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Les Bons Enfants/Moyen nouveau pour teindre en noir un mouton

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Hachette (p. 41-58).

MOYEN NOUVEAU POUR TEINDRE EN NOIR UN MOUTON.


M
aman, dit Arthur, âgé de six ans, voulez-vous me donner de la couleur noire ?

La maman.

Certainement non ; tu vas faire des taches partout et tu saliras tes mains et tes habits.

Arthur.

Oh non ! maman, je vous assure ; je ferai bien attention, je ne salirai rien du tout.

La maman.

Pourquoi veux-tu avoir de la couleur noire ?

Arthur.

Pour m’amuser, maman ; pour peindre.

La maman.

On ne peint pas avec du noir, c’est très laid ; tu as une boîte de couleurs, des pinceaux, du papier, tu n’as pas besoin d’autre chose pour peindre.

Arthur.

Mais, maman…

La maman, impatientée.

Laisse-moi lire, et va t’amuser avec ton frère. »

Arthur sort à pas lents ; il arrive dans la chambre à côté, où l’attendait son frère Léonce.

Léonce (huit ans).

Eh bien ! as-tu du noir ?

Arthur.

Je n’ai rien du tout ; maman n’a pas voulu m’en donner.

Léonce.

Comment allons-nous faire ? Il nous en faut pourtant, et beaucoup.

Arthur.

Si nous demandions à Sophie ?

Léonce.

Sophie ne pourra pas nous donner de la couleur ; elle n’en a pas plus que nous.

Arthur.

Non, mais elle a des idées ; elle inventera quelque chose.

Léonce.

Je veux bien ; vas-y, toi ; je vous attendrai ici pour répondre à maman si elle demande ce que nous faisons. Va doucement ; ouvre les portes sans faire de bruit. »

Arthur sort sur la pointe des pieds ; il entre chez sa sœur Sophie, âgée de sept ans ; il la trouve occupée à laver sa poupée à grande eau ; l’eau coule partout ; ses manches et sa robe sont mouillées.

« Pst ! pst ! Sophie ?

Sophie, se retournant.

Quoi ? quoi ? Tu m’as fait peur : j’ai cru que c’était maman ou ma bonne.


Sophie était occupée à laver sa poupée à grande eau.

Arthur.

Chut !… Parle plus bas. Léonce te fait demander si tu as de la couleur noire.

Sophie.

Non, je n’en ai pas. Pour quoi faire de la couleur noire ?

Arthur.

Pour teindre notre gros mouton, qui est si blanc qu’il se salit toujours.

Sophie.

Tiens, tiens, tiens ! c’est une bonne idée cela ; ce sera très amusant, et le mouton sera bien plus joli ; d’abord c’est très rare un mouton noir.

Arthur.

Mais c’est que nous n’avons pas de couleur, malheureusement ; et je viens te demander comment faire pour avoir du noir.

Sophie, réfléchissant.

Comment faire ? Attends, que je pense un peu… J’ai une idée ! Prenons l’encrier et versons l’encre sur le mouton.

Arthur.

Ce ne sera pas assez un encrier ; ce mouton est si grand !

Sophie.

Eh bien ! nous prendrons la bouteille d’encre qui est dans le cabinet de maman.

Arthur.

Bravo ! très bien ! Viens avec moi, mais tout doucement, pour que maman ne nous entende pas. »

Arthur et Sophie vont dans le cabinet prendre la bouteille d’encre et arrivent sur la pointe des pieds près de Léonce, qui attendait avec impatience le résultat de la conférence.

Léonce.

Eh bien ! avez-vous trouvé quelque chose ?

Arthur.

Tiens ! une bouteille d’encre. C’est Sophie qui en a eu l’idée.

Léonce.

Excellente idée ! Vite, commençons. Avec quoi allons-nous mettre l’encre sur le mouton ?

Sophie.

En la versant tout doucement sur la tête, sur le dos, partout, il sera teint parfaitement, nous étalerons avec nos mains.

Léonce.

C’est ça. Toi Arthur, et toi Sophie, vous étalerez l’encre, et moi je la verserai avec précaution. »

Léonce commence à verser ; il verse trop fort, l’encre coule sur le tapis. Sophie et Arthur en remplissent leurs mains, leurs habits ; il saute même des éclaboussures sur leurs visages. Léonce rit. Sophie se fâche et applique sa main pleine d’encre sur le visage de Léonce, qui se fâche à son tour et lance de l’encre au visage de Sophie ; Arthur veut arracher la bouteille des mains de Léonce; en se débattant, Léonce jette de l’encre de tous côtés : le tapis, les rideaux, les meubles, tout est taché. Ils se disent quelques injures à voix basse : « Méchant ! vilaine ! sotte ! imbécile ! » Le mélange des voix irritées et des mouvements violents des trois combattants fait un bruit étrange qui attire l’attention de la maman.

« Que vous arrive-t-il, mes enfants ? crie la maman, de la chambre à côté. Quel bruit vous faites ! on dirait que vous vous livrez bataille. »

Aucun des enfants ne répond, mais tous restent immobiles, regardant avec effroi leurs habits tachés, leurs visages et leurs mains noircis, et les traces d’encre dont ils sont entourés.

« Eh bien ! qu’y a-t-il donc ? dit la maman en entrant ; est-ce que vous ?… »

Elle aperçoit les dégâts commis et reste stupéfaite. La surprise lui coupe la parole.

« Ah ! ah ! dit-elle, voilà une jolie occupation ! Tous mes meubles tachés, des rideaux pleins d’encre ; des mains et des visages de nègres. Très bien !… Vous resterez à dîner comme vous êtes ; votre oncle et votre tante de Mocqueux, qui viennent dîner avec nous, s’amuseront beaucoup de cette teinture. Et quant aux dégâts, ils seront réparés en partie avec l’argent de vos étrennes et celui que je vous donne pour vos semaines. Pendant trois mois vous n’aurez pas un sou. »

La maman appelle la bonne.

« Tâchez, lui dit-elle, de nettoyer les taches d’encre que ces petits mauvais sujets ont faites partout ; et, quant à eux, vous les laisserez sales comme ils sont pour dîner. »

Les enfants pleurent ; la maman se retire sans les regarder ; la bonne les gronde et se moque d’eux, tout en lavant à l’eau de savon les rideaux, les meubles, le tapis : elle a beau laver, frotter, les taches restent très visibles.

« Il faudra changer les rideaux et recouvrir les meubles, dit-elle. Vous avez eu là une belle idée tous les trois ! »

Léonce.

Ce n’est pas nous, c’est Sophie.

Sophie.

Je ne l’aurais certainement pas eue si Arthur n’était venu me la demander.


Il verse trop fort, l’encre coule sur le tapis.

Arthur.

C’est Léonce ; il a voulu teindre le mouton ; je n’y pensais pas.

Léonce.

C’est toi qui as voulu demander à Sophie comment faire.

Sophie.

C’est toujours Léonce qui a des idées bêtes et qui nous appelle à son secours.

Léonce.

Et c’est toi qui as des idées absurdes qui nous font punir.

Sophie.

Pourquoi les trouves-tu si bonnes et les acceptes-tu, si elles sont absurdes ?

Léonce.

Parce que je n’ai pas le temps de réfléchir ; si tu me donnais seulement deux minutes pour y penser, je verrais que tu n’inventes et que tu ne fais que des bêtises.

Sophie.

Alors tu es un imbécile qui demande conseil à une bête et qui fait toujours ce que la bête lui conseille.

Léonce.

Non, mademoiselle, je ne suis pas un imbécile, je suis trop bon, voilà tout.

Sophie.

Trop bon ! ah ! ah ! Voilà un reproche que tu es seul à t’adresser : personne ne t’accusera d’être trop bon. Tu es méchant comme une gale ; demande à Arthur.

Léonce.

Méchante gale toi-même ! demande à Arthur.

Sophie, vivement.

Arthur, est-ce que je suis méchante ?

Arthur.

Non, pas du tout ; tu es seulement trop vive.

Léonce.

Arthur, n’est-ce pas que je ne suis pas méchant ?

Arthur, embarrassé.

Je n’en sais rien ; comment veux-tu que je le sache ?

Sophie, triomphante.

Ce qui veut dire que tu es méchant et qu’il n’ose pas te le dire. Ah ! ah ! ah ! tu as l’air vexé, mon bonhomme. C’est bien fait, c’est bien fait. »

Et Sophie se met à danser, en battant des mains, autour de Léonce, qui, rouge et furieux, cherche à lui donner une tape. Sophie, leste et légère, l’évite toujours ; Arthur s’est retiré prudemment dans un coin, près de la porte, qu’il entr’ouvre afin de pouvoir se sauver, dans le cas où Léonce voudrait l’attaquer. Celui-ci se fâche de plus en plus, et, ne pouvant atteindre Sophie, il lui lance des livres, des cahiers, des boîtes, tout ce qu’il peut attraper ; Sophie se baisse, se sauve, se retourne toujours à temps pour éviter le coup et continue à se moquer de Léonce en lui faisant des cornes. Le bruit qu’ils font attire la maman, le papa et deux autres personnes qui sont dans le salon. À l’aspect de ces visages barbouillés de noir, l’un riant et l’autre animé par la colère, le troisième effrayé et à demi caché par la portière, tout le monde part d’un éclat de rire. Les enfants s’arrêtent ; le rouge de la honte paraît sous l’encre dont ils sont noircis. Arthur s’esquive le premier : Sophie manœuvre habilement pour gagner aussi la porte ; Léonce veut faire de même, son père le saisit par le bras.

« Halte-là, mon cher ! lui dit-il, tu répondras pour tous : d’abord parce que tu es l’aîné ; ensuite parce que tu dois être le plus coupable, puisque Arthur avait l’air effrayé comme un lièvre ; Sophie riait et paraissait se moquer de toi, tandis que toi, tu avais la mine d’un chat fâché.

Léonce.

Mais, papa…

Le papa.

Chut ! je ne te demande pas de m’expliquer l’affaire ; je t’ordonne de réparer le désordre de la chambre et de tout mettre en place.

Léonce.

Mais, papa…

Le papa.

Tais-toi ! Ramasse tout ce qui est par terre et mets tout en ordre. Quand tu auras fini, tu iras te débarbouiller et changer d’habits.

La maman.

Je leur avais donné pour pénitence de dîner sales et noircis comme ils sont.

Le papa.

Chère amie, je demande grâce, pas pour eux, mais pour moi et mes amis. Ils font mal au cœur à regarder : il nous serait impossible de dîner avec de pareils teinturiers à nos côtés ou en face de nous.

La maman.

Si c’est pour nous, je veux bien qu’on les nettoie. Allez, monsieur Léonce, allez vous débarbouiller et vous habiller, et dites à votre bonne qu’elle en fasse autant pour Sophie et Arthur. »

Léonce avait fini de tout ramasser et tout ranger ; il alla chez sa bonne, où étaient Sophie et Arthur.

« Ma bonne, dit-il d’un air triomphant, donne-moi bien vite de l’eau tiède, du savon, du linge et des habits propres.


Ne pouvant atteindre Sophie, il lui lance des livres.

La bonne.

Votre maman m’a dit de vous laisser dîner tous trois sales comme vous êtes, vous le savez bien.

Léonce.

Oui, mais papa a dit qu’il ne voulait pas, que cela lui ferait mal au cœur parce que j’étais près de lui à table ; alors maman a dit que tu me laves et m’habilles.

Sophie.

Moi et Arthur aussi alors ?

Léonce.

Non, vous dînerez sales comme vous êtes.

Sophie.

Pourquoi donc nous et pas toi ?

Léonce.

Parce que je suis près de papa et que vous êtes plus loin.

Sophie.

Mais il nous verra tout comme toi.

Léonce.

Enfin, c’est comme ça. Papa l’a dit. »

Sophie et Arthur pleurent à demi ; ils s’affligent davantage à mesure que Léonce devient blanc et propre. Léonce les regarde d’un air moqueur. La bonne a pitié des pauvres petits et gronde Léonce de ses airs triomphants et narquois. L’heure du dîner sonne, le valet de chambre vient chercher les enfants pour dîner. Léonce s’avance le premier, gaiement. Tous trois rentrent au salon, où se trouvaient leur oncle, leur tante et deux amis. Surprise générale à l’aspect de Sophie et d’Arthur changés en nègres.

Le papa.

Dans quel état vous présentez-vous ici, mes enfants ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas lavés !

Léonce, les yeux baissés.
Parce que maman l’avait défendu.


Le valet de chambre vient chercher les enfants.

La maman.

Mais j’avais fait dire par Léonce que votre papa désirait que vous fussiez lavés.

Sophie.

Léonce a dit que c’était lui seulement, et que moi et Arthur nous devions rester sales.

La maman.

Qu’est-ce que c’est que cela, monsieur Léonce ? Pourquoi avez-vous fait ce mensonge ?

Léonce, très embarrassé.

Mais…, mais… j’ai cru…, je n’ai pas compris…

Le papa, sévèrement.

Vous avez très bien compris, monsieur ; et moi aussi, je comprends très bien que vous êtes un méchant garçon, que vous avez voulu vous venger de je ne sais quoi que j’ignore, sur votre frère et votre sœur ; mais votre méchanceté sera punie. »

Le papa tire le cordon de la sonnette ; un domestique entre.

Le papa.

Envoyez-moi tout de suite la bonne des enfants. »

La bonne arrive.

Le papa.

Emmenez les trois enfants, Gertrude ; débarbouillez et habillez au plus vite Sophie et Arthur, et envoyez-les-nous pour dîner. Vous garderez Léonce, qui dînera dans sa chambre, de soupe, de bœuf et de pain tant qu’il en voudra. Il restera chez lui toute la soirée. »

Ce fut au tour de Léonce de pleurer. Sophie et Arthur avaient un peu pitié de leur frère, tout en se disant qu’il avait mérité la punition. Ils se laissèrent laver et habiller en silence ; en s’en allant, Sophie dit tout bas à Léonce :

« Je t’apporterai mes gâteaux et mon dessert.

— Merci, Sophie, répondit Léonce ; tu es bonne. »

Effectivement Sophie réussit à glisser dans sa poche deux gâteaux, une orange mandarine, une pomme d’api et des fruits confits. Elle crut que personne ne l’avait vue faire, et s’applaudit de son habileté. Après le dîner, elle s’esquiva du salon pour aller voir Léonce et lui porter ce qu’elle avait pu lui garder. Léonce la remercia, l’embrassa et mangea avec grand plaisir le dessert de Sophie ; il voulait au moins partager avec elle, mais elle refusa, en disant qu’elle avait beaucoup mangé et qu’elle n’avait plus envie de rien.

Quand Sophie rentra au salon, son papa l’appela.

« Sophie, tu as oublié ton dessert sur la table, le voilà en entier : mandarine, pomme, fruits confits, tu n’as rien mangé.

Sophie, étonnée.

Mon dessert ? Comment, mon dessert ? Mais je l’ai eu à table.

Le papa.

Tu l’as eu et tu l’as mangé ?

Sophie.

Je l’ai eu, papa ; bien sûr, je l’ai eu.

Le papa, souriant.

Et tu l’as mangé ? »

Sophie, embarrassée.

Papa,… il est mangé ; oui, il est mangé.

Le papa.

C’est toi qui l’as mangé ? »

Sophie est de plus en plus embarrassée ; elle ne veut pas mentir, elle ne veut pas dire qu’elle l’a donné à Léonce. Elle reste rouge et muette.

Le papa.

Ce n’est pas pour te reprocher l’usage que tu as fait de ton dessert, ma chère enfant, que je t’adresse ces questions, mais pour m’assurer de ta bonne action. Je me doutais que tu avais porté à Léonce ce que tu enfournais si habilement dans ta poche. C’est bon et généreux à toi. Je n’ai pas voulu que tu fusses privée de ton dessert, et j’ai fait apporter ce qui t’en revenait. Mange-le, mon enfant, et sois toujours bonne et généreuse comme tu l’as été ce soir. Tu n’en seras pas toujours récompensée en ce monde, mais le bon Dieu, qui voit tout, répandra sur toi ses bénédictions et t’aidera de plus en plus à devenir meilleure. »

Sophie remercia et embrassa son papa, qui la serra tendrement dans ses bras et qui lui remit l’assiette de dessert ; elle la reçut et en mangea le contenu avec un double plaisir.