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Les Bons Enfants/Le petit voleur

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 219-230).

LE PETIT VOLEUR.

M
Jacques.


on histoire s’appelle le Petit Voleur.

Marguerite.

C’est joli cela ; ce sera amusant, je crois.

Jacques.

Il y avait une fois un petit garçon de huit ans, qui s’appelait Marc ; il était domestique dans un château.

Valentine.

Comment ! un domestique de huit ans ?

Jacques.

Un domestique, c’est-à-dire pas un domestique vrai ; mais c’était le fils d’un domestique, et il avait pour service de jouer avec les enfants de la maison, de manger les gâteaux et les fruits qui restaient de leur dîner, et autres choses de ce genre. Il y avait dans la maison un autre petit garçon, de neuf ans, nommé Michel, qui était le fils du cocher, et qui aurait bien voulu faire le même service que Marc ; mais la bonne ne voulait pas, parce que Michel était menteur et grognon.

Un jour qu’il pleuvait, les enfants, ne pouvant sortir, s’amusaient à regarder de beaux livres pleins d’images ; Marc était avec eux, comme toujours. Ils regardaient tous avec tant d’attention une image qui représentait une chasse au lion, qu’ils ne virent pas Michel qui était entré et qui regardait les images par-dessus leurs têtes.

Quand ils eurent bien longtemps regardé ce lion, qui tenait dans sa gueule la tête d’un malheureux Arabe, et qui était entouré d’hommes, de femmes et d’enfants égorgés, déchirés, Marc leva la tête et aperçut Michel.

Marc.

Tiens ! Michel. Que veux-tu ?

Michel.

Ton père te demande ; il te fait dire de descendre tout de suite.

— J’y vais, dit Marc en se levant. Pardon, messieurs, si je vous laisse ; mais papa a besoin de moi, il faut que j’y aille.

— C’est ennuyeux, dit le plus grand garçon, qui s’appelait Charles ; viens nous rejoindre dans la serre. »

Marc s’en alla en promettant de revenir. Michel restait impassible. Pour le faire partir, la bonne lui donna le livre d’images en lui disant de le reporter sur la table du salon d’entrée.

Michel prit le livre et descendit.

Peu de temps après, les enfants allèrent jouer à la serre ; Marc ne vint les y joindre qu’au bout de longtemps ; il avait l’air préoccupé et inquiet ; il parlait peu, jouait sans savoir ce qu’il faisait, paraissait impatient de s’en aller ; en effet il quitta les enfants au bout d’une demi-heure, disant qu’il avait affaire.


Michel regardait les images par-dessus leur têtes.

Après le dîner, les enfants reprirent le volume d’images et cherchèrent vainement la chasse au lion et deux ou trois autres qui les avaient frappés  : c’était un traîneau plein de chasseurs poursuivi par des loups, que tuaient les chasseurs à mesure qu’ils approchaient. Une autre était un goûter d’enfants sur l’herbe ; une autre, enfin, c’était un naufrage ; des malheureux sautaient de leur vaisseau en flammes dans des chaloupes qui étaient déjà pleines. Les enfants eurent beau tourner les pages, chercher partout, ils ne trouvaient pas leurs images ; enfin ils appelèrent leur papa pour lui dire ce qui leur arrivait avec ce livre.

Le papa prit le livre et l’examina attentivement.

« On a coupé les images, dit-il ; tenez, voyez, on a même coupé à moitié les feuilles à côté ! c’est avec un couteau que cela a été coupé. Avec qui avez-vous regardé les images, mes enfants ?

— Avec Marc, papa : et vous savez que Marc n’aurait jamais fait une volerie pareille. D’ailleurs il était parti quand ma bonne a fait descendre le livre.

— Par qui l’a-t-elle fait descendre ? Est-ce par Marc ?

— Non, papa ; par Michel, qui était venu chercher Marc.

— Ah ! ah !… Il faut que j’aille les voir tous deux. »

Le papa sortit ; il fut quelque temps absent.

« Eh bien, papa, lui demandèrent les enfants quand il rentra, savez-vous qui a coupé les images ?

— Je crois que c’est Michel, bien que toutes les apparences soient contre Marc.

— Comment cela, papa ?

— Michel est un mauvais sujet ; c’est déjà beaucoup contre lui. Quand il a descendu le livre, il est resté longtemps sans revenir, après avoir demandé à la cuisine un couteau pour votre bonne, qui ne l’avait pas demandé et qui n’en a pas eu. Il cachait ses deux mains sous sa blouse en s’en allant, et il est resté longtemps enfermé dans sa chambre. En effet, on les y a trouvées. Mais nous savons que Marc est un bon et honnête garçon. Il a été chez son père pour préparer une surprise qu’ils veulent vous faire demain, mes enfants, et il vous a même quittés le plus tôt qu’il a pu pour terminer son travail. Il a eu l’air surpris et indigné quand Michel l’a accusé ; quand on a trouvé les images à l’endroit que Michel a indiqué, son visage a exprimé une honnête colère et il s’est écrié  : « C’est toi qui les y a mises ! » Toutes les apparences sont contre Michel, et pour Marc selon moi. Tout à l’heure je m’assurerai du vrai coupable.

— Comment ferez-vous, papa ?

— Vous verrez. Patience pendant une heure encore. »

Les enfants attendirent avec une vive impatience. Au bout d’une heure, le papa fit appeler ses enfants dans la salle à manger ; ils y trouvèrent tous les domestiques réunis. Le valet de chambre, père de Marc, apporta un panier couvert d’une serviette et le posa sur une petite table placée au milieu de la salle. Le papa s’avança et dit  :

« Ce panier contient le moyen de me faire connaître le voleur d’images. Chacun va venir à son tour mettre la main dans ce panier sans dire une parole et retournera à sa place également sans parler et sans bouger ensuite, quelque merveilleuse que lui ait semblé la chose qu’il touchera dans le panier. Rien ne bougera pour tous ceux qui sont innocents ; mais, quand ce sera le voleur qui enfoncera sa main, il sortira du panier un vacarme épouvantable, et la main du voleur sera prise par le couvercle de façon à ne pouvoir la retirer. Mais il faut de l’obscurité pour cette opération. Emportez les lumières dans la chambre à côté et laissez-nous la porte à peine entrouverte, seulement pour voir la table et pouvoir trouver le panier. »

Arnaud (le valet de chambre) emporta les lampes ; on y voyait à peine assez pour ne pas se cogner les uns contre les autres.

« Commencez, mes enfants », dit le père.

Les enfants s’avancèrent, plongèrent la main dans le panier et retournèrent à leur place. Les domestiques en firent autant chacun à leur tour ; on n’entendait rien. Michel vint le dernier. Quand il eut fini, on l’entendit pousser un soupir de satisfaction.

« Apportez les lumières », dit le père.

Arnaud rapporta les lampes.

« Levez tous la main que vous avez plongée dans le panier. »

Toutes les mains se levèrent ; elles étaient couvertes de farine. Michel seul avait la main propre comme auparavant.


Michel vint le dernier.

« Nous avons des mains de meunier ! s’écrièrent les enfants. — Tenez, regardez Marc, il a de la farine partout. — Et le cuisinier aussi ! Et Philippe, son habit en est plein !

— C’est Michel qui est le voleur, dit le papa en s’avançant vers lui.

— Moi, monsieur ! répondit Michel tremblant. Le panier n’a pas bougé ; personne n’a rien entendu ; j’ai retiré ma main comme les autres.

— Parce que tu n’as pas osé, te sentant coupable, la plonger dans le panier ; tu as cru à ce que j’avais annoncé. Le panier contient simplement de la farine ; ceux qui n’avaient aucun sujet de crainte se sont couvert la main de farine ; toi, qui te sentais coupable, tu as craint d’être découvert et tu as laissé ta main sous la serviette sans ouvrir le panier. »

M. d’Aurlin se tourna vers le père de Michel  :

« Je chasse votre mauvais garnement de fils, lui dit-il. Qu’il soit parti demain matin.

— Monsieur est bien sévère pour mon pauvre garçon ; quelques images ne méritent pas une punition aussi forte.

— Il les a prises avec une habileté effrayante ; ensuite il a voulu faire croire à la culpabilité du pauvre Marc, et il a eu la méchanceté de les cacher dans les effets de ce pauvre garçon. Si vous trouvez cette abominable action peu de chose c’est que vous seriez capable d’en faire autant, et je vous renvoie avec votre fils. Partez tous deux demain. Venez, mes enfants, laver vos mains enfarinées. Et toi, mon petit Marc, je suis bien aise de te faire savoir devant tout le monde que je t’avais jugé innocent dès le commencement ; j’étais sûr qu’un garçon bon, honnête et pieux comme toi ne pouvait pas se rendre coupable d’un vol et d’un mensonge. »

Marc et son père sortirent enchantés ; Michel et son père s’en allèrent furieux et désolés, non pas d’avoir commis une mauvaise action, mais de quitter une maison où ils étaient bien nourris, bien vêtus, bien chauffés, bien payés et bien traités.

« Voilà, dit Jacques. Mon histoire vous a-t-elle ennuyés ? »

Camille.

Au contraire, beaucoup amusés.

Élisabeth.

Elle est charmante, ton histoire.

Sophie.

Bien plus jolie que la mienne.

Valentine.

Quelle bonne idée a eue monsieur…, monsieur… Comment s’appelle-t-il ?

Jacques.

M. d’Aurlin.

Marguerite.

Et comme Michel était bête ! il aurait dû penser qu’un panier ne pouvait pas deviner !

Madeleine.

Mais il ne savait pas ce que c’était ; il pouvait croire que c’était une bête qui était dedans.

Marguerite.

Une bête ne peut pas deviner un voleur, pas plus qu’un panier.

Pierre.

Les méchants craignent toujours d’être découverts ; c’est pourquoi on leur fait si facilement peur.

Henri.

C’est donc pour cela que les Anglais ont toujours peur des Français ?

Léonce.

Qui est-ce qui t’a dit cela ?

Henri.

Ce sont eux-mêmes. Les petits Anglais que je voyais cet hiver aux Tuileries disaient toujours que les Français les attaqueraient, les brûleraient, leur prendraient leurs villes, et que pour cela ils étaient obligés de faire beaucoup de canons, de bâtir des vaisseaux et beaucoup d’autres choses très chères. J’étais content quand ils me disaient cela, parce que je sais bien que les Français se moquent bien de leurs canons, de leurs vaisseaux et de leurs murs.

Pierre.

Quand je serai grand, je me ferai marin, pour me battre contre les Anglais.

— Moi aussi ! moi aussi ! dirent tous les garçons.

Sophie.

Et nous autres, que ferons-nous pour vous aider ?

Jacques.

Vous ? vous serez nos cantinières.

Valentine.

C’est cela ! nous vous soignerons quand vous serez blessés.

Elisabeth.

Et nous vous enterrerons quand vous serez morts.

Arthur.

Je te remercie bien, par exemple. Un beau service que tu nous rendras !

Elisabeth.

Plus grand que tu ne penses : car nous prierons pour vous en vous enterrant, sans quoi personne n’y penserait.

Madeleine.

En attendant les enterrements, continuons nos histoires. Qui a le numéro 3 ?

Pierre.

C’est moi ; mais il est un peu tard. Je vous raconterai quelque chose demain.

Camille.

Pierre a raison ; il est bientôt temps de se coucher. »

Les enfants causèrent un peu de l’histoire de Jacques, et allèrent se reposer des fatigues de la journée par un sommeil de dix ou onze heures.