Les Boucaniers/Tome I/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 191-217).


VI

La Fille d’un grand d’Espagne.


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Nativa, à l’époque où commence cette histoire, avait dix-sept ans.

Née sous le soleil brûlant du tropique, et par conséquent d’une extrême précocité, elle était déjà, quoique à peine au sortir de l’enfance, dans toute la splendeur et le développement de sa beauté.

Jamais de Morvan, dans les rêves les plus insensés de sa solitude, n’avait entrevu, même flottante et indécise, une image qui se rapprochât de l’adorable perfection de Nativa.

Aussi, à peine son regard eut-il glissé sur les lignes admirables que présentait le corps de la jeune fille, qu’il se sentit comme étourdi par une révélation merveilleuse : il devina des horizons nouveaux, comprit que sa rude et brumeuse Bretagne n’était qu’un point insignifiant perdu dans l’immensité de l’univers, et un poignant regret le saisit au cœur en songeant aux belles années qu’il avait si sottement égrenées au milieu des rochers déserts de la côte de Penmark.

La femme créole a été presque toujours grotesquement travestie dans les récits des romanciers d’Europe : nous demanderons donc la permission au lecteur de la lui présenter telle qu’elle existe, avec ses perfections et ses défauts.

La créole n’est point, ainsi que des romanciers crédules ou qui avaient intérêt à l’être, l’ont souvent écrit, sur la foi de voyageurs qui n’avaient jamais voyagé, une Messaline avide de honte, une maîtresse exigeante qui stimule l’amour faiblissant d’un amant avec la pointe d’un poignard ; une coquette impitoyable qui triomphe et se raille des souffrances de ses victimes et se fait un piédestal de leur désespoir ; loin de là !

La créole véritable est souverainement bonne et compatissante : crédule et naïve comme une enfant, elle déroute les psychologistes les plus profonds par une simplicité et une candeur de caractère qu’ils ne comprennent pas et qu’ils croient par conséquent devoir expliquer d’une façon dramatique.

D’une fidélité ordinairement remarquable et qui tranche avec le gracieux laisser-aller de ses manières, la créole fait de son amour sa religion : à l’abnegation de l’esclave, elle joint le dévoûment intelligent de la femme, elle sait aimer un sot sans s’apercevoir qu’elle lui est supérieure, et une seule illusion suffit pour la conduire doucement, à travers la vieillesse, jusqu’à la tombe.

À présent, — et ainsi s’explique pour moi l’erreur des voyageurs qui ont voyagé — supposez une créole indignement trompée au début de la vie : elle cesse d’être une femme, elle devient une tigresse en fureur !

Une fois violemment jetée hors de sa nature douce et nonchalante, elle ne distingue plus le bien du mal : il lui faut, dût son désir causer la perle de l’Univers, accomplir sa vengeance ; alors elle marche à son but, droit devant elle, foulant tout à ses pieds, famille, religion, reconnaissance, vertu ; on ne saurait trop le répéter, cette femme présente une exception, et il serait souverainement injuste de la confondre avec la véritable créole.

Revenons à Nativa.

Les tresses à moitié défaites de ses cheveux noirs, d’une finesse, d’un lustre et d’une profusion rares, inondaient, en l’encadrant admirablement, son visage, d’une coupe ovale parfaite ; rien d’intelligent, de doux et d’énergique à la fois comme le regard de ses grands yeux, d’un bleu sombre et velouté ; son nez, d’une forme droite irréprochable n’avait rien de ces arêtes délicates, mais un peu dures et tranchées, qui défigurent, sans que l’on puisse s’en rendre compte, les plus jolis visages, en leur donnant un caractère de résolution en désaccord avec la timidité et la faiblesse féminines, ces deux grâces irrésistibles qui séduisent les yeux par le cœur.

Quant à sa bouche, c’était celle d’une enfant : seulement ses lèvres nuancées du plus vif incarnat, plutôt épaisses que minces, et dessinées avec une rare perfection, annonçaient une sève et une puissance que ne possède pas l’adolescence.

Au moment où de Morvan remarqua pour la première fois Nativa, la jeune fille n’était pas telle que nous venons de la dépeindre : la violente émotion qu’elle avait éprouvée, en voyant son père tomber à la mer, avait jeté la pâleur et l’immobilité de la mort sur son adorable visage.

Toutefois sa beauté, au lieu de disparaître, n’avait fait que se métamorphoser ; de triomphante, elle était devenue touchante.

La première pensée du gentilhomme breton fut d’abandonner la barre et de secourir la jeune fille ; peut-être, sans une vague furieuse qui vint, avertissement salutaire, le rappeler à la réalité, eût-il commis cette imprudence, qui, dans leur position critique, se serait fatalement changée en catastrophe.

— Mille tonnerres ! s’écria le maquignon Mathurin, à qui l’intention de Morvan n’avait sans doute pas échappé ; mille tonnerres ! prenez donc garde, monsieur le chevalier, il est un temps pour tout !

À cette apostrophe, sinon grossière, au moins de mauvais goût, de Morvan rougit malgré lui et garda le silence.

Presque au même instant, Nativa reprit connaissance.

— Mon père, mon bon père, dit-elle en s’asseyant au fond de l’embarcation et en plaçant sur ses genoux la tête de l’homme à l’air fier et aux cheveux grisonnants, c’est moi, votre fille, Nativa, qui vous appelle… Pourquoi ne me répondez-vous pas ?… Monsieur, continua la pauvre enfant en s’adressant en français a de Morvan, car elle s’était exprimée en espagnol en parlant à son père, monsieur, je vous en conjure, venez à mon secours ! Oh ! vos soins seront généreusement récompensés ; mon père est riche, très riche, et il ne regarde pas à l’or !…

À ces paroles de Nativa, de Morvan se sentit rougir de nouveau et éprouva un mouvement de rage folle et sans objet.

— Faites-vous donc noyer pour vous entendre jeter de pareils compliments à la tête, dit tranquillement Mathurin. Ah ! maudite race espagnole, continua-t-il en baissant la voix et comme se parlant à lui-même, race sans grandeur et sans entrailles, qui ne croit qu’à la puissance de l’or, et ne comprend ni l’abnégation, ni le dévoûment, quand donc disparaîtras-tu à jamais de la terre !

— Mademoiselle, répondit de Morvan en faisant un effort sur lui-même pour ne rien laisser paraître de son émotion, vous vous méprenez étrangement sur le caractère et sur la position de ceux qui ont en ce moment l’honneur de jouer leur vie pour essayer de sauver la vôtre. Je suis, moi, un gentilhomme, et les deux personnes qui m’accompagnent m’ont suivi par pur dévoûment !…

Je vous demande pardon, monsieur, lui dit la jeune fille, en rougissant à son tour, j’ai cru deviner à vos vêtements…

— Je conçois votre erreur, interrompit de Morvan ; en effet, je ne diffère probablement en rien, ni par le langage, ni par les manières, ni surtout, comme vous venez de le faire observer, par les vêtements, du vagabond sans aveu qui traîne de ferme en ferme sa honteuse oisiveté !… Mon apparence est celle d’un homme qui doit accepter avidement, en remerciant le ciel de cette bonne aubaine, l’aumône que lui jette la pitié ou le caprice du riche !… Vous n’avez, vous le voyez, mademoiselle, aucune excuse à m’adresser !…

Nativa comprit au ton d’amertume avec lequel le jeune homme fit cette réponse, combien elle avait dû le blesser.

Elle allait réitérer avec plus de force ses excuses, quand une vague énorme heurta l’embarcation, qu’elle manqua de renverser.

Entraînée par ce choc de dessus les genoux de sa fille, où elle reposait, la tête du père de Nativa alla frapper avec violence contre les parois de l’embarcation.

Cette terrible secousse tira l’inconnu de son évanouissement.

Il balbutia d’abord quelques mots incohérents et sans suite ; puis, bientôt il reconnut sa fille, lui sourit doucement, et se replaça de lui-même dans la position première qu’il occupait, tout en murmurant :

— Je suis brisé, je n’en puis plus !

Une fois rassurée sur le sort de son père, la jeune espagnole leva ses grands beaux yeux bleus sur de Morvan, et lui dit d’une voix caressante :

— Pensez-vous, monsieur, que le succès doive couronner votre dévoûment ! Avons-nous encore quelques chances de salut ?

— Nous sommes aidés par la marée, et si le vent continue toujours à souffler du large, avant une demi-heure nous aurons atteint la plage.

— Que de reconnaissance ne vous dois-je pas, monsieur, dit Nativa rêveuse ;

— Aucune, mademoiselle, répondit froidement le jeune homme. Ce n’est pas parce que c’était vous qui étiez en danger que je suis venu à votre secours — car je ne vous connaissais pas — j’ai tout bonnement obéi à la voix de l’humanité et de ma conscience. Ce que j’ai fait pour vous, je l’eusse fait pour tout le monde.

— Mais mon père, monsieur ; mon pauvre père qui, sans votre héroïque courage, ne serait plus !

— Je me serais également jeté à la mer pour sauver un matelot, mademoiselle.

Les réponses froides et sèches de Morvan produisirent un effet bien différent sur deux des personnes que contenait l’embarcation :

Une teinte de tristesse, semblable à un de ces nuages légers qui, à peine formés, disparaissent l’été dans l’azur du ciel, passa sur le visage de la jeune fille ; tandis qu’un sourire joyeux et approbateur épanouit les lèvres du maquignon Mathurin.

Le gentilhomme breton ne s’était pas trompé dans ses calculs.

À peine vingt minutes s’étaient-elles écoulées depuis la demande de Nativa, que l’embarcation rangeait la grève.

Encore quelques secondes et les pieds des naufragés allaient enfin fouler le sol, quand de Morvan imprima un brusque mouvement à la barre et changea la direction suivie par le bateau.

— Avez-vous envie de recommencer une nouvelle promenade en mer ? dit le maquignon Mathurin, avec ce sang-froid un peu moqueur qui semblait lui être habituel.

— Non, répondit le jeune homme, mais je ne tiens nullement à être massacré. Regardez donc un peu la réception que l’on nous prépare sur la plage.

— Tiens, s’écria Mathurin, en levant les yeux, mais ils sont pleins de persévérance ces braves Penmarkais ! C’est fort joli à eux d’avoir ainsi attendu notre retour sans se décourager pendant une dixaine d’heures ! Ces gars-là, s’ils n’étaient pas dénués d’esprit, pourraient prétendre à tout ! tonnerre ! Quelle profusion de gaffes, de haches et de crocs en notre honneur ! De quoi dépecer dix baleines !

— Nous sommes perdus ! dit Nativa qui pâlit légèrement, mais resta impassible et fière dans sa contenance.

— Oh ! ne craignez rien, Mademoiselle, s’écria de Morvan, grâce à Dieu j’ai eu la précaution de m’armer ; je dispose de la vie de deux de ses misérables, et j’userai de mon pouvoir. Cet exemple suffira pour faire rentrer ces sauvages dans le devoir.

Le jeune homme retira alors de dedans son manteau ses pistolets qu’il y avait placés pour les garantir de l’eau de la mer, et les arma après en avoir vérifié les amorces.

Aussitôt un homme couché sur un rocher isolé, qui n’était guère séparé de l’embarcation par plus de quinze pas, se leva vivement et dirigea vers de Morvan le canon d’un mousquet.

— Legallec ! s’écria Alain en s’élançant de dessus son banc pour aller couvrir son maître de son corps.

Mais avant que le serviteur eût eu le temps d’accomplir son généreux projet, le coup partit.

— Touché ? demanda laconiquement Mathurin.

Le chevalier, avant de répondre, ajusta Legallec avec un de ses pistolets et fit feu : l’assassin chancela et tomba les bras pendants, la tête la première, dans la mer.

— Oui, à l’épaule ! répondit-il seulement alors au maquignon : ce n’est rien ! Il ne s’agit pas de moi pour le moment. Occupons-nous d’abord de la conduite que nous devons tenir.

— Si nous étions seuls, dit Mathurin, je vous proposerais de continuer notre route, sans nous occuper davantage de l’incident qui vient d’avoir lieu, mais la présence de cette jeune fille et celle de son père à moitié noyé entraverait nos mouvements et nuirait à l’énergie de notre débarquement. Ne vaudrait-il pas mieux longer la côte et nous arrêter à la première cabane que nous apercevrons ?

— Il y a à deux lieues d’ici le château des seigneurs Duguillou de Pennenrose, dit Alain en se mêlant à la conversation.

— Eh bien, voilà notre affaire ! Qu’en pensez-vous, chevalier ?

De Morvan regarda involontairement, comme malgré lui, la charmante créole ; puis, poussant un soupir.

— Soit, répondit-il, rendons-nous au château Dugaillou de Pennenrose, si toutefois vos forces vous permettent encore de nager, ajouta-t-il en interrogeant Mathurin et Alain d’un signe de tête, car vous devez être exténués de fatigue.

— Je n’en pouvais plus tout à l’heure, mon maître, dit Alain, mais la culbute de Legallec m’a causé un tel plaisir, que je me sens à présent fort comme un bœuf et léger comme un oiseau.

— Quant à moi, ajouta le maquignon, ça m’amuse tellement d’apprendre la marine, que si ce n’était la crainte que votre blessure ne soit plus grave que vous ne vous l’imaginez, je voudrais rester jusqu’au soir en mer.