Les Bohèmes de la mer (Aimard)/VI

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Roy (p. 41-48).
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VI

L’ENRÔLEMENT

Don Gusman de Tudela, après son entretien avec le duc de Peñaflor, s’était enfermé dans son appartement.

Une fois seul et certain de ne pas avoir à redouter des regards indiscrets, le jeune homme se laissa tomber sur un siège, cacha sa tête dans ses mains et, pendant un laps de temps assez long, il demeura plongé dans une immobilité complète.

Quel pouvait être le sujet de ses réflexions ? Lui seul aurait pu le dire sans doute.

Peut-être pensait-il à son avenir perdu, à ses espérances subitement brisées par l’affreuse révélation qui lui avait été faite.

Peut-être rêvait-il à la vengeance qu’il avait juré de tirer du séducteur de sa mère.

Peut-être aussi envoyait-il un dernier adieu à l’être aimé que le devoir l’obligeait à abandonner sans espoir de le revoir un jour !

À vingt ans l’amour n’est-il pas la grande affaire de la vie, et lorsqu’on est beau, riche et de noblesse, l’existence apparaît si douce et si facile !

Du reste, quelles que fussent les réflexions du malheureux gentilhomme, elles devaient être bien tristes, car des larmes brûlantes filtraient entre ses doigts et des sanglots étouffés s’échappaient de sa poitrine malgré ses efforts pour les retenir. Enfin il releva son visage pâli par la souffrance et passant nerveusement sa main sur son front moite :

— Plus de faiblesse, dit-il avec un sourire triste ; adieu à mes beaux rêves, mon cœur doit être mort maintenant à tout autre sentiment que celui de la haine !

Il ouvrit alors un coffre, en retira des vêtements de matelot qu’il étala sur un meuble, et, avec un dernier soupir, il se mit en devoir de quitter sa brillante toilette pour les endosser.

Il achevait de s’habiller lorsqu’on gratta doucement à la porte.

— Voilà mon homme, murmura-t-il, et il alla ouvrir.

Un individu d’une quarantaine d’années, ayant toute l’apparence d’un matelot, se tenait respectueusement, le chapeau à la main, sur le seuil.

— Entrez, maître Aguirre, lui dit-il.

Le matelot salua et pénétra dans la chambre.

Se puede hablar ? dit-il en jetant un regard soupçonneux autour de lui.

— En français ou en espagnol, à votre choix, maître Aguirre, répondit le jeune homme en refermant la porte, nous sommes bien seuls.

— Bon, puisqu’il en est ainsi, nous n’aurons pas d’indiscrétion à redouter, tant mieux, monseigneur.

— Hum ! maître Aguirre, perdez, je vous prie, l’habitude de m’appeler monseigneur, nommez-moi tout simplement Martial, c’est le nom que je compte prendre, ou, si vous le préférez, dites-moi monsieur, cela ne signifie rien et n’est point compromettant.

— J’obéirai à monsieur, répondit maître Aguirre en saluant.

— C’est cela, asseyez-vous sur cet équipal et causons.

— Je suis aux ordres de monsieur.

— Ne vous ai-je pas dit que mon nom est Martial ?

— Oui, monsieur. — Hein ? fit-il en souriant.

— Oui, Martial, oh ! soyez tranquille, je m’y habituerai.

— Maintenant, venons au fait, parlez, je vous écoute.

— D’après l’ordre que vous m’ayez donné je me suis présenté au capitaine du Caïman.

— Ah ! il se nomme Le Caïman ?

— C’est un joli nom de flibustier.

— Aussi en est-ce un.

— Pardieu ! je le sais bien ; et on ne s’en doute pas ici ?

— Pas le moins du monde, on le prend pour un négrier ; d’ailleurs le capitaine est prudent, il ne laisse descendre personne à terre, et depuis huit jours qu’il est mouillé à Sacrificios, pas un matelot de son équipage n’a mis le pied sur le port de la Vera-Cruz.

— Oui, c’est hardiment joué ; mais tout se peut découvrir à la fin.

— Aussi doit-il appareiller cette nuit avec la marée.

— Oh ! oh ! il faut nous presser alors.

— C’est ce que j’ai fait ; par un hasard singulier, je me trouvais à Sacrificios lors de l’arrivée du navire ; malgré ses peintures et son déguisement, ce n’était pas un vieux marin comme moi qu’il pouvait essayer de tromper, ses allures me parurent suspectes et…

— Voyons, ne vous embrouillez pas, maître Aguirre, interrompit le jeune homme en souriant, pourquoi ne pas me dire franchement ce qui en est.

— Comment, ce qui en est ? fit-il avec un tressaillement de surprise.

— Eh ! mon Dieu oui, ne suis-je pas des vôtres maintenant ? La chose est cependant bien simple : vous êtes Basque de Bayonne, je crois, c’est-à-dire à moitié Espagnol, vous avez profité de cette particularité pour vous hasarder en terre ferme et vous établir en ce pays. Dans quel but ? cela ne me regarde pas quant à présent, donc je ne vous en dirai rien ; seulement vous vous êtes arrangé de façon à demeurer toujours en relation avec vos amis les Frères de la Côte. Le hasard dont vous parliez tout à l’heure se résume en ceci que, depuis plusieurs jours déjà, vous guettiez ce navire que vous attendiez bel et bien ; maintenant que nous nous entendons, du moins je l’espère, continuez, je vous prie, je suis tout oreilles.


— Un ordre royal ! s’écria le marquis avec surprise.

Tout ceci fut dit avec, un ton de fine et mordante raillerie qui décontenança tellement le marin que pendant un instant il demeura complètement abasourdi. Mais, comme au demeurant c’était un hardi compagnon, il ne tarda pas à reprendre son sang-froid et regardant son interlocuteur bien en face :

— Eh bien ! oui, c’est vrai, lui dit-il, après ?

— Après ? Mais voilà tout, il me semble.

— Je serais curieux de savoir qui vous a si bien instruit, monsieur le comte.

— Vous oubliez nos conventions, maître Aguirre. Je me nomme Martial, retenez-le une fois pour toutes, je vous prie ; quant à être instruit, vous comprenez, mon brave ; que l’affaire dans laquelle je m’embarque est assez sérieuse pour que je prenne mes précautions ; donc je vous ai surveillé, voilà tout ; j’avais, il me semble, un assez grand intérêt à ne pas être trahi par vous, pour agir ainsi.

— À la rigueur, vous pouvez avoir raison, répondit-il d’un air de doute.

— Revenons donc à notre affaire.

— Vous savez que je pars sur le Caïman en qualité de maître d’équipage.

— Est-ce convenu ?

— Je suis inscrit sur le rôle, et j’ai touché mes avances.

— Comment, vos avances ?

— C’est-à-dire, fit-il avec embarras, le capitaine, à ma prière, m’a prêté une certaine somme dont j’avais un pressant besoin.

— Bon ! fit-il avec un sourire railleur, et moi ? Qu’avez-vous fait ?

— Je vous ai proposé au capitaine en vous présentant à ses yeux comme étant un de mes compatriotes perdu sur cette côte et en butte à la haine des Gavachos. Sur ma recommandation, le capitaine vous accepte ; mais il veut vous voir avant que de rien déterminer.

— Ceci est fort juste ; où le trouverai-je ?

— À Sacrificios ; il nous y attendra vers quatre heures : j’ai préparé un canot.

— Très bien ! Maintenant, à mon tour, dit le jeune homme en posant une liasse de papiers sur la table.

Les yeux de maître Aguirre brillèrent de convoitise ; il rapprocha son équipal et pencha le haut corps en avant comme pour mieux voir.

Martial, nous lui conserverons ce nom, dénoua le ruban qui attachait les papiers et commença à les classer tout en parlant.

— Les bons comptes font les bons amis, mon maître, dit-il, tenez vos promesses et je tiendrai les miennes : voici l’acte de vente parfaitement en règle de la maison que vous habitez. De plus, voici cinquante mille livres en bons de caisse ; comptez.

Le matelot s’empara, avec un tremblement nerveux, des papiers que lui présentait le jeune homme et les examina avec la plus scrupuleuse attention.

— Le compte y est, dit-il.

— Maintenant, reprit le jeune homme, voici une reconnaissance de cinquante autres mille livres, mais payables seulement à votre retour en France, sur un certificat écrit et signé de ma main, constatant que je suis satisfait de vos services ; prenez. Vous voyez que je tiens mes promesses comme vous tenez les vôtres. Un dernier mot, afin qu’il n’existe pas de malentendus entre nous : s’il vous plaît de servir vos amis au préjudice des Espagnols, cela est de bonne guerre et ne me regarde pas plus que vous n’avez à vous occuper des motifs de ma conduite présente. Souvenez-vous seulement que vous m’appartenez ; que nous jouons cartes sur table l’un envers l’autre, sans finasserie ni trahison, et que vous me devez l’obéissance la plus absolue.

— Pendant un an, répondit le matelot.

— Jusqu’au jour où vous retournerez en France.

— C’est entendu.

— Oui, mais retenez bien mes paroles, maître Aguirre : vous me connaissez assez, n’est-ce pas, pour être convaincu qu’au premier soupçon je vous brûlerais la cervelle ?

— Il est inutile de menacer, monseigneur, répondit-il en haussant les épaules, mon intérêt vous répond de ma fidélité.

— Bon, j’ai pensé que peut-être vous ne reviendrez jamais habiter la Vera-Cruz, et que, par conséquent, le don de votre maison était assez illusoire. Aussi ai-je ajouté à la somme promise une vingtaine de mille livres comme pot-de-vin, tout en vous laissant la propriété de cette maison.

— Merci, monsieur, je l’ai louée ce matin pour cinq ans, et j’ai touché les loyers d’avance.

— Allons, fit-il en riant, je vois avec plaisir que vous connaissez les affaires, c’est une garantie pour moi ; serrez toutes ces paperasses : maintenant, nous partirons quand vous voudrez.

— Tout de suite si vous le désirez.

— Tout de suite, soit.

Ils sortirent.

En quittant la maison, le jeune homme ne put retenir un dernier soupir ; mais il se remit aussitôt, et s’adressant à son compagnon :

— Marchons, lui dit-il d’une voix ferme.

Il était trois heures de l’après-dîner, les deux hommes traversèrent la ville côte à côte sans rencontrer personne ; les rues étaient à peu près désertes à cause de la chaleur.

Le déguisement du comte était trop complètement vrai pour qu’il craignît d’être reconnu par aucun de ses amis.

Ils atteignirent donc le port sans encombre. Une légère embarcation était amarrée à l’extrémité du môle.

— Voilà le canot, dit le marin.

— Embarquons, répondit laconiquement le jeune homme.

Ils sautèrent dans le canot, larguèrent l’amarre, et saisirent les avirons.

La traversée de la Vera-Cruz à l’île Sacrificios, où mouillent ordinairement les gros navires qui y trouvent un bon ancrage et un abri à peu près sûr, est d’environ une lieue.

Lorsque la mer est belle, c’est une délicieuse promenade.

Après avoir, pendant quelque temps, usé des avirons, une légère brise se leva, qui permit aux voyageurs d’orienter une voile latine, et de se laisser emporter sans fatigue.

Au fur et à mesure qu’ils approchaient de l’île, le brick-goélette Le Caïman semblait sortir de l’eau, et finit par leur apparaître dans tous ses détails.

C’était un beau navire, long, effilé et ras sur l’eau ; sa haute mâture était rejetée en arrière ; son gréement, bien goudronné, était bien tendu et tenu avec un soin remarquable.

Sa coque, entièrement noire, était traversée par une mince bande d’un rouge de sang. On ne voyait pas de sabord et par conséquent pas de canons.

Personne ne paraissait à bord.

Le comte fit deux observations importantes : la première, que les filets d’abordage étaient tendus, de crainte de surprise, sans doute ; la seconde que les voiles étaient sur les fils de caret, et que le brick avait ses ancres aux bossoirs et était simplement amarré sur un corps mort.

— Voilà un navire bien espalmé, dit-il au moment où l’embarcation passait à le ranger par la hanche de tribord.

— Oui, répondit le marin avec complaisance, et un fin voilier, je vous en réponds.

— Vous le connaissez donc ?

— Pardieu ! j’ai navigué deux ans dessus sous les ordres de Montbars.

Quelques minutes plus tard, l’avant du canot grinçait sur le sable d’une petite crique, et les deux hommes prenaient terre sur l’île Sacrificios.

À peine avaient-ils fait quelques pas sur la plage qu’ils aperçurent un homme qui venait doucement au-devant d’eux.

— Voici le capitaine du Caïman, dit le marin, vous voyez qu’il est exact au rendez-vous.

— Ah ! fit le jeune homme, et, tout en s’approchant, il l’examina curieusement.

Comme ce personnage est appelé à jouer un rôle important dans ce récit, nous ferons en quelques mots son portrait.

Cet individu était, dans toute l’extension du terme, un véritable loup de mer ; en effet, il ressemblait bien plus à un phoque qu’à un homme.

Âgé de cinquante ans au moins, il en paraissait à peine quarante ; il était petit de taille, mais trapu et vigoureusement charpenté ; son teint hâlé avait presque la couleur de la brique ; ses yeux gris, enfoncés sous l’orbite, étaient vifs et expressifs ; sa physionomie intelligente, bien que rude, respirait l’audace et l’intrépidité calme de l’homme habitué depuis longues années à lutter contre le péril, sous quelque forme qu’il se présente.

Son costume, par caprice sans doute, car cet homme était Breton, était celui des Poletais, costume étrange qui s’est conservé intact jusqu’à ces dernières années.

— Il portait une casaque de gros drap bleu dont toutes les coutures étaient recouvertes d’un galon de même couleur, mais plus clair ; autour du cou, une cravate dont les pointes étaient garnies de glands d’argent ; une veste fond gris, à grandes fleurs brochées ; de larges culottes brunes passementées comme la casaque ; des bas de soie, et des souliers à boucles d’argent ; une toque de velours noir, ornée d’une vignette en verre filé représentant Notre-Dame des Grèves, couvrait sa tête. Une large ceinture en cuir de vache lui serrait la taille : dans cette ceinture étaient passés deux longs pistolets.

Voilà, au physique, quel était l’homme qui, ayant aperçu, les arrivants, s’avançait nonchalamment vers eux tout en fumant dans une pipe à tuyau presque imperceptible, et qui semblait soudée au coin de sa bouche.

— Eh ! te voilà donc, mon gars, dit-il gaiement au matelot, qui nous amènes-tu ici ?

— Capitaine Vent-en-Panne, répondit-il, je vous amène le nouveau compagnon dont je vous ai parlé hier.

— Ah ! ah ! fit-il en lançant un regard perçant au jeune homme, un gaillard bien découplé et qui paraît solide ; comment te nommes-tu, garçon ?

— Martial, capitaine, répondit-il avec un salut respectueux.

— Un nom de bon augure, vive Dieu ! Ainsi tu es Basque ?

— Oui, capitaine.

— Et tu t’es laissé affaler sur cette côte ?

— Mon Dieu oui ! capitaine, il y a deux ans déjà que j’y tire des bordées sans pouvoir m’élever au vent pour en sortir.

— Bon ! nous t’en tirerons, sois tranquille ; Aguirre m’a dit que tu es bon matelot.

— Voilà dix-sept ans que je navigue, capitaine, et je n’en ai pas encore vingt-trois.

— Hum ! tu dois connaître ton affaire, alors ; tu sais qui nous sommes, n’est-ce pas ?

— Oui, capitaine.

— Et tu n’as pas peur de monter à bord d’un de nos navires ?

— Au contraire, mon désir le plus vif était de faire la course.

— Très bien ! je crois que nous ferons quelque chose de toi.

— Je l’espère aussi.

— As-tu des armes et de la poudre ?

— J’ai tout ce qu’il me faut.

— Maintenant, je dois te prévenir d’une chose : à terre, nous sommes tous égaux ; à bord, il n’en est plus ainsi. Dès qu’on a juré la charte-partie, il faut s’y soumettre : nous n’avons qu’une punition.

— Laquelle ?

— La mort ! pour éviter la récidive. Aguirre, que je connais de longue date, m’a répondu de toi corps pour corps : une trahison de ta part, non seulement te tuerait, mais le tuerait aussi ; parmi nous, qui répond paye. Ainsi, réfléchis bien avant que d’accepter, tu es libre encore de te retirer si nos conditions te paraissent trop dures ; une fois ta parole donnée, il serait trop tard.

— J’accepte, répondit-il sans hésitation, d’une voix ferme.

— Bien ! voilà qui est parlé ; mais tu es jeune, je ne veux pas te prendre au mot ; trouve-toi à bord ce soir, à sept heures ; tâche de terminer tes affaires jusque-là ; tu liras la charte-partie, et s’il te convient toujours, après cette lecture, de t’enrôler avec nous, eh bien ! ce sera chose faite, et tu seras second lieutenant à bord.

— Toutes mes affaires sont terminées, capitaine, je n’ai pas besoin de retourner à la Vera-Cruz : Aguirre peut se charger de m’apporter mon coffre et mes armes.

— Tu me plais, tu es un joli garçon ; viens donc, puisque tu le veux.

Ils remontèrent dans l’embarcation qui, en quelques minutes, les conduisit à bord du brick. Cependant, ce ne fut pas sans éprouver un secret serrement de cœur et un tressaillement nerveux que le jeune homme posa le pied sur le pont de ce navire, où il allait vivre désormais au milieu de ces hommes qu’on lui avait représentés comme des bêtes féroces, n’existant que de meurtre et de pillage, sans foi, sans loi et sans patrie.

La même nuit, vers trois heures du matin, le brick-goélette Le Caïman larguait son amarre et prenait le large, emportant avec lui le lieutenant Martial et le contremaître Aguirre, les deux nouveaux enrôlés.

Le capitaine Vent-en-Panne avait donné la route sur Saint-Domingue ; sa croisière était terminée et il rentrait au Port-de-Paix.