagornerait un vieillard qui ne lui avait jamais témoigné d’affection particulière.

— Il me semble que vous devriez bien aller à Hadley, lui dit un matin son mari.

— Comment ! pour y rester ? dit Caroline.

— Mon Dieu, oui… pour une quinzaine de jours au moins. Dans trois semaines le parlement sera clos, et j’irai alors en Écosse pour quelques jours : ne pourriez-vous pas vous arranger de façon à tenir compagnie au bonhomme pendant ce temps-là ?

— Je préférerais rester chez moi, sir Henry.

— J’étais sûr que vous me diriez cela. Eh bien, moi, je préfère que vous alliez à Hadley.

— Si vous tenez à fermer la maison, je ne refuse pas d’aller pour quelque temps à Littlebath.

— Je n’en doute pas. Mais moi, je me refuse à vous y laisser aller ; je m’y refuse absolument. De tous les endroits du monde, c’est le plus commun, le plus…

— Vous oubliez que j’y ai des amis qui me sont fort chers.

— Des amis ! mademoiselle Todd, sans doute ? mais je crois qu’on peut se passer de mademoiselle Todd, à la rigueur. Pour le moment, je tiens particulièrement à ce que vous vous montriez attentive auprès de votre grand-père.

— Mais je n’ai jamais eu l’habitude de faire un long séjour à Hadley.

— Eh bien ! c’est une bonne habitude à prendre.

— Je ne comprends pas pourquoi vous tenez à ce que j’aille m’imposer à un vieillard qui n’aura pas le moindre plaisir à me voir.

— Tout cela n’a pas le sens commun. Si vous êtes aimable pour lui, il aura du plaisir à vous voir. Lui écrivez-vous quelquefois ?

— Jamais.

— Écrivez-lui donc aujourd’hui, et demandez-lui s’il serait disposé à vous recevoir.

Caroline ne répondit pas tout de suite à son mari. Elle continua à mettre lentement du beurre sur sa rôtie et à boire son thé à petites gorgées. Jusqu’à ce jour elle n’avait jamais désobéi à un ordre formel de sir Henry, et elle se demandait maintenant si elle pouvait obéir cette fois encore, ou, si cela lui était impossible, comment elle s’y prendrait pour expliquer son refus.

— Eh bien ! dit-il, pourquoi ne me répondez-vous pas ? Lui écrirez-vous aujourd’hui ?

— J’aimerais mieux ne pas écrire.

— Cela veut-il dire que vous n’écrirez pas ?

— Oui, sir Henry, malheureusement, c’est cela que je veux dire. Mes rapports avec mon grand-père n’ont pas été tels que je puisse lui écrire.

— Quelle bêtise ! dit le mari.

— Il me semble que vous n’êtes pas très-poli pour moi, ce matin.

— Comment voulez-vous qu’un homme soit poli quand il entend débiter de pareilles sottises. Vous connaissez ma position ; vous savez tout ce qu’il y a à gagner, et vous ne voulez m’aider en rien.

Caroline ne répondit pas. À quoi cela lui aurait-il servi de répondre ? Elle aussi avait jeté sa perle à la mer, et voilà ce qu’elle avait pris en échange. Il ne lui restait qu’à supporter, elle aussi, de son mieux sa misère.

— Ma foi ! il me semble que vous en prenez bien à votre aise. Vous avez l’air de croire que les maisons et les mobiliers, les voitures et les chevaux doivent pousser autour de vous sans que vous vous donniez la moindre peine. Ne vous est-il jamais venu à l’idée que ces choses-là coûtent de l’argent ?

— Je suis prête à y renoncer sur l’heure, si vous le désirez.

— Vous savez que tout cela n’a pas le sens commun.

— C’est vous qui avez voulu m’entourer de tout ce luxe, et votre reproche est injuste, — je dirai plus, il n’est pas loyal.

— Les femmes se font des idées singulièrement larges de la loyauté masculine. Elles se croient toutes le droit de tout avoir et de ne rien faire. Vous parlez de justice ! Savez-vous que, quand je vous ai épousée, je comptais sur la fortune de votre oncle ?

— Non certes, je ne le savais pas ; si je l’avais su, je vous aurais dit combien votre espérance me semblait chimérique.

— Alors pourquoi diable ?… Il s’arrêta et n’acheva pas sa phrase. Il ne se sentait pas le courage de lui dire, malgré tout, qu’il ne s’était marié que dans cette espérance, et il se contenta de sortir de la chambre en battant les portes.

Ah, oui ! Elle avait jeté sa perle à l’abîme ! C’était, donc là la vie à laquelle elle s’était volontairement condamnée ! C’était ainsi qu’on traitait cette Caroline Waddington qui s’était jadis promis de conquérir le monde et d’y régner. Elle s’était donnée à une brute qui ne l’avait prise que parce qu’elle avait quelques chances d’être l’héritière d’un vieillard riche.

Alors elle songea à la perle perdue. Comment n’y aurait-elle pas pensé ? Elle songea à ce qu’aurait été sa vie si elle s’était bravement remise entre les mains de George, sans crainte, et avec pleine confiance. Elle se souvint de l’énergie qu’il avait montrée pendant ces jours heureux où il espérait un mariage prochain. Elle se rappela ses façons si tendres, son dévouement si naturellement chevaleresque, son regard à la fois si doux et si hardi ; et puis elle pensa à son mari.

Elle y pensa longtemps et avec une sorte d’égarement. À mesure qu’elle se plongeait dans cette pensée, l’indifférence avec laquelle elle l’avait regardé jusqu’alors se transformait en haine. Elle frémit en présence du terrible contraste que lui suggérait son imagination entre l’image qu’elle eût tant aimé à contempler, si cela lui eût été permis, et cette autre image qu’elle était condamnée désormais, de par la loi, à avoir toujours devant les yeux. Un désespoir sombre et farouche se peignit sur son visage quand elle songea à ces caresses et à cet amour qui lui semblaient encore plus haïssables que la grossièreté ou la mauvaise humeur. Elle pensa à tout cela, et puis elle se fit cette question qui vient naturellement à la pensée de toute créature malheureuse : N’y a-t-il aucun moyen de salut ? aucune possibilité de s’échapper ? Était-elle perdue tout entière, et à tout jamais ?

Affronter le mariage sans amour ! C’est là une aventure périlleuse pour une femme, pour que dans sa poitrine elle sente battre un cœur vivant ; celles qui n’en ont point — ou qui ne possèdent qu’un simple instrument bon à faire circuler le sang — peuvent trouver de certains avantages à un pareil arrangement. Caroline Waddington s’était jadis imaginé, elle aussi, que son cœur n’était qu’un viscère propre à faire circuler le sang, mais elle avait découvert sa méprise. Elle avait été détrompée à temps, elle avait appris ce que c’est que d’aimer, et pourtant elle avait épousé Henry Harcourt ! Si boiteux que puisse être le châtiment ici-bas, il est bien rare qu’il n’atteigne pas les coupables qui pèchent, comme elle l’avait fait, de propos délibéré.

Le châtiment — l’amer, le cruel, l’implacable châtiment l’avait atteinte enfin, et l’étreignait maintenant sans pitié. George avait dit qu’il était malheureux, lui aussi. Mais en quoi le malheur de George pouvait-il se comparer au sien ? Il n’était pas marié, lui, à une créature qu’il haïssait, il n’était pas uni par des liens révoltants à un compagnon de chaîne contre lequel tout son être se soulevait de dégoût. Ce supplice de Mézence lui était épargné. Oh ! si elle eût pu être seule — seule comme il était seul, lui ! S’il lui eût été donné de pouvoir penser à son amour, de pouvoir songer à lui dans la solitude et dans le silence, — dans une solitude que nulle brute au front d’airain et aux pieds d’argile n’aurait eu le droit de troubler à toute heure du jour et de la nuit ! Si son malheur eût pu ressembler au malheur de George, combien elle se serait estimée heureuse !

Alors elle se demanda de nouveau, s’il n’y avait aucun moyen de salut. Elle savait à merveille que de certaines femmes s’étaient séparés de leurs maris ; elle n’ignorait pas que les mauvais traitements, l’abandon, ou la tyrannie étaient acceptés par le monde comme des motifs suffisants pour prononcer l’affranchissement partiel de la femme : mais elle savait aussi que ces griefs devaient être prouvés. Quelques paroles emportées, des regards irrités, ou un air bourru, ne suffiraient pas pour la libérer. Elle ne pourrait pas venir dire au monde qu’elle détestait son mari, qu’elle ne l’avait jamais aimé et qu’elle ne l’avait épousé que par dépit, parce que son amoureux — celui que seul elle aimait — l’avait repoussée. Elle n’avait pas de prétexte — pas le moindre — pour demander sa liberté. Elle s’était vendue comme esclave et il lui fallait demeurer en esclavage. Elle s’était donnée à ce monstre au visage d’airain et aux pieds d’argile, et elle devait supporter la froide désolation de son repaire. Séparation ! solitude ! silence ! celui qu’elle aimait pouvait goûter ces tristes bonheurs, mais elle ne devait pas même y aspirer.

Quand sir Henry l’eut quittée, elle remonta dans sa chambre pour cacher sa douleur à tous les yeux et elle y resta renfermée plusieurs heures. — Non ! s’écria-t-elle tout à coup à haute voix, en se soulevant de l’oreiller où elle s’était caché le visage et en se dressant debout au milieu de la chambre ; non, je ne le supporterai pas. Je ne veux plus l’endurer. Il ne peut pas m’y forcer. Et d’un pas rapide, elle parcourut la chambre en tous sens, tendant les bras comme si elle eût appelé quelqu’un au secours, ou comme si elle eût été prête à engager elle-même le combat si personne ne venait à son aide.

En ce moment, on frappa un petit coup à la porte, et sa femme de chambre entra.

— Monsieur Bertram est au salon, mylady.

— Monsieur Bertram ! Quel monsieur Bertram ?

— M. Bertram, mylady ; le monsieur qui vient à la maison, l’ami de sir Henry.

— Ah ! c’est bon. Pourquoi John a-t-il dit que j’y étais ?

— Je ne sais pas, mylady. Il m’a seulement dit de dire à mylady que monsieur Bertram était au salon.

Lady Harcourt hésita un moment. Puis elle dit : « Je descends, » et la femme de chambre se retira. Pendant ce rapide instant Caroline avait décidé que, puisqu’il était là, elle le reverrait une fois encore.

Nous avons dit que Bertram éprouvait de la répugnance à entrer dans la maison de sir Henry. Il n’y était point retourné en effet aussi longtemps qu’il avait conservé l’intention de rester à Londres ; mais maintenant, il avait pris la résolution de fuir, et en même temps, il s’était dit qu’il ferait encore une visite pour dire un dernier adieu. John, le domestique, l’avait admis sans difficulté, bien qu’il eût déjà renvoyé dans le courant de la matinée une douzaine d’autres visiteurs qui sollicitaient l’honneur de faire leur cour à lady Harcourt.

Bertram était debout, le dos tourné à la porte, et il regardait une petite serre qui ouvrait de plain-pied dans le salon, quand Caroline entra. Elle alla droit à lui, après avoir fermé soigneusement la porte, et, lui touchant légèrement la main, elle, dit : — Pourquoi êtes-vous venu, M. Bertram ? Vous devriez être à mille lieues d’ici, si c’est possible. Pourquoi êtes-vous venu ?

— Lady Harcourt, je mettrai entre vous et moi la distance que vous exigerez. Mais ne m’est-il pas permis de venir vous dire que je pars ?

— Que vous partez ?

— Oui. Je ne vous importunerai pas longtemps. J’ai acquis une certitude : c’est que rester auprès de vous sans vous aimer, et vous aimer sans vous le dire, sont choses impossibles. C’est pour cela que je pars. Et il lui tendit la main, que jusqu’à ce moment elle n’avait point acceptée.

Il allait partir ! mais elle, elle resterait ! Il s’échappait, mais les barreaux de la prison où elle était renfermée demeuraient intacts ! Ah ! si elle eût pu partir avec lui ! Comme elle aurait peu tenu compte aujourd’hui de la richesse, ou de ses espérances mondaines, ou de ses rêves d’ambition ! Que n’aurait-elle donné pour pouvoir partir avec lui et aller n’importe où, — partir honnêtement et ouvertement avec lui, — se confiant tout entière à son loyal amour et à son cœur fidèle ! Que de bonheur encore dans ce monde mortel, moribond, si seulement on savait ouvrir les bras pour le saisir !

Ah ! jeunes filles ! charmantes jeunes filles ! douces mères futures de notre future Angleterre ! Ne pensez pas trop aux revenus de vos amoureux. L’homme loyal et fidèle n’aura pas à mendier son pain, — ni son pain ni le vôtre. Les vaillants et les honnêtes ne manquent guère de pain, bien qu’il leur arrive parfois de le manger un peu sec en commençant. Mais qu’importe ? Si du pain, fût-il un peu sec, un bon bras pour vous défendre et un cœur loyal pour vous aimer, ne suffisent pas pour vous rendre heureuses, vous n’êtes pas telles que je voudrais vous voir.

Caroline ne mangeait pas du pain sec, il s’en fallait de beaucoup, mais son pain était pétri avec du fiel et trempé d’amertume, et elle ne pouvait s’en nourrir. Et maintenant il était venu lui dire qu’il partait, celui dont elle avait dû partager le sort, celui dont le cœur et le bras devaient être à elle. Que dirait le monde, si elle partait avec lui ?

— Adieu, dit-elle en prenant la main qu’il lui offrait.

— Est-ce là tout ?

— Que voudriez-vous de plus ?

— Ce que je voudrais ? Hélas ! je voudrais ce qui ne peut jamais — jamais — jamais, être à moi.

— Non, jamais, — jamais, répéta-t-elle. Et, tout en parlant ainsi, elle se demanda encore : Que dirait le monde si elle partait avec lui ?

— Je pense que maintenant, vous voyant pour la dernière fois, je puis parler franchement, — comme il convient à un homme. Lady Harcourt, je n’ai jamais cessé de vous aimer, — jamais pendant un seul instant, — jamais depuis le jour où nous nous sommes promenés ensemble là-bas à Jérusalem, parmi ces tombeaux étranges. Mon amour pour vous a été le rêve de ma vie.

— Mais alors, pourquoi… pourquoi… pourquoi… Elle ne put en dire davantage, car les larmes étouffaient sa voix.

— Je sais ce que vous voulez dire : Pourquoi ai-je paru si froid ?

— Pourquoi êtes-vous parti ? Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous voir ?

— Parce que vous me témoigniez de la méfiance, non pas comme amoureux, mais en ma qualité d’homme. Mais je ne suis pas venu ici pour vous faire des reproches, Caroline.

— Ni pour en recevoir.

— Ni pour en recevoir. À quoi bon récriminer ? Nous connaissons aujourd’hui nos défauts réciproques, si nous les avons ignorés jusqu’ici. Et nous connaissons aussi notre fidélité réciproque… Il s’arrêta un instant, puis il reprit : — Car votre cœur est resté fidèle, Caroline.

Elle s’assit sur une chaise et pleura, en se cachant le visage dans les mains. Il disait vrai : son cœur n’était demeuré que trop fidèle. Que ne pouvait-il en dire autant de son esprit, de ses paroles, de ses actes ! Il s’approcha d’elle, et posa légèrement la main sur son épaule. Il la touchait à peine, et cependant, elle sentit que c’était là de l’amour, — de l’amour illicite et coupable. Il y avait là trahison envers son seigneur et maître. Son maître ? Oui, elle avait un maître, et c’était bien là de la trahison. Mais il lui était doux de sentir cette main se poser sur elle ; il lui sembla qu’un frisson d’amour parcourait tout son corps et l’embrassait tout entière. Trahison envers cet homme, — cette brute à la face d’airain et aux pieds d’argile, qui s’était emparé d’elle dans l’espoir qu’avec son secours il parviendrait à obtenir de l’or, de l’or aussi vil que lui ? Lui devait-on quelque chose à cet homme ? Ah ! que dirait le monde, si elle partait avec celui qu’elle aimait ?

— Caroline, dit-il tout bas à son oreille, Caroline, chère Caroline !

Il murmurait ainsi de douces paroles, tandis que sa main reposait encore, bien légèrement, mais tendrement sur l’épaule de Caroline. Elle ne répondait rien, mais il entendait le bruit confus et étouffé de ses sanglots. — Caroline, répéta-t-il, chère, bien chère Caroline. Et il s’agenouilla à côté d’elle, et la main qui s’était posée sur l’épaule pressa le bras de Caroline.

— Parlez-moi, Caroline, dites-moi quelque chose. Je m’en irai si vous l’ordonnez. Oui, je partirai seul. Je m’en irai tout seul si vous avez le courage de me l’ordonner. Parlez, Caroline.

— Que voulez-vous que je dise ? Elle releva la tête et le regarda enfin à travers ses larmes, mais avec un air si changé, si hagard, si égaré, qu’il eut peur de l’expression de ce visage. — Que voulez-vous que je dise ? Que voulez vous que je fasse.

— Je serai votre esclave, si vous y consentez, dit-il.

— Non, George ; c’est moi qui serais votre esclave… pendant un peu de temps, jusqu’à ce que vous me jugiez trop vile même pour ce rôle-là.

— Hélas ! que vous me connaissez mal !

— Je vous connaîtrais bien mal, en effet, si je pensais que vous pourriez m’estimer, étant tombée si bas. Non, la miséricorde de Dieu ne m’a point abandonnée. C’est passé maintenant. Va, George…, va… pars, toi, mon seul amour ; mon bien-aimé ; toi qui devais être à moi, et que j’ai perdu pour toujours, — toujours, — toujours. Partez, George. C’est fini maintenant. J’ai été faible, vile, et lâche, et indigne de votre chère mémoire. Mais cela n’arrivera plus. Tous ne rougirez pas de m’avoir aimée.

— Mais, perdre votre amour !

— Vous n’aurez pas à rougir de m’avoir aimée, et moi je ne rougis pas non plus de vous avoir donné mon cœur. Allez, George ; et rappelez-vous ceci : plus nous mettrons de distance entre nous, — plus longtemps nous resterons séparés, — mieux cela vaudra pour nous. Là… là… partez maintenant. J’ai du courage à présent, cher, bien cher George.

Il prit dans ses deux mains les mains qu’elle lui tendait, et la regarda longuement sans parler. Puis, par un mouvement rapide et vigoureux, il la rapprocha de lui, la serra sur son cœur, et imprima sur son front un long et tendre baiser. Puis il la quitta, et gagna rapidement la porte du salon sans se retourner.

— Pardon, monsieur, lui dit John qu’il rencontra tout juste sur le palier, il me semble que milady a sonné.

— Lady Harcourt n’a pas sonné. Elle n’est pas très-bien, et vous ferez mieux de ne pas la déranger, dit Bertram en s’efforçant de paraître tout à fait à son aise.

— C’est bon, monsieur ; alors, je redescends ; et, en disant ces mots, John suivit George Bertram jusque dans le vestibule, et lui ouvrit fort poliment la porte de la rue.




CHAPITRE XXXVI


UN DIALOGUE CONJUGAL.


Sir Henry avait dit, ce jour-là encore, qu’il ne dînerait pas à la maison ; cependant, il rentra avant l’heure du dîner, et, après être resté quelques minutes dans son cabinet, il fit chercher sa femme. La femme de chambre monta chez lady Harcourt et dit à celle-ci que sir Henry lui faisait ses amitiés, et la priait d’avoir la bonté de descendre chez lui un instant. À un message si poli Caroline ne pouvait qu’obéir ; elle descendit donc et elle trouva sir Henry tout seul dans son cabinet.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Tels furent les premiers mots du mari, dès que la porte se fut refermée derrière sa femme.

Ni mes lecteurs ni moi, nous ne devons nous abaisser jusqu’à rechercher ce qui avait pu se passer, à l’occasion de cette visite de George, entre sir Henry et son domestique John. Il y a tout lieu de craindre qu’il en avait été question entre eux. Ce n’était pas, certes, que sir Henry souhaitât de trouver sa femme coupable, ni même qu’il crût le moins du monde à sa culpabilité ; mais il désirait la tenir en son pouvoir, et, de plus, il voulait que Bertram fût absolument banni de la maison.

— George Bertram a été ici aujourd’hui ? Son air n’était ni violent, ni cruel, ni menaçant en parlant ainsi, et pourtant il y avait dans son regard quelque chose qui indiquait le désir de faire trembler Caroline. Mais Caroline ne trembla pas, et, le regardant en face avec une dignité calme, elle répondit simplement que monsieur Bertram était venu en effet dans la matinée.

— Et vous déplairait-il de me dire ce qui s’est passé entre vous ?

Caroline continuait à le regarder en face. Il était assis, mais elle était restée debout. Elle se tenait là devant lui, irréprochable dans son maintien, dans son attitude, dans sa toilette. Si le but de son mari avait été de la confondre, il n’avait certes pas réussi.

— Me déplairait-il de vous raconter ce qui s’est passé entre nous, dites-vous ? La question est très-singulière…

Elle s’arrêta un instant, puis elle ajouta : — Oui, sir Henry, cela me déplairait.

— Je m’en doutais, dit-il.

Elle restait debout, silencieuse, devant lui ; et lui aussi gardait le silence. Il ne savait trop comment poursuivre cet entretien. Il aurait voulu qu’elle se défendît, mais c’était là précisément ce qu’elle n’entendait point faire. — Puis-je m’en aller maintenant ? dit-elle après un instant.

— Non, pas encore. Asseyez-vous, Caroline, asseyez-vous donc. Je désire vous parler. George Bertram a été ici, et il s’est passé entre vous et lui des choses dont vous avez honte de parler.

— Je n’ai pas dit cela, sir Henry, et je ne souffrirai pas que vous le disiez. Il s’est passé entre lui et moi, aujourd’hui, des choses que j’aimerais mieux ensevelir dans le silence ; mais, si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout.

— Vous l’ordonner ! vous parlez toujours d’obéir.

— J’y suis souvent obligée. Dans des mariages comme le nôtre, il faut souvent en parler, et souvent y songer. Si vous me l’ordonnez, je vous dirai tout ; sinon, je me tairai.

Sir Henry ne savait trop que répondre. Son but avait été d’effrayer sa femme. Il s’était senti convaincu que la conversation entre George Bertram et elle avait été de telle nature, qu’elle aurait peur de la lui redire ; or, il se trouvait, au contraire, qu’elle s’offrait de lui tout rapporter s’il l’exigeait, et, en faisant cette offre, elle ne semblait nullement intimidée.

— Asseyez-vous ; donc, Caroline. Elle prit une chaise juste en face de lui. — Je pensais que vous auriez compris, vu nos positions relatives et tout ce qui s’est passé entre lui, vous et moi, que vous deviez mettre une grande mesure dans vos rapports avec lui, et en bannir scrupuleusement toute la familiarité d’autrefois.

— Qui donc nous a rapprochés ?

— Moi ; car je comptais sur votre jugement et votre respect des convenances.

— Je ne désirais pas le revoir. Je ne l’ai pas invité à venir. Je serais volontiers restée seule chez moi pendant des mois entiers, plutôt que de me retrouver avec lui.

— Quelle absurdité ! pourquoi deviez-vous tant craindre de le revoir ?

— Parce que je l’aime.

En disant cela, elle le regardait toujours en plein visage, sans crainte — on pourrait dire avec hardiesse — et sir Henry avait peine à soutenir son regard. Sur un point, du moins, elle avait pris sa résolution : elle s’était promis que, quoi qu’il pût arriver, elle ne se courberait jamais devant lui.

Mais, peu à peu, il s’amassa sur le front de sir Henry un sombre nuage qui aurait bien pu la faire trembler, si elle eût été moins brave. Il était venu avec l’intention bien arrêtée de ne pas se quereller avec sa femme. Une brouille complète n’était point son affaire ; elle eût dérangé tous ses projets à l’égard de monsieur Bertram de Hadley. Mais il pouvait se faire, malgré sa résolution, qu’il lui devînt impossible de ne pas s’emporter. C’était un homme, après tout, que sir Henry : il avait du sang dans les veines et tous les sentiments humains. Il n’aurait pas demandé mieux que d’aimer cette femme à sa manière, si elle avait voulu se laisser aimer, et aimer à son tour. On peut même dire qu’il l’avait aimée ; et lorsqu’il la croyait destinée à un autre, il lui avait semblé qu’il ferait, pour l’obtenir, de grands sacrifices. Aujourd’hui, il l’avait obtenue, et elle était là devant lui, lui avouant qu’elle aimait encore le rival qu’il avait supplanté. Il n’est pas étonnant que son regard soit devenu sombre, malgré toute son astuce.

— Et il est venu aujourd’hui afin que vous lui disiez que vous l’aimez ?

— Il est venu aujourd’hui, et je le lui ai dit, répondit Caroline sans détourner son regard des yeux de son mari. — Je ne sais ce qui l’avait amené.

— Et vous me dites cela, à moi ?

— Voulez-vous que je vous mente ? Ne vous l’ai-je pas dit, quand vous m’avez d’abord demandé de vous épouser ? Ne vous l’ai-je pas redit huit jours à peine avant notre mariage ? Pensiez-vous que quelques semaines feraient une grande différence ? Avez-vous pu penser que des mois comme ceux qui viennent de s’écouler effaceraient sa mémoire ?

— Et vous vous proposez de le recevoir comme votre amant ?

— Je me propose de ne le recevoir ni comme cela, ni autrement. Je compte qu’il ne viendra jamais dans aucune maison où je serai condamnée à vivre. Vous l’avez amené ici, et moi, tout en sachant que l’épreuve serait rude, j’ai cru que je pourrais la supporter. Je m’aperçois que cela m’est impossible. Ma mémoire est trop fidèle ; les souvenirs du passé sont trop nets ; mes remords…

— Allez toujours, madame ; continuez, je vous prie.

— Non, je ne continuerai pas. J’en ai dit assez.

— Vous lui en avez dit davantage quand il était ici.

— Je ne lui en ai pas dit la moitié.

— N’était-il pas à vos genoux ?

— Oui, monsieur, il s’est mis à mes genoux, et, en faisant cette réponse, Caroline, se leva, comme s’il lui eût été impossible de rester assise en présence d’un homme qui évidemment l’avait fait espionner.

— Eh bien ! et après ? Puisque la vérité ne vous fait pas honte, dites donc tout.

— La vérité ne me fait pas honte. Il est venu me dire qu’il partait — et je lui ai dit de partir.

— Et vous lui avez permis de vous embrasser — de vous prendre dans ses bras — de vous donner un baiser ?

— Hélas oui ! — pour la dernière fois. Il m’a donné un baiser. Je sens encore ses lèvres sur mon front. Et alors, je lui ai dit que je l’aimais, que je n’aimais que lui, que je n’en aimerais jamais d’autre. Puis je lui ai dit de partir, et il est parti. Maintenant, monsieur, vous savez tout, je crois. Il me paraît que vous avez reçu deux rapports au sujet de cette entrevue : j’espère qu’ils ne se contredisent pas ?

— Jamais je n’ai vu une pareille effronterie ; — c’est inimaginable.

— Avez-vous donc pensé, monsieur, que je mentirais ?

— Je pensais qu’il vous restait un peu de vergogne.

— J’en ai trop pour mentir. Je voudrais que vous pussiez tout savoir. Je voudrais pouvoir vous dire son accent et son regard. Je voudrais pouvoir vous dire comment j’ai senti défaillir mon cœur et ma vie s’arrêter, quand j’ai compris qu’il fallait qu’il partît.

Il y eut un moment de silence, puis elle ajouta : — Maintenant, sir Henry, je crois que vous savez tout. Puis-je m’en aller, à présent ?

Il se leva, et se mit à arpenter la chambre d’un pas rapide. Comme nous l’avons dit, il avait un cœur humain dans la poitrine, du sang dans les veines, et tous ces sentiments virils qui rendent intolérable aux hommes le mépris d’une femme jeune et belle. Et puis, cette femme était la sienne ; c’était sa propriété, sa chose, sa femme à lui, enfin. Un instant il perdit de vue les coffres-forts de Hadley, un instant il oublia tous ses embarras d’argent, et l’homme naturel et vrai laissa déborder, sans retenue, toute sa colère.

— Effrontée drôlesse ! s’écria-t-il au moment où il repassait devant elle dans sa promenade furieuse, infâme prostituée !

— Oui, répondit-elle sans élever la voix ; et, tout en parlant, elle s’approcha de lui et l’arrêta par le bras. Elle le regardait toujours au visage, avec des yeux dont il ne pouvait soutenir l’expression. — Oui, monsieur, j’ai été ce que vous dites. Quand je suis venue à vous, quand j’ai vendu mon honneur de femme pour un nom, une maison, une position aux yeux du monde, — quand je vous ai donné ma main sans pouvoir donner mon cœur, — j’ai été… ce que vous dites.

— Et vous l’étiez doublement quand ce matin vous souffriez ses caresses.

— Non, sir Henry, non. Je l’ai trahi, lui ; j’ai trahi les devoirs de mon sexe ; j’ai trahi surtout les sentiments de mon cœur ; mais vous, je ne vous ai point trahi.

— Vous avez été oublieuse de mon honneur.

— J’ai su du moins me rappeler le mien.

Ils étaient face à face, et, comme elle disait ces derniers mots, une pensée traversa l’esprit de sir Henry. Il se dit qu’il serait peut-être sage de feindre d’y voir un indice de repentir et d’en faire un point de départ pour accorder un pardon partiel nécessaire à ses projets.

— Vous vous êtes oubliée, Caroline…

— Arrêtez, sir Henry, et laissez-moi parler, puisque vous n’avez pas voulu me permettre de me taire. Je ne vous ai jamais trompé, vous dis-je, et, avec l’aide de Dieu, je ne vous tromperai jamais…

— C’est bon ! c’est bon !

— Attendez, monsieur, et laissez-moi finir. Je vous ai souvent dit que je ne vous aimais pas. Je vous le dis de nouveau. Je ne vous ai jamais aimé, et jamais je ne vous aimerai. Vous m’avez appelée d’un nom infâme, et par cela même que j’ai vécu avec vous, sans vous aimer, je n’ose pas dire que vous m’avez calomniée. Mais je ne pécherai plus.

— Que voulez-vous dire ?

— Je ne mériterai plus cette épithète — même de vous.

— Quelle folie ! Je ne vous comprends pas. Vous ne savez ce que vous dites.

— Oui, sir Henry, je sais ce que je dis. Il se peut que je vous aie fait du mal ; en ce cas, je le regrette. Dieu sait si vous m’en avez fait. Nous ne pouvons rien aujourd’hui pour le bonheur l’un de l’autre, et il vaut mieux nous séparer.

— Voulez-vous me donner à entendre que vous comptez me quitter ?

— C’est bien là ce que je veux vous dire.

— Quelle idée ! Vous n’en ferez rien.

— Comment ! vous-voulez que nous restions ensemble, nous détestant, nous injuriant et nous adressant des épithètes comme celle que vous venez de m’infliger tout à l’heure ? Pensez-vous que nous puissions encore être mari et femme ? Non, sir Henry ; je me suis trompée une fois — j’ai commis une grande et fatale erreur ; je me suis mise moi-même dans la position de m’entendre traiter d’infâme et d’avoir à le supporter ; mais je ne veux pas continuer à subir de tels outrages. Pensez-vous qu’il m’eût parlé de la sorte, lui ?

— Dieu le damne !

— Vous ne lui faites pas de mal. Vos paroles sont impuissantes contre lui, bien qu’elles me fassent frémir.

— Ne me parlez donc pas de lui, alors.

— Je n’en parlerai plus. Je me contenterai d’y penser.

— Par le Ciel ! Caroline, vous ne cherchez qu’à me mettre en colère.

— Je puis m’en aller maintenant, je pense.

— Vous en aller ?… Oui, vous pouvez partir. Je vous parlerai demain, quand vous serez plus calme.

— Demain, sir Henry, je ne vous parlerai pas — ni le lendemain, ni les jours suivants. J’écouterai maintenant tout ce que vous pouvez avoir à me dire ; mais rappelez-vous ceci : après ce qui s’est passé aujourd’hui, rien au monde ne pourrait m’engager à vivre encore avec vous. À tous autres égards je vous obéirai, si cela est possible.

Elle demeura quelques instants encore, debout à côté de la table, attendant une réponse de lui ; mais, comme il restait muet, regardant devant lui sans paraître la voir et les mains fourrées dans ses poches, elle se retira sans rien dire et ferma doucement la porte derrière elle. En sortant, elle put voir le fidèle John qui gagnait en toute hâte l’escalier de la cuisine. Le fidèle John aurait été présent à toute l’entrevue que la chose eût été indifférente à Caroline.

Sir Henry resta silencieux pendant près d’un quart d’heure, réfléchissant au parti qu’il devait prendre. En ce qui touchait ses sentiments personnels, il commençait à haïr Caroline presque autant qu’elle le détestait. Un homme n’aime pas à s’entendre dire par une femme que chaque cheveu de sa tête lui est odieux, tandis qu’elle adore jusqu’au bruit des pas d’un autre, et quand on se trouve être le mari de la femme qui vous dit ces choses-là, cela ne les rend pas plus agréables, tant s’en faut.

Pourtant sir Henry voulait garder sa femme. Nous avons vu comment Caroline, dès que la fortune était devenue contraire, avait tout de suite abandonné la partie. Elle s’était crue un instant une habile joueuse, mais elle avait bien vite reconnu sa faiblesse, et elle avait jeté les cartes, sans même essayer de lutter. Sir Henry était d’une autre trempe, et plus lent à se décourager : il se dit qu’il tenterait encore la fortune. À vrai dire, son enjeu était trop gros pour qu’il pût se permettre de l’abandonner si facilement.

Donc, avec un certain effort, il secoua son accablement, fit sa toilette, dîna en ville et se rendit comme à l’ordinaire à la Chambre. Avant la fin de la soirée, sir Henry Harcourt se retrouva de nouveau le solliciteur général heureux et prospère, le favori de la fortune, l’homme marquant du jour et une des espérances politiques de l’avenir.




CHAPITRE XXXVII


LE RETOUR À HADLEY.


Il nous faut maintenant retourner à Hadley. À partir du jour où elle avait écrit sa lettre à sir Lionel, mademoiselle Baker n’avait plus parlé de quitter la maison de son oncle. Littlebath avait perdu tout attrait pour elle. Le colonel y était encore, ainsi que les premières amours du colonel, mademoiselle Todd ; qu’ils oublient, qu’ils se pardonnent, et qu’ils s’épousent si cela leur convient ! Chez mademoiselle Baker toute velléité d’ambition avait disparu. Tenir la maison de son oncle à Hadley, et de temps à autre dérober un jour pour voir Caroline à Londres ; c’était là tout ce qu’elle désirait maintenant.

Le vieil oncle se montrait moins bourru qu’elle ne s’y était attendue. Au sujet de ses schellings et de ses six-pence, il était parfois irascible sans doute, et il grondait volontiers quand sa nièce faisait allumer plus d’un feu dans la maison. Mais petit à petit il oublia même ce grief-là, et, somme toute, il n’était pas plus exigeant et plus insupportable que ne le sont, en général, la vieillesse, la richesse et la maladie, quand elles se trouvent toutes trois réunies chez le même individu.

Lorsque Adela quitta Londres, M. Bertram permit même à mademoiselle Baker de l’inviter à venir passer quelques jours à Hadley, et Adela accepta l’invitation. En quittant Eaton-Square, elle se rendit donc tout droit chez M. Bertram, où elle se trouvait encore à l’époque où eurent lieu les événements racontés dans notre précédent chapitre.

Deux jours après l’entrevue de sir Henry avec sa femme, le facteur apporta à mademoiselle Baker, une lettre de lady Harcourt. Lorsque cette lettre arriva, mademoiselle Baker et Adela finissaient de déjeuner, et M. Bertram, entouré d’oreillers et ayant ses béquilles à sa portée, était assis dans un fauteuil, à sa place accoutumée, auprès du feu. Il ne quittait plus guère son fauteuil, si ce n’était pour se faire porter jusqu’à son lit ; cependant son œil était aussi vif, et son ton, quand il le voulait, aussi impératif qu’autrefois. Il restait là assis, tout paralysé et à peu près immobile : mais on sentait qu’il était encore maître dans sa maison, et maître surtout de son argent.

— Grand Dieu ! s’écria mademoiselle Baker d’une voix émue, avant d’avoir à moitié lu sa lettre.

— Qu’y a-t-il donc ? dit aigrement M. Bertram.

— Oh ! mademoiselle, qu’est-il donc arrivé ? s’écria Adela.

— Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit mademoiselle Baker qui porta son mouchoir à ses yeux et se mit à pleurer à chaudes larmes.

— Mais qu’avez-vous donc ? De qui est cette lettre ? demanda encore M. Bertram.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! Tenez, Adela, lisez-la ! Oh ! monsieur Bertram, quel malheur !

— Qu’y a-t-il donc, mademoiselle Gauntlet ? Cette sotte ne me le dira jamais.

Adela prit la lettre et la lut tout entière.

— En effet, monsieur, dit-elle, c’est un grand malheur.

— Mais quel malheur, que diable ?

— Caroline est brouillée avec sir Henry, dit enfin mademoiselle Baker.

— Est-ce là tout ? dit M. Bertram.

— Je crains, monsieur, que cette querelle ne soit chose grave, dit Adela.

— Grave ! quelle bêtise ! Comment ça peut-il être grave ? Vous ne vous attendiez pas à les voir vivre ensemble comme deux tourtereaux, n’est-ce pas ? Il a fait un mariage d’argent ; elle a fait un mariage d’ambition : il va sans dire qu’ils doivent se quereller. Ainsi parla la sagesse de M. Bertram, et, il faut bien le dire, elle s’appuyait sur l’expérience.

— Mais, mon oncle, elle veut quitter son mari, et elle espère que vous lui permettrez de venir vivre ici.

— Vivre ici ! Joliment ! Que voulez-vous que je fasse de la femme de cet homme-là ?

— Elle déclare positivement que pour rien au monde elle ne consentira à vivre avec lui.

— Bah, bah !

— Mais, mon oncle…

— Mais à quoi s’attendait-elle donc ? Croyait-elle que toute sa vie serait couleur de rose ? Quand elle a épousé cet homme-là, elle savait fort bien qu’elle ne l’aimait pas ; et voilà maintenant qu’elle veut le quitter parce qu’il n’est pas aux petits soins pour elle ! Si elle tenait à tout cela, c’était mon neveu qu’il fallait prendre.

C’était la première fois que M. Bertram parlait avec affection de George, et mademoiselle Baker et Adela en furent très-étonnées. Jamais il ne leur avait donné à entendre que Caroline fût sa petite-fille.

M. Bertram resta inexorable pendant toute cette journée, refusant nettement de recevoir lady Harcourt chez lui, à moins qu’elle ne vînt avec la permission pleine et entière de son mari. Mademoiselle Baker fut donc obligée d’écrire à Caroline par le retour du courrier pour demander un délai d’un jour avant de lui donner une réponse définitive. Mais le lendemain matin M. Bertram reçut une lettre de sir Henry. Celui-ci disait que la saison de Londres étant près de finir, le moment serait opportun pour Caroline, en petite-fille affectueuse, d’aller passer quelque temps auprès de son cher grand-père. Il ne passa pas complètement sous silence la querelle conjugale, mais il se borna à y faire une légère allusion. Il en parla comme d’un nuage passager, fort regrettable assurément, mais qui se dissiperait sans doute bientôt, pour laisser reparaître le soleil plus brillant que jamais.

M. Bertram donna enfin la permission tant désirée. Il ne répondit pas à la lettre de sir Henry, mais il chargea sa nièce de dire à Caroline qu’elle pouvait venir à Hadley si cela lui plaisait. Caroline vint tout de suite, et sir Henry donna à entendre à ses amis que les devoirs et les plaisirs du monde avaient tant fatigué sa femme, qu’à son grand regret elle s’était vue obligée de quitter Londres avant la fin de la saison.

— Sir Omicron l’a impérativement ordonné, dit confidentiellement sir Henry à son ami intime, M. Madden, le membre du Parlement ; et, comme il fallait partir, autant valait profiter de l’occasion pour faire sa cour à grand-papa Crésus. Je n’ai pas le temps de soigner l’héritage moi-même et je suis bien forcé de me faire remplacer.

Il faut savoir que sir Omicron était le médecin en vogue dans ce temps-là.

Caroline revint donc à Hadley, mais cette fois les cloches ne sonnèrent pas pour fêter son arrivée. Six mois à peine s’étaient écoulés depuis qu’au déjeuner de noces on avait promis aux nouveaux époux une si grande félicité ; et déjà cette vision dorée s’était dissipée, — cette prospérité si matérielle, si substantielle s’était évanouie. La robe de mariée était fraîche encore que tout ce bonheur, en apparence si solidement établi, avait déjà disparu.

— Vous voilà donc revenue ? dit M. Bertram.

— Oui, monsieur, répondit à voix basse Caroline ; j’ai fait une grande méprise, mais j’espère que vous me pardonnerez.

— Ces méprises-là sont fort sottes. Je vous conseille de réparer la vôtre le plus tôt possible.

— Je ne pourrai jamais réparer cette méprise-là, monsieur, jamais, — jamais. Mais je sais que je n’ai que moi à blâmer.

— Allons donc ! Quelle idée ! Il faudra bien que vous alliez retrouver votre mari.

— Jamais, monsieur Bertram, jamais. Je lui obéirai et à vous aussi ; je vous obéirai à tous deux si cela est possible, en tout, excepté en cela. Je ne puis obéir à personne pour cette chose-là.

— Bah ! dit M. Bertram. Telle fut la réception de lady Harcourt quand elle revint à Hadley.

Ni mademoiselle Baker ni Adela ne lui parlèrent beaucoup de ses affaires le premier jour. Sa tante, à vrai dire, ne lui en parla jamais ouvertement. Il semblait qu’il y eût entre elles un accord tacite pour garder le silence là-dessus. Il y avait d’ailleurs chez lady Harcourt une sorte de mélancolie et parfois une sévérité presque farouche qui décourageaient les questions. Son grand-père lui-même hésitait à lui parler de son mari, et il la laissa vivre à sa guise de cette vie tranquille, silencieuse et réservée, qu’elle semblait avoir irrévocablement adoptée.

Pendant les premiers quinze jours de son séjour elle ne sortit pas de la maison ; mais un dimanche matin qu’il faisait très-beau, elle descendit de sa chambre tout habillée pour aller à l’église. Mademoiselle Baker remarqua qu’elle ne portait que des vêtements qu’elle avait eus avant son mariage. Sa toilette était aussi simple que peut l’être celle d’une femme qui ne veut pas qu’on la remarque, même pour sa simplicité. Elle ne portait aucun bijou ; les broches, les bagues qu’on avait données à la fiancée ou à l’épouse, tout avait été mis de côté — tout, excepté ce seul anneau que le destin fatal l’obligeait à garder. Que n’eût-elle donné pour pouvoir s’en défaire !

Elle se rendit à l’église. Là, elle put se dire que les gens qui la guettaient pour épier son malheur étaient les mêmes qui l’avaient tant regardée dans ses jours de triomphe. Dans ses jours de triomphe, faut-il dire ? Non, car même dans ce temps-là elle avait été malheureuse ; mais ses chagrins d’alors n’avaient pas été aussi connus du public.

Elle se tira très-bien de l’épreuve, et elle sembla même en souffrir moins que sa tante. Elle n’avait pas cherché à répandre parmi les habitants de Hadley cette ingénieuse fiction au sujet de la consultation de sir Omicron, que sir Henry avait mis tant de soin à propager parmi ses amis de Londres. Elle avait fort peu parlé d’elle-même, mais le peu qu’elle avait dit avait été strictement vrai. Elle n’avait pas agi non plus de façon à tromper les gens, ou à leur donner une fausse idée de sa position. À peu près tout le petit monde dont elle était entourée savait qu’elle avait quitté son riche et brillant mari, et qu’elle avait déclaré son intention de ne jamais retourner chez lui.

Il lui fallait donc un certain courage pour aller prendre sa place dans cette église, mais elle ne laissa voir aucune faiblesse. Elle dit ses prières, ou du moins elle sembla les dire comme si elle ne se doutait pas qu’elle fût un point de mire pour tous les yeux féminins. Et quand le sermon fut achevé elle rentra chez elle à pied, d’un pas ferme et sûr, tandis que mademoiselle Baker se troublait à chaque salut qu’il lui fallait rendre, et tremblait chaque fois qu’elle entendait marcher derrière elle.

Cette après-midi-là, Caroline ouvrit son cœur à Adela. Jusque-là tout s’était borné entre elles à des serrements de mains, et à ces marques muettes de sympathie que l’on donne volontiers quand les douleurs que l’on voudrait consoler sont trop profondes pour que l’on ose les sonder avec des paroles. Ce soir-là cependant, après le dîner, Caroline appela Adela dans sa chambre, et de nouveau la confiance se rétablit entre elles.

— Non, Adela, jamais je ne retournerai vivre avec lui, disait Caroline. Il ne faut pas me demander de faire cela.

— L’homme ne doit point séparer ceux que Dieu a unis, répondit solennellement Adela.

— Sans doute, — ceux que Dieu a unis. Mais Dieu ne nous a point unis, lui et moi.

— Caroline, ; Caroline, ne parlez pas ainsi !

— Ne vous méprenez pas sur mes paroles, Adela. Ne croyez pas que je cherche à excuser ma conduite, ou même que je veuille me soustraire au châtiment. Je sais que je me suis perdue, en ce qui touche cette vie. Le jour où j’ai pu me décider à me présenter à l’autel avec un homme que je n’aimais pas, et que je savais ne pouvoir jamais aimer, — avec un homme que je n’ai jamais essayé, que je n’ai même jamais voulu essayer d’aimer, ce jour-là, dis-je, j’ai mis, je le sais, une barrière infranchissable entre le bonheur et moi. Mais ne croyez pas que j’espère la délivrance. Et pendant qu’elle parlait ainsi, le visage de lady Harcourt prit une expression d’implacable résolution, qui promettait qu’elle serait de force à supporter son sort, quel qu’il pût être.

— Caroline, à brebis tondue Dieu mesurera le vent, maintenant comme toujours, si vous le lui demandez.

— Je le désire ; je le désire de tout mon cœur.

— Dites que vous le croyez.

— Oui, je le crois. Je crois que tout ce qu’il fera sera bien fait. Oh ! Adela, si vous saviez ce qu’a été ce dernier mois, depuis qu’il est venu à la maison !

— Ah ! pourquoi y est-il venu ?

— Pourquoi, en effet ? Jamais homme a-t-il agi plus follement ?

Caroline faisait allusion à sir Henry Harcourt, et non à George Bertram.

— Mais j’en suis bien aise, continua-t-elle, bien aise, je vous assure. Maintenant il sait la vérité tout entière. Je lui ai tout dit.

— À sir Henry, voulez-vous dire ?

— Oui, je lui ai tout dit le jour avant de m’en aller, mais je ne lui ai rien appris, Adela ; il le savait. Il n’a jamais pu s’imaginer que je l’aimais. Il savait, il devait savoir que je le haïssais.

— Oh ! Caroline, Caroline, ne parlez pas ainsi !

— Et vous, ne l’auriez-vous pas haï si vous aviez été enchaînée à lui, comme moi ? Mais maintenant je ne commettrai plus ce péché de haine. Je ne le haïrai plus.

— La haine en pareil cas est un crime, car, malgré tout, il est votre mari.

— Je le nie. Quoi ! quand il m’a appelée de ce nom infâme, il était mon mari ? Était-ce d’un mari, cela ? Il faut que je porte son nom, et jusqu’au tombeau je marcherai péniblement courbée sous ce lourd fardeau : ce sera mon châtiment pour ce jour où j’ai péché en l’épousant. Il faut que j’abandonne tout, espoir de vivre comme vivent les autres femmes. Je ne m’appuierai sur aucun bras, sur aucun cœur ; je n’entendrai aucune parole d’amour quand viendra la maladie ou le chagrin ; je n’aurai point d’enfant pour me consoler. Je serai seule, et pourtant je ne m’appartiendrai pas. C’est là ce que je dois subir parce que j’ai trahi mon propre cœur. Mais pourtant, je vous le dis, cet homme n’est pas mon mari. Écoutez-moi, Adela : plutôt que de retourner avec lui je mettrais fin d’un seul coup à tous les chagrins de ce monde. Ce serait là un crime assurément, mais ce crime me semblerait moins grand que l’autre.

Adela, en l’entendant parler ainsi, n’osait plus lui dire que la vie commune lui semblait encore possible entre sir Henry et elle. Selon Adela, ce parti-là était cependant le seul convenable, le seul bon à prendre. Elle regardait le mariage, qu’il fût heureux ou malheureux, comme un lien indissoluble. Si elle n’avait pu être heureuse, elle aurait tâché, avec l’aide de Dieu, de supporter le mieux possible son malheur. Mais il faut ajouter, pour être juste, qu’Adela Gauntlet ne se serait jamais mise dans la position où se trouvait lady Harcourt.

Quoiqu’elles différassent sous beaucoup de rapports, les confidences étaient possibles entre elles. Caroline parlait à Adela, et à Adela seule, de ses affaires. Vis-à-vis de son grand-père, elle se montrait pleine de soumission, et avec sa tante elle était douce et affectueuse, mais jamais elle ne s’entretenait avec eux de son sort. Ils continuèrent à vivre ainsi jusqu’au mois de juillet, quand Adela les quitta ; après quoi on n’eût certes pas trouvé, dans tout le comté de Middlesex, un intérieur plus paisible et plus monotone que celui de M. Bertram à Hadley.

Lady Harcourt avait reçu deux lettres de son mari, et dans toutes les deux il l’engageait fortement à revenir auprès de lui. À la première de ces lettres elle répondit en lui disant, dans les termes les plus polis qu’elle put trouver, que la chose était impossible. Elle l’assurait qu’elle était prête à lui prouver son obéissance sur tout autre point, et ajoutait que, puisqu’ils devaient vivre séparés, la maison de son grand-père paraîtrait sans doute à sir Henry, comme à elle, l’asile le plus convenable qu’elle pût choisir. En réponse à la seconde lettre, elle annonça simplement qu’elle se voyait dans la nécessité de se refuser à toute correspondance qui aurait pour objet son retour. Sir Henry écrivit alors une lettre à M. Bertram. Il n’entra dans aucun détail au sujet de la brouille ; il demanda seulement la permission d’aller à Hadley, dans le but, disait-il, de voir M. Bertram lui-même.

— Tenez, dit le vieillard à sa petite-fille lorsqu’il se trouva seul avec elle, lisez cela. Que dois-je répondre ? ajouta-t-il quand Caroline eut lu la lettre.

— Mais vous, monsieur, que pensez-vous qu’il faille lui dire ?

— Je pense qu’il faut que je le voie ; sans cela il m’intenterait peut-être un procès pour avoir détenu sa femme loin de lui. Rappelez-vous ce que je vous dis : vous serez obligée de retourner vivre avec lui, vous le verrez.

— Non, monsieur, je ne ferai jamais cela, répondit tranquillement Caroline ; et quelque chose qui ressemblait à un sourire se dessina sur son visage.

Sir Henry vint donc à Hadley. Le jour de sa visite avait été fixé à l’avance, et Caroline s’était demandé avec inquiétude comment elle s’y prendrait pour éviter de se rencontrer avec lui. Elle ne trouva rien de mieux que de décider sa tante à l’accompagner ce jour-là à Londres. Il va sans dire qu’en se rendant le matin à la station et en y revenant le soir, les pauvres femmes tremblaient à l’idée de se rencontrer avec sir Henry. Mais la fortune se montra clémente, et, à leur retour à Hadley, elles apprirent que le visiteur si redouté était venu et était déjà reparti pour Londres.

— On ne peut pas être plus raisonnable que lui, dit M. Bertram à Caroline après qu’il l’eut fait entrer dans la salle à manger pour lui parler en particulier.

— Vraiment ?

— Il est très-désireux de vous voir revenir.

— Mais je vous l’ai, dit, monsieur, je ne peux pas faire cela.

— Il dit que la maison d’Eaton-Square est à votre disposition, et que, si vous voulez y aller, vous y serez seule pendant trois mois.

— Je ne retournerai jamais à Eaton-Square.

— Ou bien encore, il propose de louer pour vous une maison au bord de la mer, où vous voudrez.

— Je n’ai besoin d’aucune maison si vous voulez bien me permettre de rester ici.

— Mais il a tout votre argent, vous savez, — votre fortune est tout entière à lui maintenant.

— Eh bien ?

— Que comptez-vous faire ?

— Je ferai ce que vous ordonnerez, je ferai tout ce que vous voudrez, excepté d’aller vivre avec lui.

Le vieillard resta silencieux un moment, puis il dit : — Au fait, je pense que vous ne savez peut-être pas encore très-bien ce que vous voulez.

— Je vous assure que si.

— Je vous dis que vous n’en savez rien. Ne m’interrompez donc pas. Voici ce que j’ai proposé : vous resterez encore six mois ici, et au bout de ce temps-là il viendra nous voir…

— Vous voir, monsieur.

— Eh bien soit ! me voir, — si je suis encore en vie, Après quoi il faudra bien que vous alliez vivre avec lui. Maintenant, bonsoir.

La chose se trouva ainsi arrangée, et, pendant les six mois qui suivirent, on continua à mener une vie aussi terne et aussi solitaire que par le passé dans la vieille maison de Hadley.




CHAPITRE XXXVIII


LE CAIRE.


Autrefois, — il y a de cela bien longtemps, — quand il arrivait qu’un Anglais ou une Anglaise, appartenant à la bonne société, semblait menacé de quelque affection des poumons, on l’envoyait sur la côte méridionale du Devonshire ; plus tard, ce fut Madère qui devint à la mode ; aujourd’hui on expédie nos malades au Caire. Mais le Caire se rapproche si bien de nous tous les jours, que son air doit nécessairement perdre de son efficacité avant peu, et alors on découvrira que le seul climat qui puisse donner de la vigueur à des poumons anglais est celui de Labuan ou de Yédo.

Pour le moment, le Caire a la vogue. Or, il était arrivé que, pendant les bises aigres du mois de mars, la voix d’Arthur Wilkinson avait paru s’altérer et s’affaiblir ; il avait eu une toux suspecte, la fièvre de temps à autre, et des transpirations fréquentes. Tous ces symptômes réunis avaient paru suffisants pour que le médecin de Hurst-Staple lui ordonnât de passer l’hiver suivant au Caire.

À la fin de novembre, Arthur Wilkinson devait donc partir pour l’Orient, mais, avant de se mettre en route, il lui fallait se pourvoir de deux objets : l’un, de nécessité et l’autre, de luxe. Il lui manquait un vicaire pour le remplacer pendant son absence, et un compagnon de voyage. Il se procura heureusement l’un et l’autre. Le révérend Gabriel Gilliflower voulut bien être son vicaire, et, à ce propos, nous ne dirons rien, si ce n’est que celui-ci trouva moyen de vivre heureux sous la surveillance un peu sévère de son supérieur clérical, madame Wilkinson mère. Le compagnon de voyage fut George Bertram.

Vers la fin de novembre, nos voyageurs traversèrent la France, et s’embarquèrent à Marseille sur un des bateaux de la Compagnie péninsulaire et orientale. En France, ils n’eurent le temps de rien observer, si ce n’est que les wagons de chemin de fer y sont meilleurs qu’en Angleterre ; que les hôtels à Paris sont plus chers encore qu’à Londres et que les hôtels de Marseille sont moins bons que ceux de toute autre ville civilisée du monde.

Je ne dirai pas grand’chose, non plus, de leur voyage depuis Marseille jusqu’à Alexandrie. Ce n’est pas que je n’aimerais assez à écrire un livre sur Malte, et je le ferai peut-être un jour ; mais ici l’espace me manquerait pour m’étendre sur son climat, ses fortifications, son hospitalité et sa vieille splendeur ; — il vaut mieux arriver tout de suite à Alexandrie.

Alexandrie ! mère des sciences ! Foyer par excellence de toutes les connaissances humaines ! Alexandrie ! bien aimée des rois !… Mais, à quoi bon me forcer ? Nul homme, s’il a vu l’Alexandrie de nos jours, ne peut rester en selle sur ses grands chevaux, en parlant de cette cité, détestable entre toutes. Comment la décrire ? On peut dire qu’on y trouve toute la saleté orientale sans rien de cette beauté pittoresque qui abonde en Orient ; et que, d’un autre côté, elle a le solennel, insatiable, et éternel amour du gain qui caractérise nos grands entrepôts d’Occident, sans le racheter par la politesse, la science ou la civilisation occidentales.

Alexandrie devient à vue d’œil une ville européenne ; malheureusement ses Européens viennent de la Grèce et du Levant. Auri sacra fames est la devise de la Grèce moderne ; auri fames sacerrima pourrait être celle d’Alexandrie. Malheureux Arabes ! malheureux Turcs ! envahis de tous côtés et accablés par des misérables bien plus vils encore que vous ; quelle destinée vous attend !

« Quel revenu faudrait-il à un Anglais pour vivre ici confortablement ? dis-je un jour à un résident européen à Alexandrie.

« Pour vivre ici confortablement, me répondit mon ami, il faudrait à peu près deux cent cinq mille mille francs de rente ; mais il vaudrait encore mieux se couper le cou. »

Dieu est bon, et avec le temps Alexandrie deviendra moins détestable. Le destin et mille circonstances l’anglicisent forcément, malgré le grand consulat français et les innombrables légions de Grecs avides ; malgré le sable, les moustiques, les punaises et la saleté ; malgré les vents de l’Inde et les voleurs de Chypre.

La Compagnie péninsulaire et orientale sera la souveraine de l’Égypte ; cette compagnie-là ou toute autre qui fera de l’Égypte un grand chemin. Elle est une des étapes de la route de l’Inde, et les temps sont proches où elle ne sera ni la plus laborieuse ni la moins agréable de nos étapes. Le chemin de fer d’Alexandrie à Suez appartient au vice-roi d’Égypte, mais ses voyageurs sont les Anglais de l’Inde et son trésorier est une compagnie anglaise.

Malgré tout, je ne conseillerais à aucun de mes amis de faire un long séjour à Alexandrie.

Bertram et Wilkinson ne s’y arrêtèrent pas, et poussèrent rapidement jusqu’au Caire. Ils virent, bien entendu, le phare et la colonne de Pompée, — l’aiguille de Cléopâtre et les fouilles les plus récentes. Ils s’amusèrent aussi à noter pendant quelques instants le contraste entre les voyageurs qui se rendaient dans l’Inde et ceux qui en arrivaient : les premiers se composaient généralement de jeunes gens jouissant de leur liberté nouvellement acquise, ou de jeunes filles en quête de maris, et débutant dans un monde qui leur semblait plein de promesses ; les autres, aux visages moroses et désappointés, revenaient surchargés de bébés et encombrés de bonnes d’enfants ou de nourrices au teint jaune portant des anneaux d’argent à leurs pieds. Ayant vu toutes ces choses, nos voyageurs partirent pour le Caire.

Il ne faut plus chercher aujourd’hui, cher lecteur, le romanesque ou les aventures dans ce voyage d’Alexandrie au Caire. Il n’y en avait déjà guère du temps où nos deux amis l’entreprirent. Le bac sur le Nil peut, il est vrai, fournir quelques chances très-éloignées de rencontrer une impression de voyage. On en a eu la preuve il n’y a pas très-longtemps, quand la voiture d’un prince indigène, héritier du pacha, glissa le long du talus. L’aventure fut complète, car le prince se noya. Bientôt, même, cette légère chance d’un incident romanesque n’existera plus. On bâtit un pont de chemin de fer sur le Nil, et, quand il sera fini, le bonheur du voyageur moderne sera complet ; il pourra ne faire qu’un somme d’Alexandrie au Caire.

Je ne fatiguerai pas mes lecteurs par le récit d’un voyage sur le Nil ; je ne leur ferai pas faire même l’ascension d’une pyramide. Je laisse cela aux Guides du voyageur. Qu’il me suffise de dire que Wilkinson et Bertram firent la grande tournée et la petite tournée dans toutes les règles. Ils allèrent jusqu’à Thèbes, et passèrent une nuit sous la protection de l’ombre du roi Chéops.

Ce fut auprès d’une des pyramides que Bertram et Wilkinson parlèrent pour la première fois d’Adela Gauntlet. Ils étaient assis ensemble, le visage tourné vers le désert, respirant avec délices l’air frais de la nuit. Jusque-là Arthur avait à peine prononcé le nom d’Adela. Il s’était entretenu avec George de sa mère, du presbytère de Hurst-Staple, et il avait même beaucoup parlé de lady Harcourt, qu’ils savaient séparée de son mari ; mais il semblait éviter de mentionner Adela. Il venait d’être question entre eux de madame Wilkinson et de la position désagréable qu’occupait Arthur dans sa propre maison, lorsque celui-ci, après un moment de silence, dit tout à coup :

— Après tout, George, je me dis quelquefois que j’aurais mieux fait de me marier.

— C’est évident que c’eût été mieux, — je veux dire que ce sera mieux. Tu te marieras à ton retour.

— Maintenant, je ne sais trop ; avec ma santé…

— Tu ne penseras plus à ta santé après cet hiver. Je ne vois pas que tu aies grand’chose.

— Je vais mieux, certainement. Et il y eut un nouveau silence.

— Arthur, poursuivit Bertram, je voudrais bien avoir devant moi le même avenir que toi, — les mêmes chances de bonheur.

— Il ne faut pas désespérer, George. Le temps guérit toutes les blessures.

— Oui ; il ne faut, qu’un peu de temps pour les guérir toutes, — et puis vient le chaos.

— Je voulais parler de ce monde.

— Tout est possible, sans doute ; mais je ne vois pas trop comment mes blessures, à moi, doivent se guérir. Il est vrai qu’elles me viennent de ma propre sottise.

— Elles sont venues de cette universelle sottise qui chez tout le monde entrave l’action de la prudence humaine, dit Wilkinson.

— Dis-moi, Arthur, te rappelles-tu, quand je suis allé te voir à Oxford — le matin même du jour où les grades ont été connus, — combien tu étais triste, parce que tu avais échoué, et combien j’étais triomphant ?

— Je me rappelle bien ce jour-là, mais je n’ai pas souvenir que tu aies fait parade de ton triomphe.

— Si, si. J’étais triomphant — triomphant jusqu’au fond du cœur. Je croyais alors que le monde entier devait me faire place, parce que j’étais un double-premier. Et maintenant, j’ai baissé pavillon devant le monde. Qu’ai-je fait de tous les trésors de ma jeunesse ? Je les ai jetés aux pourceaux.

— Voyons, George ! tu as à peine vingt-sept ans.

— Oui, à peine ; et je n’ai ni carrière, ni fortune, ni occupation, ni ambition. Je me trouve ici, assis sur la pierre brisée d’un vieux tombeau, simplement parce que, pour moi, il vaut autant être ici qu’ailleurs. J’ai fait en sorte que personne — ni homme ni femme, — n’a à s’inquiéter de moi. Si cette brute de moricaud borgne, auquel j’ai administré une volée là-haut sur la pyramide, m’avait planté son couteau dans le ventre, à qui cela aurait-il fait quelque chose ? À toi peut-être — pendant quelques semaines.

— Tu sais que bien des gens t’auraient pleuré.

— Je ne connais qu’une seule personne. Elle aurait pleuré, elle, tandis qu’elle aurait cent fois mieux fait de se réjouir. Oui, elle aurait pleuré ; et j’ai brisé son bonheur comme le mien. Mais quelle est l’affection que je possède, dont je puisse m’enorgueillir ? Est-il un seul être qui se soucie de moi, que je puisse remercier, que je puisse aimer ouvertement ?

— Est-ce que nous ne t’aimons pas à Hurst-Staple ?

— Je n’en sais rien. Je sais que vous devez vous sentir honteux de moi. Je crois qu’Adela Gauntlet est mon amie — si tant est que dans notre stupide pays il soit permis à une jeune fille honnête d’aimer un homme qui n’est ni son frère ni son fiancé.

— Je suis sûre qu’elle est ton amie, dit Arthur. Après un assez long silence, il reprit : — Sais-tu que j’ai cru un instant…

— Quoi donc ?

— Que tu aimais Adela.

— Mais c’est très-vrai, je l’aime beaucoup.

— Je veux dire autre chose…

— Tu as cru un instant que je l’épouserais volontiers, si la chose était possible ? Est-ce cela que tu veux dire ?

— Oui, dit Wilkinson en rougissant jusqu’au blanc des yeux. Peu importait sa rougeur, du reste, car personne ne pouvait la voir.

— Eh bien ! je vais tout te conter, Arthur. Assis ici dans le désert, on se dit bien des choses dont on n’aimerait point à parler en Angleterre. Il est vrai qu’il y a eu un moment, — un seul moment, — pendant lequel je l’aurais épousée volontiers, — un moment pendant lequel je me suis flatté que je pourrais oublier Caroline Waddington. Ah ! si je pouvais te dire comment Adela s’est comportée !

— Comment cela ! Dis-moi, qu’a-t-elle répondu ? dit Arthur avec une inquiétude presque fiévreuse.

— Elle me dit de me rappeler que ceux qui osaient aimer devaient avoir le courage de souffrir. Elle me dit que le pauvre cerf blessé par le chasseur doit savoir supporter la vie, bien qu’il reste seul, et qu’il soit « abandonné par ses compagnons au doux pelage. » Et elle disait vrai. Je n’ai pas tout son courage, mais je veux prendre exemple sur elle et apprendre à souffrir — tranquillement et sans rien dire, si cela est possible.

— Il est donc vrai que tu lui as proposé de l’épouser ?

— Pas précisément. Je ne saurais dire au juste comment je lui ai parlé, mais voilà comment elle m’a répondu.

— Mais pourquoi dis-tu que tu veux prendre exemple sur elle ? A-t-elle eu quelque peine semblable à la tienne ?

— Je ne sais ; tu peux le lui demander. Je n’ai pas osé le faire.

— Mais tu viens de le dire, — du moins tu l’as donné à entendre. Adela Gauntlet aime-t-elle véritablement quelqu’un ?

George Bertram ne répondit pas tout de suite à cette question. Il avait donné sa parole d’ami à Adela qu’il lui garderait le secret ; et puis ce secret il ne le connaissait que parce qu’il l’avait deviné. Il ne pouvait, à strictement parler, affirmer comme un fait qu’Adela eût un amour au cœur. Pourtant il se décida à le dire. Pourquoi ne ferait-il pas quelque chose pour assurer le bonheur de ces deux êtres ?

— Penses-tu qu’Adela aime réellement quelqu’un répéta Arthur.

— Je te le dirai si tu veux répondre à ceci : Es-tu, toi-même, amoureux ?

De nouveau Arthur rougit jusqu’aux oreilles. Il voulait bien parler d’Adela, mais non de lui-même.

— Amoureux, moi, dit-il enfin. Tu sais bien que j’ai dû renoncer à toute idée de ce genre. Dans la position où je me suis trouvé je n’ai pu songer à me marier.

— Mais cela n’empêche pas de tomber amoureux.

— Tu crois ? dit Arthur avec une parfaite innocence.

— Cela ne m’a pas préservé — ni toi non plus, à ce que je crois. Allons, Arthur, sois franc, — si tant est qu’un homme qui a trente-neuf articles de religion pendus au cou puisse être franc. Dis une bonne fois la vérité. Es-tu amoureux d’Adela, oui ou non ?

Mais la vérité n’était pas si facile à dire. Était-ce la faute des trente-neuf articles, ou celle de la modestie naturelle de son caractère ? Je n’oserais le décider ; toujours est-il qu’Arthur ne se sentit pas la force de donner une réponse directe à la question si catégorique de son cousin. Il n’aurait pas demandé mieux que de voir Bertram en possession de toute la vérité, mais il n’avait pas le courage de la lui dire.

— Si tu l’aimes, et que tu ne le lui déclares pas, reprit Bertram, après avoir attendu inutilement une réponse, je dirai que tu es… Mais non ! chacun doit rester juge de sa propre conduite en pareille matière, et, moins que personne, j’ai le droit de blâmer les autres. Mais je voudrais, pour votre bonheur à tous deux, que la chose pût s’arranger.

— Mais tu dis toi-même qu’elle en aime un autre.

— Je n’ai jamais dit cela. Je n’ai rien dit de semblable. Va ! quand tu rentreras chez toi, demande-lui, à elle-même, qui elle aime. Mais rappelle-toi ceci : si par hasard elle te répond que c’est toi, il faut que tu sois prêt à en accepter les conséquences, quoi qu’on en puisse dire au presbytère. Et maintenant tâchons de regagner notre gîte pour dormir.

Arthur n’avait pas encore répondu à la question de Bertram, mais pendant qu’il tournait autour de la base de la pyramide, cherchant à tâtons son chemin au milieu du sable et des pierres détachées, il trouva moyen de laisser échapper quelques mots de vérité.

— Merci, George. C’est vrai que je l’aime… bien tendrement. Et les deux cousins se comprirent à merveille.




CHAPITRE XXXIX


LES DEUX VEUVES.


L’hiver tirait à sa fin et nos voyageurs résolurent de retourner en Angleterre. Si peu agréable que fût le séjour du Caire, il avait, du moins, servi à rétablir la santé d’Arthur Wilkinson. Bertram commençait à se lasser de vivre dans un pays où les femmes se cachent le visage avec de longues bandes de calicot sale qu’elles nomment des voiles, et où le peu qu’on aperçoit des visages féminins ne donne nulle envie d’en voir davantage. Quant à Wilkinson, depuis la conversation qu’il avait eue avec son cousin auprès des Pyramides, il lui lardait de ressaisir ses droits au presbytère de Hurst-Staple. Ils décidèrent donc de commencer leur voyage de retour vers le milieu de mars, mais auparavant ils voulurent voir Suez.

Aujourd’hui on va du Caire à Suez comme on va de Londres à Birmingham, c’est-à-dire en chemin de fer ; dans ce temps-là on faisait le voyage dans des boîtes en bois que traînaient des mulets à travers le désert.

Nous ne nous arrêterons pas à Suez, et je n’y conduirais pas mes lecteurs, même pour un seul jour, — tant c’est un endroit triste et ennuyeux, — si notre héros n’y avait fait une rencontre qui, pendant un certain temps, parut destinée à exercer une grande influence sur son avenir.

Suez est, il faut en convenir, un endroit singulièrement déplaisant et misérable. C’est une petite ville orientale que l’Europe a déjà envahie, et qui est en train d’être anglicisée à l’heure qu’il est. Elle n’est pas aussi corrompue qu’Alexandrie, et elle ne tombe pas en ruines comme le Caire ; mais elle n’a ni eau, ni air, ni verdure. Aucun arbre n’y pousse, aucune rivière n’y coule. On y boit de la saumure et on y mange des chèvres, et le thermomètre y marque vingt-huit degrés à l’ombre en plein hiver. Les oranges sont le seul luxe qu’on y trouve. Il y a un immense hôtel, qui contient de longues rangées de cellules étouffantes, et une vaste cave où tout le monde mange. Un certain intérêt historique s’attache à cette localité qui fut le lieu de passage de Pharaon à travers la mer Rouge, mais sa prospérité future sera le résultat d’un transit d’un tout autre genre. Le passage des Anglais qui vont dans l’Inde et qui en reviennent fera même de Suez une ville importante.

Nos amis y rencontrèrent le flot de voyageurs qu’amenait la malle de l’Inde. Le bateau de Calcutta arriva pendant leur séjour ; et soudain toutes les petites cellules furent occupées, et la grande cave, qui servait de salle à manger, se trouva pleine d’enfants gâtés avec leurs bonnes couleur café au lait, de femmes pâles et alanguies, et d’hommes bilieux. Tout ce monde devait faire le voyage avec Bertram et Wilkinson.

Ni l’un ni l’autre ne regarda avec bienveillance cette foule qui venait encore ajouter à tous les désagréments de leur position. Ils firent ce que font la plupart des Anglais en pareil cas : ils se tinrent à l’écart avec des airs rébarbatifs, froncèrent le sourcil quand des enfants se mettaient à pleurer dans leur voisinage trop immédiat, et subirent avec un ennui mal dissimulé le bavardage incessant que les nouveaux arrivés émaillaient de mots anglo-indiens.

Pourtant, à côté d’eux, au bout de la longue table d’hôte, étaient assises deux dames qu’il leur fut impossible de regarder sans bienveillance. Toutes les deux étaient jeunes et jolies. La voisine de George était même remarquablement jolie. À vrai dire, c’était une des plus jolies femmes qu’il eût jamais vues, ou qu’il fût même possible de rencontrer en quelque lieu de la terre. Elle était prodigue de sourires, et son sourire était divin ; elle était prodigue aussi de paroles, et sa parole était spirituelle. La dame qui se trouvait auprès d’Arthur était peut-être moins attrayante ; mais elle avait de grands yeux fort doux, que de temps à autre elle levait sur lui, et qu’elle baissait ensuite sur son assiette, de façon à faire jaillir des étincelles du cœur, pourtant assez sévère, de notre jeune ministre du Hampshire.

Ils se trouvèrent bientôt, tous les quatre, en grande conversation, au déplaisir très-apparent de deux messieurs à la tournure militaire placés à l’autre côté de ces dames. Il était évident que les deux messieurs étaient, ou avaient été, avec elles sur un pied d’intimité, car ils offraient à voix basse les différents plats et cherchaient à nouer des entretiens confidentiels. Mais leurs offres de service étaient rejetées, et toutes leurs tentatives d’intimité échouaient. Ces dames préféraient faire remplir leurs assiettes et leurs verres par les deux étrangers, tournaient discourtoisement le dos à leurs anciens amis, et se montraient tout à fait indifférentes aux nuages qui obscurcissaient ces deux physionomies martiales.

Car, il faut le dire, le front du major Biffin ainsi que celui du capitaine Mac Gramm se chargeaient de nuages à vue d’œil. Tous deux ils avaient approvisionné les assiettes et rempli les verres de ces dames depuis leur départ de Calcutta ; ils s’étaient promenés tous les jours avec elles sur le pont ; ils leur avaient cherché des chaises, ils avaient ramassé leurs mouchoirs et ils avaient veillé à ce qu’elles eussent leur tiffin[3], — le tout avec une assiduité et une persévérance qui ne laissaient pas d’avoir leur mérite dans les latitudes tropicales. Et voilà qu’ils se trouvaient tout à coup évincés par deux Anglais errants, — deux pékins qui n’avaient jamais bu un verre de sang-gris, et qui ne s’étaient jamais assis sous un punkah !

La chose était bien faite pour déplaire au major Biffin et au capitaine Mac Gramm. Mais aussi, pourquoi le major et le capitaine s’étaient-ils vantés de la bienveillance de ces dames à leur égard auprès de leurs compagnons de voyage, et, entre autres, au vieux juge en retraite, et au médecin hypocondriaque, le docteur O’Shaughnessy ? Il s’était trouvé tout naturellement que le juge et le médecin avaient, eux aussi, quelques amitiés féminines, et qu’ils avaient redit en confidence à leurs amies les vanteries de l’heureux major et de l’heureux capitaine. Quoi de plus naturel, en ce cas, que de les voir répéter à madame Cox et à madame Price ? Car j’ai omis de dire que la dame à la beauté divine et parfaite se nommait madame Cox, et la belle aux yeux doux et brillants, madame Price. Ceux qui s’étonneraient de ces façons d’agir prouveraient qu’ils ne savent rien de la manière dont se passent les choses à bord pendant un voyage de Calcutta à Southampton.

Le major, qui était l’admirateur spécial de madame Cox, avait fait pis encore. Le monde, — le monde, veux-je dire, contenu à bord du navire le Lahore où ces dames étaient passagères, — avait décidé depuis le moment où l’on avait quitté Point-de-Galle, que le major Biffin et madame Cox devaient s’épouser. Or, si le major, en se vantant des bontés de la veuve, avait parlé aussi de cet engagement matrimonial, il n’y aurait eu que demi-mal, et la charmante femme lui aurait peut-être pardonné ; mais il s’était vanté de ses succès, et il avait écarté avec dédain l’idée du mariage. Hinc illæ lacrymæ. Et qui donc oserait blâmer la veuve de sa colère ? Quant à l’autre veuve, madame Price, elle était lasse du capitaine Mac Gramm. Une petite particularité concernant le capitaine avait transpiré et était arrivée à sa connaissance : à savoir, qu’il revenait en Angleterre pour y retrouver sa femme. Voilà pourquoi ces deux dames, qui s’étaient jadis liguées ensemble pour captiver les deux guerriers, se trouvaient maintenant d’accord pour les éconduire. Chez nous les manœuvres de ce genre se font, si j’ose le dire, dans les coulisses, et les querelles se passent entre soi ; mais dans un voyage — retour de l’Inde — on n’est jamais en son particulier, et les coulisses pour ainsi dire n’existent pas. Les deux veuves étaient accoutumées à ce genre de vie et se querellaient en public avec leurs admirateurs sans le moindre embarras.

Hinc illæ lacrymæ. Le major, cependant, n’était pas homme à s’abandonner aux larmes sans tenter un effort. Il avait tourné en ridicule l’idée qu’il pût épouser madame Cox ; mais, comme tant d’autres dans des cas semblables, il était tout prêt à souscrire à cet arrangement maintenant que cela ne lui était plus loisible. Il n’est pas impossible que madame Cox, quand elle tourna le dos, — son joli petit dos, — au major Biffin, se rendait très-bien compte de cette phase du cœur humain.

Le major était un bel homme aux cheveux bien peignés et aux favoris irréprochables. Il avait le front un peu bas, mais bien fait ; le nez droit et une petite bouche pincée. On ne pouvait faire qu’un seul reproche à sa figure : on avait toutes les peines du monde à se la rappeler. Mais enfin il se savait un bel homme, et il ne comprenait pas qu’on le mît de côté pour un aussi vilain museau que celui de cet étranger venu d’Angleterre. Quant au capitaine Mac Gramm, il n’était point beau et il n’ignorait pas qu’il luttait dans des conditions très-défavorables, puisqu’il possédait une femme légitime. Mais il avait assez d’impudence pour contre-balancer ces deux désavantages.

Pendant le premier dîner qu’ils firent en commun, Arthur Wilkinson ne témoigna qu’une froide politesse à madame Price ; mais Bertram ne tarda pas à montrer un empressement chaleureux à l’égard de madame Cox. Il est si doux de se voir adresser les sourires de la plus jolie femme du salon ! et il y avait si longtemps que Bertram n’avait vu un sourire de jolie femme ! Depuis dix-huit mois il était complètement sevré de ces sourires-là.

Avant la fin du dîner, madame Cox avait appris à Bertram que son amie madame Price et elle étaient toutes les deux plongées dans une profonde affliction. Elles avaient, l’une et l’autre, récemment perdu leurs maris ; l’un était mort du choléra : c’était ce pauvre cher Cox, qui, de son vivant, était collecteur des taxes de l’honorable compagnie des Indes à Panjabee ; l’autre, le lieutenant Price, du 71e régiment d’infanterie indigène du Bengale, avait succombé à… Ici madame Cox secoua la tête, dit quelques mots à voix basse, et montra du doigt le verre de vin de Champagne, que Bertram remplissait pour elle. Ce pauvre Cox était mort depuis huit mois révolus ; tandis que feu Price avait vidé son dernier verre il y avait moins de six mois. Bertram se trouva ainsi mis au courant.

Et puis il fallut s’entasser dans les boîtes pour traverser le désert. On s’était divisé en plusieurs groupes, composés de six personnes chacun ; c’était le nombre qu’était censée contenir chaque voiture. Mais les jolies femmes sont capricieuses, et ni madame Price ni madame Cox ne voulurent s’en tenir aux arrangements qui avaient été conclus. Quand il s’agit de s’installer, elles trouvèrent à redire l’une et l’autre à la boîte que leur indiquait le major Biffin, refusèrent d’un commun accord le bras du capitaine Mac Gramm, et finalement montèrent dans un autre compartiment avec l’aide de nos deux amis. Une fois installées, elles appelèrent à elles chacune leur bonne et leur bébé — car elles étaient pourvues l’une et l’autre de cet avantage — et puis elles firent place très-gentiment pour M. Bertram et M. Wilkinson. Ce fut comme cela qu’on traversa le désert.

Puis on passa une nuit au Caire, et après on se rendit à Alexandrie. Enfin, quand vint le moment où ils s’embarquèrent tous les quatre dans un même bateau, pour aller rejoindre ce grand et beau vapeur de première classe, le Cagliari, il se trouva qu’ils étaient aussi intimes que s’ils avaient fait ensemble le tour du monde, en y mettant autant de temps que le capitaine Cook.

— Que voulez-vous prendre avec vous, madame Cox ? dit Bertram, qui se tenait debout dans le petit bateau, ayant le bébé sur un bras, tandis que de l’autre il aidait la dame à gagner l’échelle du bord.

— Une bonne saucée, dit madame Cox avec un rire joyeux, au moment où une vague vint se briser contre eux en les couvrant d’écume. — Et je l’ai, ma foi ! et bien conditionnée encore. Ha ! ha, Prenez garde à Bébé, avant tout ; et si elle tombe à l’eau, suivez-la. Puis, avec un autre petit carillon de rires argentins, elle monta lestement, à l’échelle et Bertram la suivit avec le bébé.

— Comme elle est étourdie ! dit madame Price en tournant ses doux yeux vers le pauvre Arthur Wilkinson. Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! je suis sûre que je vais me noyer. Tenez-moi donc. Arthur Wilkinson non-seulement la tint, mais la porta jusque sur le vaisseau. Pendant qu’il était ainsi occupé, son esprit lui représenta l’image d’Adela Gauntlet, mais ses bras et ses jambes n’en furent pas moins au service de madame Price.

— Et maintenant, occupez-vous de nous assurer des places à la table, dit madame Cox ; vous n’avez pas un moment à perdre. Et rappelez-vous, monsieur Bertram, que je ne veux pas être assise à côté du major Biffin. Et, pour l’amour de Dieu, ne nous mettez pas auprès de cet animal de Mac Gramm ! Bertram descendit, donc au salon pour placer leurs cartes aux places qu’ils devaient occuper à dîner. — Deux à deux, en face les uns des autres, lui cria encore madame Cox comme il s’éloignait. Elle avait une voix singulièrement douce et un accent à la fois attendri et joyeux qui, joints à sa beauté, faisaient juger avec indulgence tout ce qu’elle disait ; aussi Bertram ne demandait-il pas mieux que d’exécuter ses ordres.

— Oh ! mon doux ange chéri ! dit madame Price, quand la bonne lui présenta l’enfant — qu’elle eut soin de lui rendre immédiatement. Comment puis-je assez vous remercier, monsieur Wilkinson ? Qu’aurions-nous fait sans vous ? Pensez-vous qu’il soit l’heure du tiffin ? Je me sens si faible.

— Puis-je vous procurer quelque chose ? dit Arthur.

— Si vous pouviez m’avoir un verre de porter. Mais ils ne vous le donneront pas. Ils sont si malhonnêtes !

Arthur alla en quête du porter, mais sans succès. On lui dit seulement que le lunch serait prêt à midi.

— Quelles brutes ! dit madame Price. Enfin ! j’attendrai. Et de nouveau elle tourna ses yeux vers Arthur, qui de nouveau pensa à Adela Gauntlet.

Puis régna la confusion qui accompagne d’ordinaire le départ d’un navire. Hommes et femmes couraient sur le pont à la recherche de leurs bagages, et faisaient toutes sortes de questions déraisonnables. Les dames se plaignaient de leurs cabines, et les domestiques demandaient avec indignation où l’on comptait les faire coucher. Les hommes s’emportaient, parce qu’on les avait entassés deux ou trois dans la même cabine, et les amis cherchaient à se placer à côté les uns des autres à table. Les officiers paraissaient tous fort occupés, et écoutaient avec une apparente indifférence les innombrables questions qu’on leur adressait de tous côtés. Tout était presse, ahurissement, confusion et tapage.

Enfin on partit. Les pistons de la machine s’élevèrent et s’abaissèrent lentement, les larges roues tournèrent, et l’eau s’agita et se fendit sous la proue. Ils étaient partis et le voyage commençait sérieusement. La jeunesse se prépara à ses flirtations, les mamans déballèrent les effets de leurs enfants, et les hommes raisonnables allumèrent leurs cigares.

— Quelles singulières femmes ! dit Arthur qui se promenait sur le pont avec son cousin.

— Oui ; mais elles sont très-jolies et très-aimables. Elles me plaisent toutes les deux.

— Ne les trouves-tu pas bien libres dans leurs manières ?

— Il ne faut pas les juger en les comparant à des femmes qui ont passé leur vie en Angleterre, et qui ont toujours eu des intérieurs bien confortables et bien réguliers. Elles ont couru le monde, elles ont été ballottées de tous côtés et elles ont eu à supporter des privations, comme des hommes. Pourtant il y a en elles un grand charme. Elles sont si franches.

— Oui, bien franches, dit Arthur.

— Il est bon de voir le monde sous tous ses aspects, dit George. Quant à moi, il me semble que nous devons nous estimer très-heureux de les avoir rencontrées — pourvu toutefois que le major Biffin ne me coupe pas la gorge.

— J’espère que le capitaine Mac Gramm ne me tuera pas non, plus. Il avait tout l’air d’en avoir envie.

— As-tu jamais vu un âne comme ce Biffin ? Je ne m’étonne pas qu’elle en ait par-dessus la tête. Et puis il s’est si mal conduit envers elle ! Je la plains sincèrement. Elle m’a tout conté.

— Madame Price aussi m’a tout dit à propos du capitaine Mac Gramm.

— Vraiment ? Eh bien ! il paraît que ce Biffin s’est prévalu des façons si naturelles et si franches de la pauvre petite femme, et qu’il a été bavarder sur son compte avec tous les passagers du bord. Je trouve qu’elle a parfaitement bien fait de lui tourner le dos.

Enfin, madame Price eut son porter et madame Cox sa pale ale. — J’avoue que j’aime l’ale, dit-elle ; je suppose que c’est très-commun de ma part, mais tant pis ! Ce qui m’amuse, c’est de voir tant de femmes en boire, qui n’osent pas dire qu’elles la trouvent bonne.

— Elles la prennent peut-être pour leur santé, dit Bertram.

— Cela va sans dire. Madame Bangster aussi prend de l’eau-de-vie tous les soirs pour sa santé, c’est évident. Croiriez-vous, monsieur Bertram, que le docteur a été obligé un soir, à bord du Lahore, de l’emmener du salon ? N’est-ce pas vrai, madame Price ?

— Parfaitement vrai. Je n’ai jamais été si scandalisée. — Encore une petite goutte pour faire mousser, je vous prie. Et M. Wilkinson versa un second verre de porter à madame Price.

Avant d’arriver à Malte, tous les passagers de la malle des Indes étaient d’accord pour déclarer que madame Cox et Bertram devaient s’épouser, et que Wilkinson aussi était en grand danger.

— Avez-vous jamais vu de pareilles coquettes ? dit madame Bangster au docteur O’Shaughnessy. Comme il l’a échappé belle, ce pauvre Biffin !

— Je ne sais ; elle est diablement jolie. Ce que je puis vous dire, madame Bangster, c’est, que Biffin donnerait les yeux de la tête pour la rattraper, s’il le pouvait.

— Mon Dieu, docteur ! vous ne voulez pas me faire croire qu’il comptait épouser cette créature-là ?

— Je ne sais s’il comptait l’épouser dans le temps ; mais il compterait bien le faire maintenant si l’occasion s’offrait.

En ce moment le capitaine Mac Gramm vint se joindre à la conversation.

— Eh bien ! Mac, quelles nouvelles de la veuve ?

— La veuve ! m’est avis qu’elles se feraient toutes veuves, si elles le pouvaient.

— Pas moi, par exemple, s’écria madame Bangster. Ce cher Bangster est trop bien, là où il est. Ha, ha, ha !

— Mais de madame Price, quelles nouvelles ? Eh, Mac ? poursuivit le docteur.

— La voilà là-bas. Vous ferez mieux d’aller la questionner elle-même. Est-ce que vous vous imaginez que je me suis jamais soucié d’une femme comme celle-là ? Seulement je dis que, si elle continue à se conduire de la sorte, quelqu’un devrait en parler au capitaine.

Madame Cox et madame Price continuèrent de se conduire à leur guise sans faire la moindre attention à toutes ces menaces, et, avant de débarquer à Malte, elles avaient raconté à leurs nouveaux amis toute leur histoire — et peut-être quelque chose de plus. On resta six heures à Malte, et les quatre allèrent dîner ensemble à terre. Bertram acheta pour ces dames des voiles de dentelle maltaise et quelques mauvais camées ; et Wilkinson, égaré par son exemple, se vit forcé d’en faire autant. Ces trésors ne furent pas cachés sous le boisseau quand on rentra au bord, et il en résulta que le docteur O’Shaughnessy, le gros juge, madame Bangster et une foule d’autres furent plus convaincus que jamais qu’il y aurait là un double mariage.

Arthur Wilkinson commençait à éprouver des craintes. — Ma foi ! cette femme commence, à m’ennuyer, dit-il le lendemain matin à George, pendant qu’ils se promenaient ensemble sur le pont pour voir lever le soleil. J’en ai assez. Il me semble que nous nous donnons en spectacle.

— Nous donner en spectacle ! Que veux-tu dire ?

— Mais, en nous promenant tous les jours avec elles et en nous mettant toujours à leurs côtés.

— Quant à ce qui est de s’asseoir à leurs côtés, nous n’y pouvons rien. Chacun garde sa même place, et il faut bien être à côté de quelqu’un. Ce serait désobligeant de les laisser se promener seules.

— Je veux seulement dire que nous dépassons peut-être la mesure.

— Voilà ! dit George, toi, tu as quelqu’un à qui penser. Moi, je n’ai personne, si ce n’est cette petite veuve. Elle est gentille pour moi, et, quant aux dires du monde, je m’en moque.

Ce jour-là, Wilkinson se plongea dans la lecture et ne se promena pas avec madame Price, — négligence qui ne laissa pas que d’inquiéter cette dame. Mais, vers dix heures, comme à l’ordinaire, on pouvait voir Bertram faisant la promenade du pont avec madame Cox.

— Qu’a donc votre ami ? demanda-t-elle.

— Mais rien. Il commence à sentir le mal du pays, peut-être.

— J’espère qu’il ne s’est pas querellé avec Mina. Les deux dames en étaient venues à ce degré d’intimité qu’elles s’appelaient de leurs petits noms devant ces messieurs ; et Bertram avait plus d’une fois fait de même à l’égard de madame Cox, non pas en s’adressant directement à elle, mais bien en parlant d’elle en sa présence.

— Oh ! mon Dieu, non, dit Bertram.

— Parce qu’il semble si singulier qu’il ne lui offre pas le bras comme à l’ordinaire. Je pense que vous en agirez de même envers moi quand nous approcherons de Southampton ? Et elle leva les yeux vers lui avec un sourire enchanteur en pressant doucement le bras sur lequel elle s’appuyait ; puis, elle abaissa lentement ses regards vers le pont.

Ô lecteur, mon frère ! quand tu vois de pareils manèges se déployer vis-à-vis des autres hommes, ton cœur se gonfle de fiel et tu flétris hautement ces ruses, — qui sont si féminines, bien qu’elles soient indignes d’une femme. — Mais qu’éprouves-tu quand cette même comédie se joue à ton intention ? Le fiel est moins noir et moins amer, la condamnation moins absolue ; ton propre mérite semble excuser la préférence qu’on te montre ; ton cœur accorde d’abord le pardon et puis l’approbation. N’en est-il pas ainsi, mon frère ? Ce fut là du moins ce qui arriva à George Bertram.

— Comment ! vous négliger, parce que nous serons au moment de nous quitter ?

— Oui, précisément ; — à cause de cela, — parce que nous devons nous quitter. Voilà ce qui rend la chose si pénible. Nous avons été bien bons amis, n’est-ce pas ?

— Et pourquoi ne le serions-nous pas toujours ? pourquoi parler de se quitter ? Nous allons tous deux en Angleterre.

— En Angleterre ! Oui, mais l’Angleterre est grande. Voyons ! allons là-bas nous appuyer sur le bord et regarder jouer les dauphins. Voilà cet affreux homme qui me guette, comme toujours ; — vous savez, le major Biffin. Ne dirait-on pas une tête à perruque ? Comme je le déteste !

— Mais il ne semble pas vous détester, lui, madame Cox.

— Non, vraiment ? Eh bien ! libre à lui. Mais ne parlons pas de lui. Parlez-moi de l’Angleterre. Quelquefois il me tarde tant d’y être, — et d’autres fois, c’est tout le contraire.

— Tout le contraire… pourquoi donc ?

— Et vous ?

— Moi, je n’ai nulle impatience d’arriver, je vous le dis franchement ; j’aime bien mieux être ici à causer avec vous et à vous regarder.

— Allons donc ! quelle folie ! Je ne comprends pas qu’on trouve une femme quelconque passable à bord, et, à plus forte raison, une femme comme moi. Je sais que vous mourez d’envie d’être chez vous.

— Ce serait possible, si j’avais un chez moi.

— Est-ce que vous n’êtes pas chez vous dans la maison de votre oncle ?

Elle avait beaucoup entendu parler de la famille, de Bertram, mais celui-ci n’avait jamais fait mention de Caroline.

— Je voudrais savoir ce que dirait votre oncle, s’il vous voyait ici à causer avec moi, reprit-elle.

— Pour peu qu’il connaisse le cœur humain, il dirait que je suis un gaillard bien heureux.

— Et l’êtes-vous ?

En faisant cette question, elle le regarda en souriant avec une si charmante malice, qu’il ne se sentit pas le courage de la condamner.

— Que penseriez-vous de moi si je vous disais que non ? Ne diriez-vous pas que je ne suis guère galant ?

— Je ne vous demande pas de madrigaux, je les déteste. Ce sont des bêtises. Je voudrais être un homme, et alors je vous appellerais Bertram, et vous m’appelleriez Cox.

— J’aime bien mieux vous appeler Annie.

— Vraiment ? Mais ce ne serait pas convenable, n’est-ce pas ? Et la petite main qui reposait sur le bras de Bertram s’y appuya un peu plus fortement.

— Je ne vois pas quel mal il peut y avoir à donner aux gens leurs noms de baptême. Vous fâcheriez-vous si je vous appelais Annie ?

— Cela dépend. Dites-moi, monsieur Bertram, combien y a-t-il de femmes que vous appelez de leurs petits noms ?

— Une ou deux douzaines, je crois.

— J’en étais sûre.

— Et puis-je vous ajouter à la liste ?

— Non, certes.

— Et pourquoi pas ? Nous sommes si liés que j’aurais pensé…

— Je ne veux pas faire partie d’une ou deux douzaines. Et en disant ces mots, elle avait quitté son ton railleur, et elle parlait tout bas d’une voix douce et émue. Le cœur de Bertram en fut tout attendri.

— Et s’il n’y en avait pas une, — pas une seule ? S’il n’y en avait pas d’autre que vous aujourd’hui ?

— Pas d’autre aujourd’hui… Vous dites : aujourd’hui ? Il y en avait donc une ?

— Oui, il y en avait une.

— Et elle… parlez-moi d’elle.

— C’est une histoire que je ne puis raconter.

— Pas même à moi ? Je ne vous en aimerai pas moins, parce que vous me l’aurez racontée. Dites-la-moi, je vous en prie.

Et de nouveau la petite main pressa doucement le bras de Bertram.

— J’ai bien vu qu’il y avait quelque chose qui vous rendait malheureux.

— Est-ce possible ?

— Ah ! oui ; je le vois depuis longtemps. Et j’aurais tant voulu vous apporter quelque consolation, — si c’eût été possible. Moi aussi, j’ai bien souffert.

— Je le crois.

— Ma peine n’a pas été moins grande, parce qu’il n’avait jamais été bon pour moi. Madame Cox porta son mouchoir à ses yeux, et replaça ensuite sa main sur le bras de George.

— Mais parlez-moi d’elle, — de la vôtre. Elle n’est plus vôtre, maintenant, n’est-ce pas ?

— Non, Annie ; plus maintenant.

— Est-elle ? … Elle hésitait à demander si la personne était morte, ou mariée à un autre. Il pouvait se faire, après tout, que ce ne fût qu’une querelle d’amoureux.

— Je l’ai repoussée, — et maintenant elle est la femme d’un autre.

— Repoussée ! hélas, hélas ! dit madame Cox avec l’accent de la plus tendre sympathie. Somme toute, cependant, elle était satisfaite du résultat de son enquête.

— Je ne sais pourquoi j’ai été vous conter tout cela, dit Bertram.

— J’en suis si contente ! répondit-elle.

— Maintenant que je vous l’ai dit…

— Eh bien ?

— …Puis-je vous appeler Annie ?

— Vous l’avez déjà fait deux ou trois fois.

— Mais le permettez-vous ?

— Si vous le voulez, je le permets. Bien que ces mots fussent dits très-bas, George les entendit distinctement.

— Chère, chère Annie !

— Mais je ne vous ai pas permis de dire cela.

— Puisque c’est vrai.

— Est-ce bien vrai ?

— Oui… très-chère, — la plus chère… après elle. Cela vous fâche-t-il ?

— Non, cela ne me fâche pas, mais…

— Mais quoi ?

Elle le regarda en faisant une petite moue charmante. Un sourire errait sur ses lèvres, une larme tremblait sous sa paupière ; son épaule le touchait et il sentait palpiter son cœur. Jamais elle n’avait paru si belle, si séduisante.

— Mais quoi ? Que vouliez-vous dire, Annie ?

— Voici ce que je voulais dire… Mais je sais que vous allez me trouver trop hardie.

— Je ne vous trouverai pas trop hardie, si vous dites la vérité.

— Eh bien ! je voulais dire ceci : si j’aimais quelqu’un, je saurais l’aimer aussi tendrement qu’elle a pu vous aimer.

— Le sauriez-vous, Annie ?

— Oui, je le saurais. Mais je ne me laisserais pas repousser et éloigner par lui, comme vous dites que vous l’avez repoussée — jamais, jamais ! Il pourrait me tuer, mais lorsqu’une fois je lui aurais dit que je l’aimais, rien ne pourrait ensuite me détacher de lui.

— Dites-le-moi donc, Annie.

— Non, non, nous ne nous connaissons pas depuis assez longtemps. Et, tout en parlant, elle retira son bras de celui de Bertram.

— Dites-le-moi, chère Annie, répéta George, en tâchant de reprendre la main qu’on lui avait retirée.

— Voilà la cloche du lunch ; et puisque monsieur Wilkinson ne veut pas s’occuper de madame Price, il faut que j’aille la trouver.

— Voulez-vous que j’y aille ? dit Bertram.

— S’il vous plaît. Je descendrai seule.

— Mais vous m’aimez. Annie ? — dites que vous m’aimez.

— Quelle folie ! Voici cet animal de Biffin. Allez chercher madame Price — et laissez-moi seule.

— Ne prenez pas son bras, au moins.

— Ne craignez rien, je ne prendrai ni le sien, ni le vôtre ce matin. Je suis plus d’à moitié fâchée avec vous. Et en disant ces mots, elle s’éloigna.

— Hélas ! qu’ai-je fait ? se dit Bertram, tout en rejoignant madame Price. Mais elle est charmante, — belle comme Hébé ; et je ne vois pas pourquoi je serais condamné à être malheureux toute ma vie.

Madame Cox s’était dirigée vers l’escalier, et le major Biffin l’avait suivie.

— Ne me permettrez-vous pas de vous offrir le bras pour descendre ? dit-il.

— Merci. Il y a beaucoup de monde, et je me tire mieux d’affaire toute seule.

— Vous ne trouviez pas qu’il y eût trop de monde, dans l’escalier du « Lahore ».

— Mon Dieu, si — bien souvent. Mais le « Lahore » et le « Cagliari » sont deux.

— À ce qu’il paraît. Mais la mer n’est pas plus perfide que les femmes. Et le major Biffin prit un air de victime innocente.

— Et la terre est moins sèche que le cœur de l’homme, — de certains hommes, veux-je dire. Là-dessus, madame Cox descendit seule.

Le lendemain, il se trouva qu’Arthur Wilkinson continuait à préférer la lecture à la société de madame Price, et, en conséquence, on vit de nouveau cette dame au bras du capitaine Mac Gramm. Cette circonstance causa une grande émotion, mêlée de consternation, parmi la société du bord, et dans la soirée il y eut à ce sujet une légère querelle entre les deux amies.

— Ainsi donc, Mina, vous allez recommencer avec ce vilain homme ? dit madame Cox.

— Pas du tout ; mais je ne veux pas être laissée absolument seule.

— À votre place, je ne voudrais pas m’occuper d’un homme marié qui se cache d’avoir une femme, comme il le fait.

— Je ne me soucie ni de lui ni de sa femme, mais je ne veux pas me faire remarquer en me brouillant avec qui que ce soit.

— Je suis sûre que Wilkinson sera vexé, dit madame Cox.

— Wilkinson est un cornichon, dit madame Price, Et, si je ne me trompe, je connais quelqu’un qui en est un autre.

— Qui voulez-vous dire, madame Price ?

— Je veux dire monsieur Bertram, madame Cox.

— Ah ! vous trouvez que c’est un cornichon ? sans doute, parce qu’il s’occupe de moi, au lieu de me planter là, comme d’autres ont planté là certaines gens de ma connaissance. Je comprends, ma chère.

— Vous comprenez très-bien, je n’en doute pas, dit madame Price. J’ai toujours ouï dire que vous compreniez beaucoup de choses.

— Il me paraît que vous ne comprenez rien, — sans quoi vous ne seriez pas continuellement à vous pavaner avec le capitaine Mac Gramm. Là-dessus ces dames se séparèrent, — sans effusion de sang.

Le dîner ne se passa pas très-agréablement. Madame Price accepta les soins habituels de M. Wilkinson d’un air imposant ; elle le remerciait de lui verser à boire ou de lui offrir un plat de façon à montrer clairement qu’ils ne s’entendaient plus aussi bien que par le passé. Entre George et sa chère Annie les choses marchaient un peu mieux ; pourtant ils ne semblaient pas tout à fait à leur aise. Madame Cox avait dit, avant le lunch, qu’elle ne connaissait pas assez M. Bertram pour lui avouer son amour ; mais, avec de la bonne volonté, on aurait pu considérer les heures qui s’étaient écoulées entre le lunch et le dîner comme une prolongation suffisante de leur connaissance. George cependant n’avait pas réitéré sa question, et n’était même pas resté seul un instant avec elle pendant toute l’après-midi.

Ce même soir, Wilkinson crut devoir mettre son ami en garde. Il lui représenta qu’il allait peut-être un peu trop loin avec madame Cox, et qu’il pourrait lui arriver de dire, sans y penser, quelque chose qu’il n’aimerait ni à ratifier ni à rétracter. Il était évident que Wilkinson n’imaginait pas que Bertram pût songer à épouser la veuve.

— Et pourquoi ne l’épouserais-je pas ? dit George.

— Elle ne vous conviendrait pas, et ne vous rendrait pas heureux.

— Quelle raison ai-je de supposer qu’une autre femme me conviendrait mieux ? Et quel espoir puis-je avoir qu’une femme puisse me rendre heureux ? Y a-t-il un choix à faire ? Elle est jolie et intelligente, douce et gracieuse. Où trouverai-je un plus aimable passe-temps ? Vous oubliez, Arthur, que j’ai eu mes rêves éveillés tout comme un autre, et que j’en ai été tiré par une secousse un peu rude. Ce plaisir vous attend.

Et puis ils allèrent se coucher.




CHAPITRE XL


LE DÉBARQUEMENT.


Dès les premiers jours de leur voyage et de leur connaissance, madame Cox avait appris de George qu’il possédait un vieil oncle fort excentrique, et, bientôt après, elle avait su d’Arthur que cet oncle était très-riche, qu’il n’avait pas d’enfant, et qu’il paraissait aimer beaucoup son neveu. Ayant appris toutes ces choses, et sachant en outre que Bertram n’avait pas de profession, elle en avait conclu que celui-ci devait être riche, et elle avait cru agir avec une sage prudence en lui sacrifiant le major Biffin.

Mais au lendemain de la scène d’amour que nous avons racontée dans notre dernier chapitre, les choses prirent à ses yeux un autre aspect. « Je suis un pauvre diable, » lui avait dit Bertram, en faisant quelque allusion à ce qui s’était passé entre eux la veille.

— Si c’était là tout, cela ne ferait aucune différence en ce qui me regarde, avait répondu madame Cox avec une grande magnanimité.

— Comment, si c’était là tout ? Annie, que voulez-vous dire ?

— Si j’aimais réellement un homme, il me serait bien égal qu’il fût pauvre. Mais votre soi-disant pauvreté, je le parierais, est ce que j’appellerais de l’opulence.

— Non pas. Ma pauvreté est de la vraie pauvreté. Mon revenu actuel ne se monte guère qu’à cinq mille francs.

— Oh ! je ne comprends rien aux affaires d’argent, moi. Je n’y ai jamais rien compris. Je n’étais qu’une enfant quand j’ai épousé Cox. Mais je croyais, monsieur Bertram, que votre oncle était très-riche.

— C’est vrai. Il est riche comme une mine d’or. Mais nous ne sommes pas très-bons amis — ou du moins nous ne le sommes pas assez pour qu’il y ait probabilité que j’hérite d’un sou à sa mort. Il a une petite-fille.

Ces détails, et quelques autres du même genre, firent comprendre à madame Cox qu’une certaine circonspection était nécessaire. Elle savait, à n’en pouvoir douter, que le major Biffin possédait, outre sa paye, un revenu très-convenable. Il était certain qu’il ressemblait jusqu’à un certain point, comme elle l’avait elle-même dit, à une tête à perruque. Il était certain aussi que George Bertram était fort aimable, et qu’il faisait la cour d’une façon bien autrement agréable que le major. Madame Cox savait tout cela, mais elle savait aussi que, « quand la pauvreté entre par la porte, l’amour s’envole par la fenêtre, » au dire du proverbe ; que le manger et le boire sont des nécessités inexorables, et qu’une chaumière et son cœur passent généralement pour être, selon sa propre expression, « des bêtises. » Elle se rappelait que son intérieur d’autrefois n’était point très-agréable quand ce pauvre Cox avait des dettes, et qu’on venait lui présenter des billets qu’il ne pouvait payer. Tout bien considéré, elle se dit qu’il serait sage de ne point ratifier son engager ment avec Bertram avant d’arriver à Southampton. Il se pourrait que Biffin — le respectable Biffin — se mît de nouveau sur les rangs.

Tout alla de même pendant quelques jours. Bertram, quand ils étaient seuls, l’appelait Annie, et une fois il lui demanda de nouveau si elle l’aimait. — « Que je vous aime ou que je ne vous aime pas, je ne vous donnerai pas de réponse maintenant, avait-elle répondu en riant. Nous avons été bien fous l’un et l’autre, et il serait peut-être temps de reprendre son bon sens. Qu’en dites-vous ? » Mais elle n’en continuait pas moins à se placer à côte de lui à table, et à se promener avec lui sur le pont. Une fois, il est vrai, il la trouva causant avec le major Biffin qui se tenait debout auprès de sa chaise sur le pont. Mais, dès que celui-ci se fut éloigné, elle dit à Bertram : « Il me semble que la tête à perruque a besoin d’être refrisée. Les favoris ne sont pas peignés. » De sorte que Bertram n’éprouvait aucune jalousie à l’endroit du major.

Ce fut vers cette époque que madame Price les abandonna à table, en annonçant sa résolution d’aller se mettre auprès de madame Bangster, du vieux juge et du docteur O’Shaughnessy. Madame Bangster avait promis au vieux monsieur Price de veiller sur sa belle-fille pendant le voyage, et celle-ci jugea qu’il serait bon d’aller retrouver madame Bangster avant d’arriver à Southampton. On venait de dépasser Gibraltar. Donc, ce jour-là, le siège habituel de madame Price resta vacant, et Wilkinson, en jetant un regard sur la longue rangée de tables, vit qu’on lui avait fait une place à côté du docteur. De l’autre côté était assis le capitaine Mac Gramm, malgré la surveillance maternelle de madame Bangster et l’existence de sa femme légitime. Le lendemain, le capitaine se promenait sur le pont avec madame Price comme s’il eût été encore par delà l’isthme de Suez.

On était à la veille de l’arrivée. Madame Cox conservait toujours sa place auprès de Bertram, bien qu’elle n’eût plus d’autre femme pour lui tenir compagnie, et elle se promenait encore avec lui bras dessus, bras dessous, sur le pont, comme nous l’avons dit. Mais ils ne se parlaient plus si bas, leurs paroles n’étaient plus si douces, et, s’il faut tout dire, l’humeur de la dame n’était plus si égale. S’il allait se trouver qu’elle avait perdu toutes les belles occasions que lui avait offertes le voyage ! Si, entre ces deux prétendants, elle allait rester veuve ! Elle commençait à croire qu’il était temps de conclure avec l’un ou l’autre, — avec celui-ci malgré sa pauvreté, ou avec celui-là malgré sa nullité.

Le soir était venu, le dernier soir. On avait aperçu les côtes du Devonshire, et le lendemain matin on entrerait dans les eaux de Southampton. Les dames avaient fait leurs paquets ; on avait fait circuler la liste de souscription pour la musique ; on avait bu à la santé du capitaine à la fin du dîner, et l’on s’occupait de préparer les boîtes aux dépêches dans l’entre-pont.

— Voilà ! tout sera bientôt fini, dit madame Cox en montant sur le pont, après dîner, tout enveloppée dans son manteau. Comme on a froid !

— Oui, ce sera bientôt fini, répondit Bertram. Quelle singulière vie que celle d’un voyage comme celui-ci ! Quelle intimité entre des gens qui ne se reverront jamais ensuite !

— C’est comme cela que ça finit, je pense. Oh ! monsieur Bertram…

— Que voulez-vous ?

— Hélas ! je ne sais. Le destin m’a toujours été contraire, et je pense qu’il en sera de même jusqu’au bout.

— N’est-ce pas qu’il fait froid ? dit Bertram en boutonnant son paletot,

— Bien froid, bien froid ! dit madame Cox. Mais il est quelque chose de plus froid que le temps — de bien plus froid.

— Vous êtes bien sévère, madame Cox.

— Ici, c’est madame Cox ; là-bas, quand nous étions devant Gibraltar, c’était Annie. Voilà ce que c’est que d’arriver. Je savais qu’il en serait ainsi. Je déteste jusqu’à l’idée de l’Angleterre. Et madame Cox porta son mouchoir à ses yeux.

En ce qui touchait Bertram, elle avait eu sa chance, et elle l’avait laissée échapper ; elle avait vu passer l’occasion, et elle n’avait pas su la saisir. Il ne renouvela pas ses protestations. Au contraire, il alluma un cigare, et s’en alla sur l’avant du bateau. — Après tout, Arthur a raison, se dit-il ; le mariage est une affaire trop sérieuse pour être bâclée ainsi dans un voyage d’Alexandrie à Southampton.

Heureusement pour madame Cox, tout le monde n’était pas de l’avis de George. Il venait de la quitter cruellement, impitoyablement, perfidement ; il s’éloignait d’un pas où l’on entendait résonner la joie et le triomphe de sa libération, et il l’avait laissée seule, assise auprès de la claire-voie. Mais elle ne resta pas longtemps abandonnée. Pendant qu’elle suivait du regard Bertram qui s’en allait, la tête du major Biffin lui apparut soudain à l’ouverture de l’escalier du salon. La pensée de la comparer à une tête à perruque ne lui vint pas cette fois.

— Eh bien, madame ? dit le major en l’abordant.

— Eh bien, monsieur ! — et le major crut voir dans l’œil de la veuve quelque chose qui rappelait les regards d’autrefois.

— Nous voici bien près d’arriver, madame Cox, dit le major.

— Bien près, en effet, dit madame Cox. Puis il y eut un moment de silence, dont le major profita pour prendre un siège à côté de son interlocutrice.

— J’espère que vous avez aimé votre voyage, dit-il enfin.

— Quel voyage ? demanda-t-elle.

— Oh ! le voyage, depuis Alexandrie, bien entendu, — le voyage depuis que vous avez fait la connaissance de monsieur… Chose, le cousin du curé ?

— Monsieur Chose, comme vous l’appelez, ne m’est rien, rien du tout, monsieur Biffin. Je puis vous dire, cependant, que son vrai nom est Bertram. Il a été fort poli pour moi, quand d’autres ne semblaient pas disposés à l’être ; voilà tout.

— Est-ce là tout ? Tout le monde dit pourtant…

— Sachez, monsieur Biffin, que je m’inquiète comme de ma dernière pantoufle de ce que peut dire tout le monde. Vous savez bien à qui la faute, si j’ai été obligée de me contenter de la société de cet étranger. Personne ne le sait mieux que vous. Et mettez-vous bien dans l’idée, monsieur Biffin, qu’en pareille matière, je ferai toujours ce qui me plaît sans vous demander votre avis ni celui des autres. Je suis mon maître.

— Et vous voulez continuer à l’être ?

— Ne faites pas de questions, on ne vous fera pas de mensonges.

— C’est poli.

— Si cela ne vous plaît pas, vous ferez mieux de vous en aller, car ce qui va suivre est dans le même genre.

— Vous êtes bien mauvaise, ce soir.

— Pas plus, que je ne le serai demain.

— On n’ose vraiment plus vous parler maintenant.

— Alors, mieux vaut se taire.

On dira que madame Cox recevait assez durement son adorateur ; mais il est à supposer qu’elle connaissait bien son caractère. Il ne lui répondit pas immédiatement, et resta quelques instants à mordiller silencieusement la pomme de sa canne.

— Voici ce que c’est, madame Cox, dit-il enfin, je n’aime pas ces sortes de choses.

— Vraiment ! Et quelles sortes de choses aimez-vous ?

— Je vous aime, vous.

— Bah ! Dites-moi donc quelque chose de nouveau, puisque vous tenez à me parler.

— Allons, Annie ! parlons sérieusement un instant. Il ne nous reste plus beaucoup de temps, et je suis venu vous trouver pour tâcher d’obtenir une réponse franche.

— Si vous voulez une réponse franche, vous feriez mieux de faire une franche question. Je ne sais ce que vous voulez dire.

— Voulez-vous de moi ? Voilà, j’espère, une franche question, quand le diable y serait.

— Et que ferais-je de vous ?

— Mais votre mari, bien entendu.

— Ha ! ha, ha, vous en êtes venu là ! Que disiez-vous donc au docteur O’Shaughnessy quand nous étions devant Point-de-Galles ?

— Eh bien ! qu’est-ce que j’ai dit ?

— Vous vous le rappelez très-bien, et moi aussi. Si je vous traitais comme vous le méritez, je ne vous reparlerais de ma vie.

— Vous comprenez qu’un homme n’aime pas à être berné et joué devant toute une société, dit le major, qui se trouvait tout à coup réduit à se disculper.

— Une femme ne l’aime pas davantage, monsieur Biffin ; mettez-vous bien cela dans la tête.

— En tout cas, il y a assez longtemps que vous me punissez.

— Moins longtemps que vous ne le méritiez. Vous avez dit au docteur O’Shaughnessy que « tout cela c’était bon pour s’amuser pendant le voyage. » J’espère que votre amusement vous plaît maintenant. Le mien m’a fort divertie, je vous assure.

— Je n’ai pas si mauvaise opinion de vous, que de croire que vous vous souciez de cet olibrius.

— Il y a pis que lui en ce monde, monsieur Biffin. Mais enfin, j’ai eu ma vengeance, et maintenant, si vous avez quelque chose à me dire, je suis prête à vous entendre.

— Je n’ai qu’une chose à dire, Annie ; c’est que je vous aime mieux que femme au monde.

— J’en croirai ce que je voudrai.

— Vous pouvez tout croire. Tenez, voici ma main.

— Allons ! il faut vous pardonner, je suppose. Voici la mienne. Êtes-vous content ?

Le major Biffin était le plus heureux dès hommes, et madame Cox, de son côté, en rentrant dans sa cabine pour la nuit, ne se sentit pas mécontente de sa journée. Elle avait en poche, et par écrit, l’offre de mariage du major ; elle l’avait montrée à madame Price et s’était complètement réconciliée avec cette dame.

— Je ne regrette qu’une chose, Mina, c’est qu’il existe une madame Mac Gramm, dit-elle.

— Ce ne serait pas du tout l’homme qu’il me faudrait, ma chère ; ainsi, que cela ne vous tourmente pas.

— Il reste d’aussi beaux poissons dans la mer que tous ceux qu’on y a péchés, n’est-ce pas, Mina ?

— Certainement. Mais je pense que vous vous figurez qu’il n’y a pas de poisson comparable à Biffin.

— Il me suffit, ma chère ; et quand vous en attraperez un plus gros et plus beau, je n’en serai point jalouse.

Ce soir-là, madame Cox soupa à côté de l’amoureux major, et nos deux amis furent abandonnés à eux-mêmes. La grande nouvelle s’était répandue parmi les passagers, et aux dames qui la questionnèrent à ce sujet, madame Cox ne chercha pas à cacher l’événement. En ce monde on prend le poisson, grâce à mille ruses très-diverses, et l’on ne devient pas pêcheur sans les connaître. Il en est de même pour les femmes, et madame Cox était une pêcheuse de première force. Si elle n’avait pas attaché l’amorce d’une main habile et jeté sa ligne avec décision, elle n’aurait pas eu ce gros poisson dans son panier. Elle sentait que son adresse lui faisait honneur et ne rougissait pas d’accepter l’admiration qu’elle lui attirait.

— Bonsoir, madame Cox, lui dit Bertram avec bonne humeur. On me dit que j’ai un compliment à vous faire.

— Bonsoir, dit-elle en lui tendant la main. Et adieu aussi, car demain matin nous serons tous bien ahuris. Je suis sûre que vous trouvez que j’ai bien fait, n’est-ce pas ? Et n’oubliez pas que j’espère vous revoir un de ces jours. En disant ces mots, elle lui serra amicalement la main et ils se séparèrent.

— A-t-elle bien fait ? se dit Bertram. Mais oui, je le pense ; — du moins, en ce qui me concerne, cela ne fait pas de doute. Et, après tout, quel mari plus commode qu’une tête à perruque ?

Le lendemain, ils remontèrent la rivière de Southampton, et, vers neuf heures du matin, le bateau était amarré au quai. Des gens de toute sorte étaient venus à bord, et le déjeuner se passa au milieu d’une grande confusion. Les dames, en général, n’y parurent pas. Elles se firent servir, pour la plupart, du thé dans leurs cabines respectives, et ne se montrèrent qu’au dernier moment. Mesdames Cox et Price furent du nombre.

Pendant le voyage, ni l’apparence ni les manières de ces deux dames n’avaient donné lieu de supposer qu’elles fussent en proie à une très-vive affliction. Et qui aurait eu le cœur de le désirer ? Elles avaient été mises comme se mettent d’ordinaire les jeunes femmes en voyage, de sorte qu’on avait oublié leur veuvage ; sans la présence des deux bébés, on aurait pu facilement oublier leur mariage.

Mais le moment était venu où elles allaient retrouver les parents et de vieux amis qui n’étaient préoccupés que de leur douleur présumée. Le vieux M. Price père, ainsi que l’oncle de madame Cox, vinrent les chercher à bord. Tous deux s’étaient composé des visages préparés aux plus tristes émotions, et s’étaient fait accompagner de dames pourvues de mouchoirs de poche sympathiques. Quelle surprise attendait ces vieillards sensibles et ces femmes compatissantes !

Point du tout ! Au moment où nos deux amis, entourés de leur bagage, se préparaient à quitter le bord, ils tressaillirent en voyant soudain apparaître deux femmes ensevelies dans les sombres draperies du deuil le plus profond. Sous le large crêpe de leurs vastes chapeaux noirs on voyait passer le bord d’un bonnet de veuve. Leurs yeux semblaient rougis par les larmes, quand les mouchoirs à larges bords s’écartaient un instant de leur visage, et permettaient d’apercevoir des traits où se peignait la douleur. On croyait entendre le bruit des sanglots qui devaient soulever leurs poitrines.

Hélas ! qu’il était triste de penser que des créatures si jeunes, aux formes si sveltes et si gracieuses, étaient condamnées par le sort cruel à porter ces insignes lugubres ! Le lourd et terne crêpe de veuve les enveloppait de la tête aux pieds, et retombait en longs plis jusque sur le pont. Elles étaient tout crêpe — pour ainsi dire. Elles se tenaient immobiles, monuments funèbres, tombes vivantes, ne donnant d’autre signe de vie que leurs larmes. Elles restaient là silencieuses, attendant l’instant où, succombant sous le poids de trop cruels souvenirs, elles se laisseraient aller dans les bras de leurs parents respectifs.

C’était madame Cox et madame Price. Bertram et Wilkinson, en les voyant passer, ôtèrent leurs chapeaux et les saluèrent profondément ; et ces deux dames, ayant daigné remarquer cet hommage, leur rendirent leur salut avec la plus froide et cérémonieuse dignité.




CHAPITRE XLI


JE POURRAIS AJOUTER UN CODICILLE


George et Arthur quittèrent Southampton ensemble, mais ils se séparèrent en route. George se rendit tout droit à Londres tandis qu’Arthur prit à Basingstoke la direction de Hurst-Staple.

— Écoute, et suis mon conseil, quand ce ne serait que pour cette seule fois, dit Bertram en quittant son cousin ; deviens le maître dans ta maison, puis arrange-toi pour qu’Adela en soit la maîtresse le plus tôt possible.

— Tout cela, c’est facile à dire, répondit l’autre.

— Essaye toujours. Ou je me trompe fort, ou tu réussiras.

Et là-dessus ils se dirent adieu.

Ils avaient appris à Southampton que le ministère avait subi une catastrophe partielle. Le premier ministre ne s’était pas retiré du pouvoir, suivi de tous ses satellites, ainsi que cela se pratique, lorsqu’un heureux coup de fortune porte au pouvoir les exclus de la veille ; mais, en vue d’une tempête imminente, on avait dû jeter un certain nombre de Jonas par-dessus le bord, afin d’alléger le navire, et notre infortuné ami, sir Henry Harcourt, s’était trouvé parmi les sacrifiés.

Ce n’avait pas été là le plus triste de l’affaire en ce qui le touchait. Chacun sait que les gros bonnets politiques ne sont jamais destitués. Lorsqu’il devient urgent de s’en débarrasser, ils donnent leur démission. Or, il est clair qu’une démission se donne volontairement, et sir Henry Harcourt, n’ayant éprouvé aucune envie de se démettre, ne s’était pas hâté d’accomplir cet acte spontané. Les ministres qui étaient le plus de ses amis, — ceux auxquels il s’était personnellement attaché, — étaient partis, mais néanmoins il restait. Il se montrait encore prêt à soutenir le gouvernement, et comme l’attorney général était de ceux qui avaient quitté le pouvoir en secouant la poussière de leurs pieds, sir Henry s’attendait tout naturellement à remplacer ce fonctionnaire.

Mais on avait nommé au poste qu’il convoitait un autre éminent personnage, et sir Henry avait fini par comprendre qu’il fallait s’en aller. Il avait donné sa démission, mais jamais démission n’avait paru moins volontaire. Et comment aurait-il pu en être autrement ? Le succès politique était tout pour lui, et, en outre, il avait malheureusement mené sa barque de telle sorte, qu’il lui était devenu indispensable que ce succès fût prompt. Il n’était pas de ceux qui, en perdant le pouvoir, perdent un jouet coûteux, auquel ils attachent peut-être un prix excessif, mais dont la perte ne blesse, en somme, que leur amour-propre. Ce qui lui importait avant tout, c’était de conserver sa position ; et dans ce but il avait commis la plus grande des fautes politiques : il s’était obstiné à rester au pouvoir après qu’on n’avait plus besoin de lui. Malgré tout, il avait dû quitter sa place. Bertram avait entendu dire cela de droite et de gauche, même avant de quitter Southampton.

La première chose qu’il fit en arrivant à Londres fut d’aller voir M. Pritchett.

— Oh ! monsieur George ! monsieur George ! s’écria le digne homme dès qu’il aperçut Bertram. Jamais son ton n’avait été aussi lugubre, ni sa voix aussi lamentable. — Oh ! monsieur George !

Bertram demanda avec un affectueux intérêt des nouvelles de son oncle.

— Oh ! monsieur George ! vous ne devriez pas vous en aller comme cela dans les pays étrangers ; vrai ! vous ne le devriez pas… et lui dans un pareil état !

— Est-il plus mal que lorsque je l’ai vu la dernière fois, monsieur Pritchett ?

— À son âge on ne guérit pas souvent, monsieur George, — ni au mien non plus. Cela fait douze millions et demi d’argent ; douze — millions — et — demi — d’argent ! Mais à quoi bon vous parler, monsieur ? Cela n’a jamais servi de rien, — jamais.

Bertram apprit peu à peu de Pritchett que son oncle était beaucoup plus faible ; qu’il avait eu une seconde et bien plus grave attaque de paralysie, et qu’au dire des médecins il ne serait pas longtemps de ce monde. L’illustre docteur, sir Omicron lui-même, l’avait vu. Mademoiselle Baker avait insisté, bien malgré son oncle, pour qu’il fût appelé. Mais sir Omicron avait branlé la tête, et avait déclaré que la sentence était sans appel.

La mort avait réclamé ses droits. Il fallait laisser ici-bas le lourd fardeau des douze millions et demi ; il fallait que l’âme prît son essor, libre de toutes ses charges, pour aller au-devant de l’accueil immatériel qui l’attendait.

M. Bertram avait été averti de sa fin prochaine, et il avait répondu qu’il s’y attendait. « Lorsqu’un homme est trop vieux pour vivre, avait-il dit, il faut qu’il meure, quand bien même tous les sir Omicron d’Europe entoureraient son lit. C’était de l’argent perdu. Comment ! cinq cents francs pour la consultation ! » Et, n’ayant pas la force de gronder, il s’était retourné avec colère le visage contre le mur. « Il saurait attendre la mort comme il convient à un homme, mais pourquoi se laisserait-il voler dans ses derniers moments ? »

— Il faudra aller le voir, monsieur George, dit en soufflant le pauvre Pritchett. Mais il est trop tard pour rien faire. Tout cela doit être arrangé maintenant.

Bertram, lui dit qu’il, partirait sur-le-champ, sans tenir compte des arrangements en question. Puis, se rappelant quels étaient les hôtes de Hadley lorsqu’il avait quitté l’Angleterre, au commencement de l’hiver, il s’informa des deux dames.

— Mademoiselle Baker est sans doute là-bas ?

— Oui, mademoiselle Baker y est. Elle ne va pas courir en pays étrangers, elle, monsieur George.

— Et… et…

— Oui, elle y est aussi — la pauvre femme — la pauvre femme !

— Alors, comment puis-je y aller ? dit George en se parlant à lui-même, plutôt qu’à M. Pritchett.

— Comment ! Est-ce que vous l’abandonneriez à cause de cela ? Vous devriez aller le voir, monsieur George, quand il y aurait dix, — quand il y aurait vingt lady Harcourt là-bas. Ceci fut dit, non-seulement avec sérieux, mais même d’un ton de grande tristesse. M. Pritchett n’avait probablement jamais plaisanté de sa vie, et n’avait certes jamais été moins disposé à le faire qu’en ce moment où son patron se mourait, et où tout l’argent de ce patron allait passer en d’autres mains, en des mains inconnues.

Le fidèle allié de Bertram lui fournit encore quelques renseignements. Sir Henry avait été trois fois à Hadley, mais il n’avait réussi à voir M. Bertram qu’une seule fois, et alors l’entrevue avait été courte et peu satisfaisante, à ce que supposait M. Pritchett. La dernière visite de sir Henry avait eu lieu après celle de sir Omicron, et le malade lui avait fait dire, à cette occasion, qu’il ne pouvait pas recevoir d’étrangers. M. Pritchett tenait cela de mademoiselle Baker. Sir Henry n’avait pas revu sa femme depuis le jour, — il y avait de cela près d’un an, — où elle l’avait quitté. Il l’avait sommée de revenir chez lui, mais rien n’en était résulté, et M. Pritchett donna de nouveau cours à ses suppositions en disant qu’il croyait sir Henry trop inquiet au sujet de l’argent du vieux Bertram pour employer des moyens de rigueur avant… Ici M. Pritchett perdit tellement la respiration, qu’il ne fut plus intelligible.

George écrivit sur-le-champ à mademoiselle Baker pour lui annoncer son retour, et pour lui exprimer le désir qu’il éprouvait de voir son oncle. Il ne nomma pas lady Harcourt, mais il suggéra qu’il vaudrait peut-être mieux, vu les circonstances, qu’il ne restât pas à Hadley. Il ajouta qu’il espérait que son oncle ne refuserait pas de le voir, et qu’il n’incommoderait personne en lui faisant une visite d’une heure ou deux. Il reçut par le retour du Courrier une réponse de mademoiselle Baker. Elle l’assurait que son oncle était très-désireux de le voir, et que, depuis la nouvelle du retour de son neveu, il paraissait plus gai qu’il ne l’avait été pendant les deux derniers mois. En ce qui touchait le séjour, George, disait-elle, ferait ce qui lui conviendrait. Mais, elle ajoutait que leur intérieur était bien, bien triste, et qu’il serait peut-être préférable pour lui d’aller et de venir par le chemin de fer au lieu de s’installer à Hadley.

Cette correspondance occasionna un retard de deux jours, et Bertram reçut dans l’intervalle une visite à laquelle il ne s’attendait certes pas. Il était seul et triste dans sa chambre, pensant tantôt à madame Cox et au danger qu’il avait couru auprès d’elle, tantôt à Adela et au bonheur qui attendait peut-être Arthur, tantôt enfin à Caroline et à ses espérances détruites, lorsque la porte s’ouvrit et sir Henry Harcourt entra.

— Comment allez-vous, Bertram ! lui dit l’ex-solliciteur général en lui tendant la main. Le geste et les mots étaient ceux de l’amitié, mais l’expression du visage n’était nullement amicale. Un grand changement s’était fait chez Harcourt. Il avait perdu son air de jeunesse, et on l’aurait volontiers pris pour un homme d’âge mûr qui aurait beaucoup souffert. Il était maigre, hagard et blême, et, à voir la dureté des lignes qui sillonnaient son front, on comprenait qu’il n’aurait pas demandé mieux que d’éclater, si la chose eût été possible.

— Et vous-même, Harcourt, comment allez-vous ? dit Bertram en acceptant la main qui lui était offerte. — Je ne me figurais pas que vous eussiez appris mon retour.

— Mais oui, je le savais. Je me doutais que vous reviendriez bien vite dès que vous sauriez que le vieux se mourait.

— Je suis heureux, en tout cas, d’être revenu à temps pour le revoir, dit Bertram sans daigner se défendre de l’accusation sous-entendue.

— Quand allez-vous là-bas ?

— Demain, je pense. Mais je compte sur un mot de mademoiselle Baker dans la matinée.

Sir Henry, qui ne s’était pas assis, se mit à se promener de long en large dans la chambre, tandis que Bertram debout, le dos au feu, l’examinait. Le front de sir Henry se rembrunissait de plus en plus ; il tenait les yeux fixés à terre, et Bertram, en le voyant, les mains fourrées dans les poches, agiter convulsivement la monnaie qui s’y trouvait, commença à pressentir que l’entrevue pourrait bien n’être pas d’une nature tout à fait amicale.

— J’ai appris avec peine, Harcourt, que vous étiez au nombre de ceux qui ont quitté le gouvernement.

— Au diable le gouvernement ! Je ne suis pas venu ici pour vous parler du gouvernement. Avant huit jours le vieux de Hadley sera mort. Savez-vous cela ?

— J’ai appris qu’on ne lui donnait pas longtemps à vivre.

— Pas seulement une semaine. Sir Omicron lui-même me l’a dit. Vous avouerez, Bertram, que j’ai été bien maltraité.

— Ma foi ! mon cher, je n’en sais rien.

— Allons donc ! quelle plaisanterie !

— Il ne s’agit pas de plaisanterie ; je vous dis que je n’en sais rien. Je suppose que vous faites allusion à l’argent de mon oncle ; et je vous répète encore que je ne sais rien, — et que je ne me soucie de rien savoir.

— Laissez, donc ! je déteste cette façon de parler, je déteste cette hypocrisie.

— Harcourt, mon cher…

— C’est de l’hypocrisie. Je ne me sens pas d’humeur à éplucher mes mots. J’ai été traité horriblement mal, — horriblement mal par tout le monde.

— Par moi, entre autres, hein ?

Sir Henry eût été enchanté, dans l’humeur où il se trouvait, de répondre : oui, et d’accuser Bertram d’avoir plus que tout autre, peut-être, mal agi à son égard. Mais il ne lui convenait pas en ce moment d’en venir à une rupture ouverte avec l’homme qu’il avait mis tant d’empressement à venir voir.

— J’ai montré la plus grande confiance à ce vieux lorsque j’ai épousé sa petite-fille…

— Mais en quoi cela me regarde-t-il ? Elle n’était pas ma petite-fille, à moi. Je n’y suis pour rien. Permettez-moi de vous dire, Harcourt, que je suis le dernier homme du monde à qui vous devriez parler sur ce sujet-là.

— Ce n’est pas mon avis. Vous êtes son plus proche parent… après elle, — après elle, remarquez-le…

— Eh bien ! qu’importe que ma parenté soit proche ou éloignée ? Lady Harcourt est auprès de lui. Si cela lui convient, elle peut plaider votre cause, ou la sienne, ou n’importe quelle autre cause qui lui plaira.

— La vôtre, par exemple !

— Non, sir Henry. Elle ne le pourrait pas. Cela lui est irrévocablement défendu. Mais, je le répète une fois pour toutes, je n’ai pas de cause à plaider. Je vous dirai même quelque chose de plus, si cela peut vous servir ; il n’y a pas très-longtemps, mon oncle m’offrit de m’assurer la moitié de sa fortune, si je consentais à faire certaine chose qu’il me demandait. Mais il ne m’était pas possible de faire cette chose, et, lorsque nous nous quittâmes, il m’annonça positivement qu’il ne me laisserait rien. Je ne l’ai pas revu depuis. Et Bertram, se rappelant quelle avait été la requête à laquelle il n’avait pas voulu accéder, prit aussi un air sombre.

— Dites-moi franchement, si la franchise vous est possible en cette matière, dites-moi franchement, à qui laisse-t-il son argent ?

— Il m’est très-facile d’être franc, car je ne sais rien. Pour ma part, je suis convaincu que ni vous ni moi n’en aurons un liard.

— Eh bien ! écoutez-moi. Vous savez sans doute que lady Harcourt est là-bas ?

— Oui, je sais qu’elle est à Hadley.

— Je ne me laisserai pas traiter ainsi. J’ai eu la stupidité de ne rien faire, parce que je ne voulais pas le déranger pendant sa maladie. Mais maintenant, il faut qu’il me réponde. Je veux savoir ce qu’il compte faire, et si je ne le sais pas d’ici à demain soir, j’irai moi-même à Hadley et j’emmènerai du moins ma femme. Je vous prie de dire à M. Bertram que je veux savoir ses intentions. J’ai le droit d’exiger cela.

— Quoi qu’il en soit, vous n’avez pas le droit de lui rien demander par mon entremise.

— Je me suis ruiné, ou peu s’en faut, pour cette femme.

— Je m’étonne, Harcourt, que vous ne compreniez point que ce n’est pas à moi que vous devriez parler de ces choses.

— Si ; c’est à vous que j’en parlerai, parce que vous êtes son cousin. J’ai fait de folles dépenses pour lui monter une maison splendide, parce que je me disais que la fortune de son grand-père y donnait des droits. Je lui ai acheté une maison que j’ai meublée comme pour une duchesse…

— Eh ! grands dieux ! cela me regarde-t-il ? Vous ai-je dit d’acheter une maison ? Si vous n’aviez pas donné à votre femme une chaise pour s’asseoir, m’en serais-je plaint ? Je vous le dis positivement, je ne me mêlerai de rien.

— Ce sera tant pis pour elle alors ; voilà tout.

— Que Dieu lui vienne en aide ! Il faut qu’elle supporte son sort, comme moi le mien, et vous le vôtre.

— Et vous refusez de porter mon message à votre oncle ?

— Sans doute. Je ne sais même pas encore si je le verrai. Si je le vois, je ne lui parlerai certes pas d’argent, à moins qu’il ne le désire. Je ne lui parlerai de vous non plus, qu’autant qu’il paraîtra le vouloir. S’il s’informe de vous, je lui dirai que vous êtes venu me voir.

La discussion se prolongea encore un peu, puis Harcourt s’en alla. George Bertram ne pouvait comprendre quel motif l’avait amené chez lui. Mais l’homme qui se noie s’accroche à tout, fût-ce à un fétu de paille. Sir Henry était cruellement préoccupé de l’idée que, s’il y avait quelque chose à faire à l’égard de la fortune du millionnaire, il fallait agir sur-le-champ ; que, s’il y avait une bonne mesure à prendre, il ne fallait pas perdre de temps. Une semaine encore, un jour peut-être, et M. Bertram serait parti pour ce monde où l’on ne fait plus de testaments. Il serait trop tard alors pour conclure un marché et pour stipuler avec lui les conditions des sacrifices pécuniaires, moyennant lesquels il pourrait assurer le repos de sa petite-fille : si le marché devait être fait, il fallait négocier sur l’heure.

On trouvera peut-être qu’il eût été plus habile à sir Henry de demeurer en repos, et qu’il eût eu plus de chances d’être nommé dans le testament de M. Bertram, s’il ne se fût pas rendu désagréable au dernier moment. La chose est fort probable ; mais les hommes affolés par les inquiétudes savent mal calculer leurs chances. Ils sont trop agités, trop excités, pour jouer sagement et prudemment. Sir Henry était maintenant accablé de soucis ; il était fort endetté, et de tous côtés on lui réclamait de l’argent. Il avait conduit sa barque politique au milieu de grands dangers où elle avait failli périr ; en outre, on savait généralement que sa femme l’avait quitté. Le monde n’avait plus de sourires pour lui. Ses grandes espérances, — ses espérances, jadis si vivaces, — gisaient maintenant dans les coffres-forts de Hadley ; et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il n’ait pas pris le plus sûr moyen d’atteindre à ces trésors si ardemment convoités.

Le lendemain matin, George, reçut la lettre de mademoiselle Baker, et bientôt après il partit pour Hadley. Il ne pouvait s’empêcher de se rappeler que lady Harcourt s’y trouvait ; qu’elle serait naturellement auprès de son grand-père, et qu’il était presque impossible qu’il ne la rencontrât pas. Comment allaient-ils se retrouver ? La dernière fois qu’ils avaient été ensemble, il l’avait serrée sur son cœur, il l’avait baisée au front, et il avait reçu l’assurance de son éternel amour ; comment allaient-ils se retrouver ?

La domestique qui ouvrit la porte lui annonça que son oncle était très-malade. — Il est plus faible aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été, dit-elle. — Où est mademoiselle Baker ? demanda George. La jeune fille répondit que mademoiselle Baker était dans la salle à manger. George n’osait pas faire d’autres questions. — Et lady Harcourt est auprès de monsieur, ajouta la domestique. Ainsi rassuré, George s’avança d’un pas plus rapide vers la porte de la salle à manger. Mademoiselle Baker l’accueillit comme si rien n’était venu troubler leur ancienne intimité. Pour le moment, elle oublia lady Harcourt et ses malheurs : elle ne pensa plus qu’au vieillard qui se mourait là-haut dans sa chambre.

— Je suis heureuse que vous soyez venu ! dit-elle. Votre oncle ne parle guère de votre arrivée — vous savez que jamais il n’a beaucoup parlé de ces choses-là — mais je sais qu’il sera enchanté de vous voir. Il a dit plus d’une fois qu’il trouvait que vous étiez resté bien assez longtemps en Égypte.

— Est-il donc si malade ?

— Oh ! oui, il est bien mal. Vous serez saisi en le voyant, tant il est changé. Il sait qu’il n’a pas longtemps à vivre et il y est tout à fait résigné.

— Voulez-vous lui faire dire que je suis ici ?

— Oui, sans doute, à l’instant même, Caroline est auprès de lui. Et mademoiselle Baker quitta le salon.

« Caroline est auprès de lui. » Il semblait si étrange de la voir traiter en membre de la famille ; de la retrouver préoccupée des mêmes intérêts que lui, liée par les mêmes devoirs, désireuse de soulager les mêmes souffrances ! Elle avait dit qu’ils devraient vivre aux deux extrémités de la terre, et voilà que le sort impitoyable les rapprochait de nouveau ! Comme George se disait cela, la porte s’ouvrit doucement et Caroline se trouva debout devant lui.

Elle aussi était bien changée. Sa beauté ne s’était pas fanée, les lignes de son visage n’étaient point altérées, mais sa démarche et ses manières étaient plus posées, ses vêtements aussi étaient bien plus simples, de sorte que, tout en restant aussi belle que jadis, elle semblait certainement plus âgée que lorsque Bertram l’avait vue la dernière fois. Elle avait maigri, et elle portait une robe de soie gris clair qui la faisait paraître plus grande et plus pâle que par le passé.

Elle s’approcha de lui, et, lui tendant la main, elle lui dit deux ou trois mots qu’il n’entendit pas. George murmura à son tour quelque chose qu’elle ne comprit pas davantage ; et ce fut tout. Ainsi se passa cette première entrevue à laquelle il avait tant pensé depuis quelques heures, qu’il en avait presque oublié son oncle.

— Mon oncle sait-il que je suis ici ?

— Oui. Il faut que vous montiez chez lui. Vous connaissez sa chambre ?

— C’est la même qu’autrefois ?

— Oui, oui ; la même.

Alors George monta l’escalier, comme on le fait toujours quand on veut ménager les malades, c’est-à-dire tout doucement, sur la pointe des pieds, — ce qui les agace infiniment, — et il se trouva bientôt auprès du lit de son oncle.

Mademoiselle Baker était de l’autre côté du lit, et le vieillard avait le visage tourné vers elle. — Vous feriez mieux de passer de ce côté-ci, George, dit-elle ; cela dérange M. Bertram de se retourner.

— Elle veut dire que je ne peux pas me remuer, dit le vieillard dont la voix était encore péremptoire, bien qu’elle ne fût plus forte.

— Je ne puis pas me retourner de ce côté-là. Viens par ici.

George fit le tour du lit. Il n’aurait pu, à la lettre, reconnaître son oncle, tant il était changé. Non-seulement son visage était hagard, maigre, et déjà envahi par les ombres pâles de la mort ; mais les traits mêmes semblaient altérés. Les joues étaient rentrées, le nez pincé, et la bouche, qu’il pouvait à peine fermer, était toute tordue. Plus tard, mademoiselle Baker dit à George que tout le côté gauche était insensible. Pourtant les yeux conservaient encore quelques étincelles de leur ancien feu, — un feu comme George n’en avait jamais vu briller dans aucun autre œil humain. Ce regard âpre, que rien ne pouvait calmer, était toujours là. Ce n’était plus tant l’amour du lucre qu’on lisait dans ses yeux, que la puissance d’acquérir. Ils semblaient dire : — « Surveillez bien ce que vous possédez ; enfermez vos trésors, et barricadez vos magasins ; placez des dragons à la porte de vos plus précieux jardins ; tendez, pour vous protéger, tels pièges que vous voudrez : malgré vous, j’aurai tout ! Quand je veux prendre, personne ne peut me retenir ! » C’était ainsi que le vieillard avait regardé les hommes pendant toute sa longue vie, et de même il regardait encore, à cette heure, son neveu et sa nièce, qui se tenaient auprès de son lit pour adoucir ses derniers moments.

— Je suis peiné de vous voir ainsi, dit George en posant sa main sur celle de son oncle, qui était étendue sur le lit.

— Merci, George, merci. Lorsque les hommes deviennent aussi vieux que moi, ils n’ont rien de mieux à faire que de mourir. Tu as donc été en Égypte, à ce qu’il paraît. Que penses-tu de l’Égypte ?

— C’est un pays, mon oncle, où je n’aimerais guère à vivre.

— Ni moi à mourir, d’après tout ce que j’en entends dire. Enfin, tu arrives tout juste à temps pour le dernier souffle, — tout juste à temps, mon garçon.

— J’espère bien que vous n’en êtes pas là, mon oncle.

— Si fait, si fait. Combien de temps cet homme m’a-t-il donné à vivre, Mary, — l’homme qui a eu les cinq cents francs ? Ils ont donné cinq cents francs à un individu pour venir me dire que j’allais mourir ! comme si j’avais besoin de lui pour savoir cela !

— Nous avons cru bien faire, George, en appelant le meilleur médecin, dit la pauvre mademoiselle Baker.

— Quelle bêtise ! dit le vieillard, qui retrouva presque sa voix d’autrefois. Vous apprendrez un de ces jours que cinq cents francs ne se trouvent pas si facilement. Et puisque te voilà, George, il vaut autant que je te parle de mon argent.

George pria son oncle de ne pas se préoccuper d’un pareil sujet, pour le moment ; mais ce n’était pas là le moyen d’apaiser le malade.

— Et si je n’en parle pas maintenant, quand donc en parlerai-je ? Laissez-nous, Mary… Mais voyons… revenez dans vingt minutes. Ce que j’ai à dire ne sera pas long.

— George, dit l’oncle, quand mademoiselle Baker eut quitté la chambre, je me demande si réellement tu tiens à l’argent ? Quelquefois je suis tenté de croire que non.

— Je ne crois pas que j’y tienne beaucoup, mon oncle.

— Alors, tu es un fier imbécile.

— C’est ce que j’ai souvent pensé dans ces derniers temps.

— Oui, un fier imbécile. On prêche, on parle, on écrit contre l’argent, et l’on fait de gros mensonges contre lui ; mais ne vois-tu pas que tout le monde court après ? Les prêtres en disent tous du mal ; mais en as-tu jamais connu un seul qui n’aurait pas fait un procès pour obtenir sa dîme ? As-tu ouï parler d’un évêque qui refusât ses redevances ?

— Je l’aime bien assez, moi aussi, je vous assure, pour prendre tout ce que je gagne.

— Ce n’est pas grand’chose, à ce qu’il me semble, George. Tu n’as pas bien mené ta barque, n’est-ce pas, mon garçon ?

— Non, mon oncle ; pas très-bien. J’aurais pu mieux faire.

— Personne n’est respecté sans argent, — personne. L’homme pauvre ne tient jamais le haut du pavé, — jamais. Et je crains fort que tu ne sois toute ta vie un pauvre diable.

— Alors, je me contenterai du bas du pavé.

— Mais pourquoi as-tu été si dur avec moi quand je voulais te la faire épouser ? Vois-tu maintenant ce que tu as fait ? Regarde-la, et pense à ce qu’elle aurait pu être. Regarde-toi, et pense à ce que tu aurais pu toi-même devenir ? Si tu m’avais écouté, tu aurais peut-être été mon unique héritier.

— Que voulez-vous, mon oncle, comme j’ai fait mon lit, il faut que je me couche. J’ai bien des causes de regret, — quoique votre argent n’y soit pour rien.

— Ah ! je savais bien que tu serais roide jusqu’au bout, s’écria M. Bertram, irrité de ne pouvoir arracher à son neveu une expression de regret au sujet des douze millions et demi.

— Suis-je roide, mon oncle ? En vérité, je n’avais pas l’intention de l’être.

— Non, c’est dans ta nature. Mais maintenant, à la dernière heure, nous n’allons pas nous quereller, n’est-ce pas, George ?

— J’espère bien que non, mon oncle. Nous ne nous sommes jamais querellés, que je sache. Vous m’avez prié une fois de faire une chose qui, si je l’avais faite, m’aurait rendu heureux…

— Et riche aussi.

— Et maintenant, j’avoue franchement que je regrette de n’avoir pas fait ce que vous me demandiez. Ce n’est point être roide que de convenir de cela, mon oncle.

— Il est trop tard maintenant, George.

— Ah ! oui, il est trop tard ; bien trop tard, en effet.

— Je pourrais cependant ajouter un codicille.

— Hélas ! mon oncle, vous ne pouvez ajouter aucun codicille qui me serve ! Aucun codicille ne lui rendra la liberté. Il y a des peines que les codicilles ne peuvent guérir.

— Bah ! dit le vieillard irrité, en essayant, en vain, de se retourner dans son lit. Bah ! si c’est comme cela, tu peux rester gueux.

George, toujours debout auprès du lit, ne savait que faire et que répondre en présence de cette colère.

— Je n’ai plus rien à te dire, reprit M. Bertram.

— Mais nous nous quittons bons amis, n’est-ce pas, mon oncle ? Vous avez tant fait pour moi, que je ne puis supporter l’idée de vous voir fâché contre moi, maintenant.

— Tu es un âne, — un idiot !

— Pour cela vous devriez me plaindre, et non me blâmer.

George se tut un moment, puis il ajouta :

— Ne ferais-je pas mieux de vous quitter maintenant ?

— Oui, et envoie-moi Mary.

— Et pourrai-je revenir vous voir demain ?

— Comment ! n’ont-elles pas un lit à le donner dans la maison ?

Bertram, troublé, répondit vaguement qu’il n’en savait rien. Mais en définitive, avant de prendre congé du malade, il lui promit de rester. Il se fit donc donner une chambre, y fit porter son sac de nuit, et se décida à ne quitter la maison que lorsque tout serait fini.

C’était un étrange intérieur que celui de Hadley, dans ce moment-là. Le vieillard, étendu sur son lit, attendait la mort d’un jour à l’autre, et il était entouré, ainsi que cela semblait naturel, de ses plus proches parents. Il n’aurait pas toléré la présence de son frère ; mais sa petite-fille était auprès de lui, et son neveu, et celle qu’il avait toujours regardée comme sa nièce. Rien ne paraissait plus convenable ; néanmoins, George et Caroline sentaient qu’il n’était point convenable, en réalité, qu’ils fussent ainsi réunis.

Cependant la gêne du premier moment s’effaça bientôt. Ils apprirent à rester dans la même chambre, à causer de celui que les circonstances présentes rendaient l’objet de toute leur sollicitude, sans faire d’allusion au passé. Ils ne parlaient que du mourant, et ne s’adressaient de questions qu’à son sujet. Bien qu’ils fussent souvent seuls pendant que mademoiselle Baker était auprès de M. Bertram, ils ne se laissèrent plus jamais entraîner au délire insensé de cette dernière scène d’Eaton-square.

« Elle n’y songe plus maintenant, » se disait Bertram qui croyait en être heureux. Et pourtant, son cœur se serrait à cette pensée.

« Cela a passé comme un rêve, pensait de son côté lady Harcourt ; et il va retrouver le bonheur. » Elle aussi cherchait à se consoler par cette réflexion ; mais la consolation était bien triste.

George ne quittait presque plus son oncle. Les deux premiers jours se passèrent sans qu’il fût de nouveau question d’argent. M. Bertram semblait avoir pris son parti de laisser les choses dans l’état où elles étaient, et son neveu n’avait aucune intention d’aborder le sujet pour son propre compte.

Le vieillard lui montrait pourtant plus d’affection qu’auparavant ; il semblait l’aimer mieux que personne, et il lui faisait à tout moment promettre de faire certaines choses après sa mort, — d’accomplir certaines volontés dernières.

— Les choses sont peut-être mieux comme elles sont, George, dit M, Bertram à son neveu, un jour que celui-ci était, resté fort tard auprès de son lit.

— J’en suis convaincu, mon oncle, répondit George, sans se douter toutefois de quelles choses son oncle entendait parler.

— Tous les hommes ne peuvent pas être semblables, continua le malade.

— Non, mon oncle ; il faut qu’il y en ait de riches, et qu’il y en ait de pauvres.

— Et tu préfères être parmi ces derniers !

George n’avait jamais rien dit de pareil, et il lui sembla un peu dur d’entendre son oncle faire cette assertion alors qu’il ne pouvait plus la contredire. Il avait souvent essayé de faire comprendre à M. Bertram, surtout autrefois, qu’il ne subordonnerait jamais ses sentiments au coffre-fort d’aucun homme ; qu’il ne sacrifierait jamais ses aspirations pour obtenir la richesse ; bref, qu’il ne se vendrait pas pour de l’or. Mais il n’avait jamais dit, et il n’avait jamais entendu dire, qu’il était indifférent à la fortune. L’oncle, qui comprenait tant de choses, n’avait pas compris son neveu. Mais aujourd’hui, George ne pouvait plus lui rien expliquer. Il se contenta de sourire et de laisser passer l’assertion.

— Enfin ! ainsi soit-il, dit M. Bertram. Mais tu verras, du moins, que je t’ai montré de la confiance. Comment le père et le fils sont-ils si dissemblables ? Dieu seul peut le savoir.

Sir Omicron s’était trompé. M. Bertram passa la semaine ; il passa même la quinzaine. Mais il nous faut maintenant quitter le mourant et sa famille pour retourner auprès d’Arthur Wilkinson.




CHAPITRE XLII


LES SOUCIS DE MADAME WILKINSON.


Arthur Wilkinson fut reçu chez lui à bras ouverts et avec force caresses. Il était fils unique, le chef et le soutien de la famille, et tout naturellement on l’aimait tendrement. Sa mère versa des larmes de joie à la vue de son visage florissant de santé et déclara que l’Égypte méritait son renom biblique de terre d’abondance. Ses sœurs l’entourèrent en souriant, l’embrassèrent et lui firent des questions comme s’il eût été un nouveau Livingstone. Tout parut charmant pendant quelque temps, mais des nuages ne tardèrent pas à obscurcir ce ciel d’azur.

Madame Wilkinson, à part l’inquiétude qu’avait pu lui causer la santé de son fils, n’avait pas été malheureuse pendant son absence. Elle avait régné sans contrôle en sa qualité de pasteur féminin et elle avait adressé journellement au ciel des prières pour la conservation de cet excellent seigneur, mylord Stapledean. Le vicaire qui avait suppléé Arthur était un jeune homme fort doux, qui s’était tenu pour satisfait du moment que madame Wilkinson lui abandonnait la chaire. Pour tout le reste, il n’avait pas demandé mieux que de lui laisser le pouvoir et de respecter ses édits.

— M. Gilliflower s’est parfaitement bien conduit, dit-elle à son fils peu de temps après son retour. Il a compris à merveille ma position ici. Je voudrais seulement que nous pussions le garder dans la paroisse ; mais je pense que c’est impossible.

— Je n’ai plus du tout besoin de lui, ma mère, répondit Arthur ; je suis fort comme un cheval à présent.

— Cependant j’aurais aimé à l’avoir ici, dit madame Wilkinson d’un ton qui semblait préluder au combat. Si Arthur avait pu être nommé à une bonne cure du voisinage, qu’il aurait paru doux à madame Wilkinson de veiller, avec le secours de M. Gilliflower, au salut des âmes de Hurst-Staple ! Elle en était presque à se demander pourquoi ses paroissiens ne l’appelleraient pas la révérende madame Wilkinson.

Mais la bataille n’était point encore livrée et tous ses beaux rêves devaient s’évanouir. Son fils était fort doux, mais il l’était moins que M. Gilliflower. Il se préparait à la lutte, et commençait à aiguiser ses flèches pour le combat.

— Adela est-elle à Littlebath ? demanda-t-il à une de ses sœurs trois ou quatre jours après son arrivée.

— Oui, répondit Mary. Elle est avec sa tante. J’ai reçu une lettre d’elle hier.

— Penses-tu qu’elle viendrait ici si on l’invitait ?

— Oui, certes, répondit Mary.

— J’en doute fort, dit la prudente Sophie.

Madame Wilkinson avait entendu cette conversation et elle la rumina longuement. Elle ne dit rien dans le moment et renferma son chagrin au plus profond de son cœur ; mais le soir, ayant trouvé Arthur tout seul dans la bibliothèque, elle lui dit :

— Tu ne parlais pas sérieusement tout à l’heure à propos d’Adela, n’est-ce pas, Arthur ?

— Pardon, ma mère ; je parlais très-sérieusement.

— Je te dirai qu’elle n’a presque pas été à Littlebath depuis que sa tante est revenue d’Italie tout exprès pour elle. Elle a été en visite chez nous, chez les Harcourt à Londres, et, après la catastrophe, à Hadley. Ce ne serait vraiment pas bien agir envers mademoiselle Pénélope Gauntlet que de l’inviter encore.

— Je ne crois pas que cela fasse grand’chose à mademoiselle Pénélope Gauntlet, et quand même…

— Et puis, vois-tu, dans ce moment, tout mon temps se trouve pris. J’ai l’école à surveiller, les pauvres de la paroisse à visiter…

— Adela irait voir les pauvres avec vous.

— Franchement j’aime mieux qu’elle ne vienne pas dans ce moment, à moins cependant que tu n’aies quelque raison très-particulière pour le désirer.

— Eh bien ! oui, j’ai des raisons très-particulières. Mais si vous préférez qu’elle ne vienne pas ici, j’irai la voir à Littlebath.

La conversation en resta là pour cette fois, mais la bataille se trouvait décidément engagée. Madame Wilkinson ne pouvait se méprendre sur ce que son fils avait voulu lui dire. Elle savait maintenant que ce qu’elle craignait le plus au monde était imminent. Ce n’était pas assurément qu’elle ne désirât voir son fils heureux, ou qu’elle crût que ce mariage ne contribuerait pas à son bonheur ; mais elle était vexée, comme le sont bien des mères quand elles voient leurs grands imbéciles de garçons prendre femme sans avoir de quoi vivre. Cette nuit-là, elle se redit bien souvent :

« Je ne puis pas loger une seconde famille dans ce presbytère, c’est bien certain. Où vivront-ils ? Je ne le vois pas, Et comment vivront-ils quand il aura perdu son traitement d’agrégé ? Je n’en sais rien. » Et là-dessus elle secouait véhémentement la tête, bien qu’elle fût coiffée d’un bonnet de nuit et qu’elle reposât sur l’oreiller. « Cinquante mille francs ! c’est tout ce qu’elle possède au monde, — pas un sou avec. » Et madame Wilkinson secouait la tête de nouveau. Elle savait que les revenus ecclésiastiques lui appartenaient, puisque ce bon lord Stapledean les lui avait donnés. Toutefois, elle se sentait inquiète, car elle était forcée de s’avouer que, même sur ce sujet-là, son fils et elle pourraient bien n’être pas du même avis.

Le surlendemain de ce jour l’explosion eut lieu subitement. Madame Wilkinson avait pris l’habitude d’aller s’installer tous les matins, après le déjeuner, dans la bibliothèque pour travailler, ainsi que le faisait, de son vivant, son mari le défunt ministre. Or, comme Arthur depuis son retour faisait de même, ils se trouvèrent naturellement réunis et seuls. Ce jour-là elle ne fut pas plutôt assise devant ses papiers, qu’Arthur entama la conversation, et cette fois, hélas ! ce n’était plus ce qu’il comptait faire, mais bien ce qu’il avait fait, qu’il devait confier à sa mère.

— Je vous ai dit l’autre jour, ma mère, que je me proposais d’aller à Littlebath.

— Oui, Arthur, dit-elle en ôtant ses lunettes qu’elle posa sur la table.

— Au lieu de cela, je lui ai écrit.

— Et tu lui as fait une offre de mariage ?

— Justement. J’étais bien sûr que vous connaissiez mes sentiments pour elle. Depuis bien des années je voulais faire ce que j’ai fait, mais ce qui m’a toujours arrêté, ça a été la crainte que mon revenu, — notre revenu, veux-je dire, — ne fût pas suffisant.

— Pas suffisant ! En effet ! Oh ! Arthur, que vas-tu faire ? Comment pourrez-vous vivre ? Adela n’a que cinquante mille francs, — tout au plus deux mille francs de revenu. Et tu vas perdre ton traitement d’agrégé ! Quand tu auras six ou sept enfants, comment feras-tu pour nourrir tout ce monde ?

— Je vais vous dire mes projets. Si Adela accepte…

— Oh ! elle acceptera, et bien vite encore, dit madame Wilkinson avec cette aigreur habituelle aux mères lorsqu’elles parlent des jeunes filles qu’aiment leurs fils.

— Ce que vous me dites là, ma mère, me rend bien heureux. Moi je n’en suis pas sûr, car un jour, lorsque j’ai fait allusion à mes sentiments pour elle, Adela ne me donna aucun encouragement.

— Bah ! fit madame Wilkinson.

Cette exclamation parut plus douce aux oreilles d’Arthur que la plus belle musique du monde, et il se reprit à parler avec plus de courage de ses projets.

— Voyez-vous, ma mère, dans la position où je me trouve je ne dois pas m’attendre à voir augmenter mon revenu, et par conséquent je ne serai jamais mieux en état de me marier qu’aujourd’hui.

— Mais, tu pourrais épouser une fille qui t’apporterait quelque chose ; voilà, par exemple, mademoiselle Glunter…

— Mais il se trouve que c’est Adela que j’aime et non mademoiselle Glunter.

— Que tu aimes ! Mais, bien entendu, tu n’en feras jamais qu’à ta tête. Tu es majeur, par conséquent, s’il te plaisait d’épouser la cuisinière, je n’y pourrais rien. Je voudrais seulement savoir où tu comptes vivre ?

— Mais ici, bien entendu.

— Quoi ! dans cette maison ?

— Évidemment ; il faut bien que je vive dans le presbytère, puisque je suis le ministre de la paroisse.

Madame Wilkinson se redressa de toute sa hauteur, remit ses lunettes sur le nez et regarda les papiers qui étaient devant elle ; puis, elle ôta de nouveau ses lunettes, et, fixant ses yeux sur son fils, elle dit :

— Penses-tu qu’il y ait place dans la maison ? Je crains que tu ne prépares bien des ennuis à Adela. Où trouvera-t-elle une chambre d’enfants, je te le demande ? Mais tu n’as pas songé à tout cela…

Elle se trompait fort, et Arthur y avait très-souvent songé. Il savait parfaitement où trouver une chambre d’enfants et la chambre d’Adela ; la difficulté pour lui était de loger sa mère et ses sœurs. Le moment était venu enfin de faire connaître à sa mère la différence de leur manière de voir à cet égard.

— Je pense que mes enfants, si j’en ai…

— Les ministres de campagne ont toujours des tas d’enfants.

— Enfin, je pense que mes enfants pourront avoir la même chambre que nous avons eue jadis, mes sœurs et moi.

— Et Sophie ? et Mary ? qu’en fais-tu alors ? Il faudra sans doute les mettre à la porte, dit madame Wilkinson en rangeant un peu vivement ses papiers. Cela n’est pas possible, Arthur. Ce serait injuste à moi de le permettre. Si préoccupée que je puisse être de tes intérêts, il faut cependant que je consulte aussi un peu ceux de tes sœurs.

Comment s’y prendrait-il pour dire à sa mère que la maison était à lui ? Il était urgent d’en venir là le plus tôt possible. S’il cédait maintenant, il cédait pour toujours. Il avait décidé que sa mère et ses sœurs devaient aller vivre ailleurs ; mais, dans quels termes faire connaître cette résolution à sa mère ?

— Chère mère, je crois qu’il est temps que nous nous comprenions.

— Sans doute, dit madame Wilkinson en croisant ses bras sur la table, et en se raidissant pour repousser le premier assaut.

— Il est évident qu’en ma qualité de ministre, mon devoir est de résider dans cette paroisse et de demeurer dans ce presbytère.

— Et il est évident que c’est aussi mon devoir à moi, comme nous l’a parfaitement expliqué cet excellent lord Stapledean, après la mort de ton pauvre père.

— Voici quelle était mon idée… ici Arthur s’arrêta, car il sentait son cœur défaillir au moment de dire à sa mère qu’elle devait faire ses paquets et s’en aller. Un instant, son courage lui fit défaut. Il sentait bien qu’il avait raison, et pourtant il ne savait comment expliquer qu’il avait raison sans paraître dénaturé.

— Lord Stapledean n’a pas parlé, que je sache, du presbytère ; mais, quand même il l’aurait fait, cela ne changerait rien à la question.

— Rien au monde, dit madame Wilkinson ; en m’accordant les revenus de la cure, il a dû lui sembler bien inutile de stipuler que j’aurais aussi la jouissance du presbytère.

— Ma mère, quand j’ai accepté cette cure, j’ai promis à lord Stapledean de vous allouer huit mille francs par an, et je le ferai. Adela et moi, nous serons sans doute fort gênés, mais j’essayerai d’augmenter notre revenu, — si toutefois elle consent à m’épouser.

— Bah ! bah !

— J’essayerai d’augmenter notre revenu, dis-je, en prenant des élèves. Pour pouvoir faire cela, il faudra que j’aie tout le presbytère à ma disposition.

— Et tu veux me dire qu’il faut que je m’en aille, moi ? Moi ! s’écria le pasteur femelle en se levant subitement avec colère.

— Je crois que cela vaudrait mieux, ma mère.

— Et mes pauvres filles ?

— Nous aurions bien place ici pour une ou deux de mes sœurs, dit Arthur d’un ton de conciliation.

— Pour une ou deux ! Est-ce ainsi que tu traites tes sœurs ? Je ne parle pas de moi, car depuis longtemps je me suis aperçue que tu es las de ma présence ! Je sais que tu es jaloux de ce que lord Stapledean a jugé bon de me… de me… (elle ne savait trop comment dire la chose) de me placer ici, comme autrefois il y a placé ton pauvre père. J’ai vu venir tout ceci, Arthur, très-clairement ; mais j’ai mon devoir à remplir, et je le remplirai. Ce que j’ai entrepris de faire dans cette paroisse, je le ferai, et, si tu t’y opposes, j’en appellerai à lord Stapledean en personne.

— Je crois que vous avez mal compris lord Stapledean.

— Je ne l’ai pas mal compris du tout. Je sais très-bien quelle était sa pensée et j’apprécie parfaitement ses motifs. J’ai toujours essayé de répondre à sa confiance et je continuerai de le faire comme par le passé. Il me semble que j’ai toujours fait mon possible pour te rendre agréable le séjour de la maison.

— Oui, certainement.

— Et, pourtant, voilà que tu veux me mettre à la porte, — me chasser de ma propre maison.

— Je ne veux pas vous chasser, ma mère. S’il vous convient de rester encore un an…

— Encore un an ! Il me convient d’y rester dix ans, si Dieu m’accorde de vivre si longtemps ! Petite vipère ! va ! Tout ceci vient d’elle, j’en suis sûre. Et moi qui l’ai réchauffée dans mon sein après la mort de son père.

— Il est tout à fait impossible qu’Adela y soit pour quelque chose, car jamais il n’en a été question entre nous. Je crois que vous vous faites une très-fausse idée de ma position vis-à-vis d’Adela. Je n’ai pas la moindre raison d’espérer d’elle une réponse favorable.

— Bah ! Petite vipère ! répéta madame Wilkinson, de plus en plus courroucée. Pourquoi les mères de famille sont-elles toujours si furieuses lorsqu’elles apprennent que des jeunes filles — qui ne sont pas leurs filles — ont eu des offres de mariage ? Et pourquoi sont-elles doublement furieuses quand ce sont leurs fils qui les font ?

— Vous me ferez beaucoup de peine si vous parlez mal d’Adela, dit Arthur.

— As-tu jamais songé à te demander ce que deviendront ta mère et tes sœurs quand tu les auras mises à la porte, et où elles iront vivre ? reprit madame Wilkinson.

— Littlebath, murmura timidement Arthur.

— Littlebath ! s’écria madame Wilkinson avec tout le dédain qu’elle put concentrer sur ce seul mot. À Littlebath, vraiment ! Il faut sans doute que je m’arrange de la tante, puisque tu trouves bon de l’approprier la nièce. Mais je n’irai pas à Littlebath pour vous faire plaisir, monsieur. Et, en disant ces mots, madame Wilkinson ramassa avec dignité ses lunettes et sortit de la chambre d’un pas majestueux.

Arthur ne se sentait pas très-content de la façon dont l’entrevue s’était passée. Pourtant, s’il eût été sage, il aurait compris qu’il avait tout lieu d’être satisfait. La question avait été abordée ouvertement : c’était déjà beaucoup ; et, dans la discussion, madame Wilkinson n’avait pas été victorieuse, tant s’en faut. Elle avait menacé d’en appeler à lord Slapledean, et cette menace même prouvait de reste qu’elle ne se sentait pas assurée de son droit. Arthur avait tout lieu d’être content, mais il ne l’était guère.

Il lui fallait maintenant attendre la réponse d’Adela.

Les malheureux qui font des offres de mariage par lettre doivent trouver le temps long, ce me semble, dans l’intervalle entre la demande et la réponse. Arthur avait deux jours pleins à attendre, et Dieu sait si les heures lui parurent longues. Deux soirées entières se passèrent après la conversation racontée ci-dessus, avant qu’il reçût de réponse.

Deux terribles soirées ! Sa mère était majestueuse, froide et maussade ; ses sœurs, silencieuses et pleines de dignité. Il était évident qu’on leur avait tout raconté, et cela de façon à les liguer contre lui. Il ne savait pas au juste ce que sa mère avait pu leur dire au sujet de leur pauvreté future, mais il comprenait, à n’en pouvoir douter, qu’elle leur avait expliqué qu’il était un monstre dénaturé qui les chassait de chez lui.

Mary était sa sœur favorite, et il se hasarda à lui dire quelques mots :

— Maman t’a dit ce que j’ai fait, n’est-ce pas ?

— Oui, Arthur, répondit-elle gravement.

— Et qu’en penses-tu ?

— Ce que j’en pense ?

— Oui. Crois-tu qu’elle accepte ?

— Oh ! oui, elle acceptera, je n’en doute pas. (Ah ! les jeunes filles ! comme elles font volontiers bon marché de la dignité de leurs amies ! )

— Ce serait bien heureux pour moi, n’est-il pas vrai ?

— Oui ; mais la maison… dit Mary, d’un ton si maussade, qu’Arthur n’essaya plus de parler à personne de ses espérances.

Le lendemain il reçut la réponse d’Adela. Nous donnons ici les deux lettres. Celle d’Arthur avait été écrite avec difficulté et recommencée plus d’une fois ; celle d’Adela venait tout droit du cœur, et avait été écrite sans la moindre hésitation.


Hurst-Staple, avril 184—.
« Ma chère Adela,

« Je suis sûr que vous serez étonnée de recevoir une lettre de moi, et plus étonnée encore quand vous l’aurez lue. Je sais que Mary vous a appris mon retour. Dieu merci ! je me porte parfaitement maintenant ; et mon petit voyage m’a fait grand plaisir. J’avais craint de m’ennuyer avant de savoir que George Bertram serait mon compagnon de route.

« Je me demande quelquefois si vous vous rappelez le jour où je vous ai conduite en voiture à la station de Ripley. Il y a dix-huit mois de cela, si je ne me trompe, mais il me semble, à moi, qu’il y a bien plus longtemps. Je comptais ce jour-là vous dire ce que j’ai à vous dire aujourd’hui, mais je ne l’ai pas fait. Il y a bien des années déjà je voulais vous parler, mais je ne l’osais pas. Vous savez ce que je veux dire. Je n’osais pas vous demander de partager ma pauvreté et de venir prendre place dans un intérieur comme le mien.

« Mais, Adela, il y a bien des années que je vous aime. Vous rappelez-vous comme vous me consoliez dans ce triste temps où j’ai tant désappointé ma famille à ma sortie de l’Université ? Je m’en souviens si bien ! J’étais sur le point de vous dire alors que je vous aimais, mais c’eût été de la folie. Puis vint la mort de mon pauvre père, et il me fallut accepter la cure aux conditions que vous savez. Je me dis alors qu’il était de mon devoir de ne pas me marier. Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais sans doute vous avez oublié tout cela.

« Je ne suis pas plus riche aujourd’hui, mais je suis moins jeune. Il me semble que je redoute moins la pauvreté pour moi-même, et — me pardonnerez-vous de vous le dire ? — j’ai moins de scrupules à vous demander d’être pauvre avec moi. N’allez pas croire que je me tienne pour assuré de votre consentement. Bien loin de là ; mais je sais qu’autrefois vous m’aimiez comme une amie, j’ose maintenant vous demander de m’aimer comme ma femme.

« Chère, très-chère Adela ! Il m’est permis de vous appeler ainsi dans ce moment, quand bien même je devrais y renoncer à l’avenir. Si vous consentez à partager ma vie, je vous donnerai tout ce que l’amour peut offrir, — mais je n’ai guère que cela à donner. Vous savez quelle serait notre position. Ma mère a droit, sa vie durant, à huit mille francs de pension prélevés sur le revenu de la cure, et, si je lui survis, il faudra, bien entendu, que je pourvoie à l’entretien de mes sœurs. Mais je compte expliquer à ma mère qu’elle fera mieux d’aller vivre ailleurs qu’ici. Ce ne sera pas chose facile à lui faire comprendre, mais je suis sûr que j’ai raison. Je lui dirai demain que je vous ai écrit cette lettre. Je crois qu’elle s’en doute, bien que je ne lui en aie pas encore parlé ouvertement.

« Je n’ai pas besoin de vous dire combien je serai tourmenté jusqu’à ce que j’aie votre réponse. Je n’espère pas la recevoir avant jeudi matin ; mais, si cela vous est possible, je vous en prie, faites que je l’aie alors. Si votre réponse m’est favorable, — mais je n’ose pas y compter, — je serai à Littlebath lundi soir. Croyez que je vous aime bien tendrement.

« Tout à vous, chère Adela,
« Arthur Wilkinson. »


La tante Pénélope était une femme si matinale, qu’Adela et elles avaient presque toujours quitté la table du déjeuner avant l’arrivée du facteur. Adela était seule par conséquent lorsqu’elle reçut la lettre d’Arthur. Dès les premiers mots elle en devina le contenu, et ses yeux se remplirent aussitôt de larmes. Enfin elle allait être récompensée de sa patience ! De sa patience ? Non ; de son amour bien plutôt, — de son amour qui n’avait jamais varié, que l’absence n’avait pas affaibli, et qui avait su vivre sans le moindre espoir ; de cet amour qu’elle s’était avoué à elle-même, et qu’elle avait accepté et subi comme une grande infortune. Enfin ! elle regarda la lettre sans pouvoir la lire ; puis elle la retourna et parvint, à travers ses larmes, à voir les derniers mots : « Croyez que je vous aime bien tendrement. » Ce n’étaient là ni les paroles brûlantes, ni les protestations violentes d’un amant passionné ; mais, venant de lui, cela suffisait. Elle tenait donc sa récompense !

Puis elle lut la lettre tout entière. Ah ! oui, elle se rappelait bien ce jour où il l’avait conduite en voiture à la station de Ripley. C’était alors qu’il lui avait dit ces mots qu’elle n’avait pu oublier : « Et vous, Adela, viendriez-vous dans une pareille maison ? » Oui, oui, elle y serait venue — si on avait su le lui demander. Mais lui ?… Il avait semblé s’attendre à ce que la proposition viendrait d’elle, et elle n’avait pas voulu s’abaisser jusque-là. Quant à vivre avec lui, elle vivrait avec lui dans n’importe quelle maison ! Que serait son amour, si elle ne pouvait faire cela ? Elle se souvenait parfaitement aussi de l’avoir consolé. C’était alors qu’elle avait commencé à l’aimer, quand il faisait ces longues promenades au bord de la rivière qui le menaient à West-Putford, et qu’elle avait pris l’habitude de guetter son arrivée à la petite grille au bout de la pelouse. Dans ce temps-là, elle s’était accusée d’imprudence ; puis, presque aussitôt, elle avait découvert qu’il était déjà trop tard pour être prudente. Elle s’était bien vite avoué la vérité, et elle avait toujours continué à être franche avec elle. Aujourd’hui elle tenait sa récompense, — elle la tenait là dans ses mains et elle la pressait sur son cœur. Il l’aimait, disait-il, depuis bien des années ! Elle aussi l’aimait depuis longtemps et elle pourrait maintenant le lui apprendre. Il le saurait, mais pas tout de suite. Elle le lui dirait tout bas, un jour, à l’heure des grandes confidences.

« Je crois que je vous fis part de cette résolution, mais, sans doute, vous avez oublié tout cela ! »

Oublié cela ! non, elle n’avait oublié ni une seule de ses paroles, ni le son de sa voix, ni l’expression de son regard, alors qu’assis dans le salon de son père, il avait paru avoir à peine la force de lui conter ses chagrins. Elle ne pouvait oublier l’effort qu’elle avait dû faire pour empêcher que la rougeur ne lui montât au visage et ne trahît son secret, et combien il lui avait été douloureux de subir cette confidence. Elle avait bien souffert, mais elle en était récompensée ! Dans ce temps-là Arthur était venu lui dire qu’il était trop pauvre pour se marier, et, malgré son amour, elle avait été bien près de le mépriser ; mais le temps et le monde l’avaient rendu sage. Le monde qui fait tant d’égoïstes et de calculateurs l’avait rendu plus vaillant de cœur. Maintenant il était digne d’elle, car il ne craignait plus la pauvreté. Ah ! oui, elle était bien récompensée !

Il lui avait donné tout un jour pour répondre, et elle lui en savait bon gré, car elle devait parler de cette offre à sa tante. Quant à la réponse à faire, cela ne faisait pas l’ombre d’un doute pour Adela. Elle consulterait sa tante, sans contredit, mais elle avait pris sa résolution d’une façon inébranlable. Il n’y avait pas de tante, il n’y avait pas de madame Wilkinson au monde qui pourrait lui dérober son bonheur, maintenant qu’Arthur avait parlé ! Elle ne permettrait à personne de s’interposer entre son dévouement et celui qu’elle aimait.

Ce soir-là, après y avoir longtemps pensé, Adela parla à sa tante, ou plutôt elle lui donna à lire la lettre d’Arthur. La figure de mademoiselle Pénélope s’allongea prodigieusement pendant cette lecture, puis elle dit :

— Huit mille francs ! mais, mon enfant, il ne lui reste que quatre mille francs de rente ?

— Nous ne pourrons pas avoir voiture, ça, c’est certain, ma tante.

— Tu comptes donc accepter ?

— Oui, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que ferez-vous quand viendront les enfants ?

— Nous nous en tirerons du mieux que nous pourrons, ma tante.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! Et vous aurez toujours sa mère avec vous…

— Dans ce cas-là, nous ne serions pas si gênés. Mais je ne crois pas que ce soit l’idée d’Arthur.

Ce fut là à peu près tout ce que se dirent la tante et la nièce à ce sujet. Dès qu’Adela se trouva seule dans sa chambre, elle écrivit la réponse que voici :


Littlebath, mardi soir.
« Cher Arthur,

« J’ai reçu votre lettre ce matin, mais comme vous avez eu la bonté de me donner tout un jour pour y répondre, j’ai attendu d’être seule pour vous écrire. Ma réponse est bien simple : je prise votre amour plus que tout au monde, et mon cœur tout entier vous appartient. J’espère pour vous que les ennuis dont vous me parlez ne seront pas trop grands et trop nombreux. Quels qu’ils soient, je veux les partager ; si cela m’est possible, je les allégerai.

« J’espère que vous ne trouverez pas que je manque aux convenances de mon sexe si je vous dis que j’ai lu votre chère lettre avec la plus grande joie. Pourquoi ne le dirais-je pas ? nous nous connaissons depuis si longtemps qu’il semble tout naturel que je vous aime. Et je vous aime tendrement, croyez-le, cher Arthur. C’est en remerciant Dieu de ses bontés, du fond de mon cœur, que je mettrai ma main dans la vôtre avec une complète confiance, ne craignant plus rien désormais sur cette terre.

« Cette pauvreté dont vous me parlez, je ne la redoute pas, — du moins pour moi. Ce que je possède est bien peu de chose, je le sais. Je voudrais maintenant, à cause de vous, que cela fût davantage. Mais, non ! Je ne veux rien souhaiter de plus, puisque tant de choses m’ont déjà été données. N’ai-je pas tout au monde puisque j’ai votre amour ?

« J’aime à croire que notre mariage ne causera aucun désagrément à votre mère. Si quelque chose pouvait me rendre malheureuse aujourd’hui, ce serait la pensée que nos projets lui déplaisent. Faites-lui mes plus tendres amitiés et dites-lui que j’espère bien qu’elle me permettra de l’aimer comme une mère.

« J’écrirai bientôt à Mary, mais priez-la de m’écrire la première. Je ne puis pas lui dire combien je suis heureuse jusqu’à ce qu’elle m’ait félicitée.

« Bien entendu, j’ai tout dit à ma tante Pénélope. Elle aussi a fait quelques jérémiades sur notre pauvreté. Je lui ai dit que tout cela c’étaient des croassements de corbeau. Les honnêtes gens ne manquent pas de pain, n’est-il pas vrai, Arthur ? Malgré ses croassements, si vous voulez revenir lundi, ma tante sera très-heureuse de vous voir. Si vous venez, écrivez-moi un petit mot afin que je le sache à l’avance. Je suis si heureuse maintenant qu’il me semble que votre arrivée même ne pourra pas augmenter mon bonheur.

« Dieu vous garde, mon cher, cher, cher Arthur.

« Tout à vous, avec l’affection la plus vraie,
« Adela. »


Je voudrais bien croire que mes lecteurs ne trouvent pas la lettre d’Adela inconvenante. Je crains pourtant que certaines gens ne disent qu’elle était trop hardie. Mais Adela n’avait-elle pas été pleine de réserve et de modestie féminines pendant cinq longues années ? La retenue est chose charmante, sans doute, chez une jeune fille, mais il faut qu’elle soit opportune. Parfois on serait heureux d’en rencontrer davantage ; mais quand le cœur est plein, quand l’heure de parler est venue, quand les circonstances et les bienséances le permettent, alors, dirons-nous, la sincérité et l’honnête franchise valent mieux que la réserve. La lettre d’Adela, écrite sans réflexion, était sincère et honnête ; sa retenue et sa réserve avaient été l’œuvre d’un long et patient effort.

En tout cas, cette lettre satisfit pleinement Arthur. Il la trouva parfaite. Avec elle il se sentait le courage d’affronter sa mère, fût-elle armée de tous les pouvoirs de lord Stapledean.

Toute la famille était à table quand il reçut cette bienheureuse réponse ; il la lut et la passa à sa mère.

— Oh ! je le savais bien. Ce fut la seule remarque de madame Wilkinson en lui rendant sa lettre. Mais la curiosité de ses sœurs l’emporta sur le sentiment de leur dignité.

— C’est une lettre d’Adela ? demanda Mary ; que dit-elle donc ?

— Tu peux la lire, répondit Arthur en lui passant la lettre.

— Je te fais mon compliment bien sincère, dit Mary, — malgré le manque d’argent.

Cette façon d’accueillir la nouvelle de son bonheur parut un peu froide à Arthur, vu que c’était lui qui faisait vivre sa mère et ses sœurs depuis la mort de son père.

— En tout cas, ce n’est pas toi qui souffriras de la gêne ; donc, tu n’as pas à te plaindre, dit-il en sortant de la salle à manger.

Il ne fut plus question de rien jusqu’au soir. Arthur alors, se retrouvant seul avec sa sœur, lui dit :

— Tu lui écriras, n’est-ce pas, Mary ?

— Oui, dit Mary, qui se sentait un peu honteuse.

— Il n’est pas étonnant que ma mère soit fâchée ; la fausse position dans laquelle nous nous trouvons placés l’un et l’autre en est la cause, et c’est ma faute, car je n’aurais pas dû accepter la cure dans de telles conditions.

— Oh ! Arthur, tu ne pouvais pas la refuser !

— Si ; j’aurais dû refuser. Mais je trouve, Mary, que toi et les autres, vous devriez recevoir Adela à bras ouverts. Quelle autre sœur aurais-je pu vous donner que vous auriez mieux aimée ?

— Oh ! sans doute ! ce n’est pas à cause d’elle… nous la préférons à toute autre.

— Alors, dis-le-lui, et ne l’attriste pas en lui parlant de la maison. Jusqu’ici vous n’avez jamais manqué de rien ; ayez donc confiance.

Tout cela, c’était bon avec sa sœur Mary ; mais avec sa mère ce fut plus sérieux. Arthur commença par lui dire qu’il irait à Littlebath le lundi suivant et qu’il reviendrait le mercredi.

— Alors j’irai à Bowes jeudi, dit madame Wilkinson. Comme ce voyage a déjà été fait une fois, nos lecteurs savent que le village de Bowes se trouve à une grande distance de Hurst-Staple. Cependant madame Wilkinson devait tenir parole et aller à Bowes.

— À Bowes ! s’écria Arthur stupéfait.

— Oui, monsieur, j’irai à Bowes, chez lord Stapledean — du moins si vous vous tenez toujours à votre projet de me mettre à la porte de chez moi.

— Je crois, ma mère, qu’il vaut mieux que nous ayons deux ménages séparés.

— Et par conséquent il faut que je déménage pour vous faire place, à vous et à cette petite… vipère, allait-elle dire encore une fois ; mais, ses yeux s’étant arrêtés sur le visage de son fils, elle s’adoucit et dit — cette petite péronnelle !

— Je suis ministre de cette paroisse, et il me semble que je dois vivre dans ce presbytère. Vous, ma mère, vous aurez une bien plus grosse part du revenu.

— C’est bon. N’en parlons plus. Je me mettrai en route pour Bowes jeudi prochain, dit madame Wilkinson.

Arthur ne manqua pas d’écrire « le petit mot » que demandait Adela, mais comme ce petit mot fut trois fois plus long que sa première lettre, nous ne le transcrirons pas ici. Il fit aussi sa visite à Littlebath. Adela se sentit bien heureuse lorsque, appuyée avec confiance sur le bras d’Arthur, elle put se dire qu’il était désormais et pour toujours à son service.

Arthur Wilkinson ne passa pourtant qu’une seule soirée à Littlebath, et il était de retour chez lui à Hurst-Staple avant le départ de sa mère pour le château de Bowes.




CHAPITRE XLIII


LE VOYAGE DE MADAME WILKINSON.


Madame Wilkinson ne se mit pas en route pour ce long et pénible voyage sans faire d’assez grands préparatifs. Elle emballa sa plus belle robe de soie noire afin d’être en mesure de faire honneur à l’hospitalité de lord Stapledean, et elle prit avec elle une si grande malle, que Dumpling, attelé au petit phaéton à quatre roues, eut de la peine à la transporter avec son bagage jusqu’au chemin de fer. Elle s’était demandé avec une certaine inquiétude qui la conduirait à la station ? Arthur s’était bien proposé ; mais, comme elle entreprenait ce voyage dans un but d’hostilité envers son fils, elle ne voulut pas accepter ses services. Le garçon d’écurie lui servit donc de cocher.

Pendant toute la soirée qui précéda son départ, elle ne parla que de lord Stapledean. Arthur aurait bien voulu lui donner quelque idée de la manière d’être de cet aimable seigneur, mais elle ne lui en donna pas l’occasion. Quand il essaya de lui faire entendre que lord Stapledean était un peu sévère dans sa façon de recevoir les gens, elle répondit qu’il était tout naturel qu’il se fût montré tel à l’égard d’un homme aussi jeune que l’était Arthur. Quand il lui parla de l’auberge où elle aurait à descendre à Bowes, elle se borna à hocher la tête d’une manière significative. Il lui semblait peu probable que lord Stapledean, qui s’était montré si généreux envers elle et les siens, souffrirait qu’elle restât à l’auberge.

— Je regrette d’être contrainte de faire ce voyage, dit-elle à Arthur pendant qu’elle attendait, le chapeau sur la tête, l’arrivée de la voiture qui devait l’emmener.

— Je suis bien fâché que vous l’entrepreniez, ma mère, répondit-il, car je suis certain que vous allez au-devant d’un désappointement.

— Je n’ai pas d’autre parti à prendre. Je ne puis pas voir mes pauvres filles sans asile. Et, refusant avec dignité de s’appuyer sur le bras de son fils, elle monta lourdement en voiture et s’assit à côté du gamin qui devait la conduire.

— Quand faudra-t-il vous attendre, maman ? dit Sophie.

— Il m’est impossible de le dire à l’avance ; mais tu peux compter que dès que j’aurai vu lord Stapledean, je vous écrirai. Adieu, mes chères filles, dit-elle, et la voiture partit.

— C’est un sot voyage, dit Arthur.

— Maman s’y voit obligée, répliqua Sophie.

Madame Wilkinson avait écrit à lord Stapledean deux jours à l’avance pour lui annoncer qu’il était nécessaire qu’elle eût avec lui une entrevue au sujet des affaires de la cure ; elle avait donc tout lieu de penser que sa visite n’était pas inattendue. Quand elle arriva à Bowes, elle était très-fatiguée, et, il faut le dire, assez effrayée des dépenses du voyage. Jusqu’alors elle avait fort peu voyagé seule, et ne se doutait pas du prix des hôtels, des chemins de fer, des diligences et des chaises de poste. Mais enfin elle était arrivée, et elle se trouvait dans la petite auberge où Arthur était descendu lorsqu’il avait fait le même voyage quelques années auparavant.

— Sans doute, la dame peut avoir une chaise de poste, cria la maîtresse d’auberge du fond de la salle commune. — Et pour sûr, lord Stapledean est chez lui. Il n’en bouge guère, que je sache.

— C’est à un quart de lieue d’ici, n’est-ce pas ? lui demanda madame Wilkinson.

— À deux grandes lieues et demie, madame.

— Deux lieues et demie ! mon Dieu ! mon Dieu ! De ma vie je n’ai été si fatiguée ! Vous trouverez bien moyen de caser ma malle derrière la chaise de poste, n’est-ce pas ?

— Oui, madame, certainement. Vous êtes donc pour rester au château ?

À cette question, madame Wilkinson fit une réponse ambiguë. À mesure qu’elle se rapprochait du terme, elle sentait sa confiance faiblir. Elle se décida enfin à faire exactement ce que son fils avait fait jadis. Elle prit avec elle sa malle, mais elle dit, en s’en allant, qu’il était très-possible qu’elle reviendrait coucher le soir à l’auberge.

— C’est très-possible, en effet, se dit tout bas l’aubergiste.

— Et vous mangerez un morceau avant de vous mettre en route, n’est-ce pas, madame ? dit-elle tout haut. Non ; il n’était que midi, et madame Wilkinson serait bien sûr au château de Bowes un peu après une heure. Elle avait encore assez de confiance en l’hospitalité de lord Stapledean pour se croire assurée de son lunch. Quand un visiteur arrivait au presbytère de Hurst-Staple vers cette heure-là, n’avait-elle pas toujours quelque chose à lui offrir ? Elle se mit donc en route.

On était au mois d’avril, mais, même au mois d’avril, sur cette lande sans abri de la route du Nord, il fait très-froid. Il était impossible de voir un pays plus inhospitalier que celui où se trouvait la pauvre madame Wilkinson. Il était nu, désert et si découvert, que les coups de vent du nord le balayaient d’un bout à l’autre. Enfin, elle arriva à la grille du parc de lord Stapledean.

— C’est-il vous celle qui a envoyé la lettre ? dit la concierge en entr’ouvrant un peu la grille.

— Oui, ma bonne femme, oui, dit madame Wilkinson qui se croyait au bout de ses peines, c’est moi la dame ; je suis madame Wilkinson.

— Eh bien, alors, mylord dit comme quoi vous devez lui faire dire ce que vous lui voulez, ajouta la femme qui se tenait de façon à boucher l’entrée de la grille.

— Lui faire dire ce que je veux ? s’écria madame Wilkinson.

— Eh ben ! oui ; il faut le lui faire dire. Tenez, voilà Jock qui ira d’un coup de pied.

— Mais Jock ne saura pas expliquer à mylord ce que j’ai à lui dire. C’est pour une affaire très-importante que je veux voir mylord, dit madame Wilkinson dans son désespoir.

— Je ne vous dis que ce que mylord a dit lui-même. Il s’est traîné jusqu’ici lui-même tout à l’heure. — « Si une femme vient, » qu’il me dit, « ne la laissez pas passer la grille jusqu’à ce qu’elle dise ce qu’elle me veut. » Et la concierge répéta ces paroles de son maître d’un ton qui prouvait qu’elle avait résolu de lui obéir.

— Grand Dieu ! il y a quelque erreur, j’en suis sûre. Je suis le ministre de Hurst-Stapie… c’est-à-dire sa veuve. Hurst-Staple, vous savez, où est la propriété de mylord.

— Je ne connais pas.

— Avancez donc, postillon, il y a une erreur. Cette femme se trompe, pour sûr.

Enfin, l’importance d’une chaise de poste triompha de la résolution de la concierge, et celle-ci se décida à laisser passer madame Wilkinson.

— Mère, lui dit son fils aîné, tu verras que tu payeras ça.

— Eh ben ! tant pis, mon garçon ! Il ne peut pas me faire pendre, après tout. Et avec cette pensée, la concierge se rassura.

Le château de Bowes avait l’air, ce jour-là, encore plus humide, plus triste, plus muet et plus abandonné, s’il est possible, que lors de la visite d’Arthur. Les allées étaient couvertes d’herbe, et les arbustes ne semblaient pas avoir reçu depuis de longues années les soins d’un jardinier. La porte du château avait si peu l’air d’être faite pour laisser entrer les gens, que le postillon eut à chercher longtemps la cloche, cachée qu’elle était par la verdure et les branches d’arbres. Lorsqu’il l’eut sonnée, elle rendit un son aigre, rouillé et discordant comme si elle eût été en colère d’être dérangée d’une façon si inusitée.

Cependant, quelque rouillée qu’elle fût, elle fit venir, après un assez long délai, un domestique. C’était un vieux bonhomme à l’air maussade qui ouvrit lentement la porte. — Oui, dit-il, M. le marquis est chez lui. Il est dans son cabinet, mais ça n’est pas une raison pour qu’il voie les gens. Puis il jeta un regard soupçonneux sur la grande malle, et dit entre ses dents au postillon quelques mots que madame Wilkinson ne put saisir.

— Voulez-vous porter ma carte à mylord, s’il vous plaît, lui dit madame Wilkinson. Je désire le voir pour affaire importante. Je lui ai écrit pour lui annoncer mon arrivée.

— Ah ! vous avez écrit à mylord ? Eh bien ! m’est avis alors qu’il ne vous recevra pas du tout.

— Si, si ; mylord me recevra. Portez-lui ma carte, et je suis sûre qu’il me verra. Veuillez me faire le plaisir de la porter tout de suite à mylord, répéta-t-elle de son ton le plus impérieux.

Le domestique prit la carte, et madame Wilkinson attendit un quart d’heure à la porte, assise dans sa chaise de poste. Au bout de ce temps, il revint lui annoncer qu’elle devait le charger de son message pour le marquis. « Mylord avait donné ordre à la concierge de ne pas la laisser entrer, et il ne comprenait pas comment la dame eût pu arriver, malgré ses ordres, jusqu’à la porte du château. En tout cas, il ne voulait pas la voir avant de savoir ce qu’elle avait à lui dire. »

Or, il était tout à fait impossible que madame Wilkinson expliquât en détail, au maître d’hôtel de lord Stapledean, son affaire si compliquée, et pourtant elle ne pouvait se décider à s’en aller sans tenter un dernier effort.

— Il s’agit du presbytère de Hurst-Staple, — du presbytère de Hurst-Staple, répéta-t-elle pour bien graver les mots dans la mémoire du vieux domestique. Ne l’oubliez pas surtout. Le maître d’hôtel lui jeta un regard d’ineffable mépris et disparut, la laissant toujours dans sa chaise de poste.

Une ondée d’avril survint, — une ondée comme il n’en tombe que sur les frontières du Westmoreland. Le vent se mit à souffler avec violence, et la pluie se changea bientôt en giboulée. Le postillon se réfugia sous le portique d’entrée et boutonna sa veste ; les chevaux baissèrent la tête en frissonnant ; quant à madame Wilkinson, elle aurait donné tout au monde pour être chez elle à Hurst-Staple, ou même confortablement établie à Littlebath, ainsi que son fils le lui avait proposé.

— Mylord ne sait rien de votre affaire de presbytère, beugla le domestique en entr’ouvrant la porte de façon à ne laisser passer que sa tête un peu au-dessus du niveau de la serrure.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria madame Wilkinson. Laissez-moi seulement entrer dans le vestibule et je vous expliquerai tout.

— Ces chevaux-là vont être fourbus, pour sûr, dit le postillon.

À force de prières, madame Wilkinson obtint d’entrer dans le vestibule, et l’on permit à sa chaise de poste de faire le four de la maison et d’aller l’attendre dans la cour des écuries. Enfin, après avoir envoyé encore cinq ou six messages à lord Stapledean, il lui fut dit qu’il consentait à la recevoir. Le combat avait été si rude, qu’elle se sentit tout heureuse de ce commencement de succès. Depuis une heure, ce n’était plus contre son fils qu’elle nourrissait des sentiments d’hostilité, c’était contre le maître d’hôtel du marquis. Maintenant qu’elle avait vaincu ce cerbère, elle se sentait persuadée que tout irait bien. Hélas ! elle découvrit bientôt qu’en dépassant Cerbère, elle avait seulement réussi à pénétrer dans une région des moins désirables.

On la fit entrer dans ce cabinet de travail où Arthur avait été reçu dans le temps, et elle s’assit sur la même chaise qu’avait occupée son fils. Lord Stapledean était encore plus maigre et plus voûté que lorsque Arthur l’avait vu ; ses cheveux aussi avaient blanchi. Quant à ses yeux, ils parurent à madame Wilkinson aussi vifs et aussi rouges que ceux d’un furet.

Lorsqu’elle entra, il se souleva un peu et du geste lui désigna une chaise.

— Eh bien ! madame, qu’est-ce que c’est toute cette histoire du presbytère de Hurst-Staple ? Je n’y comprends rien, quant à moi.

— Non, mylord, sans doute. Vous ne pouvez pas la comprendre, je le sais. C’est pour cela que j’ai cru qu’il était de mon devoir de venir de si loin pour vous l’expliquer.

— De si loin ? D’où venez-vous donc ?

— De Hurst-Staple, mylord, dans le comté de Hampshire. Quand vous eûtes la bonté de régler ma position dans ma paroisse…

— Votre position dans la paroisse ?

— Oui, mylord, quant aux revenus et au presbytère…

— Que veut dire cette femme ? dit tout haut le marquis sans lever les yeux. Sa position dans la paroisse ? Mais, madame, je ne connais ni vous, ni votre position, ni vos affaires d’aucune sorte.

— Je suis la veuve du défunt ministre, lord Stapledean, et lorsqu’il mourut…

— Je fus assez sot pour donner la cure à son fils. Je me rappelle tout cela. C’était un homme très-imprudent, qui dépensait plus qu’il n’avait, et qui mourut en vous laissant sans le sou, vous autres ; n’est-ce pas cela ?

— Oui, mylord, répondit madame Wilkinson. Elle était si troublée, qu’elle ne savait plus ce qu’elle disait. — Si ce n’est pourtant, mylord, que jamais nous n’avons dépensé au delà de nos moyens. Nous avons eu sept enfants, et nous les avons tous très-bien élevés. Notre fils unique a été envoyé à l’Université, et je ne crois pas qu’il y ait eu imprudence, — pas la moindre, mylord, car nous avions même trouvé moyen de faire quelques petites économies, et l’assurance a toujours été régulièrement payée et…

Pendant que madame Wilkinson se laissait aller à défendre sa conduite domestique, le marquis la regardait avec des yeux terribles. Le ménage du feu ministre de Hurst-Staple avait été, en somme, très-bien ordonné, et il était tout naturel que madame Wilkinson cherchât à détruire les idées erronées de son patron ; mais, plus elle parlait, plus elle s’éloignait du but qu’elle avait en vue.

— Mais pourquoi, diable, êtes-vous venue me trouver ? dit lord Stapledean.

— Je vais vous le dire, mylord, si vous voulez seulement me prêter cinq minutes d’attention. Vous vous rappelez la mort de ce pauvre Wilkinson ?

— Je ne me la rappelle pas du tout.

— Vous eûtes la bonté d’envoyer chercher Arthur…

— Arthur ?

— Oui, mylord.

— Arthur ! qui est-ce ?

— Mon enfant, mylord. Vous ne vous rappelez donc pas ? Il venait d’entrer dans les ordres. Vous lui avez donné la cure, c’est-à-dire pas donné tout à fait, — vous l’avez nommé vicaire, pour ainsi dire, et vous m’avez alloué, à moi, les revenus et…

— Je vous ai alloué le revenu de la cure ? s’écria lord Stapledean en levant les mains de façon à exprimer un étonnement sans bornes.

— Oui, mylord, vous avez parfaitement compris la position ; et comme je ne pouvais pas desservir la cure moi-même…

— Desservir la cure vous-même ? Comment, madame ! est-ce que vous n’êtes pas une femme ?

— Oui, mylord, sans doute, c’était là la raison. Vous avez donné la cure à Arthur, et vous m’en avez réservé le revenu. Ça, c’est une affaire arrangée ; il s’agit maintenant du presbytère.

— Cette femme est folle, dit lord Stapledean, en tenant toujours les yeux fixés sur le tapis, mais en parlant tout haut, — folle à lier. Je crois que vous ferez mieux de rentrer chez vous, madame, et le plus tôt possible.

— Mylord ; si vous vouliez vous donner la peine de me comprendre…

— Je ne comprends pas un seul mot de ce que vous me dites. Le revenu, le presbytère, vous et votre fils, tout cela ne me regarde pas.

— Oh ! que si, mylord.

— Je vous dis que non, madame, tout cela ne me regarde pas ; et, qui plus est, je ne veux pas m’en mêler.

— Il veut se marier, mylord, continua madame Wilkinson, qui commençait à pleurnicher, et il va nous mettre toutes à la porte, à moins que vous n’interveniez. Il veut que j’aille vivre à Littlebath, et pourtant je suis sûre que vous entendiez me donner la maison lorsque vous m’avez alloué les revenus.

— Et vous êtes venue me trouver ici à Bowes, parce que votre fils veut jouir de son propre revenu ?

— Non, mylord, mon fils n’a pas l’intention de me reprendre le revenu. Il sait qu’il ne peut pas faire cela, parce que vous me l’avez alloué ; et, pour lui rendre justice, je ne crois pas qu’il le ferait, même s’il le pouvait. C’est un bon garçon, mylord, il se trompe dans cette affaire, voilà tout !

— Ah ! je comprends ; il veut vivre dans sa propre maison. C’est cela, n’est-ce pas ?

— Mais ce n’est pas sa maison, vous savez. Depuis la mort de son père, ç’a toujours été ma maison. Si mylord veut bien se rappeler que…

— Écoutez, madame Wilkinson, voulez-vous savoir mon idée ? C’est que votre fils a grand tort de vous laisser voyager comme cela toute seule…

— Comment, mylord ?

— Et, si vous m’en croyez, vous retournerez chez vous aussi vite que possible, et vous irez vivre où il vous dira…

— Mais, mylord…

— En tout cas, je vous prie de ne plus m’ennuyer de cette affaire. Lorsque j’étais jeune homme, votre mari fut mon précepteur pendant quelques mois ; j’ai amplement payé ma dette par deux nominations successives à la cure de Hurst-Staple. Je ne sais rien de votre fils, et je n’en veux rien savoir. Je pense qu’il vaut la plupart des prêtres…

— Oh ! pour cela, oui, mylord…

— Et quant au presbytère, y vivra qui voudra ; cela m’est parfaitement égal.

— Vraiment, mylord ? dit madame Wilkinson d’un ton abattu.

— Parfaitement égal, vous dis-je. On n’a jamais entendu pareille proposition de la part d’une femme, — jamais ! Et maintenant, madame, si vous voulez bien, je vous souhaiterai le bonjour. Bonjour ! Et le marquis fit le geste de se soulever de son fauteuil. Madame Wilkinson se leva et se tint debout devant lui en portant son mouchoir à ses yeux. Elle ne pouvait pas se résigner à une défaite si complète. Elle était encore persuadée que, si elle pouvait faire comprendre à lord Stapledean ce qu’il en était, celui-ci prendrait parti pour elle. Elle avait fait ce long voyage pour livrer bataille, et, tant qu’il restait la moindre chance de victoire, elle ne pouvait se résoudre à abandonner le terrain. Comment dire la chose au marquis, en aussi peu de mots que possible, de façon à lui faire saisir la vérité ?

— Si vous vouliez seulement me permettre, mylord, de vous rappeler les faits, — comment vous m’avez vous-même alloué…

Lord Stapledean se retourna brusquement dans son fauteuil et saisit le cordon de la sonnette qu’il tira violemment une première fois, — puis une seconde, — puis une troisième fois plus violemment encore. Le cordon se détacha et vint lui tomber sur la tête, et la sonnette retentit longuement et bruyamment dans toute la maison.

— Thompson, dit-il lorsque le domestique arriva, reconduisez cette dame.

— Oui, mylord.

— Reconduisez-la tout de suite.

— Oui, mylord, dit Thompson qui se tenait debout d’un air irrésolu. Madame, la chaise de poste est avancée.

Madame Wilkinson, loin de s’affaisser, ainsi qu’on aurait pu s’y attendre, trouva la force de se redresser avec une certaine dignité, et dit en se préparant à partir :

— Je trouve que j’ai été fort maltraitée ici.

— Thompson ! hurla le marquis avec fureur, reconduisez madame.

— Oui, mylord, dit Thompson en indiquant le vestibule à madame Wilkinson, d’un geste noble et gracieux. C’était son unique moyen de reconduire cette dame.

En présence d’une nécessité inexorable, madame Wilkinson se retira, mais jamais elle ne tint la tête plus haute, jamais elle ne prit un air plus imposant qu’en regagnant sa chaise de poste ce jour-là. Thompson lui ouvrit la portière et lui offrit son bras pour monter en voiture, mais elle dédaigna tout secours. Elle regrimpa sans l’aide de personne dans sa voiture ; le postillon enfourcha sa bête, et ils partirent. En repassant par la grille, elle eut le plaisir d’entendre les rires étouffés et ironiques de la concierge. Arrivée à l’auberge, le cœur bien gros, madame Wilkinson gagna en toute hâte sa chambre pour y pleurer à son aise.

— Vous voilà donc revenue ? lui dit la maîtresse d’auberge.

Nous ne dirons rien de son pénible voyage pour retourner à Hurst-Staple, et des tristes réflexions auxquelles elle se livra pendant la route. Elle écrivit un mot à sa fille aînée pour lui annoncer son retour et, en conséquence, elle trouva à la station le garçon d’écurie qui l’attendait avec le phaéton. Elle avait craint qu’Arthur ne vînt la chercher, mais celui-ci, redoutant également de son côté la première rencontre, avait consulté ses sœurs et s’était décidé à attendre sa mère à la maison. Il était donc dans la bibliothèque quand elle arriva, mais, en entendant le bruit de la voiture, il alla recevoir sa mère sur le perron.

Elle ne lui dit rien dans le premier moment, mais elle serra affectueusement la main qu’il lui tendit.

— Quelle sorte de voyage avez-vous fait, maman ? lui dit Sophie.

— Oh ! c’est un endroit affreux ? s’écria madame Wilkinson.

— En effet, ce n’est pas un joli pays, dit Arthur. Arrivée au salon, la mère s’assit sur le canapé, avec une de ses filles de chaque côté.

— Sophie, dit-elle après un moment, va-t’en ; donne ta place à Arthur. Sophie se leva, et Arthur s’assit à côté de sa mère et lui passa affectueusement le bras autour de la taille.

— Arthur, dit à voix basse madame Wilkinson, je crois que je me suis conduite bien sottement dans cette affaire.

Ce fut là tout ce qu’on lui dit jamais du voyage de Bowes. Il n’était pas homme à triompher de la défaite de sa mère. Lorsqu’elle lui fit sa petite confession, il l’attira doucement vers lui et l’embrassa. À partir de ce moment, il fut entendu qu’Adela viendrait aussitôt que possible régner en maîtresse au presbytère ; pour les autres arrangements de détail, on s’entendrait à l’amiable et à loisir. En tout cas, la grande question de la chambre d’enfants pouvait rester dans le vague pendant un an encore.

Puis on décida en plein conclave que, si Adela y consentait, le mariage aurait lieu vers le milieu de l’été. Entre Littlebath et Hurst-Staple, il s’établit une correspondance très-suivie, et madame Wilkinson ne s’en montra ni indignée, ni même contrariée. Lord Stapledean était évidemment parvenu à lui faire comprendre que le presbytère appartenait au pasteur — au pasteur mâle, et non au pasteur femelle — et, maintenant qu’elle avait admis cela, elle convenait volontiers qu’Adela Gauntlet ne serait pas une mauvaise femme pour son fils.

— Il est clair, ma mère, que nous serons fort gênés ; nous devons nous y attendre.

— J’espère, en tout cas, que vous serez heureux, répondit madame Wilkinson, qui n’aimait point à arrêter sa pensée sur la gêne de son fils, sa conscience lui reprochant parfois les huit mille francs qu’elle prélevait annuellement sur lui.

— Je crois que je réussirai à avoir des élèves, continua Arthur ; si j’en avais seulement deux, à trois mille cinq cents francs chacun, nous pourrions encore vivre très-confortablement.

— Mais peut-être qu’Adela n’aimera pas à avoir des élèves dans la maison ?

— Oh ! ma mère, vous ne connaissez pas Adela. Jamais elle ne s’opposera à une chose parce qu’elle lui déplaît personnellement.

On invita Adela à venir à Hurst-Staple, et elle accepta tout de suite. Elle laissa voir ouvertement, et sans mauvaise honte, le plaisir qu’elle avait à y être. Elle aimait l’homme qu’elle allait épouser, — elle l’aimait depuis longtemps et maintenant il lui était permis de montrer son amour. Il était de son devoir aujourd’hui de lui dire cet amour, et de lui déclarer avec de tendres paroles qu’elle ferait tous ses efforts pour lui aplanir la route de la vie. Elle devait chercher à le rendre heureux, elle devait partager ses peines, et ne faire qu’un cœur avec lui. Elle pensait que dès lors la chose était autant de son devoir qu’elle le serait plus tard quand, selon les commandements de Dieu, elle serait devenue la chair de sa chair et les os de ses os.

Sophie et Mary Wilkinson s’étaient montrées presque hostiles à Adela et n’avaient pas cru devoir féliciter cordialement leur frère de son mariage, tant que madame Wilkinson était restée perchée sur ses grands chevaux au sujet du presbytère ; mais maintenant elles parlaient volontiers, et avec plaisir et intérêt, de l’arrivée de leur nouvelle sœur. « Je sais qu’Adela aimera mieux cela ainsi, Arthur, » ou bien, « Je crois qu’Adela préférera ceci. » et « quand nous serons parties, Adela fera telle ou telle chose, » disaient-elles à tout moment.

Arthur acceptait tout avec un doux et fraternel sourire, et remerciait Dieu du fond du cœur de ce bienheureux voyage que sa mère avait fait au château de Bowes.

— Adela, dit-il à sa future un jour qu’ils se promenaient ensemble au bord de la rivière, Adela, si j’avais eu votre courage, il y a longtemps que tout ceci serait déjà fait.

— Je n’en sais rien, répondit-elle ; mais je suis sûre d’une chose : c’est que tout est pour le mieux. Maintenant nous pouvons bien nous dire que nous savons ce que nous voulons. Il est bon peut-être de mettre l’amour à l’épreuve avant de s’y confier.

— J’aurais dû mettre confiance dans le vôtre dès votre premier mot, dès votre premier regard.

— Et moi, j’aurais fait de même et nous, aurions peut-être eu tort. Arthur, tout n’est-il pas bien comme il est ?

Alors il lui concéda de grand cœur que tout était très-bien — que tout était pour le mieux. Que pouvait-il lui arriver de meilleur en effet ? Il se rappela ses chagrins passés, ses douleurs et ses désappointements d’autrefois. Il se souvint de la terrible journée de la publication des listes à Oxford, de cet autre jour où il était revenu de Bowes le cœur brisé, et, surtout, de cette triste visite à West-Putford. Les longues heures qu’ils avait passées assis dans la bibliothèque du presbytère, à gémir sur son triste sort lui revinrent en mémoire. Lui qui s’était toujours plaint de sa destinée, qui avait passé sa vie à se lamenter et à se répéter tristement : Væ victis ! il pouvait, pour la première fois, changer de note et entonner un chant de triomphe ! Son cœur débordait d’allégresse. S’il eût remporté le premier de tous les prix à son début dans le monde, qu’aurait pu lui donner de plus la destinée, ou, pour mieux dire, qu’aurait-elle pu lui réserver de meilleur ?

On conviendra qu’elle lui accordait au moins tout ce qu’il méritait.

Ils décidèrent que le mariage aurait lieu au commencement du mois de juin.

— Le premier, dit Arthur.

— Non, le trente, dit Adela en riant ; puis, comme les femmes savaient mieux céder qu’exiger, on tomba d’accord pour le onze juin. Espérons que ce jour-là leur aura toujours semblé un jour propice.




CHAPITRE XLIV


LA MORT DE M. BERTRAM.


Sir Henry Harcourt n’avait certes pas bien mené la partie, si l’on considère quelles excellentes cartes il avait eues entre les mains. Sa position n’était rien moins qu’heureuse. Il vivait seul dans sa belle maison d’Eaton-Square ; il avait perdu sa place ; ses anciens amis le regardaient d’un mauvais œil, parce qu’il s’était cramponné trop longtemps au pouvoir ; il avait de grosses dettes, et les magnifiques espérances qu’il avait nourries au sujet de la fortune de M. Bertram s’affaiblissaient de jour en jour. Et ce n’était pas tout : il n’était pas seul à craindre qu’il ne lui revînt que peu de chose des trésors de Hadley : ses créanciers commençaient à partager ses inquiétudes à cet égard. Ils avaient ouï dire qu’il n’hériterait pas, et leur importunité s’augmentait d’autant. Harcourt pouvait les tenir facilement à distance jusqu’à la mort de M. Bertram, mais alors… alors, que ferait-il ? le revenu qu’il tirait de sa profession était grand, mais quel avocat peut bien travailler quand son esprit est préoccupé par de graves soucis personnels ? Sir Henry avait dit à George Bertram que, s’il ne recevait pas un message favorable du grand-père de sa femme, il irait la chercher à Hadley, et il croyait maintenant le moment venu de tenter quelque démarche de ce genre. Il se sentait poussé à agir, à proposer quelque arrangement ; enfin, à ne pas laisser s’écouler, sans en profiter, les quelques jours de vie qui restaient au vieillard.

Ce fut en cet état d’esprit, mais sans savoir au juste ce qu’il ferait, que Harcourt se mit en route pour Hadley. Il savait que sa femme y était avec M. Bertram, que George Bertram s’y trouvait encore, et il pensait qu’il ne pourrait manquer de les voir. De sa nature il n’était pas timide, et son éducation ne lui avait certes pas ôté son aplomb ; mais néanmoins les battements de son cœur étaient quelque peu précipités lorsqu’il sonna à la porte du millionnaire mourant.

Harcourt était bien connu des domestiques, cela va sans dire. Il commença par s’informer de la santé de M. Bertram, et il lui fut répondu que celui-ci allait toujours de même, — toujours en s’affaiblissant. La femme de chambre ne pensait pas que sir Henry pourrait le voir.

La pauvre fille, sachant que celui à qui elle parlait n’était pas un hôte désiré, se tenait en travers de la porte comme pour protéger contre lui les deux femmes qui étaient au salon.

— Qui donc est ici ? demande sir Henry. Qui demeure dans la maison en ce moment ?

— Monsieur George, répondit la jeune fille, qui par prudence dit d’abord ce nom ; et mademoiselle Baker, monsieur.

— Lady Harcourt est ici, je pense ?

— Oui, monsieur, milady est au salon, dit la femme de chambre, et elle tremblait comme une feuille en faisant cette réponse.

Sir Henry eut un instant l’idée de passer outre, sans souci de la pauvre fille effrayée, et se présenter devant les deux dames. Mais que gagnerait-il à cela ? Sa colère contre les habitants de Hadley ne l’empêcha pas de se poser cette question. S’il était là en face de Caroline, si un regard de lui pouvait la faire tomber à ses genoux, de combien en serait-il plus riche ? Quelles dettes cela payerait-il ? Jadis il avait aimé sa femme d’une certaine, façon, mais ce temps-là était passé. Toute sa tendresse s’était évanouie le jour où lady Harcourt s’était donné tant de peine pour lui prouver combien elle le méprisait. Le plus sage était de se servir d’elle, — de ne point la molester tant que vivrait son grand-père. Le vieil avare mort, il serait temps de se venger. En attendant ce moment, sir Henry ne gagnerait rien à pousser sa femme à bout. Toutes réflexions faites, il dit à la domestique qu’il désirait voir M. George Bertram.

Le hasard voulut que George et lady Harcourt fussent ensemble au salon, et que mademoiselle Baker fût en ce moment occupée à veiller le malade au premier étage. Le salon touchait au vestibule, et Caroline, toujours inquiète, reconnut aussitôt la voix de son mari.

— C’est sir Henry, dit-elle en se levant toute pâle, comme si elle eût voulu chercher quelque asile protecteur. Bertram n’entendait rien, mais il se leva aussi. — Êtes-vous sûre que ce soit lui ? — J’ai parfaitement reconnu sa voix, dit Caroline tout bas et en tremblant. Ne me quittez pas, George. Quoi qu’il arrive, ne me quittez pas. Ils s’appelaient maintenant de leurs noms de baptême, ainsi qu’il est d’usage entre cousins. Depuis leurs adieux d’Eaton-Square leurs rapports n’avaient jamais été que ceux que comportait leur parenté.

On ouvrit la porte, et la domestique annonça d’une voix lugubre que sir Henry désirait voir M. George.

— Faites-le entrer dans la salle à manger, dit George. Au bout d’une minute il suivit la femme de chambre, et se trouva encore une fois en présence de son ancien ami.

Sir Henry avait un air plus sombre et plus menaçant encore qu’à sa dernière entrevue avec George. Son visage montrait les traces de fatigue et d’inquiétude, et il semblait avoir dix ans de plus que son âge. Sans attendre que George lui adressât la parole, il commença :

— Bertram, dit-il d’une voix qu’il voulait rendre sévère, il y a ici deux personnes que je désire voir : votre oncle et ma femme.

— Je ne m’oppose nullement à ce que vous les voyiez, s’ils désirent aussi vous voir.

— Oui, mais cela ne suffit pas. Mon devoir m’oblige à m’enquérir d’eux, et je ne quitterai pas Hadley sans l’avoir fait.

— Je vais les faire prévenir sur-le-champ, dit George, mais ce sera à eux de décider s’ils veulent vous voir. Là-dessus il sonna, et envoya un message à son oncle.

Le silence dura jusqu’au retour de la femme de chambre. Sir Henry se promena de long en large, et George se tint debout le dos à la cheminée.

— M. Bertram fait dire que, si sir Henry veut se donner la peine de monter, il le recevra, dit la femme de chambre.

— C’est bon. Faut-il monter tout de suite ?

— Oui, monsieur, s’il vous plaît.

Bertram accompagna sir Henry pour lui montrer le chemin ; mais ce dernier, arrivé à l’escalier, se retourna pour lui dire qu’il préférait que personne ne fût présent à son entrevue avec M. Bertram.

— Je ne veux que vous ouvrir les portes, répondit George. En effet, après avoir introduit sir Henry, il se disposait à s’en aller, lorsque son oncle le rappela. — George, ne t’en va pas, dit-il. Sir Henry aura besoin de toi pour le reconduire. Ils se tinrent donc tous deux debout auprès du lit du mourant.

— Vous êtes vraiment bien bon, sir Henry, dit le vieillard en étendant sur la couverture sa main maigre et osseuse pour tâcher de faire à son visiteur l’accueil habituel de l’Anglais.

Sir Henry la pressa doucement, et la trouva froide et moite.

— Nous voilà bien près de la fin, sir Henry, dit le malade.

— J’espère bien que non, dit le visiteur d’un ton de circonstance. Vous pouvez reprendre, monsieur Bertram.

— Reprendre ! Et quelque chose dans la voix du vieillard rappela vaguement le ton d’amère raillerie qui lui avait été jadis familier. — Non, je ne pense pas que je reprenne jamais.

— Enfin nous pouvons toujours espérer. C’est ce que je fais, je vous assure.

— Sans doute. Nous espérons tous, — tous tant que nous sommes. Je peux encore faire cela, quoique je ne puisse guère faire autre chose.

— Certainement, dit sir Henry. Puis il demeura silencieux, se demandant comment il devait s’y prendre pour mettre à profit l’occasion. Que fallait-il dire pour s’assurer une fraction des millions de ce moribond ? Dans son for intérieur il se disait que la moitié au moins de cet argent lui revenait de droit ; mais comment faire valoir ses droits ? Peut-être, après tout, aurait-il mieux fait de rester à Londres.

— Monsieur Bertram, dit-il enfin, j’espère que vous ne me trouverez pas indiscret si, malgré votre état, je vous dis quelques mots d’affaires.

— Non… non… non, dit le vieillard ; je ne puis pas faire grand’chose, comme vous voyez, mais je tâcherai d’écouter.

— Vous ne pouvez pas être surpris que je sois inquiet au sujet de ma femme ?

— Hum ! fit M. Bertram. Il paraîtrait pourtant que vous ne l’avez pas très-bien traitée.

— Qui dit cela ?

— Une femme qui serait bien traitée ne quitterait pas une belle maison à Londres pour venir s’enfermer ici avec un vieillard malade. Je n’ai besoin de personne pour me le dire.

— Je ne puis guère vous expliquer tout cela, monsieur, surtout…

— Surtout puisque je me meurs. C’est vrai, vous, ne le pouvez pas. George, donne-moi un verre de cette drogue. Je suis bien faible, sir Henry, et je ne pourrai plus vous dire grand’chose.

— Je ne vous ferai qu’une seule question, monsieur. Avez-vous fait quelques dispositions en faveur de votre petite-fille ?

— Des dispositions en sa faveur ? Le mourant s’efforça vainement de donner à sa voix la sinistre et stridente intonation qui, quelques années auparavant, aurait terrifié tout individu qui se serait avisé de lui adresser une semblable question.

— Quelle sorte d’homme est-ce donc, George, pour qu’il vienne me faire une pareille question à cette heure ? Et, en disant ces mots, il tâcha de ramener à lui les couvertures, comme s’il voulait mettre un terme à la conversation.

— Il est bien faible, dit George. Je crois, Harcourt, que vous feriez mieux de le quitter.

Une expression satanique se peignit sur le visage de sir Henry.

— Oui, se dit-il, m’en aller, pour que vous restiez ici à tout récolter. M’en aller avec la conviction que je n’aurai pas un liard ! Il avait épousé la petite-fille de cet homme, et pourtant on le chassait d’auprès de son lit de mort comme un étranger.

— Dis-lui de s’en aller, dit M. Bertram. Il saura tout dans un ou deux jours d’ici.

— Vous l’entendez, dit George à voix basse.

— J’entends, murmura l’autre, et je me souviendrai.

— Il ne s’attend pas, je pense, à ce que je change mon testament à l’heure qu’il est. Il a peut-être une plume et de l’encre dans sa poche.

— L’intérêt que je porte à ma femme m’a seul fait parler, dit sir Henry ; je pensais que vous vous rappelleriez qu’elle est l’enfant de votre fille.

— Je me le rappelle très-bien. George, pourquoi ne me laisse-t-il pas ?

— Harcourt, il vaut mieux que vous partiez, dit Bertram ; vous ne pouvez pas vous imaginer combien mon oncle est faible. En disant ces mots, il ouvrit doucement la porte.

— Adieu, monsieur Bertram. Je n’avais pas l’intention de vous déranger, dit sir Henry en se retirant.

— Vous connaissez son testament, cela va sans dire, dit-il à George quand ils se retrouvèrent dans la salle à manger.

— Je n’en ai aucune idée. Je ne me doute absolument de rien. Il ne m’en parle jamais.

— Bon. Maintenant il s’agit de voir lady Harcourt : où la trouverai-je ?

George ne répondit pas à cette question. À vrai dire, il n’aurait pu y répondre. Caroline n’était plus au salon. Sir Henry insista pour la voir, et déclara son intention de ne quitter la maison qu’après y avoir réussi. Mais mademoiselle Baker finit cependant par lui persuader que tous ses efforts seraient vains : la force seule pourrait contraindre lady Harcourt à se rencontrer avec lui.

— Alors on emploiera la force, dit sir Henry.

— En tout cas, ce ne sera pas en ce moment, dit George.

— Comment, monsieur ! vous vous posez en protecteur ? Est-elle tombée si bas, que vous vous permettiez d’intervenir entre son mari et elle ?

— Je suis son protecteur pour l’instant, sir Henry Ce qui s’est passé jadis entre nous est oublié maintenant ; mais nous sommes toujours cousins, et, tant qu’elle aura besoin de protection, je serai là.

— Ah ! vraiment ? vous comptez la protéger, — vous ?

— Sans doute. Je la regarde comme ma sœur. Elle n’a d’autre frère que moi.

— C’est vraiment bien bon de votre part, et bien complaisant de la sienne. Mais s’il me plaît de dire que je ne veux pas qu’elle ait un pareil frère ? Vous trouvez peut-être que je ne suis que son mari, et que cela ne me regarde pas ?

— Si j’en juge d’après le mot que vous lui avez adressé, je ne suppose pas que vous teniez beaucoup à elle.

— Et que vous importent les mots que je lui dis ? Ah ! vraiment, c’est sur ce ton-là que vous le prenez ? Eh bien ! je vais vous dire ce que je compte faire : j’attendrai que ce vieux ait rendu l’âme, et alors j’emmènerai ma femme de cette maison, — avec l’aide de la force, si force il faut. Là-dessus, sir Henry ouvrit la porte, et s’en alla sans autre adieu.

— Que de tourments je prévois, mon Dieu ! murmura mademoiselle Baker en pleurant.

Pendant les trois jours suivants, il n’y eut aucun changement à Hadley, si ce n’est que M. Bertram continua de s’affaiblir, et parut de moins en moins disposé à parler. Le matin du troisième jour, il dit pourtant quelques mots : — George, je commence à croire que j’ai eu tort, en ce qui te regarde ; mais je pense que maintenant il est trop tard…

Son neveu lui répondit qu’il était sûr que tout irait bien, et ajouta quelques phrases banales, dans, le but de tranquilliser le mourant.

— Mais il est trop tard maintenant, n’est-ce pas ?

— Pour changer quelque chose à votre testament, mon oncle ? Oui, oui, il est trop tard. Ne pensez pas à cela, je vous prie.

— Ah ! oui, ce serait bien fatigant, — bien fatigant. Mon Dieu ! me voici à la fin, George, tout près de la fin.

En effet, la fin était proche. À partir de ce moment, M. Bertram ne parla plus d’une façon intelligible à personne. Il souffrit beaucoup pendant les dernières heures, et parut tourmenté par ses propres pensées. Lorsqu’il murmurait quelques mots, ils paraissaient avoir rapport à des questions de détail, — à de petits tracas que les mourants sentent aussi vivement que ceux chez qui la vie déborde. Jusqu’au bout, il préféra les soins de George à ceux de sa nièce et de sa petite-fille, et il ne paraissait satisfait que lorsque son neveu était auprès de lui. Il prononça une ou deux fois le nom de M. Pritchett ; mais il fit un signe de dénégation chaque fois qu’on lui proposa de le faire chercher.

Vers la fin du troisième jour M. Bertram rendit le dernier soupir en présence des siens. Son parent le plus proche n’était pas auprès de lui, car personne n’avait osé l’appeler. Dans les derniers temps il avait exprimé tant de dégoût au seul nom de sir Lionel, que tous, d’un commun accord, s’étaient abstenus de nommer le père de George. Le mourant sembla comprendre que son dernier instant approchait, car de temps à autre il levait la main maigre et flétrie qui reposait sur le lit, comme pour avertir ceux qui l’entouraient. Ainsi il mourut, et les yeux du millionnaire furent fermés pour toujours.

Il mourut plein d’années, et peut-être aussi, selon l’acception la plus générale du mot, plein d’honneur. Il ne devait rien à personne ; il avait tenu tous ses engagements ; à sa rude manière, il avait été bon pour les siens : il avait aimé la droiture et le travail, et il avait haï le mensonge et la fraude ; le troupeau vulgaire, qui ne fait que consommer les biens de la terre, lui avait toujours fait horreur ; il avait prouvé, pendant l’enfance et la jeunesse de son neveu, qu’il savait être généreux ; enfin, l’amour du prochain avait trouvé place dans son cœur, car il avait aimé son neveu, et, jusqu’à un certain point, sa nièce et sa petite-fille.

Malgré, tout, il avait été mauvais. Il avait ouvert son cœur à ce qui ne devrait jamais trouver entrée dans un cœur d’homme. Le lucre avait empoisonné son âme. Il avait gagné douze millions, et ces douze millions avaient été son Dieu, — son seul Dieu, car, en vérité, les hommes n’en ont jamais qu’un. Le culte fervent qu’on rend à l’autel bien-aimé empêche tout autre culte.

Il avait érigé en divinité sa richesse. Pendant qu’elle s’accroissait, il avait passé son temps dans sa solitude de Hadley à compter ses hypothèques et ses créances, ses obligations et ses rentes, ses actions ici et ses actions là, ses milliers de francs dans tel fonds, ses millions dans tel autre. Jusqu’au bout il n’avait cessé d’acheter et de vendre, — d’acheter au plus bas, et de vendre au plus haut ; tout lui avait réussi.

Tout lui avait réussi… Voilà ce que dans la Cité de Londres on disait du vieux M. Bertram. Mais au lecteur de juger combien peu il avait réussi. Comme Faust il s’était vendu, — vendu à un Méphistophélès d’or, — et sa Marguerite avait été changée en pierre entre ses bras.

Combien d’entre nous font le marché de Faust ! La présence du démon sous une forme palpable peut être un mythe ; mais en esprit, il est toujours avec nous. Qu’il est rare que nous ayons assez de puissance pour rompre le marché ! Le négociant de Londres s’était ainsi vendu. Il s’était donné corps et âme à un démon. Celui-ci lui avait promis des richesses, et il avait tenu parole. Mais la fin de tout était arrivée, et le bonheur n’était pas encore venu.

M. Bertram n’avait été ni un homme bon ni un homme sage. Mais il fut grandement considéré de son vivant, et sa mémoire est honorée par des blocs de marbre et des urnes monumentales. Des épitaphes, qui semblent sincères, témoignent de son mérite, et des actes, parfois aussi trompeurs que des épitaphes, l’attestent également. C’est un de ces morts dont on est convenu de dire du bien, et pour lequel la renommée, — cette opulente renommée de la Cité, dont la trompette est d’or et non d’airain, — se montre complaisante. Néanmoins, il ne fut pas bon. En ce qui le touche, il ne nous reste plus qu’à raconter son testament, et nous nous acquitterons de ce devoir dans notre prochain chapitre.

Il fut convenu que M. Bertram serait enterré six jours après sa mort, et qu’on lirait son testament aussitôt après la cérémonie. George devait désormais s’occuper de tout et décider par conséquent quelles seraient les personnes invitées pour assister à cette lecture. Il se crut obligé d’en appeler deux, auxquelles il savait pourtant qu’elle porterait un grand coup. En premier lieu, son père, sir Lionel, dont les besoins d’argent étaient de plus en plus urgents. Il était convenable qu’il fût présent, bien que l’ouverture du testament dût être pour lui un moment rien moins qu’agréable. Puis il y avait sir Henry. Il devait être convoqué aussi, cela allait sans dire, quelque pénible que ce pût être pour sa femme de quitter la maison mortuaire à ce moment. Du reste, sir Henry n’attendit pas d’être invité, et il écrivit pour annoncer son arrivée avant d’avoir reçu le billet de George. On convoqua également M. Pritchett et le notaire de M. Bertram.

Puis, ces arrangements terminés, la pensée des vivants se reporta du mort sur eux-mêmes. Comment ces trois personnes, qui aujourd’hui vivaient si unies dans cette maison, arrangeraient-elles désormais leur vie ? Où habiteraient-elles ? La tendresse fraternelle de George pour sa cousine était fort bien en théorie ; il était bon de dire que le passé était oublié ; mais, en réalité, il est des choses dont aucune mémoire ne se dessaisit jamais. Caroline et lui s’étaient aimés d’un autre amour que celui de frère et de sœur, et tous deux comprenaient qu’ils ne devaient pas vivre sous le même toit. Il fallait discuter toutes ces choses, et il était difficile de le faire sans aborder des sujets défendus.

Caroline avait résolu de vivre de nouveau avec sa tante, — c’est-à-dire elle avait résolu de le faire si son mari n’avait pas le pouvoir de l’en empêcher. Mademoiselle Baker lui disait souvent que la loi la contraindrait à retourner auprès de son mari ; qu’elle serait obligée de reprendre possession de sa maison d’Eaton-Square, et d’y vivre de nouveau comme l’opulente épouse du politique heureux. À cela Caroline n’avait répondu que peu de mots ; mais ce peu de mots avaient été dits de façon à remplir mademoiselle Baker d’épouvante. Rien, rien au monde, avait dit lady Harcourt, ne l’engagerait à retourner auprès de son mari.

— Mais si vous n’avez aucun moyen de l’éviter, Caroline ?

— Je saurai l’éviter. Je trouverai un moyen d’empêcher du moins cela… Puis, elle s’était tue ; et mademoiselle Baker, pleine de prévisions sinistres, avait répété ces paroles à George Bertram.

Ce ne fut que la veille de l’enterrement que Caroline aborda ce sujet avec son cousin.

— George, lui dit-elle, pourrons-nous vivre ici ? Pourrons-nous conserver cette maison ?

— Vous et mademoiselle Baker, voulez-vous dire ?

— Oui, ma tante et moi. Nous y serons aussi tranquilles qu’ailleurs, et je suis maintenant habituée aux gens d’ici.

— Cela dépendra du testament. La maison était à mon oncle, mais mademoiselle Baker pourra probablement la louer.

— Nous serons assez riches pour cela, je suppose ?

— Je l’espère. Mais personne ne sait rien encore. Toute votre fortune, — ou du moins, tout le revenu de votre fortune est entre les mains de sir Henry.

— Jamais je ne daignerai rien lui demander, dit-elle. Puis il y eut une pause dans la conversation.

— George, reprit Caroline après quelques instants, vous ne me laisserez pas retomber entre ses mains, n’est-ce pas ?

Comment ne pas se rappeler, à ces mots, que c’était lui qui, par son intraitable violence, l’avait d’abord jetée entre ces mains qui aujourd’hui lui paraissaient si redoutables ? Ah ! si seulement ces deux dernières années eussent pu s’évanouir comme un rêve et le laisser libre de la serrer comme sienne sur son cœur ! Mais les fautes du passé ne se changent pas en rêves. Il n’est rien en ce monde matériel de plus solide qu’elles. Jamais elles ne se fondent, jamais elles ne se dissipent en fumée.

— Non, je ne le souffrirai pas, si cela peut s’empêcher, répliqua-t-il.

— Mais, on peut l’empêcher ; on le peut, n’est-ce pas ? Dites que vous savez qu’on le peut. Ne me laissez pas sans espoir. Il n’est pas possible qu’il ait le droit de m’emprisonner ?

— Je sais à peine quels sont ses droits. Mais il est implacable et ne se laissera pas facilement détourner.

— Mais vous ne m’abandonnerez pas ?

— Non ; je ne vous abandonnerai pas, mais…

— Mais quoi ?

— Dans votre intérêt, Caroline, il nous faut tenir compte de ce que pourrait penser le monde. On a associé nos deux noms, mais pas comme ceux de deux cousins.

— Je le sais, je le sais. Mais, George, vous ne supposiez pas que je comptais vivre avec vous ici. Je n’avais pas cette pensée. Je sais que cela ne se peut pas.

— Quant à moi, je garderai mon logement à Londres. J’aurai juste de quoi n’y pas mourir de faim ; puis, j’essayerai encore une fois du barreau.

— Et vous réussirez. Vous êtes fait pour réussir à la fin ; j’ai toujours senti cela.

— Il faut bien vivre, par un moyen ou par un autre. Il faut avoir une carrière quelconque, et celle-là est la plus à ma portée ; à part cela, je ne désire guère le succès. À quoi bon ? de quoi cela me servirait-il maintenant ?

— Oh ! George !

— Eh bien ! n’est-ce pas la vérité ?

— Ne me dites pas que j’ai brisé votre avenir !

— Je ne dis pas cela. C’est moi qui ai poussé la barque sur l’écueil, — moi seul. Mais elle n’en est pas moins perdue.

— Vous devriez vous efforcer de surmonter cette impression ; vous avez tout l’avenir devant vous.

— J’ai fait mon possible. J’ai cru que je pourrais aimer ailleurs. J’ai dit à d’autres femmes que je les aimais ; mais mes paroles étaient menteuses, et elles le sentaient comme moi. J’ai essayé de penser à autre chose, — à l’argent, à l’ambition, à la politique ; mais je ne puis me soucier de tout cela. Si jamais homme s’est suicidé, c’est bien moi.

Caroline ne pouvait répondre, car elle sanglotait, et les larmes ruisselaient sur ses joues.

— Et moi, qu’ai-je fait ? dit-elle enfin. Si votre bonheur est brisé, qu’est devenu le mien ? Je me dis quelquefois que je ne pourrai supporter la vie. Avec lui, ajouta-t-elle après un moment de silence, je ne la supporterai pas. Si les choses en viennent là, George, je veux mourir. Elle se leva, traversa le salon, et lui prit vivement le bras.

— George, vous me protégerez ; dites-moi que vous me sauverez de cela.

— Vous protéger ! répéta-t-il en osant à peine la regarder en face. Comment pourrait-il la protéger ? Comment la sauver du maître qu’elle s’était donné ? Il lui eût été aisé, sans doute, de la consoler par des promesses, mais il ne se sentait pas le courage de lui promettre ce qu’il ne pourrait pas tenir. Si, le testament lu, sir Henry Harcourt insistait pour emmener sa femme, comment la protégerait-il, lui, George Bertram, — lui surtout ?

— Vous ne me livrerez pas à lui, s’écria-t-elle avec égarement. Si vous le faites, mon sang retombera sur votre tête. George ! George ! dites que vous m’épargnerez cela. Sur qui dois-je compter maintenant, si ce n’est sur vous ?

— Je ne pense pas qu’il vous emmène de force.

— Mais s’il le fait, resterez-vous là à me voir traiter ainsi ?

— Non, certes. Mais, Caroline…

— Eh bien ?

— Il vaudrait mieux que je ne fusse pas forcé d’intervenir. Le monde oublierait que je suis votre cousin, pour se rappeler seulement que j’ai dû être votre mari.

— Le monde ! Je n’en suis plus à me soucier du monde. Il m’est indifférent maintenant que tout Londres sache ce qui en est. J’ai aimé, et j’ai rejeté l’amour pour me lier à une brute. J’ai aimé, et j’aime encore ; mais mon amour ne peut m’être qu’une souffrance. Je ne crains pas le monde, mais je crains Dieu et ma conscience. Une fois, pendant un instant, George, j’ai cru que je ne craindrais rien. Une fois, un instant, j’aurais consenti à vous suivre ; mais je me suis rappelé ce que vous penseriez de moi si je tombais si bas, et je me suis repentie de ma faiblesse. Que Dieu me préserve d’un pareil péché ! Mais, quant au monde, pourquoi le craindrions-nous, vous et moi ?

— C’est pour vous que je le crains. Il me serait bien douloureux d’entendre mal parler de vous.

— Qu’on dise ce que l’on voudra ! Les malheureux sont toujours écrasés. Qu’on dise ce que l’on voudra ; j’ai tout mérité quand je me suis approchée de l’autel avec cet homme ; quand j’ai empêché mes pieds de courir et ma bouche de s’ouvrir, bien que je sentisse que je le haïssais et que mon cœur se l’avouât. Comment ferai-je, George, pour me laver de ce péché ?

Lorsqu’elle lui avait d’abord demandé de la protéger, elle s’était levée et lui avait saisi le bras, depuis elle s’était tenue debout auprès de la chaise qu’occupait George. Il se leva maintenant à son tour, et lui adressa quelques paroles affectueuses pour la calmer.

— Oui, continua-t-elle, comme si elle ne l’entendait pas, oui, je me suis dit vingt fois pendant cette dernière nuit, à la veille du mariage, que je le haïssais de toute mon âme, que l’honneur même me commandait de reprendre ma parole ; — oui, l’honneur, la vérité et la justice. Mais l’orgueil me retint, — l’orgueil et ma colère contre vous.

— Il est inutile d’y penser aujourd’hui, mon amie.

— Ah ! oui, bien inutile. Que ne l’ai-je fait alors, — même au dernier moment ! Ils me demandèrent si j’aimais cet homme. Tout bas, je me disais qu’il me faisait horreur, mais tout haut ma voix répondit : « Oui. » Un pareil mensonge prononcé dans le saint temple de Dieu, devant son autel ; un pareil parjure me sera-t-il jamais pardonné ?

— Mais si je retourne auprès de lui, je n’en serai que plus criminelle, reprit-elle après un moment. Je n’ai aucun droit, George, à rien exiger de votre bonté comme cousin ; mais au nom de votre amour, de votre ancien amour que vous ne pouvez oublier, je vous conjure de me sauver de cette extrémité ; ou plutôt je vous supplie de m’épargner la nécessité d’avoir à me sauver moi-même.

Cette nuit-là, George veilla fort tard. Il réfléchissait au lendemain, et tâchait de se rendre compte de sa position. Si M. Pritchett eût été là, il n’eût pas manqué de lui répéter ces mots pleins de mystère et de grandeur : — Douze millions et demi, monsieur George ! douze millions et demi ! Et, à vrai dire, quoique M. Pritchett fût bien loin, le souvenir de ces coffres-forts débordants se présenta, malgré lui, à l’esprit de George. Qui oserait dire qu’à sa place il n’y eût pas pensé ?

Il y pensa, mais sans trop d’ardeur et sans trop de tristesse. Il savait que ces trésors ne devaient lui appartenir ni en totalité ni en partie : son oncle le lui avait annoncé assez clairement. Mais il se rappela aussi qu’il aurait pu les avoir, et ses pensées se reportèrent vers cette entrevue dans laquelle M. Bertram avait cherché à lui arracher la promesse de faire ce qu’au fond, du cœur il souhaitait lui-même si ardemment. La femme aimée, et la fortune aussi, auraient pu être à lui. Si les choses eussent tourné ainsi, il serait en ce moment auprès de Caroline à faire avec elle de splendides projets pour l’emploi de leurs richesses futures. George Bertram n’eût pas été homme, s’il n’avait éprouvé quelque amertume en se disant cela.

Néanmoins, il y avait au fond de son cœur un sentiment d’indépendance satisfaite qui le soutenait. Il pouvait, du moins, se vanter de ne s’être pas vendu ; non pas se vanter tout haut, mais dans le for intérieur, ainsi que nous le faisons tous parfois. Il se sentait dans l’âme des richesses dépassant tout ce que pouvait énumérer M. Pritchett, et un amour intérieur dont l’absence n’eût pu être compensée même par la possession de la femme qu’il aimait. Et ceci n’était point chez lui le résultat de la passion qu’on nomme amour-propre : c’était plutôt une conscience profonde de sa valeur comme homme, — la conscience d’une ferme volonté qui lui prouvait à lui-même qu’il n’était trésor au monde, si grand qu’il pût être, dont l’appât pourrait lui faire dire que le noir est blanc, ou que le blanc est noir.

Il savait que son oncle ne l’avait pas compris. Lorsqu’il avait repoussé les offres du vieillard, il avait, il est vrai, exprimé son mépris pour l’argent, mais seulement pour l’argent offert en échange de l’indépendance. M. Bertram avait pris la chose trop littéralement, et il avait supposé que son neveu, atteint d’une folie singulière, détestait l’argent en lui-même. George ne s’était jamais soucié de détromper son oncle. Qu’il en fasse à sa guise, s’était-il dit ; ce n’est pas à moi de le diriger, dans quelque sens que ce soit. Et l’erreur avait subsisté jusqu’au bout.

George savait que le lendemain on lirait à haute voix le testament de M. Bertram, et qu’il lui faudrait l’écouter. Il savait à merveille aussi qu’il passait pour être l’héritier de son oncle, et qu’il aurait à supporter la pitié contenue de M. Pritchett, la joie malveillante de sir Henry et le bruyant dépit de sir Lionel. Cette perspective l’affectait presque autant que le souvenir de ce qu’il avait perdu ; pourtant, peu à peu, il rassembla le courage nécessaire pour affronter l’épreuve.

— Que m’importent, après tout, Pritchett et son amicale mais fâcheuse sollicitude ? Que me fait la rage de sir Henry ? Que m’importe même la colère de mon père ? Qu’il se désespère s’il veut. Je ne m’apitoie pas sur moi-même, pourquoi donc me laisserais-je émouvoir par sa douleur, — douleur si vile, si basse, si indigne de compassion ?

Et, après s’être ainsi fait la leçon en prévision du lendemain, George Bertram se mit au lit.




CHAPITRE XLV


LE TESTAMENT.


George Bertram, M. Pritchett et le médecin de Hadley assistèrent seuls aux funérailles du vieux Bertram. Les autres intéressés avaient fait connaître leur intention de n’être présents qu’à cette autre et plus intéressante cérémonie : l’ouverture du testament. Sir Lionel avait écrit qu’il était un peu souffrant, qu’il viendrait bien certainement de Littlebath à temps pour assister à la lecture du testament, mais que l’état précaire de sa santé et les heures fort incommodes du départ des trains l’empêcheraient, malheureusement, de rendre à la dépouille mortelle de son frère un dernier et triste hommage. Sir Henry Harcourt avait tout bonnement demandé à quelle heure se ferait l’ouverture du testament. Quant à M. Stickatit junior, — de la maison Dry et Stickatit, — il avait promis d’être à Hadley ponctuellement à 2 h. 8 soir, et il tint parole. M. Pritchett arriva par un des premiers trains du matin, et se montra, ainsi que le voulait l’occasion, plus lugubre encore que de coutume, Il était triste et mélancolique, car il se disait que plus de douze millions se trouvaient en péril ; il se peut même que la mort du vieil ami, qu’il avait connu pendant quarante ans, lui fît un certain effet, M. Pritchett était en proie à des sentiments très-divers. « Oh ! monsieur George, dit-il quelques instants avant qu’on se rendît au cimetière, nous sommes comme l’herbe des champs — ni plus, ni moins ; — nous sommes florissants au matin, et avant le soir nous sommes jetés dans la fournaise ! Il convient à de pauvres créatures, si fragiles et si impuissantes, de tenir l’œil ouvert et de ne point négliger leurs intérêts… Douze millions ! J’ai peur que vous n’y songiez pas assez, monsieur George ! »

Les cloches de Hadley sonnèrent de nouveau, mais pas à toute volée. Il sembla à Bertram que personne ne s’apercevait qu’il se passait quelque chose de lugubre. Il avait peine à se persuader qu’il allait mettre en terre un de ses plus proches parents. Trois petits garçons du village s’étaient seuls réunis devant la grille pour voir passer le corps du millionnaire se rendant à sa dernière demeure. George se tenait debout devant le foyer vide de la salle à manger, le dos appuyé à la cheminée, ayant d’un côté M. Pritchett, de l’autre le médecin de Hadley. Ils ne se parlèrent que peu, et ce qu’ils dirent ne fut pas particulièrement triste. Enfin, on entendit sur l’escalier un bruit étouffé de pas lourds et pressés, de même que quelques heures auparavant on avait entendu le son mat et sourd d’un marteau. Les pas descendirent l’escalier, passèrent devant la porte de la salle à manger et suivirent le corridor jusqu’au vestibule. Alors la porte s’ouvrit, et un homme sombre, bien nourri, le nez rouge et le visage enluminé, vint leur dire d’une voix lente et contenue que l’on était prêt.

— Oh ! monsieur George, dit Pritchett en soupirant, dire que nous en sommes là ! Mais monsieur était très-bon et tout lui réussissait, — tout lui réussissait.

Il n’y eut pas dix personnes à l’église ou dans le cimetière pendant toute la durée de la cérémonie. Il semblait étrange que le possesseur de tant de millions pût mourir, et que le monde s’en débarrassât avec si peu de bruit.

Mais ce fut à la Bourse que se firent ses vraies funérailles et qu’on prononça sa véritable oraison funèbre. Là se trouvaient les cœurs qui l’avaient réellement connu, et les oreilles auxquelles son nom avait retenti avec honneur. Là du moins il avait toujours paru juste et loyal. Il n’avait jamais nui à personne, en dehors des intérêts légitimes de son commerce ; il avait été honnête, selon les usages de la Cité, et sa probité avait toujours respecté les limites de la loi. Donc, à la Bourse on lui rendit largement les honneurs funèbres qui lui étaient dus.

On avait décidé, puisque le train arrivait à une heure quarante-cinq, que la lecture du testament se ferait à deux heures. En conséquence, la cérémonie terminée, George et M. Pritchett durent attendre pendant près d’une heure en tête-à-tête dans la salle à manger. Le médecin, qui n’espérait rien du testament, était parti. Le temps marchait lentement. On apporta du vin de Xérès et des biscuits. M. Pritchett aimait assez son verre de Xérès, bien que cela n’eût d’autre effet sur lui que de renforcer sa mélancolie. Pourtant, à l’aide de cette occupation, entremêlée de bribes de moralités banales, le temps se passa, et la vieille pendule marqua enfin deux heures.

Les trois messieurs qu’on attendait ainsi étaient venus par le même train, et arrivèrent dans une même voiture. M. Stickatit junior la paya, — ce qui était raisonnable, car il pouvait faire figurer ce déboursé dans son mémoire, au lieu que cela aurait été impossible à sir Lionel. Quant à sir Henry Harcourt, il était trop préoccupé pour songer à de pareilles choses.

— Eh bien ! George, dit sir Lionel, tout est donc fini, enfin ! Mon pauvre frère ! J’aurais voulu être ici pour l’enterrement, mais c’était impossible. Ces dames ne sont pas ici ? ajouta-t-il à voix basse. Il n’osait pas parler tout haut de lady Harcourt, et il ne se souciait, pas beaucoup, pour le moment, de voir mademoiselle Baker.

— Elles ne sont pas ici aujourd’hui, dit George en serrant la main de son père. Il ne crut pas devoir ajouter qu’elles s’étaient réfugiées chez la bonne madame Jones, dont la maison était à deux pas.

— Je serais arrivé à temps pour la cérémonie, dit M. Stickatit, si depuis la mort de M. Bertram jusqu’à cet instant je n’avais eu à courir pour ses affaires. Voici le document, messieurs. Et il posa le testament sur la table. — Nous avons fait la déclaration légale. Les biens meubles se montent à moins de douze millions ; il y a des immeubles pour cinq millions à peu près. Ah ! vous voilà, Pritchett ; comment ça va-t-il aujourd’hui ?

Sir Henry ne dit presque rien. Bertram lui tendit la main quand il entra, et sir Henry la prit en marmottant quelques paroles inintelligibles ; puis il s’assit devant la table. Sa physionomie n’était rien moins qu’agréable, et, à voir ses façons rudes et presque brutales, on eût dit qu’il était prêt à rompre en visière à tous ceux qui se trouvaient là assemblés. Il connaissait sir Lionel, et il est à présumer qu’il avait échangé avec lui quelques paroles dans la voiture, mais, une fois arrivé, il ne parla à personne, et resta enfoncé dans son fauteuil, les mains dans les poches et le regard fixé sur la table.

— Quelle belle journée ! n’est-ce pas, M. Pritchett ? dit sir Lionel, qui cherchait, selon son habitude, à voir les choses de leur bon côté.

— Une très-belle journée… extérieurement, sir Lionel, répondit en soupirant M. Pritchett. Mais la circonstance n’est point agréable, Il nous faudra tous mourir, pourtant, — tous, sans exception, monsieur George.

— Mais nous ne laisserons pas tous un testament comme celui-ci, ajouta M. Stickatit. Allons, messieurs, sommes-nous prêts ? Voulez-vous prendre place, s’il vous plaît ?

George plaça une chaise pour son père, en face de celle de sir Henry. M. Pritchett se mit avec humilité dans un coin. Le notaire s’assit au haut bout de la table et rompit le cachet de l’enveloppe qui contenait le testament avec un certain air de satisfaction qui prouvait tout le plaisir qu’il apportait à sa tâche. — M. Bertram, dit-il, vous ne vous asseyez pas ?

— Merci ; je resterai debout, si vous le permettez, dit George, et il garda sa position, le dos appuyé au foyer vide.

Chacun de ceux qui se trouvaient là assemblés craignait qu’on ne lût son désappointement sur sa figure, et redoutait les commentaires des autres assistants. Chacun s’étudiait et se préparait à écouter avec une indifférence apparente la nouvelle qu’il tremblait d’apprendre. Le notaire seul était calme. Il n’espérait ni ne craignait rien. Monsieur Pritchett ferma les yeux, entr’ouvrit la bouche, et demeura immobile, les mains croisées sur le ventre, comme s’il eût été trop humble pour se permettre de concevoir des espérances pour son compte personnel.

Sir Lionel était tout souriant. Que lui importait la teneur du testament ? Mon Dieu ! il était bien désintéressé dans la question ! Si son enfant, son cher George, héritait, il s’en réjouirait, sans doute, en tendre père qu’il était ; mais s’il n’avait rien, eh bien ! le cher enfant saurait s’en passer. Voilà ce que sir Lionel cherchait à faire dire à son visage. À tout prendre, il ne jouait pas trop mal son rôle, seulement il ne trompa personne. En pareille occasion, les visages composés pour le mensonge ne font jamais illusion au public. Au fond, de tous ceux qui étaient présents, c’était sir Lionel qui avait les plus grandes espérances. Il ne comptait sur rien personnellement, mais il lui paraissait très-probable que George serait le légataire universel. Puisque sir Henry n’héritait pas, pourquoi ne serait-ce pas George ? Et si ce fils, ce cher fils, se trouvait à la tête de quelques millions, — ne fût-ce que de cinq ou six, — que ne pourrait espérer un père affectueux et dévoué ?

Sir Henry était sombre, et pourtant, lui non plus n’était pas sans espoir. La petite-fille de M. Bertram, la seule descendante en ligne directe du mort, était sa femme. Tout ce qui pourrait être légué à lady Harcourt lui viendrait en quelque sorte à lui, quelque précaution qu’eût prise le testateur, et il n’y avait rien d’improbable à ce que Caroline fût la légataire principale. Il était possible que M. Bertram n’eût pas refait son testament depuis que lady Harcourt avait quitté la maison de son mari. De toute façon, si sa femme héritait grâce à ce testament, sir Henry retrouvait un terrain sur lequel il pouvait de nouveau combattre ; et, le cas échéant, il avait résolu que nulle tendresse, nul scrupule ne l’empêcherait de pousser la lutte jusqu’aux dernières extrémités.

Bertram n’espérait rien, et ne craignait qu’une chose : c’était qu’on ne le considérât comme un homme déçu dans son attente. Il savait qu’il ne devait rien avoir, et, bien qu’il comprît, — maintenant que le moment était venu, — que la possession d’une grande fortune lui eût procuré peut-être une véritable satisfaction, il ne se sentait point malheureux de la voir lui échapper. Ce qui le mettait mal à son aise, c’était l’idée qu’il aurait à supporter la commisération de M. Pritchett, la raillerie de Harcourt, et les reproches de son père.

— Eh bien ! messieurs, sommes-nous prêts ? répéta M. Stickatit. Tout le monde était prêt, et M. Stickatit commença.

Je ne fournirai pas aux critiques minutieux l’occasion de dire que le testament relaté par moi n’ait pas été valide. Je n’entrerai dans aucun détail technique, — d’autant plus que le document était fort long, et ne contenait pas moins de quinze feuilles. Voici quel en était le sens.

Le testament était daté du mois d’octobre précédent, alors que George Bertram partait pour l’Égypte et que lady Harcourt avait déjà quitté son mari. Après avoir dit que lui, George Bertram, l’aîné, de Hadley, étant alors complètement sain d’esprit, consignait dans ce testament, ses dernières volontés, M. Bertram ordonnait :

1° Que George Stickatit junior, de la maison Dry et Stickatit, et George Bertram junior, son neveu, seraient ses exécuteurs testamentaires ; et que la somme de vingt-cinq mille francs serait donnée à chacun d’eux dans le cas où ils consentiraient à se charger de ces fonctions.

Quand sir Lionel sut que George était l’un des exécuteurs testamentaires, il jeta à son fils un regard triomphant ; mais quand il fut question des vingt-cinq mille francs, sa figure s’allongea considérablement et perdit son expression joyeuse. On ne laisse pas vingt-cinq mille francs comme exécuteur testamentaire à celui qui doit être le légataire universel.

2° M. Bertram léguait sept mille cinq cents francs de rente viagère à son bon, ancien et fidèle serviteur, Samuel Pritchett. M. Pritchett porta son mouchoir à ses yeux et fondit en larmes. Mais il aurait préféré un capital de soixante ou quatre-vingt mille francs, car, lui aussi, il avait l’ambition d’avoir un jour des legs à faire.

3° Il léguait douze mille cinq cents francs de rente viagère à Mary Baker (domiciliée jadis à Littlebath, et aujourd’hui à Hadley), ainsi que la jouissance de la maison de Hadley, s’il lui plaisait de l’occuper. Dans le cas où elle ne voudrait pas l’habiter, la maison devait être vendue au profit de la succession.

Sir Lionel, en écoutant cette clause, se livra à un rapide calcul mental, à l’effet de découvrir s’il serait avantageux pour lui, dans l’état présent des affaires, d’épouser mademoiselle Baker, et il arriva à la conclusion que la chose ne lui serait point avantageuse.

4° M. Bertram léguait à ses exécuteurs testamentaires sus-nommés une somme de cent mille francs pour être par eux placée en consolidés trois pour cent, et pour en servir la rente à sa petite-fille. Caroline Harcourt. Il ajoutait qu’il agissait ainsi (bien qu’il fût d’avis que sa petite-fille avait déjà reçu de lui une fortune suffisante) parce que, grâce à certaines circonstances fâcheuses, il pouvait se faire qu’elle eût besoin d’un revenu qui lui serait payé pour son usage personnel et exclusif.

À la lecture de ce paragraphe, — de ce paragraphe où le testament semblait avoir omis à dessein de mentionner même son nom, — sir Henry donna sur la table un violent coup de poing qui fit jaillir l’encre de l’encrier qui se trouvait placé devant le notaire. Elle retomba en larges taches noires sur le testament. Mais personne ne dit rien. Il y avait là du papier brouillard, et M. Stickatit, après un instant d’interruption, put reprendre sa lecture.

Dans la cinquième clause, le vieillard parlait de son neveu George. « Je veux qu’il soit bien entendu, disait-il, que j’aime mon neveu, George Bertram, et que j’apprécie sa loyauté, sa probité et sa franchise. » Sir Lionel reprit courage et se dit que tout pouvait encore s’arranger. George lui-même était content ; il n’avait pas cru possible qu’il éprouvât autant de satisfaction en écoutant la lecture de ce testament. « Mais, ajoutait le testateur, je ne suis point d’avis, ainsi qu’il le sait fort bien lui-même, de remettre mon argent entre ses mains pour son usage personnel. » À la suite de quoi, il léguait à George, comme témoignage de son affection, une nouvelle somme de cent mille francs.

Sir Lionel respira longuement. En résumé, de ce grand naufrage George ne sauvait qu’une somme de cent vingt-cinq mille francs ! C’était là tout ! Que faire de cent vingt-cinq mille francs ? Que pouvait-on espérer de prélever sur une si misérable somme ? Peut-être ferait-il bien de s’arranger de mademoiselle Baker ? Mais le petit avoir de celle-ci n’était que viager… Ah ! comme sir Lionel haïssait en ce moment son frère mort !

Le pauvre Pritchett souffla et soupira de nouveau. « Hélas ! se dit-il, plus de douze millions de perdus ! perdus net ! Mais il n’a jamais voulu m’écouter ! »

Quant à George, il se dit que désormais peu lui importait qu’on le regardât ou qu’on le plaignît. Tout était pour le mieux, et le testament était ce qu’il devait être. Il n’aurait pas désiré, en cet instant, qu’il fût autre que le vieillard ne l’avait fait. Après toutes les querelles, malgré les paroles emportées et les pensées hostiles auxquelles ils s’étaient livrés à l’égard l’un de l’autre, il était évident que son oncle lui avait rendu justice. Il saurait écouter sans émotion le reste du testament.

Il y avait différents legs à des gens de la Cité, mais aucun n’était fort considérable : douze mille francs à l’un, vingt-cinq mille francs à un autre, mille francs à un troisième, et ainsi de suite. Puis vint la substance même du testament, — le véritable testament, en un mot.

M. George Bertram exprimait la volonté qu’après le payement de ses dettes et des legs que nous avons énumérés, ses biens de toute nature fussent remis entre les mains de ses exécuteurs testamentaires pour être par eux employés à bâtir et à doter un hospice et un collège qui porterait le nom de « Collège Bertram, » lequel collège serait destiné à l’éducation des enfants des poissonniers de la Cité de Londres, tandis que l’hospice servirait d’asile aux veuves de poissonniers morts sans laisser de fortune. M. Bertram avait été lui-même membre de l’honorable Compagnie des poissonniers.

C’était là tout. M. Stickatit, ayant fini de lire, plia le testament et le remit dans l’enveloppe. Sir Henry, la lecture achevée, frappa de nouveau la table avec violence. — En ma qualité d’héritier légitime, je ferai opposition à ce testament, dit-il.

— Je crois que vous trouverez qu’il est en règle, répliqua M. Stickatit avec un léger sourire.

— Ce n’est pas mon avis, monsieur, dit l’ex-solliciteur général d’une voix qui fit tressaillir tout le monde. Je pense tout le contraire. Ce document ne vaut pas le papier sur lequel il a été écrit, et je vous en donne avis à vous deux, qui avez été nommés exécuteurs testamentaires.

Sir Lionel était occupé à se demander s’il valait mieux pour lui que le testament fût valide ou qu’il ne le fût pas. Avant d’arriver à une décision à cet égard, il ne pouvait prendre parti pour personne. Si le testament n’était pas bon, il pouvait se faire qu’il y en eût un autre, antérieur à celui-ci, et, d’après celui-là, George se trouverait peut-être hériter.

— C’est un singulier document, dit-il à tout hasard ; — un fort singulier document.

Mais sir Henry ne cherchait pas d’alliés, et ne demandait à personne de prendre parti pour lui. Il n’éprouvait que de l’hostilité envers eux tous, — envers eux tous et envers une autre encore ; envers celle qui lui attirait ce malheur, la femme qui avait trahi ses intérêts et fait échouer ses espérances.

— Je ne vois plus rien qui nous retienne actuellement, dit M. Stickatit, Monsieur Bertram, pourrai-je vous dire deux mots en particulier ?

— J’accepte les fonctions d’exécuteur testamentaire, dit George.

— Sans doute ; cela va sans dire, répondit Stickatit, Et moi aussi.

— Arrêtez, messieurs, dit Harcourt d’une voix de tonnerre. Je vous préviens que vous n’avez pas de mandat pour agir.

— Votre avocat, monsieur, fera sans doute les démarches qu’il jugera convenables, dit Stickatit avec calme.

— Mon avocat fera, monsieur, ce que je lui dirai de faire, et ne prendra pas conseil de vous. Pour l’instant, il s’agit d’autre chose encore. Monsieur Bertram, veuillez me dire où est lady Harcourt.

Bertram ne répondit pas tout d’abord. Il restait immobile, le dos appuyé à la cheminée, se demandant quelle réponse il devait faire.

— Où est lady Harcourt, vous dis-je ? Tâchons qu’il n’y ait pas de faux-fuyants, s’il vous plaît. Vous verrez que je parle sérieusement.

— Je ne suis pas le gardien de lady Harcourt, dit George à voix basse.

— Non, par Dieu ! et je n’entends pas que vous le deveniez. Où est-elle ? Si vous ne répondez pas à ma question, j’aurai recours à la police immédiatement.

Sir Lionel, dans le désir d’arranger les choses, se leva et s’approcha de George. Il ne connaissait pas les rapports actuels de son-fils avec lady Harcourt ; mais il savait qu’ils s’étaient aimés pendant des années et qu’ils avaient dû être mari et femme ; il savait que Caroline avait quille son mari, et que Harcourt et George avaient jadis été intimes : quelle belle occasion pour lui de faire de la conciliation ! Il n’éprouvait pas le moindre scrupule à sacrifier cette « chère Caroline, » qu’il avait tant aimée quand elle devait être sa bru.

— George, dit-il, si tu sais, où est lady Harcourt, tu ferais mieux de le dire à sir Henry. Un homme qui a des principes ne soutiendra jamais une femme dans sa désobéissance à l’égard de son mari.

— Mon père, dit George, lady Harcourt n’est pas sous ma garde. Elle est juge de ses actions dans cette affaire.

— Vous trouvez ? dit sir Henry. Il lui faudra apprendre qu’il n’en est rien, et cela avant peu. Me direz-vous où elle est ?

— Je ne vous dirai rien à son sujet, sir Henry.

— Tu as tort, George, tu as tort, dit sir Lionel. Si tu sais où se trouve lady Harcourt, tu es tenu de le dire à son mari. Franchement, c’est mon avis.

— Je ne suis tenu à rien de ce côté-là, mon père, et je ne lui dirai rien. Je ne veux pas lui parler de sa femme. C’est son affaire à lui, à elle, à cent autres personnes encore, peut-être, — mais ce n’est pas la mienne. Cela ne me regarde pas.

— Alors vous persistez à la cacher ? dit sir Henry.

— Je n’ai rien à faire avec elle. J’ignore si elle se cache.

— Mais vous savez où elle est ?

— Oui ; mais comme je sais aussi qu’elle ne veut pas être dérangée, je ne vous dirai pas où vous pourriez la trouver.

— Je crois que tu le devrais, George.

— Mon père, vous ne connaissez pas cette affaire.

— Vous ne vous en tirerez pas ainsi, monsieur, dit sir Henry. En vertu de ce testament, vous êtes chargé pour elle d’un fidéi-commis…

— Je suis bien aise de voir que vous reconnaissez du moins la validité du testament, dit M. Stickatit.

— Qui vous dit que je la reconnais ? Je ne reconnais rien. Mais il est clair, d’après ce testament, qu’elle se considère comme étant sous sa protection, et que ce vieil imbécile désirait qu’il en fût ainsi. Or, je ne suis pas homme à le souffrir. Je vous le demande donc encore une fois, monsieur Bertram, voulez-vous me dire où est lady Harcourt ?

— Je ne vous le dirai pas.

— C’est bon. Alors je sais ce qu’il me reste à faire. Messieurs, je vous souhaite le bonjour. Monsieur Stickatit, je ne vous conseille pas de disposer d’aucun des biens de feu M. Bertram en vertu de ce testament ; vous êtes averti. En disant ces mots, sir Henry prit son chapeau et quitta la maison.

Qu’aurait-il fait, si Bertram lui avait dit que lady Harcourt était chez madame Jones, dans la grande maison de briques rouges qu’on voyait de l’autre côté de la pelouse ? Que peut-on faire, en somme, à l’égard d’une femme rebelle ? On a dit depuis longtemps qu’il est sage de faire un pont d’or à l’ennemi qui veut fuir ; et qui donc un homme doit-il considérer comme son ennemi, si ce n’est sa femme, lorsqu’elle n’est point son amie ?

Puis sir Lionel s’en alla à son tour en compagnie de M. Pritchett. Bertram les engagea tous les deux à dîner, mais l’invitation ne fut pas faite d’une façon très-cordiale, et elle ne fut pas acceptée.

— Adieu donc, George, dit sir Lionel. Je pense que je te verrai avant de quitter Londres. Je ne puis pas te faire compliment sur la manière dont tu as arrangé tés affaires.

— Adieu, monsieur George, adieu, dit Pritchett. Mes compliments respectueux à mademoiselle Baker — et à l’autre dame aussi.

— Oui, oui, monsieur Pritchett, je n’y manquerai pas.

— Enfin, voilà ! vous auriez pu avoir le tout, à la place des enfants des poissonniers, si vous l’aviez voulu, monsieur George.

— Et nous aussi, nous prendrons congé de ces deux messieurs, car ils ne reparaîtront plus dans ces pages. On peut supposer que M. Pritchett vivra convenablement, sinon heureusement, pendant le reste de ses jours, grâce à sa rente viagère. On ne sera pas non plus étonné d’apprendre que sir Lionel, — sans rente viagère, mais avec un assez bon revenu payé par le budget, et avec l’aide de certains petits secours additionnels qu’il trouvera moyen d’obtenir de son fils, — continuera à vivre assez peu convenablement à Littlebath. Il ne reprendra jamais du service actif. Nous disons donc adieu à ces deux vieux messieurs, — en constatant toutefois que nos sentiments à l’égard du colonel et ceux que nous éprouvons pour le vieux commis ne sont pas du tout de même nature.

Enfin, M. Stickatit s’en alla, lui aussi. On échangea quelques mots au sujet des premières mesures à prendre dans l’intérêt de la succession ; on tourna en dérision les menaces de sir Henry ; on s’émerveilla du bonheur des poissonniers, et, cela fait, M. Stickatit prit son chapeau. Le même convoi de chemin de fer ramena à Londres ces quatre messieurs.

Le soir même, mademoiselle Baker et lady Harcourt revinrent à la maison. Mademoiselle Baker se trouvait maintenant chez elle. Quand elle apprit ce que son vieil ami avait fait pour elle, elle resta abasourdie de sa générosité. Celle-là, du moins, avait reçu plus qu’elle n’espérait.

— Et que compte-t-il faire ? dit Caroline.

— Il dit qu’il attaquera le testament, mais je pense que ce sont des paroles en l’air.

— Mais à mon… Vous savez ce que je veux dire, George ?

— Il veut vous obliger à revenir, du moins, il menace de le faire.

— Il n’y réussira pas. Il n’y a pas de loi au monde qui pourra me contraindre à vivre de nouveau avec lui.

Les menaces du mari pouvaient être vaines, mais il était aisé de voir, au visage et au ton de la femme, que sa résistance, à elle, serait sérieuse. Le lendemain, de grand matin, George retourna à Londres, et les deux femmes demeurèrent de nouveau seules dans leur triste maison de Hadley.




CHAPITRE XLVI


EATON-SQUARE.


Sir Henry Harcourt avait le premier quitté le salon où l’on avait fait la lecture du testament, et il était parti en proférant des menaces. Mais il savait mieux que personne que c’était là une bravade sans portée. Le testament était parfaitement bon, et l’ex-solliciteur ne pouvait l’ignorer.

Il savait aussi que le secours de la police ne suffirait pas pour le remettre en possession de sa femme, et de plus il comprenait à merveille qu’en supposant qu’il pût la reprendre de force, cela ne lui servirait de rien. Sa femme ne payerait pas ses dettes ; sa femme ne lui donnerait pas un intérieur heureux ; sa femme, en un mot, ne pouvait plus lui être utile à rien. Tout ce qu’il avait dit n’avait été qu’une vaine bravade. Mais quand les hommes sont acculés au mur, qu’ils se sentent cernés de tous côtés, sans espoir de salut, à quoi peuvent-ils avoir recours, si ce n’est à la bravade ? Pour sir Henry, la partie était perdue, et personne ne le savait mieux que lui.

Il se promenait, en attendant l’arrivée du train, sur la chaussée qui borde la voie ferrée, le chapeau rabattu sur les yeux, les mains enfoncées dans les poches du pantalon, quand M. Stickatit l’aborda.

— Nous aurons de la pluie cette après-midi, dit M. Stickatit, qui n’était pas fâché de montrer que, les affaires finies, il savait s’en dégager et se livrer au charme des conversations ordinaires.

Sir Henry lui lança, de dessous le large abri de son chapeau aux bords rabattus, un regard sombre, et poursuivit sa promenade sans lui répondre. Il n’en était plus à affecter le calme ; les choses avaient été trop loin pour cela. Il ne se souciait plus de sacrifier aux courtoisies et aux grâces du monde. Au fond du cœur, il en voulait à ce petit notaire, et il lui était bien égal de le laisser voir. M. Stickatit se tint pour averti, et ne se hasarda pas à faire d’autres remarques.

Ah oui ! sir Henry pouvait bien négliger les courtoisies et les grâces mondaines, car les soucis et les peines du monde pesaient lourdement sur lui. Celui qui se voit condamné à traverser de vastes étendues de marécage, où il s’enfonce à chaque pas jusqu’au genou, oublie volontiers le cirage verni de ses bottes. Sa seule préoccupation est de savoir s’il pourra sauver sa peau. Sir Henry en était là. Nous pourrions même dire qu’il avait dépassé cette phase d’inquiétude : il était à peu près convaincu qu’il ne sauverait même pas sa peau.

La belle maison d’Eaton-Square lui appartenait toujours, et il était encore le représentant de Battersea au parlement. Mais le baron Brawl et les hommes de sa sorte ne lui montraient plus aucune déférence, et quand il parlait, il ne trouvait plus des auditeurs charmés sur les bancs de la Trésorerie. Son règne avait été brillant, mais il avait été bien court. Il avait su jouir de la prospérité, mais l’adversité le trouvait sans force.

Depuis le jour où il avait hésité et tardé à donner sa démission, sa popularité avait disparu aussi rapidement que le plomb s’enfonce dans l’Océan. Il était devenu contrariant, acariâtre, morose. Le monde l’avait blâmé au sujet de sa femme, et il avait donné le démenti au monde d’une façon violente et peu judicieuse. Le monde avait rétorqué, et, en définitive, sir Henry avait eu le dessous à tous les points de vue.

De mémoire d’homme, jamais astre politique et judiciaire ne s’était élevé si rapidement à l’horizon et ne s’était éteint plus vite. Malheureusement il n’avait pas été donné à Harcourt de conserver l’équilibre de son esprit au jour des revers.

Ses dettes étaient son plus pressant souci. Il avait voulu se faire une grande position à Londres, et il y avait réussi. Restait à en payer les frais, et ses créanciers les lui réclamaient aujourd’hui sans ménagements. Pendant que le vieillard de Hadley était encore vivant, — ou, pour mieux dire, pendant qu’il était mourant, — il avait eu réponse à toutes les demandes ; mais aujourd’hui, que répondre ? Chaque clause de ce malheureux testament se trouverait reproduite dans le Times du lendemain, — ce Times qui avait déjà donné au public une biographie si exacte du défunt grand homme.

Arrivé à la gare de Londres, il s’élança dans une voiture, et se fit conduire chez lui à Eaton-Square. La maison lui parut triste, froide et abandonnée. La session de Londres n’était pas finie, et le Parlement siégeait encore. Après avoir arpenté pendant une demi-heure sa salle à manger, sir Henry remonta en voiture et se fit mener à la chambre des Communes. Là, il lui sembla que tout le monde connaissait son malheur. On eût dit que le testament de M. Bertram avait été lu dans tous les bureaux de la Chambre. On lui parlait, on le regardait avec froideur, — tout du moins, il se l’imagina. On discutait la question du vote secret, et quelques membres récitaient à cette occasion leurs vieux discours avec une emphase nouvelle. Sir Henry voulut parler, mais le speaker s’obstina à ne pas regarder de son côté. Des membres qui n’avaient jamais semblé que des pygmées à côté de lui parlaient à qui mieux mieux, mais le parlement paraissait ne pas se soucier d’écouter pour l’instant sir Henry Harcourt. Il rentra dans sa maison d’Eaton-Square.

Quand il se retrouva dans la salle à manger, il demanda de l’eau-de-vie, et en avala un verre — un verre, et puis un second. Le monde et la solitude l’accablaient de leur poids réuni, et il ne pouvait leur tenir tête sans secours. Puis il se jeta dans un fauteuil, et se prit à regarder fixement le foyer vide et noir. Le chagrin se décuple par l’isolement. On a dit que peine partagée est diminuée de moitié : celui qui le premier a dit cela ne s’y connaissait pas. De moitié ? quand elle se partage entre deux cœurs aimants, la tendresse en emporte les neuf dixièmes. Il ne reste plus que bien peu de chose à supporter, et l’on est deux !

Mais ici point de cœur aimant. Il lui fallait soutenir tout seul le poids écrasant de ses revers. Que de fois on entend dire à des hommes que le malheur a atteints, qu’ils auraient su tout souffrir sans se plaindre s’ils n’avaient eu ni femme ni enfants ! La vérité, c’est que sans la femme et les enfants, ils ne s’en seraient jamais tirés du tout. Qui donc souffrirait avec patience « l’aiguillon et les traits de l’outrageante fortune, » qui donc supporterait « les coups et les mépris du temps, » si ce n’était qu’il le fait pour d’autres ? Ce n’est pas que nous serions prêts, chacun de nous, « à nous donner le repos avec un simple poinçon, » comme dit Hamlet, mais plutôt, que chacun fuirait le malheur, et s’y déroberait dès qu’il le trouverait sur sa route. Qui donc combat pour lui tout seul ? — Qui ne serait lâche s’il était seul à voir la bataille, — si nul autre n’y était intéressé ?

En ce qui touchait sir Henry, il n’y avait personne pour voir le combat, personne pour y prendre part. Si la solitude est toujours mauvaise dans les temps d’épreuve, que dire de la solitude avec l’oisiveté ? de la solitude inoccupée pour l’homme accoutumé au travail ?

C’était là la position de Harcourt. Son esprit avait perdu l’équilibre. Il ne voyait rien à faire, — aucun travail auquel il pût se rattacher. Il demeura insensible, regardant le foyer, jusqu’à ce que les minutes lui parussent d’une longueur insupportable. Au bout d’un certain temps, il en arriva à sentir que sa souffrance était moins le résultat de ses espérances détruites et de sa fortune perdue que du poids insoutenable de l’heure présente.

Comment secouer cette sensation ? comment vaincre l’oppression qui le tenait ? Il étendit la main et prit un journal qui était sur la table. Il tâcha de lire, mais son intelligence ne répondit pas à l’appel. Il ne pouvait se rappeler le discours du très-honorable membre, ni l’article de journal si habile où le discours avait été discuté. Il voyait bien les mots, mais sa pensée lui rappelait sans relâche l’injustice de ce testament, les torts de sa femme, l’imperturbable sérénité de George Bertram, et ces amis faux et changeants qui l’avaient courtisé dans la prospérité, et qui aujourd’hui l’abandonnaient sans remords.

Il laissa tomber à terre le journal, et de nouveau le sentiment de la solitude et de l’immobilité du temps l’écrasa comme si des milliers de tonnes de plomb eussent pesé sur lui. Il se leva vivement et se mit à parcourir la chambre en tous sens ; mais elle était trop étroite pour lui ; l’espace lui manquait. Il prit son chapeau et sortit, C’était une belle soirée du mois de mai et le crépuscule durait encore, bien que l’heure fût avancée… Il fit trois fois le tour du square sans entendre le bruit des voitures, sans voir l’éclat des lumières qui illuminaient les réunions joyeuses de ses voisins. Il marchait toujours, ne songeant pas même aux moyens de lutter contre le courant de la fortune contraire, n’essayant pas de penser, mais se disant seulement qu’il serait urgent de tâcher de penser. Hélas ! l’effort était au-dessus de ses forces !

Alors il rentra chez lui et se rassit encore une fois dans son même fauteuil. En était-il donc arrivé à ce point que le monde ne lui offrît plus aucun espoir ? Vraiment, on ne l’aurait pas dit. Il avait des dettes sans doute ; il était tombé d’une haute position ; il avait perdu le plus beau trésor qu’un homme puisse posséder, — et, non-seulement il l’avait perdu, mais il devait renoncer à l’acquérir de nouveau, car désormais il ne lui était plus-possible de posséder une femme tendre et aimante ; tout cela était vrai, mais il lui restait beaucoup. Il lui restait son talent reconnu comme avocat, sa place parmi les jurisconsultes éminents, sa facilité à gagner de l’argent par sa profession. Il n’avait rien perdu de tout cela, il avait encore sa robe, son arrogance de prétoire, son regard et son front impudents ; — mieux que cela, il avait toujours son siège au Parlement. Pourquoi donc désespérer ?

Pourtant il désespérait ; — comme tous ceux qui n’ont personne vers qui se tourner avec confiance dans leurs peines. Cet homme avait eu de nombreux amis, de bons amis, serviables, parlementaires, brillants, sociables, donneurs et mangeurs de dîners ; des amis fort convenables pour ce qu’il avait voulu en faire. De ces amis-là, il en avait possédé des centaines, mais il n’avait pas songé à s’assurer d’un ou deux cœurs loyaux sur lesquels il pourrait compter à l’heure du danger. Jadis il avait eu un ami de ce genre, mais celui-là, aujourd’hui, était son plus terrible ennemi. L’horizon autour de lui était tout noir, et il désespéra.

Que d’hommes vivent et meurent sans qu’aucun signe soit venu montrer s’ils sont des lâches consommés, ou des héros au cœur vaillant et loyal ! On aurait dit de Harcourt, un an auparavant, qu’il ne manquait pas de courage. Il savait se lever sans crainte devant un tribunal de juges, en présence de tout le barreau d’Angleterre, et proclamer, comme avec une trompette d’airain, la vérité ou le mensonge avec un égal bruit ; frappant un adversaire par-ci, en terrassant un autre par-là, d’une façon qui, vu sa jeunesse, remplissait d’admiration tous les spectateurs. Il savait parler, pendant des heures entières, aux représentants des communes d’Angleterre, sans qu’un scrupule de modestie vînt jamais alourdir son discours. Il savait, d’un regard ou d’une parole, se faire grand en rendant les autres petits. Mais malgré tout, c’était un lâche. Le malheur l’avait surpris, et il était vaincu du coup.

Le malheur l’atteignait et il le trouvait insupportable ; — il le trouvait complètement, entièrement impossible à endurer. Il n’y avait en lui ni le fonds ni la résistance nécessaires pour soutenir le fardeau que lui imposait le sort. Il faiblit, s’affaissa, et tomba écrasé sous le poids.

Il se leva de son fauteuil et avala un autre verre d’eau-de-vie. Mais comment décrire les efforts d’un esprit se débattant dans une angoisse semblable ? Quoi ! était-ce possible ? N’y avait-il aucun refuge, pour lui ? Nul moyen, malgré cet accès sombre, d’atteindre au repos, — ou même à la plus vulgaire tranquillité ? Ne pouvait-il rien faire qui lui produirait, sinon une satisfaction, du moins un apaisement quelconque ? La plupart des hommes de son âge ont quelques ressources dans les moments de chagrin. Ils ont le jeu ou la société des femmes, et ils cherchent quelque soulagement dans les sourires de la beauté ou les gais propos. Mais sir Henry avait de bonne heure répudié toutes ces choses. Il s’était sevré de tout plaisir et s’était attaché au travail dès sa première jeunesse. S’il se fût en même temps attaché à la loyauté, et s’il n’eût pas répudié son propre cœur, tout aurait pu s’arranger encore.

Il se rassit, et demeura immobile pendant près de vingt minutes. L’obscurité était venue, mais il ne voulait pas de lumière. La chambre était bien sombre avec son papier d’un rouge foncé, relevé en bosse, et ses lourds rideaux de même couleur. Jetant les yeux autour de lui, pendant les dernières lueurs du jour, il il se rappela tout à coup qu’il avait jadis demandé à sa Caroline, combien de convives pourraient tenir à l’aise dans cette salle, et prendre part aux festins que, d’une main libérale, il se plairait à leur offrir. Où était sa Caroline maintenant ? Où étaient ses convives ? Quelle crainte avait-il aujourd’hui qu’il manquât de place ? Que lui importaient leurs festins ?

Il n’y put tenir. Pressant son front dans ses deux mains, il se leva brusquement et monta au premier étage dans son cabinet de toilette. Pourquoi ? Il ne se le demanda même pas. Le lit, le repos, le sommeil ? il n’y songea point. Arrivé là, il s’assit, et commença machinalement à faire sa toilette. Il s’habilla comme s’il allait à quelque grande soirée, et y mit même un soin tout particulier. Il rejeta une cravate blanche qu’il avait un peu chiffonnée en la nouant. Il regarda avec soin sa chaussure et épousseta scrupuleusement la manche de son habit sur laquelle il aperçut quelques grains de poussière. C’était un soulagement pour lui que d’avoir quelque chose à faire. Il acheva de s’habiller, et puis…

Quand il avait commencé sa toilette, il avait eu, peut-être, une vague intention d’aller quelque part. En tout cas, il avait promptement changé d’avis, car, sa toilette faite, il se rassit de nouveau. Le gaz avait été allumé dans son cabinet, et là il lui fut facile, en jetant les yeux autour de la pièce, de voir quelles ressources s’offraient à lui. Enfin, il en vit une.

Hélas ! il la vit, et son esprit approuva, — cette portion de son esprit, du moins, qui restait libre. Mais il attendit avec patience, — avec bien plus de patience qu’il n’en avait montré pendant toute cette journée. Il resta tranquillement assis pendant plus d’une heure ; peut-être attendit-il deux heures, car la maison était silencieuse et tous les domestiques couchés. Alors il se leva et alla tourner la clef dans la serrure à la porte du cabinet. C’était une précaution futile, si tant est que l’acte fût réfléchi, car il y avait une autre porte qui s’ouvrait dans la chambre de sa femme, et de ce côté l’accès demeurait libre.

Le lendemain, de fort bonne heure, George Bertram quitta Hadley pour retourner à Londres, et, en arrivant à la gare, se fit tout de suite conduire à son sombre et triste appartement d’avocat, dans le Temple. Son cabinet ne ressemblait pas à celui d’un avocat en exercice. Il ne s’y trouvait point de papiers ou de bureau, et George n’y conservait pas de domestique spécial. Il avait trouvé utile, dans le temps, d’avoir un abri pour s’y retirer en cas de besoin, un chez lui quelconque, et, quand il s’y trouvait, il se faisait servir par une vieille femme de ménage.

En rentrant dans ce charmant intérieur, la vieille femme lui dit qu’un messager était venu en grande hâte ce matin-là, et que, ne le trouvant pas, ce même messager était parti pour Hadley. Bertram et lui avaient dû se croiser sur la route. Le messager n’avait rien dit ; la vieille savait seulement qu’il venait d’Eaton-Square.

— Et il n’a pas laissé de lettre ?

— Non, monsieur ; il n’a rien laissé. Il n’avait pas de lettre, mais il paraissait très-agité. Ce doit être quelque chose de très-important, pour sûr.

Il pourra sembler singulier que George n’allât pas à Eaton-Square, mais il se dit que sir Henry pouvait bien être très-pressé de lui faire quelque communication qu’il serait, lui, bien moins désireux de connaître. Il ne demandait pas mieux que de voir sir Henry Harcourt le moins possible, pour le moment. Il se décida donc à ne pas se rendre à Eaton-Square.

Il était arrivé depuis une demi-heure à peine et il se disposait à sortir quand on frappa à sa porte, et, presqu’au même instant, le jeune notaire qui avait fait la lecture du testament entra vivement dans la chambre.

— Vous savez la nouvelle, monsieur Bertram ? dit-il.

— Non, vraiment ! Quelle nouvelle ? J’arrive.

— Sir Henry Harcourt s’est tué. Il s’est fait sauter la cervelle hier, chez lui, dans la nuit, après que tous les domestiques étaient couchés.

George Bertram retomba sans voix sur son siège et regarda le jeune homme sans paraître le comprendre.

— Ce n’est que trop vrai. Ce testament de M. Bertram lui a porté un coup terrible. Il sera devenu fou et maintenant il est mort.

C’était là la nouvelle qu’apportait le messager d’Eaton-Square. Entre George Bertram et M. Stickatit, la conversation ne pouvait être longue sur un pareil sujet. Celui-ci affirma qu’il tenait le fait de source certaine, et Bertram, une fois convaincu de la réalité de la catastrophe, ne se sentit pas disposé à communiquer ses impressions à M. Stickatit.

Il n’y avait pas grand’chose à faire, en ce qui le regardait, — pas tout de suite, du moins. La nouvelle avait été transmise à Hadley pour être communiquée à la personne qu’elle concernait le plus ; et Bertram comprit que ce n’était pas à lui qu’il appartenait de chercher à atténuer la violence du coup. Il n’avait rien à faire, — rien, pour le moment.




CHAPITRE XLVII


CONCLUSION.


Je me dis qu’il est à peu près inutile que j’écrive ce dernier chapitre. L’histoire, telle que j’ai voulu la conter, est achevée. Le but que je me suis proposé a été mis en lumière, ou, si je n’ai pas réussi à le faire comprendre, je n’espère pas y parvenir en ajoutant quatre ou cinq pages. J’ai voulu montrer les résultats de la faiblesse et de la folie, — de ce genre de faiblesse et de folie qui est le plus répandu parmi nous. On pourra deviner sans peine ce que le sort réservait aux divers personnages dont il a été question. Pourtant, la coutume, ainsi que le désir de mener à fin un travail et de le compléter en quelque sorte, m’imposent ce dernier chapitre.

Moins de six semaines après la mort de sir Henry, le ministre de Hurst-Staple épousa Adela Gauntlet. Tout critique qui voudra peser les défauts de ce livre, tout lecteur, — indulgent ou sévère, — qui en tournera rapidement les feuillets, dira qu’il n’était pas digne d’elle. Je l’espère de tout mon cœur. Je compte fermement que ce sera l’avis de tout le monde. S’il en était autrement, j’aurais perdu mon temps.

M. Arthur Wilkinson ne méritait point la femme que la généreuse Providence lui accorda ; il n’était pas digne d’elle, dans le sens habituel de ce mot. Il n’était pas mauvais, si on le compare à la plupart des hommes ; mais elle… Je n’ose me laisser aller à la louer, de peur qu’on ne me dise qu’elle est de ma création, — ce qui ne serait pas entièrement vrai.

Il ne la méritait pas : c’est-à-dire que les trésors de caractère et de valeur morale qu’il apporta à la communauté étaient bien moindres, tout compte fait, que ceux que possédait Adela. Ce fut un des résultats naturels de sa supériorité, qu’elle se montra toujours pleinement satisfaite de son marché, — après comme avant le mariage. S’il lui arriva de se peser dans la balance avec lui, il ne lui sembla jamais que le plateau qui portait les vertus de son mari fût le plus léger. Elle le prit pour seigneur, et d’un cœur fidèle et tendre, elle le reconnut toujours pour son chef et son maître. Il était l’étoile polaire vers laquelle elle se tournait, contrainte par un aimant irrésistible de l’âme. Digne ou indigne, il fut tout ce qu’elle avait espéré, les os de ses os et la chair de sa chair ; le père de ses enfants, le seigneur de son cœur, le guide de ses pas, l’appui de sa maison.

Quel homme jamais mérita complètement d’obtenir une jeune fille pure, sincère et honnête ? La vie des hommes n’est pas compatible avec une semblable pureté, une semblable honnêteté ; j’oserais presque dire avec une semblable sincérité. Et pourtant l’on ne voudrait pas voir de telles fleurs demeurer sans être cueillies, parce qu’il n’est pas de mains dignes de les toucher.

Il n’est pas nécessaire d’en dire bien long sur la vie du ministre de Hurst-Staple et de sa femme. Peut-être même est-il inutile d’en parler. Je n’ai point à raconter qu’ils devinrent subitement riches. Nul premier ministre, touché de la beauté de la femme ou des vertus du mari, ne fit de Wilkinson un évêque. Il n’obtint pas même un doyenné. Il occupe toujours le presbytère de Hurst-Staple, et il prélève encore, sur ses appointements si bien gagnés, l’ancienne redevance qu’il paye à sa mère. Celle-ci demeure à Littlebath, avec ses filles. Un ou deux élèves prennent généralement place à la table frugale du presbytère, et notre ami Wilkinson se vante volontiers de ce qu’aucun de ces jeunes convives n’ait été jusqu’à ce jour fruit sec. En ce qui touche les biens de ce monde, le ménage en a bien assez pour la femme, et peut-être presque assez pour le mari. Qui donc oserait s’apitoyer sur eux et dire qu’ils sont pauvres ?

De temps à autre, ils font une promenade au bord de l’eau jusqu’à West-Putford. Comment faire cela sans songer aux peines passées et au bonheur présent ?

— Ah ! dit Adela un soir qu’ils suivaient ensemble le petit sentier bordé de roseaux, — c’était peu de temps après leur mariage, — ah ! cher ami, ce temps-ci vaut mieux que celui où tu venais ici tout seul.

— Tu trouves, ma chérie ?

— Et toi ? Mais tu étais méchant alors, tu le vois bien maintenant. Tu n’avais pas confiance en moi.

— Dis plutôt que je n’avais pas confiance en moi-même.

— Moi, j’aurais eu confiance… pour tout et en tout, — comme aujourd’hui.

Et Arthur se mit à décapiter les roseaux avec sa canne, comme il l’avait fait jadis, et il s’avoua volontiers qu’en ce temps-là il n’avait été qu’un imbécile.

Et maintenant il faut leur dire adieu. Puissent-ils suivre leur bonne et douce voie pendant de longs jours ; et, surtout, puisse le mari comprendre que Dieu a mis un ange à ses côtés !

De la joyeuse et franche mademoiselle Todd il n’y a rien à dire, si ce n’est qu’elle est toujours mademoiselle Todd et toujours vermeille. Qu’elle soit pour l’instant à Littlebath, à Baden-Baden, à Dieppe, à New-York, à Jérusalem ou en Australie, qu’importe ? Elle n’est pas aujourd’hui où elle était l’an passé ; elle ne sera pas l’année prochaine où elle est aujourd’hui. Elle agrandit tous les jours le cercle de ses chers, et bons amis, et, qu’elle aille où elle voudra, elle fait toujours plus de bien aux autres qu’ils ne lui en font. À elle aussi, nous tirons un dernier coup de chapeau.

Il ne nous reste plus à parler que de George Bertram et de lady Harcourt, ainsi que de mademoiselle Baker, qui désormais sera inséparable de sa nièce. Dès que la première surprise occasionnée par la mort de sir Henry Harcourt se fut calmée, Bertram comprit qu’il lui serait impossible de voir tout de suite Caroline. Peu de jours auparavant, elle lui avait déclaré sa haine pour l’homme auquel sa vie était liée, — pour cet homme qui maintenant était mort. Cette déclaration impliquait qu’elle l’aimait encore lui, George, son premier amour. Aujourd’hui, de par toutes les lois divines et humaines, sa main était de nouveau libre, et elle pouvait la donner à celui qui possédait son cœur.

Mais la mort clôt bien des comptes et liquide bien des dettes. Caroline se rappelait maintenant ses torts envers son mari aussi bien que les torts qu’il avait eus envers elle ; elle se rappelait qu’elle avait péché la première et qu’elle avait été peut-être la plus coupable. Il l’aurait aimée si elle avait voulu le permettre ; il l’aurait aimée d’un amour mondain, froid et égoïste, mais enfin de tout l’amour dont il était capable ; mais elle, elle s’était mariée, décidée à ne point accorder d’amour, sachant qu’elle n’en pouvait pas ressentir, et s’enorgueillissant presque à la pensée qu’elle l’avait dit à celui qu’elle prenait pour mari.

Le sang de cet homme retombait, en quelque sorte, sur elle, et elle sentit que c’était un lourd fardeau. Bertram le comprit mieux qu’elle ne le comprenait elle-même, et s’abstint pendant assez longtemps d’aller à Hadley. Il vit souvent mademoiselle Baker à Londres et il eut par elle des nouvelles de lady Harcourt. Il sut comment elle se comportait — extérieurement, veux-je dire, car il ne pouvait être donné à mademoiselle Baker de comprendre la situation morale d’une femme de cette trempe et dans une telle position. Caroline se portait bien, mais elle restait pâle, silencieuse, abattue et immobile pendant des heures entières.

— Elle est très-silencieuse, disait mademoiselle Baker. Elle demeure assise pendant toute une matinée sans dire un mot, songeant… songeant… songeant.

Ah ! oui, elle avait de quoi la faire songer ! Comment s’étonner qu’elle ne parlât point ?

Au bout de quelque temps, George alla à Hadley et la revit.

— Caroline, ma cousine, dit-il.

— George, George ! Et en disant ces mots, elle détourna de lui son visage et éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes qu’elle versait depuis qu’elle avait appris la terrible nouvelle.

Elle sentait, en vérité, que le sang de cet homme était retombé sur elle. Sans elle, ne siégerait-il pas encore parmi les grands et les heureux de la terre ? Si elle lui avait permis de poursuivre en liberté sa route, aurait-il péri tout entier ? Après avoir juré de le chérir comme son époux, si elle se fût radoucie envers lui, aurait-il fait cette terrible chose ? Non. Cinquante fois par jour elle se posait les mêmes questions, et toujours elle se faisait la même réponse, Le sang de cet homme retombait sûr elle.

Pendant longtemps Bertram ne lui dit pas un mot de sa situation actuelle. Il ne lui parla ni de sa vie passée d’épouse ni de sa vie présente de veuve. Le nom de celui que, vivant, ils avaient tous deux méprisé et haï ne fut pas prononcé par eux pendant bien des mois.

Pourtant il était souvent avec elle ; pour mieux dire, il était souvent avec sa tante, et de cette façon elle s’accoutuma à le voir. Quand elle était là, il parlait de leurs affaires d’intérêt, du vieil oncle et de son testament (dans lequel le nom de sir Henry n’avait pas été mentionné) ; et, graduellement, ils en arrivèrent à parler sur des sujets plus élevés, à s’entretenir d’espérances et de nobles ambitions, et à chercher, malgré le triste passé, des consolations qui ne trompent point.

Elle lui parlait de lui-même, — comme s’il n’y eût eu entre eux d’autre lien que celui de la parenté. D’après les conseils de Caroline, George se remit de nouveau à étudier la jurisprudence. M. Die s’était retiré ; il comptait ses consolidés et il dégustait son vin d’Oporto dans une retraite pleine de charmes pour lui ; mais les instructeurs ne manquaient pas, et George n’eut qu’à choisir. Nous pouvons être sûrs qu’il n’étudia pas en vain.

Puis Adela, — madame Wilkinson, devrions-nous dire, — vint voir la tante et la nièce dans leur solitude. Personne ne sut ce qui se passa entre Caroline et son amie, mais l’effet en fut apparent. Celle qui avait été si cruellement éprouvée eut de nouveau le courage de se rendre à la maison de Dieu et de soutenir les regards du petit monde qui l’entourait. Elle se promena encore une fois dans les champs verdoyants, sous les rayons du soleil et parmi les fleurs parfumées, en louant Dieu, — car sa miséricorde est infinie.

Cinq ans s’étaient écoulés depuis la terrible nuit de la catastrophe à Eaton-Square, quand George Bertram demanda de nouveau à celle qui avait été jadis Caroline Waddington de devenir sa femme. Mais nulle douce et charmante parole d’amour ne fut prononcée à cette occasion. Ils n’échangèrent aucun de ces vœux ardents et joyeux qu’un romancier peut répéter avec l’espoir d’éveiller la sympathie de ses lectrices. Ce fut une chose assez triste, en somme, que cette offre de mariage, faite d’un ton si calme par George, et le consentement muet et mélancolique de Caroline, et enfin cette cérémonie dans l’église de Hadiey, à laquelle assistèrent seulement Adela, Arthur et mademoiselle Baker.

Ce fut Adela qui arrangea l’affaire, et le résultat a prouvé qu’elle a eu raison. George et Caroline vivent aujourd’hui ensemble, très-paisiblement et modestement. Ils n’ont pas toutes les joies d’Adela. Aucun enfant ne repose dans les bras de Caroline, aucun garçon joyeux et turbulent ne grimpe sur les genoux de George. Leur maison est sans enfants, et elle est bien, bien tranquille ; pourtant ils ne sont point malheureux.

Le lecteur se souvient-il du plan de vie que s’était tracé Caroline Waddington dans toute l’audace de son jeûne cœur ? Se rappelle-t-il les aspirations de George Bertram, lorsqu’assis sur la montagne des Oliviers, il regardait de l’autre côté du vallon les pierres du temple de Jérusalem ?



  1. J’ai traduit le mot de fellow par celui d’agrégé, qui en rend jusqu’à un certain point le sens. Il y a cependant de grandes différences entre l’agrégation, telle que nous l’avons, et le fellowship — dans le traitement d’abord, et puis en ceci : on perd le fellowship en se mariant. (Note du Traducteur.)
  2. Le scholarship n’est pas une bourse à proprement parler, bien qu’il y ressemble sous le rapport de la gratuité de l’éducation à laquelle il donne droit. Un scholarship est toujours obtenu à la suite d’un concours et devient la récompense du plus méritant, à peu près comme le prix de Rome pour les élèves de notre école des Beaux-Arts. (Note du Traducteur.)
  3. Nom que les Anglo-Indiens donnent au repas que les Anglais nomment lunch.