Les Bohèmes de la mer (Aimard)/XI

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Roy (p. 77-83).
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XI

LE JARDIN

Avant de nous transporter dans l’île de la Tortue, où nous conduisent maintenant les exigences de notre narration, il est de notre devoir de dire ce qu’était cette île, et comment il se faisait que les Espagnols en fussent les maîtres.

L’île de la Tortue, que les aventuriers rendirent si justement célèbre au xviie siècle, doit le nom qu’elle porte à sa forme, qui est à peu près celle d’une tortue de mer ; elle a soixante-six kilomètres de tour ; cerclée d’immenses chaos de rochers surgissant de la mer à une grande hauteur, et appelés côtes de fer par les habitants, elle n’est accessible que du côté du midi, par un canal large de sept kilomètres qui la sépare de Saint-Domingue.

Elle ne possède qu’un port pour les gros navires, et une bourgade nommée la Basse-Terre.

Son terrain est fertile, tous les fruits des Antilles s’y trouvent en abondance et le tabac qu’elle produit est d’une qualité très supérieure à celui des autres îles. La canne à sucre y vient bien, et le gibier s’y multiplie à foison.

L’histoire de la Tortue est courte, mais tachée de sang à chaque page.

Occupée d’abord par les Espagnols, elle leur fut enlevée par un coup de main, ainsi que nous l’avons raconté dans un précédent ouvrage[1].

Les Frères de la Côte, échappés pour la plupart au massacre de Saint-Christophe , résolurent de faire de cette île leur quartier général, et se mirent en mesure de s’en assurer la possession. Mais les Espagnols ne devaient pas les laisser jouir paisiblement de leur conquête.

Ils expédièrent une flottille qui surprit les aventuriers, et les chassa après un massacre effroyable ; mais ceux-ci revinrent en force quelque temps après, commandés par un certain Willis, aventurier anglais, et s’emparèrent de nouveau de l’île.

Mais les aventuriers français, pour la plupart mécontents d’obéir à un Anglais, demandèrent du secours à Saint-Christophe à M. de Poincy, gouverneur de cette île, qui leur envoya un officier nommé Levasseur, à la tête d’une nombreuse expédition, Willis se rendit sans coup férir, et les Français demeurèrent maîtres encore une fois de la Tortue.

Levasseur, installé dans son gouvernement, visita l’île en détail, pour étudier les points qui avaient besoin d’être fortifiés.

Il reconnut qu’elle était inaccessible de tous les côtés, excepté de celui du sud, ainsi que nous l’avons dit plus haut.

Il construisit un fort sur une colline éloignée d’environ trois cents mètres de la rade qu’il devait commander. Mais comme cette position était elle-même dominée par une roche d’une vingtaine de mètres de hauteur, et dont la plate-forme contenait un espace de vingt-cinq mètres carrés environ, le gouverneur choisit cette plate-forme pour y bâtir son habitation : on arrivait à cette habitation par une quinzaine de marches, taillées dans le roc, et en sus une échelle de fer que l’on retirait après soi.

Cette plate-forme fut armée de quatre pièces de canon, et on ajouta encore à la défense une muraille d’enceinte, capable de résister à tout assaut, car les environs de cette position, si heureusement choisie, étaient entourés de précipices, de bois de haute futaie et de halliers inextricables qui la rendaient inaccessible.

Un sentier, à peine assez large pour trois hommes de front, était le seul abord de cette redoute, qui reçut le nom de fort de la Boche.

À peine ces fortifications étaient-elles terminées, que les Espagnols arrivaient au nombre de huit cents pour les détruire ; foudroyés par l’artillerie du fort, ils tentèrent un débarquement deux lieues plus bas, à un endroit nommé la Cayonne, mais après avoir perdu deux cents hommes, ils furent contraints de se retirer. Cette victoire enhardit non seulement les aventuriers, mais tourna tellement la tête à leur gouverneur, que celui-ci, oubliant qu’il n’était que le lieutenant de M. de Poincy, voulut se rendre indépendant, si bien que ses administrés, accoutumés à une liberté sans bornes comme sans contrôle, fatigués de sa tyrannie, finirent par l’assassiner.

Sur ces entrefaites le chevalier de Fontenay, expédié de Saint-Christophe par M. de Poincy, débarqua à la Tortue avec cinq cents hommes, rétablit l’ordre et prit en main le gouvernement de l’île.

Mais le chevalier de Fontenay était avant tout un aventurier ; le premier usage qu’il fit de son autorité, fut d’encourager les expéditions flibustières, de telle sorte que l’île se trouvait souvent presque complètement dégarnie de défenseurs.

Les Espagnols, instruits par leurs espions de cette particularité, résolurent de s’emparer, à quelque prix que ce fût, de ce repaire redoutable de pirates ; en conséquence, ils armèrent une escadre et parurent à l’improviste devant l’île en ce moment presque déserte.

M. de Fontenay et les quelques aventuriers dont il pouvait disposer se défendirent héroïquement : mais accablés par le nombre, manquant de vivres et de munitions, ils furent enfin contraints de se rendre.

Le général espagnol laissa une garnison de soixante hommes dans l’île, sous le commandement de don Fernando d’Avila, officier brave et expérimenté, et retourna à Saint-Domingue. Voici de quels étranges événements cet îlot perdu avait été le théâtre en quelques années à peine, lorsque M. d’Ogeron, à son retour de France, résolut de l’enlever définitivement à l’Espagne pour en faire, non ce qu’il avait été primitivement, le quartier général des flibustiers, mais la tête de la colonie qu’il prétendait fonder à Saint-Domingue même.

Les Espagnols attachaient un grand prix à la possession de l’île de la Tortue, ils étaient sur leurs gardes ; c’était donc une entreprise fort difficile que de les débusquer de ce poste que, depuis qu’ils en étaient les maîtres, ils avaient rendu presque inexpugnable.

Aussi M. d’Ogeron, malgré son violent désir de risquer l’aventure, craignant surtout un échec, ne voulut-il rien tenter avant que d’avoir fait reconnaître la place par un homme sûr, et à cet effet il avait choisi son neveu sur lequel il savait pouvoir compter.

Le soir même du jour où les flibustiers avaient tenu conseil à l’hôtellerie du Saumon couronné, à Port-de-Paix, entre huit heures et huit heurs et demie, trois personnes soupaient dans une salle assez vaste et richement meublée du fort de la Roche.

Ces trois personnes étaient doña Juana, cette charmante jeune fille que déjà nous avons entrevue à l’île de Saint-Domingue, sa dueña ña Cigala, et don Fernando d’Avila, gouverneur de l’île de la Tortue.

Don Fernando était un homme de cinquante ans, aux traits caractérisés, à la physionomie énergique, vrai type des soldats de cette époque, qui ne connaissaient d’autre raison que l’épée, et d’autre droit que la force.

Tout en faisant honneur aux mets placés devant lui, il causait avec doña Juana, débarquée le matin seulement dans l’île. La jeune fille paraissait triste et préoccupée ; elle ne répondait que par monosyllabes aux bienveillantes interrogations du gouverneur, interrogations que le plus souvent elle n’entendait pas et auxquelles, par conséquent, elle répondait tout de travers.

— Qu’avez-vous donc ? chère enfant, demanda enfin don Fernando, surpris d’être ainsi, seul à faire les frais de la conversation. Seriez-vous malade ? Ce voyage doit vous avoir extraordinairement fatiguée ; peut-être avez-vous besoin de repos ?

— Nullement, monsieur, répondit-elle avec distraction.

— Il ne faudrait pas vous gêner, niña, reprit-il doucement ; vous êtes ici chez vous et maîtresse d’agir à votre guise.

— Vous êtes mille fois bon, monsieur.

— Ainsi il ne vous est rien arrivé d’extraordinaire pendant votre voyage, excepté la rencontre imprévue de ces deux ladrones ?

— Rien, absolument, monsieur.

— Vous avez été bien effrayée, n’est-ce pas ?

— Mais non, je vous assure.

— Heureusement que maintenant vous voilà en sûreté, et que vous n’avez plus rien à redouter des bribones.

La jeune fille fronça légèrement les sourcils, mais elle s’abstint de répondre ; don Fernando se leva,

— Je suis contraint de vous fausser compagnie, niña, dit-il ; excusez-moi. Voici l’heure où je visite mes postes, et jamais je n’y manque.

— Ne vous occupez pas de moi, je vous prie, monsieur, fit-elle. Vous le voyez, ña Cigala s’est endormie ; moi-même je vais me retirer dans mon appartement, car je suppose que dans cette forteresse il n’existe aucun jardin où il soit possible de respirer l’air du soir.

— Pardonnez-moi, chère enfant, répondit-il avec un sourire de bonne humeur ; j’ai un jardin, fort petit, à la vérité, et qui ne ressemble en rien à vos magnifiques huertas de Santo-Domingo ; mais, tel qu’il est, je le mets à votre disposition pour tout le temps qu’il vous plaira, et il vous sera d’autant plus facile de vous y promener, qu’il communique par une porte-fenêtre avec votre oratoire.

— Oh ! mais c’est charmant, cela, dit-elle gaiement. Conduisez-moi vite, je vous prie, à ce jardin.

— Alors, veuillez me suivre, niña ; nous y serons dans cinq minutes.

La jeune fille se leva vivement et quitta la salle, accompagnée de don Fernando, sans autrement s’inquiéter de la digne ña Cigala, qui s’était bien réellement endormie dans son fauteuil.

Après avoir traversé la cour, illuminée en ce moment par un magnifique clair de lune, don Fernando longea pendant quelques instants les bâtiments d’habitation, poussa une porte fermée seulement au loquet ; doña Juana se trouva subitement dans un jardin d’une médiocre étendue, mais fort bien dessiné, et, pour cette raison, paraissant au premier coup d’œil beaucoup plus vaste qu’il ne l’était en réalité. Il y avait de l’ombre et des fleurs ; les oiseaux, blottis dans le feuillage, s’échappaient à grand bruit à l’approche des promeneurs. Une haie épaisse de cactus cierges, plantée sur la lèvre même du précipice, servait de clôture, non seulement au jardin, mais encore aux bâtiments de la forteresse.

Cette clôture, toute frêle qu’elle paraissait, était plus que suffisante, le précipice, taillé presque verticalement en cet endroit, ayant plus de quarante mètres de profondeur.

— Voici mon jardin, chère enfant, dit alors don Fernando ; usez-en et abusez-en à votre gré, sans craindre d’être troublée, car, excepté vous et votre dueña, nul n’y mettra les pieds sans votre permission.

— Je vous remercie, monsieur ; je ne sais véritablement comment reconnaître cette nouvelle amabilité de votre part.

— Ne suis-je pas presque votre père, puisque c’est moi qui ai pris soin de votre enfance ?

— Vous avez raison, et je vous aime pour votre inépuisable bonté.

— À mon tour de vous dire merci, niña ; mais nous ne sommes, grâce à Dieu, condamnés qu’à demeurer quelques jours ici. J’attends mon successeur d’un moment à l’autre.

— C’est vrai. Nous devons, m’avez-vous dit, nous rendre à Panama, fit-elle avec un léger frémissement dans la voix.

— Je le croyais ; mais d’après mes dernières lettres, il paraît que ma destination est changée.

— Ah ! et quel est le nouveau poste qu’on vous destine ?

— Quant à cela, je l’ignore. Il est probable seulement que nous nous rendrons en terre ferme ; d’ailleurs cela ne doit que médiocrement vous intéresser, je suppose.

— En effet ; cependant je vous avoue que je n’aurais pas été fâchée de connaître cette nouvelle destination.

Soyez certaine, niña, qu’aussitôt que je la connaîtrai moi-même, je m’empresserai de vous instruire.

— Merci.

En ce moment un bas officier entra dans le jardin et s’approcha respectueusement de son chef.

— Que me voulez-vous, cabo Lopez ? demanda don Fernando.

— Seigneurie, répondit-il, le courrier de Santiago arrive.

— Si tard ! fit le gouverneur avec étonnement.

Le caporal s’inclina sans répondre.

— C’est bien, je vous suis ; allez.

Lopez tourna sur lui-même avec une précision automatique et sortit par le jardin.

— Cette porte, continua don Fernando en indiquant du doigt à la jeune fille une large porte-fenêtre, est celle dont je vous ai parlé et qui donne dans votre oratoire. Maintenant je vous laisse ; promenez-vous sans crainte dans ce jardin : vous n’avez rien à redouter. Si je ne puis vous revoir ce soir, veuillez agréer, niña, tous mes souhaits pour la première nuit que, depuis bien longtemps, vous passez sous mon toit.

Après avoir ainsi pris congé, don Fernando se retira, et doña Juana demeura seule.

Depuis longtemps déjà, la jeune fille aspirait à jouir d’un instant de liberté ; elle éprouvait le besoin de remettre de l’ordre dans ses idées et de causer franchement avec elle-même. Son départ de San-Juan-de-Groava avait été tellement subit, son voyage si rapide, que les quelques jours qui venaient de s’écouler avaient passé pour elle avec la vélocité d’un songe, sans lui laisser le temps nécessaire pour réfléchir à la situation nouvelle que lui faisaient les événements, et aux changements inévitables qui, par la force des circonstances, allaient s’opérer dans son existence jusque-là si calme et si tranquille.

Pour les âmes jeunes et croyantes, la nuit a des charmes indicibles : la pâle lueur qui tombe des étoiles, les reflets argentés de la lune filtrant à travers les branches, la brise nocturne qui passe comme un soupir et fait mystérieusement frissonner les feuilles, les sourds bruissements des infiniment petits accomplissant leur incessant labeur, le susurrement de la source qui fuit à travers les roseaux, tout concourt à enivrer le cœur et porte l’esprit à de douces et mélancoliques rêveries.

Doña Juana, après avoir fait quelques tours à travers les allées ombreuses du jardin, la tête penchée vers la terre, se laissa peu à peu, sans s’en apercevoir elle-même, aller à subir l’influence de la radieuse nature qui l’enveloppait de toutes parts et dont les ravissantes harmonies bruissaient doucement à son oreille ; elle s’assit au fond d’un bosquet, et, pendant un laps de temps assez long, elle demeura plongée dans cette espèce d’extase qui n’est ni la veille ni le sommeil, et que notre langue trop pauvre n’a point de mots pour définir.

Non loin de l’endroit qu’elle avait choisi pour se reposer, s’élevait la haie qui servait de clôture au jardin ; auprès de cette haie, un éboulement déjà ancien et recouvert d’une herbe haute et drue s’ouvrait comme une gueule béante sur le précipice. Un arbre avait poussé auprès de cet éboulement, qu’il recouvrait et ombrageait de ses puissantes rainures.

Machinalement, les regards de la jeune fille se tournaient vers cet endroit sur lequel ils se fixaient parfois avec une ténacité indépendante de sa volonté et dont elle n’essayait même pas de se rendre compte.

Tout à coup il lui sembla voir comme une ombre surgir lentement de ce trou et deux yeux briller dans les ténèbres comme deux charbons incandescents.

Doña Juana frissonna intérieurement à cette effrayante apparition, et elle se blottit silencieuse et craintive au fond du bosquet.

Après deux ou trois minutes qui semblèrent durer un siècle à la jeune fille épouvantée, cette ombre grandit peu à peu et prit toutes les proportions d’un homme, proportions qui paraissaient gigantesques aux reflets trompeurs de la lune.

Autant que la distance assez éloignée où se trouvait doña Juana lui permit d’en juger, cet homme ne devait pas être un Espagnol. Son costume se rapprochait plutôt de celui des boucaniers.

Quel qu’il fût, cet individu explora les environs d’un regard perçant qui semblait vouloir pénétrer les ténèbres ; puis, rassuré sans doute par le silence profond qui l’entourait et la solitude environnante, il s’agenouilla sur le bord de l’éboulement, et, entourant le tronc de l’arbre d’un bras, sans doute afin de se retenir, il se pencha sur le trou ; presque aussitôt il se redressa, amenant après son bras tendu en avant un autre homme qui, s’aidant des pieds et des mains, sauta légèrement sur le sol du jardin.

— Tu n’as vu personne ? dit à voix basse et en français le second au premier.

— Personne.

— Tu n’as rien entendu ?

— Rien.

— Allons, c’est bien joué ; il s’agit maintenant de savoir où nous sommes ici.

— Quant à cela, je l’ignore.

— Pardieu, moi aussi ; hale les armes d’abord. En cas d’alerte, je ne serais pas fâché d’avoir de quoi me défendre.

Sans répondre, son compagnon s’agenouilla sur le bord du trou, et, en quelques instants, il hissa deux fusils solidement attachés au bout d’une corde.

— Voilà, dit-il.

— Bon. Maintenant il s’agit de s’orienter, ce qui ne sera pas difficile, car il fait clair comme en plein jour ; moi à droite et toi à gauche nous allons former un cercle dont ce trou sera le centre ; surtout, l’œil et l’oreille au guet. Il s’agit de ne point donner l’éveil et de ne pas nous faire surprendre comme des imbéciles.

Son compagnon fit un geste d’assentiment ; ils se tournèrent le dos et se mirent immédiatement en mesure d’exécuter leur projet.


Après avoir tiré les pirogues sur le sable, ceux qui les montaient se dirigèrent isolément vers la grotte.

Dans le brusque mouvement qu’ils firent en se retournant, les rayons de la lune frappèrent en plein sur leurs visages demeurés jusque-là dans l’ombre.

— Philippe ! s’écria d’une voix étouffée la jeune fille, en reconnaissant celui qu’elle aimait dans l’un des deux hommes qui s’étaient d’une si singulière façon introduits dans le jardin.


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