Les Bohèmes de la mer (Aimard)/V

La bibliothèque libre.
Roy (p. 32-41).
◄  IV.
VI.  ►

V

LE DUC DE PEÑAFLOR

Un mois environ avant l’époque où commence notre histoire, un homme, monté sur un fort cheval rouan, et soigneusement enveloppé dans les plis épais d’un long manteau, suivait le chemin à peine tracé qui conduit de Medellin à la Vera-Cruz.

Il était à peu près onze heures du matin, la brise de mer était tombée et la chaleur commençait à devenir accablante dans cette plaine aride et sablonneuse qui enserre la ville et qu’il traversait au petit pas de son cheval.

Après avoir interrogé les environs d’un regard soupçonneux, le cavalier, rassuré par la solitude complète qui l’entourait, se décida à se débarrasser de son manteau et à le jeter plié en deux sur le pommeau de sa selle.

Il fut alors facile de reconnaître un jeune homme de vingt-deux ans à peine, aux traits fins et distingués ; son front large, ses yeux noirs et bien fendus, sa bouche railleuse surmontée d’une légère moustache brune, donnaient à son visage, d’un ovale parfait, une expression d’orgueil, de dédain et de dureté indicibles ; sa taille était haute et bien prise ; ses membres bien attachés et vigoureux ; ses gestes et toutes les habitudes de son corps avaient une élégance et une désinvolture suprêmes.

Son costume, de velours noir galonné d’or, faisait admirablement ressortir la pâleur mate de son teint ; une courte épée à fourreau d’argent, attachée à son flanc gauche, prouvait qu’il était de noblesse, car seuls les gentilshommes avaient, à cette époque, le droit de porter l’épée ; son chapeau, de poil de vigogne, à forme basse et à larges ailes, laissait échapper de longues boucles de cheveux noirs, qui tombaient en désordre sur ses épaules ; de fortes bottes, en cuir jaune et garnies de lourds éperons en argent, montaient jusqu’au-dessus de ses genoux.

En somme, c’était un brillant cavalier, dont l’apparence don juanesque devait plaire aux voluptueuses Vera-Cruzenes et rendre jaloux bien des maris.

À quelques pas de la ville seulement il reprit son manteau, puis il passa la Guarita et bientôt il atteignit les premières maisons du faubourg de la Tejeria.

Du reste, notre voyageur ne s’engagea pas bien avant dans le faubourg ; arrivé au tiers environ, son cheval s’arrêta de lui-même devant une maison noire et lézardée, dont la porte massive et curieusement sculptée s’ouvrit aussitôt pour le recevoir.

Le jeune homme mit pied à terre et jeta la bride à un domestique d’un certain âge qui, après avoir refermé la porte, s’était approché de lui chapeau bas.

— M. le duc m’a-t-il demandé, Estevan ? dit le jeune homme en espagnol au domestique.

— Deux fois, monsieur le comte, répondit respectueusement Estevan.

— Il n’a pas paru inquiet ou contrarié de mon absence ?

— Contrarié, non, monsieur le comte ; mais inquiet, oui.

— Il n’y a rien de nouveau ici ?

— Non, monsieur le comte ; pendant les deux jours que votre absence a duré, monseigneur est constamment demeuré enfermé dans ses appartements. Une fois seulement il est sorti pour prendre, je crois, congé de M. le gouverneur de la ville.

— Ainsi, M. le duc part ?

— Les ordres sont donnés pour ce soir, monsieur le comte ; rien n’est changé à ce que monseigneur avait arrêté.

— C’est bien. N’a-t-on rien apporté pour moi ?

— Pardonnez-moi, monsieur le comte, un homme est venu ce matin, il y a une heure environ, accompagné de deux commissionnaires chargés de coffres.

— Bien ; je vais remettre un peu d’ordre dans ma toilette, puis je me rendrai auprès de monseigneur. Veuillez le prévenir de mon retour, Estevan.

Le domestique s’inclina, remit le cheval à un garçon d’écurie et entra dans la maison par une porte de dégagement, tandis que le jeune homme y pénétrait, lui, par l’entrée principale.

L’inconnu monta un étage, tourna la clef d’une porte et se trouva dans une antichambre, où plusieurs coffres étaient rangés près du mur ; c’étaient ceux dont lui avait parlé Estevan. Le jeune homme traversa cette pièce sans s’y arrêter et entra dans une chambre à coucher, la sienne probablement, car il se mit aussitôt en devoir de procéder aux soins que réclamait sa toilette froissée et défraîchie par les accidents de la route.

Il avait complètement changé de costume et jetait un dernier coup d’œil à son miroir lorsque Estevan parut.

— Que désirez-vous ? lui demanda-t-il.

— M. le duc attend monsieur le comte dans la salle à manger, répondit le domestique en s’inclinant.

— Allez, je vous suis, dit-il.

Ils descendirent au rez-de-chaussée, traversèrent plusieurs pièces richement meublées et la plupart remplies de valets en grande livrée, de pages et d’écuyers debout ou assis, qui saluèrent silencieusement le jeune homme, et ils s’arrêtèrent enfin devant une porte auprès de laquelle se tenaient deux huissiers, la chaîne d’or au cou.

Un des huissiers ouvrit la portière et annonça :

— El señor conde don Gusman de Tudela.

Le comte entra, suivi par Estevan, qui ne portait pas la livrée et paraissait être un serviteur de confiance.

Derrière eux la portière retomba et la porte fut fermée.

La pièce où se trouva alors le jeune homme était une salle à manger.

Deux personnes étaient assises devant une table dressée au milieu de la pièce et couverte de mets auxquels nul n’avait encore touché.

Un écuyer tranchant et deux domestiques vêtus de noir, une chaîne d’argent au cou, attendaient l’ordre de servir.

Des deux personnes assises devant la table, la première était un vieillard de soixante-dix ans au moins ; bien que ses cheveux et sa barbe fussent d’une blancheur éclatante, cependant il était encore droit et vert ; son œil noir était plein de feu et de jeunesse, l’expression de son visage était dure, sombre et triste. Il portait un costume tout en velours noir, brodé d’argent, et avait au cou les ordres réunis du Saint-Esprit et de la Toison d’or.

C’était le duc de Peñaflor.

La personne placée à ses côtés, plus jeune d’une trentaine d’années au moins, était son fils, le marquis don Sancho de Peñaflor.

Malgré ses quarante ans bien sonnés, c’était encore un jeune homme ; aucune ride ne sillonnait son front pur et uni comme s’il n’eût eu que vingt ans ; sa belle et mâle figure avait une expression de bonne humeur et d’insouciance qui tranchait avec la sombre gravité de son père.

Son costume, coupé à la dernière mode de la cour de France, était d’une richesse folle et lui seyait à ravir ; il jouait en ce moment avec le pommeau d’or ciselé de son épée, tout en fredonnant à demi-voix une seguidilla.

— Soyez le bienvenu, don Gusman, dit le duc en tendant au jeune homme une main que celui-ci baisa respectueusement ; nous vous attendions avec impatience.

— Monseigneur, répondit le comte, d’impérieuses raisons, indépendantes de ma volonté, ont seules été assez puissantes pour me retenir loin de vous.

— Nous ne vous adressons pas de reproches, monsieur ; plus tard, vous nous expliquerez ce que vous avez fait ; quant à présent, asseyez-vous ; et se tournant vers l’écuyer tranchant : Servez, ajouta-t-il.

Le comte prit place.

— Eh ! don Gusman, dit le marquis en le regardant curieusement, comme vous voilà brave, mon cher cousin, je ne vous connaissais pas ces magnifiques dentelles ; c’est du point d’Angleterre, n’est-ce pas ?


— Halte ! cria Philippe d’une voix tonnante.

— Oui, mon cousin, répondit-il.

— Vous donnerez, je vous prie, l’adresse du marchand à Estevan.

— Je ferai mieux, mon cousin, fit-il en souriant. Si ces dentelles vous plaisent si fort, je vous les offrirai.

— Vive Dios ! s’écria joyeusement le marquis en se frottant les mains, c’est juste, moi qui n’y songeais plus ; il est probable qu’il se passera du temps avant que vous ne…

— Êtes-vous fou, marquis, de dire de telles choses ? interrompit rudement le duc en lui lançant un regard sévère.

Don Sancho baissa la tête en se mordant les lèvres.

Le repas continua silencieusement.

Le duc et le comte étaient préoccupés ; seul le marquis conservait sa bonne humeur habituelle.

Lorsque les dulces et les confites eurent été placés sur la table, le duc fit un signe ; les serviteurs disparurent. Les trois convives demeurèrent seuls.

Le marquis fit le geste de se lever.

— Que faites-vous ? don Sancho, lui demanda le duc.

— Je vous laisse, mon père, répondit-il ; vous avez à causer de choses sérieuses avec mon cousin ; mieux vaut que je me retire.

— Demeurez, monsieur ; l’affaire dont il s’agit vous touche plus que vous le supposez.

— Puisque vous le désirez, je resterai donc, mon père, bien que je ne voie pas en quoi ma présence puisse être utile ici.

Le duc lui présenta un pli cacheté.

— Lisez ceci que, pour vous, j’ai reçu ce matin.

— Un ordre royal ! s’écria le marquis avec surprise.

— Oui, mon fils, S. M. le roi a daigné, à ma prière, vous nommer gouverneur de l’île de Santo-Domingo.

— Oh ! mon père, que de reconnaissance ! s’écria le marquis en baisant respectueusement la main du duc.

— J’ai voulu avoir près de moi le seul fils qui me reste.

— Comptez-vous donc quitter déjà la Nouvelle-Espagne, mon père ?

— Le même courrier a apporté votre nomination et mon ordre de départ pour Panama.

— Quel honneur pour notre famille !

— Sa Majesté nous comble.

— Permettez-moi, monseigneur, dit le comte, de joindre mes félicitations à celles de mon cousin.

— Vous êtes un peu cause de ce qui arrive, don Gusman, répondit en souriant le duc.

— Moi, monseigneur ? fit-il avec étonnement.

— Certes, mon enfant ; pour assurer le succès de l’entreprise difficile qui vous est confiée, j’ai consenti, malgré mon grand âge, à reprendre le gouvernement de la riche province de Panama, convaincu que, certain d’être secouru par moi en toutes circonstances, vous n’hésiterez pas à faire votre devoir jusqu’au bout. Votre cousin et moi nous serons rendus presque en même temps que vous, don Sancho nous servira d’intermédiaire, de cette façon nous n’aurons pas à redouter de trahison et nous ne partagerons avec personne la gloire d’avoir délivré notre patrie des ennemis acharnés qui ont depuis tant d’années osé lui jeter un insolent défi.

— Je vous remercie, monseigneur, j’essayerai, je vous le jure, de justifier la confiance que vous avez daigné mettre en moi.

— Veuillez m’instruire en deux mots de ce que vous avez fait pendant ces deux jours que vous avez été absent, monsieur.

— Monseigneur, j’ai, je le crois, complètement rempli vos intentions ; je me suis abouché avec l’homme qu’on vous avait désigné ; cet homme est à présent à mon entière discrétion ; aujourd’hui même je dois être présenté par lui au capitaine du brick Le Caïman qui, demain au plus tard, quittera le port pour se rendre à la côte.

— Et vous êtes sûr de cet homme ?

— Comme de moi-même.

— Nous allons donc vous faire nos adieux, car nous aussi nous partons. J’ai rédigé certaines instructions dont vous ne vous écarterez pas, elles sont contenues dans ce papier, prenez-le et gardez qu’on vous l’enlève.

Le comte prit le papier des mains du duc.

— Ces instructions, monseigneur, je les apprendrai, puis, lorsqu’elles seront sûrement gravées dans ma mémoire, je brûlerai le papier.

— Ce sera plus prudent, fit en souriant le duc.

— Ainsi, mon cousin, nous serons ennemis là-bas, dit gaiement le marquis. Vive Dios ! prenez garde à vous et surtout veillez à ne pas vous laisser surprendre par mes cinquantaines.

Le duc, la tête penchée sur la poitrine, réfléchissait profondément.

— Ce sont de rudes hommes que ceux avec lesquels vous allez vous trouver, continua le marquis, je les connais de longue date.

— Les avez-vous donc combattus, mon cousin ?

— J’ai plusieurs fois eu affaire à eux, tantôt comme ami, tantôt comme ennemi, ce sont des démons ! Et pourtant, ajouta-t-il avec un accent de mélancolie qui surprit fort le jeune homme, je ne saurais en mal parler ; moins que tout autre je serais en droit de le faire.

— Veuillez m’expliquer, mon cousin…

— À quoi bon ? interrompit-il vivement, vous les jugerez ; retenez seulement ceci : ce sont des hommes dans toute l’acception du mot ; ils ont tous les vices et toutes les vertus inhérents à la nature humaine, allant aussi loin dans le bien que dans le mal, toujours supérieurs aux événements quels qu’ils soient, et chez lesquels la haine du despotisme a engendré une licence effrénée qu’ils décorent du nom de liberté, mot qu’ils ont inventé et qu’eux seuls peuvent comprendre.

— D’après ce que vous me dites, mon cousin, je vois que mon apprentissage sera rude.

— Plus que vous ne le supposez, mon cousin. Dieu veuille que vous ne périssiez pas à la peine ! Ah ! murmura-t-il à demi-voix, pourquoi avez-vous accepté cette dangereuse mission ?

— Que pouvais-je faire ? répondit-il sur le même ton.

— C’est vrai, fit le marquis ; et, jetant un regard sur le duc toujours absorbé dans ses pensées : Je ne puis causer avec vous ainsi que je le voudrais, don Gusman ; cependant écoutez ceci : puisque me voilà gouverneur de Saint-Domingue, je pourrai, je le crois, vous servir ; vous savez quelle amitié je professe pour vous ; ne faites rien sans me consulter, peut-être mes conseils vous seront-ils utiles.

— Je suis touché jusqu’au fond du cœur de ce que vous me dites, mon cousin, mais comment ferai-je pour vous voir ?

— Que cela ne vous inquiète pas, vous recevrez de mes nouvelles ; je n’ai qu’un mot à ajouter : soyez prudent, le soupçon le plus léger serait le signal de votre mort : ces hommes-là ne pardonnent pas, j’en ai eu la preuve.

En ce moment le duc releva la tête, il passa la main sur son front et jetant un regard impérieux au marquis comme pour lui ordonner de garder le silence, il se pencha vers le comte, et avec un accent de douceur et de tendresse que celui-ci ne lui avait vu prendre que bien rarement, il lui adressa la parole.

— Mon enfant, lui dit-il, dans un instant nous nous quitterons peut-être pour ne nous revoir jamais ; je ne veux pas me séparer de vous sans vous révéler certaines choses dont, pour le succès même de votre mission et l’apaisement de votre conscience dans l’avenir, il est nécessaire, je dirai plus, indispensable que vous soyez instruit.

— Je vous écoute avec respect et reconnaissance, monseigneur, répondit le jeune homme. Vous avez été un père pour moi, je vous dois tout ; je serais le plus ingrat des hommes si je ne professais pas pour vous la vénération la plus sincère et la plus profonde.

— Je connais vos sentiments, mon enfant, j’ai confiance dans la bonté de votre cœur et dans la rectitude de votre jugement, c’est pourquoi je veux, avant notre séparation, vous donner enfin sur l’histoire de vos premières années les éclaircissements que jusqu’à ce jour je vous avais refusés. Notre famille, vous le savez, est une des plus nobles de l’Espagne, elle remonte aux premiers temps de la monarchie ; nos ancêtres ont toujours porté haut l’honneur de notre nom, qu’ils nous ont jusqu’aujourd’hui transmis sans tache. Votre mère était ma sœur : vous voyez, mon enfant, que vous me tenez de fort près, puisque je suis votre oncle. Votre mère, doña Inez de Peñaflor, beaucoup plus jeune que moi, était encore une enfant lorsque je me mariai ; à la mort de mon père je devins tout naturellement son tuteur. À l’époque dont je vous parle, mon cher Gusman, la France et l’Espagne étaient en guerre ; pour certaines raisons inutiles à vous rapporter, ma sœur avait été placée par moi dans un couvent de la ville de Perpignan qui nous appartenait alors ; quelques années se passèrent : Perpignan, assiégé par le cardinal de Richelieu en personne, fut forcé de se rendre après une longue et héroïque défense. La ville prise, j’accourus pour retirer ma sœur du couvent et la conduire en Espagne. Je la trouvai mourante, le couvent avait été pillé par les Français. Les religieuses, chassées et dispersées, s’étaient réfugiées où elles avaient pu, ma sœur avait trouvé un asile dans une pauvre famille espagnole, où j’eus beaucoup de peine à la découvrir. Inquiet de l’état dans lequel elle se trouvait, je mandai un médecin, ce que les pauvres gens qui l’avaient recueillie n’avaient osé faire à cause de leur misère. Ma sœur ne voulait pas voir le médecin ; j’eus les plus grandes difficultés à lui persuader de le recevoir. Il demeura longtemps enfermé avec elle ; lorsque enfin il partit, je m’empressai de le questionner ; son visage était triste, il ne répondit que d’un air contraint et embarrassé à mes questions. J’entrai dans la chambre de ma sœur ; elle pleurait ; elle non plus ne me voulut rien dire. Le médecin revint vers le soir, je le questionnai de nouveau : il me donna quelques consolations banales et je crus m’apercevoir qu’il cherchait à m’éloigner. L’insistance qu’il mit à m’engager à prendre du repos me donna des soupçons, je pressentis un malheur ; je feignis de consentir à ce qu’il me demandait, je sortis, mais dès qu’il fut entré dans la chambre de ma sœur, je me glissai dans un cabinet qui n’était séparé de cette chambre que par une cloison, et je prêtai l’oreille. Bientôt je n’eus plus rien à apprendre. La vérité tout entière me fut révélée : ma sœur était enceinte ; elle avait été séduite et déshonorée par un officier français qui l’avait ensuite lâchement abandonnée. Que pouvais-je faire ? pardonner à la pauvre enfant abusée. Je n’hésitai pas ; seulement j’exigeai qu’elle me révélât le nom de son séducteur. Cet homme portait un des plus beaux noms de la noblesse française ; j’allai le chercher à Paris où il se trouvait alors. Je lui demandai de réparer le crime qu’il avait commis : il me rit au nez et me tourna le dos ; je lui fis alors une de ces insultes qui exigent du sang, rendez-vous fut pris pour le lendemain ; il me blessa grièvement. Je demeurai deux mois entiers entre la vie et la mort ; enfin j’entrai en convalescence. Mon ennemi avait quitté Paris. Il me fut impossible de découvrir sa retraite ; je retournai à Perpignan le cœur brisé.

Le duc était pâle ; des gouttelettes de sueur perlaient à ses tempes, son débit sec et saccadé était pour ainsi dire haché entre ses lèvres serrées. Le marquis, l’œil fixe, le corps penché en avant, écoutait son père avec une sorte d’épouvante. Quant au comte, la tête cachée dans les mains, il ne voyait rien ; toute son attention était concentrée sur le récit que lui faisait le vieillard.

Celui-ci continua :

— Ma sœur avait accouché d’un enfant mort. Je la trouvai complètement rétablie. Je lui laissai ignorer les événements de mon voyage. Rien ne me retenait plus en France, je partis avec elle pour l’Espagne. Trois mois plus tard, Sa Majesté daigna me nommer vice-roi de la Nouvelle-Espagne ; je préparai tout pour mon départ qui, selon la teneur du rescrit royal, devait être prochain. Ma sœur, ainsi que cela avait été convenu entre nous, m’accompagnait au Mexique. Sur ces entrefaites, un de nos parents éloignés, habitant Madrid depuis quelques semaines, se présenta à mon palais et me fit la demande officielle de la main de ma sœur. Inez, bien qu’elle vécût assez retirée, avait été vue plusieurs fois chez moi par notre parent, il en était tombé amoureux et désirait l’épouser. Il se nommait le comte don Luis de Tudela.

— Mon père ! s’écria le jeune homme.

— Votre père, oui, mon enfant ; car, malgré sa répugnance pour contracter cette union, ma sœur céda à mes prières et consentit à l’épouser. Quelques jours après le mariage, je quittai l’Espagne et partis pour le Mexique. Depuis deux ans j’étais aux Indes, lorsque je reçus coup sur coup trois nouvelles qui m’obligèrent à m’embarquer précipitamment et à retourner en Espagne, au risque d’encourir la disgrâce du roi. L’homme qui avait séduit ma sœur était venu à Madrid à la suite d’un ambassadeur français. Dans un bal donné à la cour, il avait reconnu dans la comtesse de Tudela la femme qu’il avait si honteusement abandonnée à Perpignan ; au lieu de rougir de sa conduite passée et de se tenir à l’écart, l’occasion lui avait paru bonne pour renouer avec elle des relations adultères ; repoussé avec mépris par la comtesse, cet homme avait eu l’infamie de la déshonorer publiquement en racontant à sa manière ce qui s’était passé entre elle et lui à Perpignan. Le comte, instruit presque aussitôt, lui donna un démenti. Ils se battirent ; cet homme le tua.

— Vous savez le nom de cet homme, n’est-ce pas, monseigneur ? s’écria le jeune homme, d’une voix que la douleur faisait trembler.

— Je le savais ; mais il a quitté ce nom pour en prendre un autre, dit sourdement le vieillard.

Le jeune homme baissa la tête avec accablement, en étouffant un sanglot.

— Ma sœur était morte de douleur, quelques jours après son mari, vous laissant orphelin, âgé d’un an à peine. Je me chargeai de vous, Gusman ; je vous adoptai presque pour mon fils ; mais je vous réservais une mission sacrée, celle de venger votre père et votre mère.

— Je ne faillirai pas à cette mission ; merci, monseigneur, dit le jeune homme avec un accent fébrile.

— J’apportai le plus grand soin à votre éducation que je dirigeai vers la marine ; car il fallait que vous fussiez marin pour l’accomplissement de mes projets et des vôtres ; grâce à Dieu, bien que fort jeune encore, vous jouissez ajuste titre de la réputation d’un officier habile et expérimenté ; maintenant, un dernier mot.

— J’écoute, monseigneur.

— L’assassin de votre père, le séducteur de votre mère est un des principaux chefs de ces hommes redoutables, au milieu desquels vous allez vivre, j’en ai la certitude ; la seule chose que j’ignore, c’est le nom qu’il a pris depuis qu’il a adopté cette vie de meurtre et de pillage.

— Ah ! peu importe, monseigneur, s’écria le comte avec énergie. Si bien caché que soit cet homme, je le découvrirai, je vous le jure.

— Bien, mon enfant. L’heure est venue de nous séparer. Vous savez quelle mission de sang et de vengeance vous avez à accomplir ! Que Dieu vous soit en aide ! Je vous donne ma bénédiction, partez, et ne faussez pas votre serment.

Le jeune homme s’agenouilla devant le vieillard qui lui donna sa main à baiser ; puis il se releva et fit ses adieux au marquis.

— Au revoir, lui dit celui-ci avec intention, en lui serrant la main.

— Au revoir, répondit le comte, et il sortit de la salle.

Le duc le suivit du regard, écouta le bruit de ses pas qui allait s’amoindrissant de plus en plus ; puis il releva fièrement la tête, et, lançant un regard de défi vers le ciel :

— Pour cette fois, dit-il avec un accent de triomphe, je tiens enfin ma vengeance !

— Ah ! mon père, murmura le marquis avec tristesse, êtes-vous donc implacable ?

Le vieillard tourna la tête vers son fils avec une inexprimable expression de mépris et de dédain, haussa les épaules et quitta la salle à pas lents.

— Pauvre Gusman ! fit don Sancho en regardant son père s’éloigner.