Les Boucaniers/Tome I/VII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 221-239).


VII

Le Sauvetage.


Le chevalier prit alors de la main gauche la barre — car sa droite était cachée dans son pourpoint — et fit tourner l’embarcation dans la direction du château Duguillou de Pennenrose.

Pendant la première demi-heure qui suivit cette retraite ou cette fuite, pas une parole ne fut prononcée : chacun semblait absorbé dans ses pensées.

Plusieurs fois les yeux de de Morvan se portèrent sur la jeune fille ; chaque fois son regard rencontra celui de Nativa attaché sur lui avec une expression sérieuse et réfléchie qui lui fit baisser la tête.

Le jeune gentilhomme breton, si intrépide en face du danger, se sentit timide, confus et tremblant devant la belle espagnole ; il se croyait ridicule, et il eût donné dix années de sa vie pour posséder alors, ne fut-ce que pendant une heure, l’assurance d’un courtisan de Versailles, ou même l’impudente fatuité d’un de ces gentillâtres à bonnes fortunes, qui lui avaient paru jadis si sots à Nantes, et qu’il admirait en ce moment à l’égal des héros.

Ce fut Alain qui le premier rompit le silence.

— Monsieur le chevalier, dit-il, je crois avoir aperçu tout à l’heure, en retournant la tête pour voir si les gars ne nous suivaient pas le long de la plage, une colonne de fumée dans la direction de votre maison…

Le Bas-Breton attendit en vain pendant un instant que son maître lui répondit, puis il reprit brutalement en criant à tue tête :

— Monsieur le chevalier, les gars s’amusent à brûler votre maison !

— Eh bien, tant mieux ! répondit de Morvan d’un ton distrait.

— Vous ne m’avez donc pas compris ? Je vous dis que l’on incendie votre maison !

— J’ai parfaitement entendu, et je répète « tant mieux ! »

— Plaît-il ? reprit Alain en regardant son maître avec un étonnement mêlé d’effroi, car il crut qu’il avait perdu la raison.

— Mais, monsieur le chevalier, votre maison était une belle pièce ! elle valait au moins six cents livres ! Eh bien ! où donc logerons-nous maintenant ?

— Cette bicoque ne mérite pas un regret, dit de Morvan affectant de répondre à son domestique et regarddant à la dérobée Nativa ; elle était indigne de servir de demeure à un gentilhomme, et je ne conçois pas, vraiment, comment j’ai pu y rester si longtemps.

— Elle garantissait tout de même le gentilhomme de la pluie et du froid, murmura Alain. Et puis six cents livres qui s’en vont en fumée… C’est à pleurer toutes les larmes de son corps !

— Quant à la faire rebâtir, poursuivit de Morvan, je n’y songe pas. Si cet incendie a réellement eu lieu, je le regarderai comme un avertissement venant d’en haut, de quitter le pays, et je m’y conformerai sans murmurer ; je n’ai déjà que trop croupi dans une inaction honteuse !… Un gentilhomme n’est pas un serf attaché à la glèbe ; son sang appartient à son roi et à l’honneur de sa race… J’irai combattre sur mer les Anglais.

— Mon Dieu ! monsieur, murmura Nativa d’une voix émue et en semblant hésiter à chaque mot qu’elle prononçait, mon Dieu ! monsieur, si votre maison a été incendié, nous sommes, sans aucun doute, mon père et moi, la seule cause de cette catastrophe… Si au lieu de nous sauver vous aviez préféré jouir de nos dépouilles…

— C’est-à-dire si j’eusse été un assassin et un voleur ! Eh bien ! après, mademoiselle ? interrompit de Morvan avec une froideur et une fierté qui contrastaient d’une façon saisissante avec la timidité qu’il avait montré jusqu’alors. Continuez, je vous prie… Vous vous taisez ! Pourquoi cet embarras et cette honte ? C’est pourtant si facile de dire à un homme : « Vous êtes un gueux, un pauvre hère ; je veux vous récompenser avec quelques poignées d’écus de votre dévoûment à notre personne et des pertes qui en sont résultées pour vous. Tenez, l’ami, prenez ; grand bien vous fasse, et n’oubliez point surtout de remercier Dieu de votre bonheur ! Nous voilà pour le moins quittes ; nous ne vous connaissons plus ! » Il est, je vous le répète, si facile de parler ainsi à un pauvre diable, que je ne conçois vraiment pas pourquoi vous hésitez à me tenir ce langage !

De Morvan s’était animée à l’idée de son honneur outragé ; aussi, lorsqu’en terminant cette réponse, il rejeta en arrière, par un geste réellement superbe et un peu sauvage, ses cheveux noirs que le vent avait ramenés sur ses yeux, Nativa ne put s’empêcher de le regarder avec cette fixité naïvement hardie qui distingue les femmes espagnoles, et d’admirer sa mâle beauté.

— Oui, voilà, en effet, ce qui s’appelle parler, mille tonnerres, s’écria Mathurin d’un air radieux. C’est seulement malheureux que ces paroles tombent sur une femme ! Adressées à un hidalgo, elles eussent fait sortir deux épées du fourreau, et l’Espagne, j’en suis persuadé, monsieur le chevalier, compterait à ma grande joie un combattant de moins.

Cette réflexion assez bizarre et tout à fait inexplicable dans la bouche du maquignon, rappela de Morvan à lui ; il éprouva un vif regret de s’être laissé ainsi emporter par la colère, vis-à-vis d’une jeune fille, et, paraissant fort occupé du gouvernail, il détourna la tête et garda le silence.

Une heure plus tard, l’embarcation s’arrêtait, en touchant la plage, devant le château Duguillou de Pennenrose, et le débarquement des naufragés s’opérait sans accident.

— Je suis heureux, mademoiselle, dit de Morvan en s’adressant à Nativa, que le hasard ne m’ait pas permis de vous offrir l’hospitalité, sous mon misérable toit, où vous vous seriez heurté aux privations et à la misère, tandis qu’au contraire au château Duguillou de Pennenrose, vous trouverez un abri somptueux pour vous recevoir, des domestiques bien dressés pour vous servir, et de jeunes seigneurs riches et galants, prêts à se sacrifier à vos moindres désirs et à exécuter aveuglément vos ordres.

— Monsieur, répondit Nativa, ce que je ne trouverai assurément nulle part, c’est une noblesse de sentiment et un courage comme le vôtre ! Mais quoi, ajouta-t-elle avec précipitation en voyant de Morvan se diriger, après l’avoir saluée humblement, vers l’embarcation, ne nous accompagnez-vous donc pas ?

— Non, mademoiselle, répondit-il d’une voix sourde et en pâlissant, je n’ai pas l’honneur de connaître personnellement, les seigneurs de Pennenrose… je désire leur rester étranger… et….

— Jésus Maria ! qu’avez-vous ? s’écria Nativa avec élan et en s’élançant par un mouvement irréfléchi au devant du jeune homme, comme si elle eût voulu le soutenir.

— Rien… mademoiselle… Je vous remercie… C’est cette balle dans l’épaule… et puis la perte du sang… Ça ne sera rien…

— Vous êtes grièvement blessé ! interrompit Nativa. Et depuis plus de deux heures, que ce coup de mousquet vous à atteint, vous avez eu le courage de rester impassible à votre poste, sans vous plaindre, sans laisser deviner une seule de vos souffrances. Ah ! monsieur, si les gentilshommes français vous ressemblent, la noblesse de vôtre pays est la première du monde !

De Morvan voulut répondre, mais la douleur et sa faiblesse l’emportèrent sur sa volonté, et si Alain ne se fut précipité vers lui et ne l’eut reçu dans ses bras, il fut tombé par terre.

Le domestique le déposa doucement sur le sable de la plage.

— Aies soin de ton maître pendant que je vais aller chercher des secours au château, dit Mathurin au Bas-Breton, mais ce dernier comme frappé par une idée subite, poussa une exclamation et retenant par le bras le maquignon.

— Ah ça ! pourriez-vous me dire auparavant qui vous êtes ? lui demanda-t-il en le regardant en face, car qui m’assure, à moi, que vous ne voulez pas vous sauver, et que je vous reverrai, si je vous laisse partir ! Votre conduite ne me paraît pas franche ! rien ne me prouve que vous n’êtes pas un complice de Legallec… Je sais bien que vous avez fait semblant de partager nos dangers, mais c’était peut-être pour mieux cacher encore votre jeu ; car enfin pourquoi, après m’avoir donné deux écus pour me faire causer sur le compte de M. le chevalier, êtes-vous venu lui demander l’hospitalité ? Qu’est-ce que vous lui voulez, à mon maître ?

— Lui faire mes offres de service, s’il a besoin d’un cheval.

Laissez-moi donc tranquille ; est-ce que vous vous imaginez que parce que j’ai pas reçu une éducation entière, je suis un imbécile complet ! que je prends pour de l’argent comptant votre profession de maquignon ! Vous maquignon ! ah ! mais, là, c’est trop drôle ! Il n’y a pas dans tout le port de Brest un marin capable de lutter avec vous pour la nage ! Je n’ai jamais vu encore manier un aviron comme ça !… Et vous vous prétendez maquignon !… Farceur, va ! Voyons, qu’êtes-vous ?

— Je suis un peu pressé pour le moment, répondit Mathurin, qui, prenant en souriant le Bas-Breton par la taille, le souleva de terre avec la même facilité que si c’eût été un enfant et l’envoya rouler à cinq pas devant lui sur la plage.

Pendant qu’Alain plus surpris encore que meurtri de sa chute, se relevait lentement, Mathurin s’éloignait à grands pas.

Il faudrait un pinceau, au lieu d’une plume, pour rendre le regard de haine implacable que le maquignon jeta, en passant devant lui, sur le père de Nativa, couché sur le sable.

— Quelle rencontre inouïe ! murmurait-il les poings crispés et en se mordant les lèvres jusqu’au sang. — Et c’est Louis qui l’a sauvé ! Ah ! Sandoval, comte de Monterey, puisque la fatalité t’a mis de nouveau sur ma route, prends garde à toi !