Les Bijoux indiscrets/notice

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Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierIV (p. 133-138).
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NOTICE PRÉLIMINAIRE


Voici un livre qui a été bien discuté, et qui, nous le comprenons de reste, n’a pas le droit d’être publié autrement que dans une collection d’œuvres complètes, où il est comme noyé et trouve immédiatement son correctif. C’est une incartade de jeune homme, la suite d’un pari, le désir de démontrer à une maîtresse exigeante[1] qu’il n’y avait rien de plus facile que de faire du Crébillon fils, mais qu’on pouvait, même en suivant ce modèle dangereux, mettre autre chose, dans un roman léger, que des allusions et des scènes libres. Diderot a gagné son pari, et le jugement qu’il faut porter des Bijoux indiscrets, est celui qu’en porte M. Mézières, de l’Académie française, derrière l’opinion duquel nous aimons à nous abriter.

En parlant[2] des réformes introduites par Lessing dans le théâtre allemand, M. Mézières dit, en effet : « De cette condamnation portée contre la France, il fallait cependant excepter un homme, un penseur original qui, avant Lessing, avait jugé, avec une complète indépendance, la scène de son pays, et que Lessing lui-même reconnaissait comme son prédécesseur et son maître en critique : j’ai nommé Diderot, dont les Allemands de nos jours ne contestent pas absolument l’influence sur l’auteur de la Dramaturgie, mais qu’ils laissent volontiers dans l’ombre sans lui attribuer toute la part d’initiative qui lui revient[3]. Ce qui est vrai, et ce que la critique allemande a le tort de ne pas dire hautement, c’est que Lessing, de son propre aveu, emprunta à Diderot une partie de ses arguments contre le théâtre français, et que, sans l’exemple de Diderot, il n’aurait été ni si hardi, ni si pénétrant, dans sa critique dramatique. Lui-même le reconnaît avec une bonne foi dont ses biographes devraient s’inspirer pour rendre à chacun ce qui lui est dû. Lessing n’était encore qu’un étudiant obscur de l’Université de Leipzig, lorsque, dans un roman frivole où s’agitaient des questions graves, Diderot critiquait sévèrement la tragédie française. Ce passage des Bijoux indiscrets frappa tellement Lessing, que, vingt ans plus tard, il le traduisait tout entier dans la Dramaturgie, et l’acceptait ainsi comme point de départ de ses attaques passionnées contre le système dramatique de la France. »

Des questions graves ! Le mot doit faire réfléchir ceux qui se trouveraient trop pressés de condamner ce livre. Des questions graves, mais quelles ? D’abord, celle de la réforme du théâtre que Diderot allait tenter bientôt sur la scène même de la Comédie française ; ensuite celle des idées philosophiques dont il allait donner, peu d’années après, une formule plus sévère dans l’Interprétation de la nature ; enfin la critique des mœurs de l’époque, critique qui n’était pas sans portée, précisément parce qu’elle était moins fine et moins complaisante que celle du modèle que l’auteur avait choisi, Crébillon fils.

Mais le lecteur verra tout cela, et, sans doute, il jugera qu’il faut pardonner un peu à Diderot la façon dont il s’y est pris pour faire parvenir à des courtisans, à des femmes, à des jeunes gens, des idées dont ils n’auraient jamais eu connaissance s’il les eût consignées dans un livre à l’usage des seuls philosophes. En se reportant à la licence du temps où il écrivait, on verra qu’il ne l’a point dépassée, si ce n’est en latin, et l’on sait quel est le privilège du latin. Ce privilège doit être encore plus facilement accordé à cette langue, aujourd’hui qu’on ne la sait plus.

Les Bijoux sont une œuvre où la jeunesse qui s’en va (Diderot avait trente-cinq ans) lutte encore avec la maturité qui arrive. Lorsque Diderot fut à l’entrée de la vieillesse, lorsqu’il pensa à réunir, chose qu’il ne fit jamais, les pages qu’il avait semées avec tant d’insouciance pendant sa vie, il jugea lui-même sévèrement cet écart. Il disait à Naigeon, qui le rapporte dans ses Mémoires : « Ce ne sont pas les mauvais livres qui font les mauvaises mœurs d’un peuple, mais ce sont les mauvaises mœurs d’un peuple qui font les mauvais livres ; ce sont comme les exhalaisons pestilentielles d’un cloaque. » « Quoique le mien, ajoutait-il, fût une grande sottise, je suis très-surpris de n’en avoir pas, à cette époque, fait de plus grande. » Il n’entendait, continue Naigeon, parler de ce livre, même en bien, qu’avec chagrin et avec cet air embarrassé que donne le souvenir d’une faute qu’on se reproche tacitement. Il m’a souvent assuré que, s’il était possible de réparer cette faute par la perte d’un doigt, il ne balancerait pas d’en faire le sacrifice à l’entière suppression de ce délire de son imagination. »

Nous ne doutons pas de ce repentir sincère, mais il est probable qu’avant de les détruire, Diderot aurait voulu relire les Bijoux ; qu’il aurait alors un peu marchandé ; qu’après avoir offert un doigt, il aurait désiré que ce fût le plus petit, et de la main gauche ; qu’il aurait demandé grâce pour les chapitres sérieux ; qu’il aurait, en fin de compte, trouvé qu’il y en avait si peu qui ne l’étaient pas, que cela ne valait pas la peine de se préoccuper des autres outre mesure ; que, d’ailleurs, l’expiation par l’exposition perpétuelle de sa faute était une punition plus réelle que la suppression impossible d’une chose une fois mise sous les yeux du public ; et il aurait fini certainement, après tous ces raisonnements, comme a fini Naigeon, qui, les ayant faits aussi, et ayant affirmé que Diderot aurait banni les Bijoux de toutes les éditions de ses œuvres, les inséra dans la sienne, en les augmentant de trois chapitres inédits et en disant : « J’oserai hasarder un jugement que l’avenir me paraît devoir confirmer : à mesure que les livres purement et simplement licencieux perdront de leur célébrité, celui-ci pourrait bien en acquérir, parce qu’on y trouve la satire des mauvaises mœurs, de la fausse éloquence, des préjugés religieux, avec une connaissance très-étendue des langues, des sciences et des beaux-arts, des pages très-philosophiques et très-sages, des morceaux allégoriques remplis de finesse, avec beaucoup de chaleur et de verve. » M. Rosenkranz (Diderot’s Leben und Werke) signale en effet, parmi ces morceaux, le Rêve de Mangogul (chap. xxxii) comme un chef-d’œuvre.

Dans son Catalogue (manuscrit, Bibliothèque de l’Arsenal), M. de Paulmy dit : « Les Bijoux indiscrets, tirés d’un ancien fabliau intitulé les C. qui parlent[4]. Il s’est ici fort étendu et forme un roman très-libre, mais agréable. On l’attribue à Diderot. La première édition est de 1748. C’est ici la seconde, ornée de figures moins médiocres. L’ouvrage a été traduit en anglais. »

Il est assez difficile de se reconnaître dans ces éditions de la première heure. Dans l’espace de quelques mois, il y en eut six en Hollande. Elles sont sans date, et portent en général l’indication : Au Monomotapa, quoiqu’il y en ait qui portent celle de Pékin. La première était en trois volumes in-12[5]. Celle que nous croyons être la seconde, d’après l’indication de M. de Paulmy, n’en a que deux. Elle a de fort jolies figures, sans signature. Le frontispice allégorique a pour sujet : l’Imagination prenant la plume des mains de la Folie et l’Amour lui dictant. La Folie, habillée en pèlerine, debout, un bâton surmonté d’une marotte dans la main gauche, tend de la droite une plume à l’Imagination, à demi vêtue, assise sur un tertre, à l’ombre d’un arbre et au bord d’un ruisseau. L’Amour, à ses pieds, place une feuille de papier sur ses genoux.

La vignette du titre représente un lit carré, dont un Amour voltigeant ferme les rideaux, en tirant la langue et en faisant de la main gauche le geste que les enfants appellent montrer les cornes.

Il y a, en outre, quatre gravures dans le premier volume et deux dans le second, aux chapitres : Évocation du génie (iv), les Gredins (xxvi), la Petite Jument (xxxi), le Rêve de Mangogul (xxxii), Événements singuliers (li), Zuleïman et Zaïde (lii).

Deux contrefaçons, toutes deux du même nombre de pages, mais avec des différences typographiques dans le texte, ont cette même suite de gravures retournées et assez mal exécutées, quoique dans l’une d’elles les premières planches aient des parties d’une grande finesse. Elles se distinguent par la vignette du titre qui, dans l’une, consiste en un cadre dans lequel est représentée une femme à demi nue recevant la visite d’un pacha vêtu seulement d’un turban extravagant. Le cadre est surmonté d’un bois de cerf dans lequel est passé un anneau. Sur une guirlande, on lit : Sunt similia tuis. L’autre porte seulement cette même devise en trois lignes sur une plaque encadrée de satyres engaînés et surmontée d’une tête de cerf.

Cazin a donné une édition in-18 avec les figures réduites. Lombard, de Langres, dans ses Souvenirs, cite ces coquets petits volumes comme étant de ceux que les colporteurs juifs faisaient passer le plus facilement et le plus volontiers dans les collèges. Ceci explique suffisamment l’interdiction prononcée contre les réimpressions, et la condamnation insérée au Moniteur du 7 août 1835 contre une édition (1833) du même genre et ayant sans doute même destination.

Voici l’opinion de Clément sur le livre, quand il parut :

« Si je vous connais bien, écrit-il à son correspondant, vous vous amuserez encore davantage des Bijoux indiscrets[6], grâce à Mangogul, roi de Congo, qui vient de les faire parler avec tant d’éloquence… Vous concevez, monsieur, ce qu’avec une pareille idée on peut amener de situations : l’auteur en a trouvé de bonnes, sans doute… mais il ne tire pas assez de parti de celles qu’il imagine. Ses détails sont faibles, ses digressions fréquentes, quelquefois longues, pas toujours intéressantes. En général, il n’y a pas assez de chaleur dans l’exécution, de légèreté, de fine plaisanterie, de cette fleur de gaieté, de ces naïvetés heureuses si nécessaires aux bons contes. » (Cinq Années littéraires, lettre iv.)

On voit que Clément prenait la chose comme il fallait la prendre. Palissot, plus sévère, ne voulut pas rire, et quand Voltaire le pria, ainsi que l’avait déjà fait le comte de B***, après la première édition de la Dunciade, de rayer dans les suivantes ses injures à Diderot, il répondit au patriarche avec indignation :

« À l’égard de M. Diderot, il est très-vrai que je ne l’ai jamais vu, mais je l’ai lu, par malheur pour l’un de nous deux ; et d’ailleurs, il est un de ceux dont j’ai eu le plus à me plaindre. J’en ai bien du regret, puisque vous paraissez l’aimer. Par la même raison, je suis plus fâché encore qu’il ait fait l’article Encyclopédie, le Fils naturel, le Père de famille, et surtout qu’on lui attribue les Bijoux indiscrets. »

La Harpe commence son article sur Diderot, dans la Philosophie du xviiie siècle, par une violente attaque contre ce livre. Parmi les reproches qu’il lui adresse, il insiste particulièrement sur ce point que, Mangogul étant évidemment Louis XV et Mirzoza Mme  de Pompadour, en ne disant pas d’injures à ces deux personnages, l’auteur n’avait fait qu’une œuvre « de la plus basse adulation. » La Harpe avait à ce moment — c’était après la Révolution — la mauvaise habitude de ne pas lire ce dont il parlait, et le défaut de ne pas se rappeler ce qu’il avait lu. Pour donner une idée exacte de sa méthode, nous n’en voulons citer qu’un exemple, mais il est topique :

« L’auteur, dit-il, si complaisant pour les Sultans, ne l’était pas autant, à beaucoup près, pour ses confrères les romanciers, car ces confrères étaient des rivaux, et des rivaux alors beaucoup plus connus que lui. Aussi ne les ménage-t-il pas. Il fait ordonner au sultan de Congo, pour somnifère, la lecture de la Marianne, de Marivaux, des Confessions, de Duclos, et des Égarements, de Crébillon fils. C’étaient précisément les trois romans nouveaux qui avaient eu dans le temps le plus de succès. Les trois romans que nous a laissés Diderot n’approchent pas du moindre de ceux-là : jugez de son équité et de sa modestie. »

Jugez de l’équité de La Harpe en ouvrant les Bijoux et en lisant à l’endroit indiqué par lui, chapitre xlvi, non pas somnifère, mais anti-somnifère, ce qui est quelque peu différent.

Les Bijoux sont un livre à clef. Cette clef n’a point été donnée par M. G. Brunet dans les deux volumes sous ce titre qu’il a tirés des papiers de Quérard. Nous indiquerons en note les découvertes que nous croirons avoir faites dans cette direction. Mais nous devons, dès à présent, dire que, quoiqu’il soit admis, malgré l’irrégularité de la filiation dans le roman, qu’Erguebzed est Louis XIV ; et Mangogul, Louis XV ; Mirzoza, Mme de Pompadour ; Sélim, le maréchal de Richelieu ; le Congo, la France ; Banza, Paris ; Circino, Newton ; Olibri, Descartes ; la Manimonbanda, la reine Marie Leczinska, les rapprochements qu’on peut tenter ont si peu de consistance, se trouvent tellement contredits par d’autres passages, qu’il est difficile de croire que Diderot ait eu l’intention de faire autre chose qu’une peinture volontairement vague et indécise. Louis XIV, qui est d’abord Erguebzed, devient plus loin Kanoglou ; la majeure partie des noms qu’on reconnaît sont de la fin du règne de ce roi. On aurait donc tort de chercher un libelle où il n’y a qu’une improvisation qui n’a pas dû même être relue par l’auteur.

Selon nous, ce qu’a voulu faire Diderot, c’est surtout la critique de cette habitude qu’avait Louis XV de se faire lire à son petit lever la chronique scandaleuse relevée pour lui par les agents de M. Berryer, alors, et plus tard de M. de Sartine[7]. Quant au génie Cucufa, c’est la personnification du repentir, de la retraite du monde, et l’anneau qui a de si singulières propriétés, c’est certainement le besoin de parler qui se présente alors qu’arrive la contrition, et qui pousse les femmes au confessionnal, où elles disent… tout ou à peu près tout.

Mais arrêtons-nous vite dans ces essais d’interprétation, en songeant qu’il ne s’agit point ici d’expliquer le Second Faust, mais une simple bagatelle, et que Diderot se plaint quelque part des commentateurs qui font dire à leur auteur des choses auxquelles il n’a jamais pensé.

Les Bijoux indiscrets ont été traduits en anglais (1749) : Les diverses éditions en français sont de 1748, 1756, 1772 (éd. d’Amsterdam, rare) in-12 ; 1786 (Cazin) in-18 ; 1833 petit in-8o, fig.



  1. Voir les Mémoires de Mme de Vandeul, t. I, p. xlii.
  2. Introduction à la Dramaturgie, de Lessing, traduite par MM. Ed. de Suckau et Crouslé. Didier, 1873, in-18.
  3. Nous reparlerons de cette question en nous occupant du Théâtre de Diderot.
  4. Le titre véritable du fabliau est : Le chevalier qui faisait parler les c… et les c… (Voyez Fabliaux et Contes recueillis par Barbazan, édition de Méon, t. III, p. 409.)
  5. Nous n’avons pas vu cette édition en trois volumes et nous doutons. Si nous nous en rapportons à un mot du chapitre xxxv, l’édition originale n’aurait eu que deux volumes.
  6. Il venait de lui parler de l’Histoire du Parlement d’Angleterre, par l’abbé Raynal.
  7. Voyez : Journal des inspecteurs de M. de Sartine, Paris et Bruxelles, 1863, 1 vol. grand in-18, et la Police dévoilée, par Manuel ; Paris, l’an second de la liberté, 2 vol. in-8o.