Les Bons Enfants/La soirée du poisson d’avril
adame de Rouville avait invité plusieurs de ses neveux et nièces et quelques-uns de leurs amis pour passer la soirée du 1er avril. Jacques, Louis, Jules et Nicolas, Pierre et Henri étaient au nombre des invités. Camille et Madeleine de Rouville préparaient de quoi amuser leurs cousins et amis. Sophie et Marguerite, leurs amies les plus intimes, les aidaient.
Assez d’images, Sophie ; tu en couvres toute la table.
Les images les amuseront beaucoup ; il n’y en a jamais trop.
Mais si ! il y en a trop quand c’est trop.
Cela est parfaitement vrai, mais je dis qu’il n’y en a pas trop.
Tu vois bien qu’il n’y a de place pour rien mettre.
Que veux-tu mettre de plus ?
Des livres, des couleurs, des dominos, des jonchets, des cartes, des ballons, des volants, des raquettes, des…
Des provisions, des affaires de toilette, des lits, des…
Du tout, mademoiselle ; moi, je dis des choses raisonnables et vous, vous dites des bêtises.
Au lieu de vous disputer, aidez-nous à tout ranger ; j’entends mes cousins qui montent. »
En effet, Pierre, Henri, Jacques et Louis entrèrent en courant ; ils embrassèrent leurs cousines après avoir dit bonjour à leur tante et à leur oncle.
Qu’est-ce que vous faites ? Pourquoi arrangez-vous tout cela ?
Pour vous amuser tous ce soir.
Ah bah ! nous nous amuserons à jouer à colin-maillard, à cache-cache, à d’autres jeux courants ; c’est bien plus amusant.
— C’est vrai ! c’est vrai ! » s’écrièrent ensemble Camille, Madeleine, Sophie et Marguerite.
D’autres enfants arrivèrent, et parmi eux Jules et Nicolas, qui regardèrent d’un air méchant Pierre et Henri. Louis et Jacques avaient déjà raconté aux Tuileries le mauvais tour qu’on avait joué le matin à la pauvre nourrice de Pierre et de Henri, mais sans dire que les coupables étaient Jules et Nicolas, car Mme d’Arcé leur avait défendu de les nommer. Tous les enfants qui avaient bon cœur furent indignés de la méchanceté de cette attrape ; ils en parlaient devant Jules et Nicolas, sans remarquer leur embarras et leur silence. Le soir, les papas et les mamans avaient abandonné aux enfants le grand salon et la salle à manger, et s’étaient mis à l’abri du tapage dans un plus petit salon.
Au plus fort des jeux, la porte de l’antichambre s’ouvre à deux battants ; un domestique annonce : « Monsieur le commissaire de police ! » Les jeux cessent ; les enfants se groupent au fond de la salle à manger ; Jules et Nicolas se placent prudemment derrière tout le monde.
Le commissaire de police tenait une lettre à la main. Il regarde les enfants d’un air sévère, s’avançant vers eux.
« Lequel de vous, dit-il, a écrit la lettre que je tiens à la main ?
— C’est celle qui a tant fait pleurer ma nourrice ce matin, dit Pierre reconnaissant la lettre.
Et moi aussi, elle m’a fait pleurer très longtemps.
— Voyons, voyons la lettre ! » dirent les enfants s’approchant du commissaire de police.
Jules et Nicolas seuls restaient près du mur et paraissaient terrifiés.
« Savez-vous, mes enfants, qui a écrit cette lettre ?
— Je ne sais pas ! » s’écrièrent les enfants en chœur.
Jacques et Louis ne disaient rien.
« Voilà deux petits messieurs bien gentils qui doivent savoir quelque chose, dit le commissaire. Approchez, mes petits messieurs. »
Louis et Jacques s’approchèrent sans crainte, car ils se sentaient innocents.
« Connaissez-vous ces deux messieurs qui se tiennent collés contre le mur là-bas, comme s’ils voulaient y entrer ? »
Jacques se retourna, sourit et répondit :
« C’est Jules et Nicolas de Bricone.
— Ne serait-ce pas eux qui auraient écrit cette lettre ? Ils ont l’air de coupables qui craignent la prison ! »
Louis et Jacques ne répondirent pas.
« Vous ne voulez pas accuser ces messieurs :Un domestique annonce : « M. le commissaire de police. »
Jules et Nicolas approchèrent lentement ; leurs dents claquaient, leurs jambes pliaient sous eux, ils tremblaient de tous leurs membres. « Lequel de vous a écrit cette lettre ? — C’est Jules, dit Nicolas. — C’est Nicolas, dit Jules. — C’est-à-dire que c’est tous deux. Et vous croyez qu’il est permis de prendre une fausse signature, d’annoncer une fausse nouvelle qui devait affliger profondément la malheureuse femme à laquelle vous l’écriviez ; vous croyez qu’il est permis d’exercer sa méchanceté sans être puni ? La loi vous condamne à être jugés comme porteurs de fausses nouvelles, et vous irez en prison pour y attendre votre jugement. — Grâce, pardon, monsieur le commissaire ! s’écrièrent Jules et Nicolas en tombant à genoux devant lui. — Grâce ! c’est Nicolas qui m’a conseillé. — Grâce ! c’est Jules qui m’y a engagé. — Méchants et lâches, dit le commissaire avec dégoût ; vous faites le mal ensemble et vous vous accusez l’un l’autre… Les juges démêleront lequel des deux est le plus coupable ; quant à moi, j’ai ordre de vous emmener en prison et je vais chercher mes sergents de ville. Attendez-moi ici et ne cherchez pas à vous sauver : je saurai bien vous attraper. » Le commissaire sortit, laissant Jules et Nicolas dans un affreux désespoir ; ils se roulaient à terre, ils poussaient des cris lamentables, qui attirèrent bientôt les pères et les mères. M. et Mme de Bricone, voyant leurs fils dans l’état de désolation où les avait laissés le commissaire, s’approchèrent d’eux, les relevèrent et demandèrent aux autres enfants ce qui était arrivé. Au lieu de témoigner de l’inquiétude et du chagrin de la menace du commissaire, ils regardèrent en souriant les personnes qui étaient restées au fond du salon. M. de Bricone dit avec calme : « Voilà ce que c’est de faire des méchancetés ; on est toujours puni. M. Poucque a aussi porté plainte contre vous, car il a fini par vous découvrir ; ce sera encore une mauvaise affaire pour vous. — Papa, papa, protégez-nous, secourez-nous ! Je ne recommencerai plus ! Je le jure ! s’écria Jules en joignant les mains et le visage baigné de larmes. — Ni moi non plus, jamais ! reprit Nicolas en sanglotant. — Est-ce bien vrai ? Votre repentir est-il sincère ? — Bien sincère, bien vrai, papa. Oh ! papa, sauvez-nous ! — Voyons, je vais tâcher d’arrêter tout cela. Rentrons à la maison ; j’irai ensuite chez le commissaire, et j’espère qu’il ne sera plus question de cette terrible affaire. » M. et Mme de Bricone emmenèrent Jules et Nicolas, tremblants encore, mais plus rassurés. Quand ils furent partis, Mme d’Arcé dit aux enfants : « Eh bien ! mes enfants, comment trouvez-vous mon poisson d’avril ? Jules et Nicolas ne sont-ils pas bien punis du leur ? Pierre.
Comment, maman, le commissaire ?… Madame d’Arcé.
N’est pas un commissaire, mais un ami de Mme de Rouville qui a bien voulu nous aider à punir une méchante action. Henri.
Et les sergents de ville qu’il a été chercher ? Madame d’Arcé.
Ne viendront pas, car il ne les a pas appelés. Camille.
Et M. et Mme de Bricone savaient tout cela ? Madame d’Arcé.
Certainement ; nous étions tous dans le secret ; je ne me serais pas permis de faire jouer une scène pareille sans l’assentiment de M. et Mme de Bricone et des personnes ici présentes. Madeleine.
Est-ce que Jules et Nicolas sauront que c’est un poisson d’avril ? Madame d’Arcé.
On le leur dira demain seulement. Madame de Rouville.
À présent, mes enfants, reprenez vos jeux en attendant le souper. » Mais les enfants avaient été si impressionnés par la visite du prétendu commissaire et le désespoir de Jules et de Nicolas, qu’ils préférèrent causer de cette aventure plutôt que se livrer à des jeux bruyants. Après bien des réflexions, des récits de diverses méchancetés des deux coupables et des espérances de leur changement, ils se rendirent à l’appel de leurs mamans pour manger des crèmes, des gelées, des glaces, des gâteaux, et ils se retirèrent ensuite pour se coucher et rêver au poisson d’avril de Mme d’Arcé. |