Les Bohèmes de la mer (Aimard)/X

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X

L’ÎLOT DE LA TÊTE-DE-CHIEN

L’îlot de la Tête-de-Chien, où les flibustiers avaient pris rendez-vous, est un écueil aride, ou pour mieux dire un banc de sable, sur lequel ne pousse d’herbe d’aucune sorte et qui se trouve à deux encablures à peu près du Port-de-Paix sur la côte de Saint-Domingue dont il est séparé par un chenal navigable seulement à la marée montante.

Cet îlot, qui affecte une forme particulière assez semblable à celle de la tête d’un chien, ce qui lui a fait donner le nom qu’il porte, sert de refuge à une innombrable quantité de tortues de mer qui viennent à certaine époque de l’année déposer leurs œufs dans le sable.

Il est assez difficile d’atterrir sur cette plage qui n’offre aucune espèce d’abri pour les embarcations. Cependant, malgré cela et peut-être même à cause de cela, les flibustiers en avaient fait un point de rendez-vous, lorsqu’ils avaient à traiter de matières sérieuses ou à discuter des expéditions intéressant la société des Frères de la Côte.

Du reste le lieu était bien choisi si l’on voulait éviter les espions, car il était impossible de s’en approcher n’importe de quel côté sans être immédiatement aperçu par ceux qui se trouvaient dessus.

De plus on dominait la mer jusqu’à la limite extrême de l’horizon et si soi-même, on ne voulait pas être vu, c’était chose facile en se réfugiant dans une grotte assez vaste qui se trouvait au centre de l’îlot, s’ouvrant au milieu d’un chaos de rochers surgi probablement du fond de la mer à la suite de l’un de ces terribles cataclysmes si fréquents dans ces contrées et qui changent, en quelques minutes à peine, totalement la configuration du sol.

Le lendemain du jour où le hasard avait si fortement réuni les chefs principaux de la flibuste à l’auberge du Saumon couronné, plusieurs pirogues, la plupart montées par un seul homme, quittèrent au coucher du soleil différents points de la côte de Saint-Domingue et se dirigèrent à force de rames vers l’îlot de la Tête-de-Chien, où elles abordèrent presque en même temps.

Après avoir tiré les pirogues sur le sable afin que la mer ne les emportât pas, car il était impossible de les amarrer, ceux qui les montaient se dirigèrent isolément vers la grotte située au milieu de l’îlot et dont nous avons parlé plus haut.

La grotte était naturellement assez obscure, mais comme les premiers venus avaient eu le soin d’allumer des torches de bois chandelle qu’ils avaient ensuite plantées droites dans le sable, les derniers venus trouvèrent une clarté suffisante pour reconnaître leurs compagnons et s’assurer que nul individu suspect ne s’était faufilé parmi eux,

La réunion n’était pas nombreuse ; elle ne se composait en tout que de onze personnes ; c’étaient : MM. d’Ogeron, Montbars l’Exterminateur, Philippe d’Ogeron, le chevalier de Grammont, Pierre Legrand, Vent-en-Panne, Drack, le Poletais, Michel le Basque, Martial et Pitrians ; ces deux derniers assistaient à la séance par faveur spéciale, le premier parce qu’il était le matelot du chevalier de Grammont qui avait demandé cette exception, et le second parce que Philippe d’Ogeron l’avait fait admettre sous sa responsabilité personnelle, mais en réalité pour faire pièce à Grammont qu’il détestait cordialement et auquel il n’était pas fâché de déplaire.

Lorsque les flibustiers furent tous réunis dans la grotte, ils se saluèrent, s’assirent comme ils purent sur des blocs de rochers, allumèrent leurs pipes et la conférence commença sous la présidence non contestée de M. d’Ogeron, que son âge et l’influence dont à si juste titre il jouissait parmi les Frères de la Cote, appelaient à cet honneur.

M. d’Ogeron répéta, mais dans de plus grands détails, ce qu’il avait dit la veille ; il raconta son voyage en France ; son entrevue avec le cardinal Mazarin, s’appesantit sur les avantages que procurerait à l’association des Frères de la Côte, la toute-puissante protection du roi Louis XIV et insista auprès de ses auditeurs pour que cette bienveillance, que daignait leur témoigner le roi, fût appréciée par eux comme elle devait l’être ; puis il arriva au but principal de la conférence, c’est-à-dire à la nécessité de s’emparer le plus tôt possible de l’île de la Tortue et à ne pas laisser plus longtemps le pavillon espagnol flotter jusque sous leurs yeux comme pour les narguer et railler cette indépendance qu’ils se flattaient d’avoir conquise.

Le discours de M. d’Ogeron, habilement préparé, produisit un grand effet sur ses auditeurs, dont il flattait les plus vifs sentiments.

Ces hommes mis au ban de la société, considérés comme des parias, traités par leurs ennemis les Espagnols comme des pirates sans consistance, se sentaient intérieurement gonflés d’orgueil à la pensée que le roi Louis XIV recherchait leur alliance et traitait pour ainsi dire d’égal à égal avec eux.

Ils se sentaient relevés dans leur propre estime par cette offre du roi et se réjouissaient d’avoir été jugés dignes qu’elle leur fût faite. La plupart d’entre eux, jetés par des circonstances indépendante de leur volonté dans cette vie d’aventures et de hasards, aspiraient secrètement à la quitter pour reprendre leur place dans la société qui les avait rejetés de son sein ; les paroles de M. d’Ogeron trouvèrent donc d’autant plus d’écho dans leur cœur, qu’ils entrevirent l’espoir de reconquérir, dans un avenir prochain, tous les biens qu’ils croyaient avoir à jamais perdus et après lesquels ils soupiraient d’autant plus qu’ils ne comptaient plus les posséder jamais. Tant il est vrai, que ce n’est jamais impunément qu’un homme, si fort qu’il soit, se sépare de la société, foule aux pieds les lois qui la régissent, et prétend vivre pour lui seul et en dehors d’elle ; toutes choses auxquelles s’oppose la grande solidarité humaine.

Montbars avait attentivement écouté M. d’Ogeron ; plusieurs fois, pendant son discours, il avait froncé imperceptiblement les sourcils, car seul, peut-être, il avait deviné les pensées secrètes du vieillard et le but auquel il tendait.

— Monsieur, répondit-il au nom de ses compagnons, nous sommes, ainsi que nous le devons, reconnaissants à Sa Majesté le roi Louis XIV, d’une bienveillance que nous n’avons aucunement sollicitée.

— C’est vrai, monsieur, répondit M. d’Ogeron, qui sentit le coup et le voulut parer. Mais, Sa Majesté s’intéresse à tous ses sujets, quels qu’ils soient et en quelque lieu qu’ils se trouvent, et est heureuse, lorsque l’occasion s’en présente, de leur donner des marques de satisfaction.

— Pardon, monsieur, répondit le chef de la flibuste avec un sourire amer, je crois que vous confondez en ce moment.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— N’avez-vous pas, en parlant de nous, employé le terme de sujets ?

— En effet, mais ce terme n’a, je le crois, dans ma bouche rien d’offensant pour vous.

— Ni dans celle du roi Louis XIV, monsieur ; je ne le trouve pas juste, voilà tout.

— Comment, n’êtes-vous pas Français ? s’écria-t-il, avec surprise.

— Qui sait quelle nationalité est la nôtre, monsieur ? répondit-il avec une ironie triste, puisque notre pays natal nous a reniés. Regardez autour de vous ; nous sommes dix, n’est-ce pas ? voici Drack qui est Anglais, Michel qui est Basque, Martial qui probablement est Espagnol et ainsi des autres ; non, monsieur, nous ne sommes pas Français et par conséquent nullement sujets du roi Louis ; nous sommes des oiseaux de proie, nous autres, que la fatalité a fait échouer sur un écueil, les Frères de la Côte, les flibustiers en un mot, les rois de l’Atlantique ; nous ne reconnaissons d’autre loi que celle que nous faisons nous-mêmes, d’autre maître que notre volonté ; ne nous parlez donc plus de bienveillance ni de protection royale, je vous prie, et traitez-nous comme nous méritons de l’être, c’est-à-dire comme des hommes libres qui ont conquis leur indépendance et sauront la conserver quoi qu’il arrive.

— Vive Montbars ! s’écrièrent les flibustiers électrisés par ces paroles.

— Mais, reprit M. d’Ogeron, si vous êtes libres comme vous le prétendez, pourquoi avez-vous reconnu la suzeraineté de la France ?

— Pardon, monsieur, voilà que vous confondez encore.

— Comment, je confonds ?

— Certes, et rien n’est plus facile à prouver. Ce n’est pas nous qui avons recours au gouvernement français dont jamais nous n’avons eu besoin, c’est le roi de France qui, au contraire, a envoyé ses agents parmi nous et a demandé notre aide contre l’Espagne, dont à juste titre la puissance dans le Nouveau-Monde l’effraye.

— Montbars ! Montbars ! murmura M. d’Ogeron en soupirant, il faut que vous haïssiez bien la France, cette noble terre, pour parler ainsi.

L’œil du flibustier lança un fulgurant éclair, mais il se contint.

— Monsieur, répondit-il d’une voix calme en s’inclinant devant le vieillard, tous nous vous aimons et vous respectons comme vous méritez de l’être. Loin de moi la pensée de vous offenser ou seulement de vous affliger ; vous êtes notre gouverneur, nous vous reconnaissons comme tel et nous serons toujours heureux de vous obéir en cette qualité ; mais n’oubliez pas que c’est à la condition expresse de respecter nos lois et nos coutumes et de ne jamais vous immiscer dans les affaires particulières de la flibuste ; cessez donc, je vous en conjure, cet entretien qui ne pourrait que nous aigrir sans intérêt pour vous ni pour nous ; laissons là le roi Louis XIV, qui est un grand et puissant monarque avec lequel nous ne voulons rien avoir à démêler dans le présent ni dans l’avenir, et revenons au motif qui nous réunit ici, c’est-à-dire au moyen que nous devons employer pour nous emparer de l’île de la Tortue dans le plus bref délai possible.

— C’est cela, dit Drack, que nous importent les rois, à nous ! vive la flibuste !

— Vive la flibuste ! répétèrent les Frères de la Côte.

M. d’Ogeron comprit qu’il ne devait pas insister davantage. Montbars avait, par ses paroles, détruit l’effet produit par son discours ; il soupira tristement et se résigna à attendre une meilleure occasion pour revenir sur un sujet qui était le vœu de sa vie.

— J’attends, messieurs, dit-il, que vous me disiez si vous avez trouvé les hommes dont nous avons besoin pour tenter l’expédition.

— Cela n’a pas été difficile, répondit Pierre Legrand, nous avons plus d’hommes qu’il ne nous en faut.

— Mais cela ne suffit pas, fit observer le chevalier de Grammont.

— D’autant plus, ajouta Montbars, que, depuis que les Espagnols se sont rendus maîtres de l’île, comme ils ont parfaitement compris l’importance de cette position, ils ont considérablement augmenté les fortifications, ont mis une nombreuse garnison dans l’île.

— Sans compter, interrompit Drack, que cette garnison est commandée par un brave officier, don Fernando d’Avila. Je le connais, moi, c’est un rude soldat, il se fera tuer plutôt que de se rendre.

— Eh bien ! on le tuera, répondit brutalement Michel le Basque.

— Pardieu ! fit Drack, ceci ne fait pas de doute ; mais il nous donnera force besogne avant cela.

— Comment obtenir des renseignements exacts sur l’état des fortifications de l’île ? demanda M. d’Ogeron, cela me semble très difficile.

— Il y a un moyen, dit alors Philippe.

— Lequel ?

— C’est de s’introduire dans l’île, parbleu ! fit en riant le jeune homme.

— Est-ce vous qui vous chargeriez de vous y introduire ? dit aigrement Grammont.

— Pourquoi pas ? répondit-il.

— Tête et sang ! s’écria Grammont, je jure que si vous tentez cette folie, je vous accompagnerai, ne serait-ce que pour être témoin de la façon dont vous vous en sortirez.

— Paix ! messieurs, dit en s’interposant M. d’Ogeron, parlons sérieusement, je vous en prie.

— Mais je vous assure, mon oncle, répondit le jeune homme, que ma proposition est sérieuse et que si l’on m’y autorise je suis prêt à l’exécuter.

— Philippe a raison, dit Montbars, le moyen qu’il indique, tout périlleux qu’il soit, est le seul que nous devons employer. En effet, il nous est impossible de rien tenter avant de savoir positivement quels sont les points faibles de la place que nous voulons surprendre.

— Mais, objecta M. d’Ogeron, c’est courir à une mort certaine que d’essayer de s’introduire dans une île qui doit être si bien gardée.

— La tentative est hardie, je le sais, je ne m’en dissimule en aucune façon les difficultés, je sais que j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent contre moi ; malgré cela j’insiste, mon cher oncle, pour que cette mission me soit confiée, je suis convaincu que je réussirai.

— Auriez-vous par hasard des intelligences dans la place, mon cher capitaine ? dit Grammont d’une voix railleuse.

— Peut-être, répondit-il avec ironie : d’ailleurs, ajouta-t-il en s’adressant aux flibustiers, peu importe les moyens que j’emploierai pourvu que je réussisse et, je le répète, si on veut me laisser faire, je réponds du succès.

— Qu’en pensez-vous, messieurs ? dit M. d’Ogeron.


Il s’avança jusqu’au milieu du cercle : « Cette preuve, la voici, » dit-il.

— Nous pensons, répondit Michel le Basque, que souvent, dans des circonstances pareilles, des hommes de cœur se sont sacrifiés ainsi dans l’intérêt général ; ce que veut aujourd’hui faire le capitaine Philippe, d’autres l’ont fait déjà ; donc nous devons le laisser agir à sa guise.

— C’est bien votre avis à tous, messieurs ?

— Oui, répondirent les flibustiers d’une voix unanime.

— Soit donc, mon neveu ; le conseil vous autorise à vous introduire dans l’île de la Tortue ; nous attendrons votre retour avant de rien tenter afin de nous régler sur les renseignements que vous nous fournirez.

— Merci, mes frères, répondit Philippe, soyez tranquilles, ces renseignements seront exacts.

— Combien de temps demandez-vous pour accomplir votre mission ?

— Deux jours me suffiront, mais à la condition de partir tout de suite.

— Emmenez-vous quelqu’un avec vous ?

— Moi, dit Pitrians, il n’y a pas assez de temps que je ne suis plus son engagé pour que notre frère me refuse de le suivre.

— Oui, reprit Philippe, tu viendras avec moi ; nous n’avons pas besoin d’être plus.

— Je le crois bien, fit Pitrians en se frottant joyeusement les mains.

— Le conseil vous accorde les deux jours que vous demandez, mon neveu ; en sortant de l’île de la Tortue vous vous rendrez directement ici où nous serons réunis pour écouter votre rapport ; d’ailleurs, à votre retour vous nous trouverez prêts à agir immédiatement ; vous pouvez partir quand vous voudrez.

Philippe salua l’assemblée et se détourna pour sortir.

— Vous êtes heureux, n’est-ce pas, d’être chargé de cette reconnaissance ? dit Grammont en s’approchant du jeune homme.

— Pourquoi donc ? lui demanda-t-il en tressaillant.

— Bah ! vous le savez bien, fit-il avec un mauvais sourire.

— Sur l’honneur, je ne vous comprends pas.

— Vrai ? eh bien ! je me comprends, moi. Et ricanant avec ironie, il salua le jeune homme et le quitta.

— Oh ! murmura Philippe avec épouvante, ce misérable aurait-il deviné ? Vive Dieu ! qu’il prenne garde de ne pas se jeter à la traverse de mes projets, sur mon âme, je le tuerai comme un chien !

Il s’élança hors de la grotte.

— Eh bien ? demanda-t-il à Pitrians qui accourait vers lui.

— La pirogue est prête, répondit celui-ci, partons-nous ?

— Tout de suite, viens, nous n’avons pas un instant à perdre, répondit-il avec agitation.

Ils sautèrent dans la légère embarcation et s’éloignèrent à force de rames.

— Au revoir et bonne chance ! leur cria d’une voix railleuse Grammont qui assistait à leur départ.

— Ce misérable rumine quelque fourberie, murmura le jeune homme, je le surveillerai.

Bientôt la pirogue disparut au milieu des ténèbres et Grammont regagna la grotte à pas lents, plongé en apparence dans de sérieuses réflexions.