Les Boucaniers/Tome I/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Ip. 243-257).


VIII

Nativa.


Dans un vaste lit à baldaquin, placé dans une grande chambre à l’ameublement riche et gothique, se tenait couché un jeune homme au visage pâle et aux traits amaigris : c’était de Morvan, qui, transporté au château de Pennenrose, luttait depuis quinze jours contre la fièvre et le délire.

La blessure du gentilhomme était extrêmement grave : il lui avait fallu une force de volonté réellement extraordinaire pour continuer, — après l’avoir reçue, — à diriger la marche de l’embarcation.

Une fois son devoir accompli et Nativa en sûreté, il était tombé privé de sentiment, ainsi que nous l’avons déjà dit dans le précédent chapitre.

Recueilli, ainsi que le père de Nativa, par les gens des seigneurs de Pennenrose, de Morvan, depuis quinze jours, n’avait pas encore recouvré la raison : c’était à un de ces phénomènes mystérieux que nous qualifions, dans notre ignorance, de hasard, et qui sont le secret de la Providence, qu’il devait de n’être point mort quand le médecin du château avait opéré l’extraction de la balle profondément enclavée dans son épaule.

Le matin même du jour où recommence ce récit, le praticien, à la grande joie d’Alain avait déclaré, pour la première fois, que l’état de de Morvan ne lui inspirait plus d’inquiétude, et qu’il répondait corps pour corps de sa guérison.

Alain, penché sur le lit de son maître, épiait avec une sollicitude qui contrastait avec sa nature un peu sauvage, le sommeil du malade.

— Si le frater s’était trompé, disait-il, bien sûr que pour le punir de la fausse joie qu’il m’aurait donnée, je lui caresserai le dos avec mon penbas… Oui, mais cela n’améliorait en rien la position de mon maître !… Quel malheur qu’en tuant Legallec, M. de Morvan m’ait empêché de tirer vengeance de la traîtrise de ce misérable… Ça m’aurait fait tant de plaisir de taper dessus. Ah ! voici M. le chevalier qui parle !… Dites donc, monsieur, c’est moi, Alain, votre serviteur… il ne me reconnaît pas… Bon, le voilà qui appelle encore cette Nativa ! Faut-il être déraisonnable pour s’occuper d’un brin de fille qui ne pèse pas tant seulement cent livres et que l’on briserait comme rien du tout sur son genoux !… Ça le fera joliment rire mon maître, quand je lui apprendrai plus tard que, pendant toute sa maladie, il n’a fait que s’occuper de cette petite figure pâle… Il ne voudra jamais me croire… Quelle drôle de chose que le délire ! on dirait comme ça que l’on vous a jeté un sort.

Alain, tout en grommelant ces phrases décousues, avait abandonné sa place auprès du lit du blessé, et s’était mis à parcourir d’un pas inégal la vaste chambre.

Tout à coup, il s’arrêta dans sa promenade, et se frappant le front d’un coup de poing qui eût suffi pour étourdir un bœuf.

— Ah ! bête, animal que je suis ! s’écria-t-il ; comment n’ai-je pas pensé plus tôt à cela !… Assassin ! canaille ! oui, cent fois oui, c’est la faute de ma bêtise, si M. le chevalier n’est pas encore rétabli ! J’ai manqué d’idée ; il m’était si facile de brûler des cierges doubles pour sa recouvrance ! Il y a longtemps déjà que ma bonne Sainte-Anne-d’Auray l’aurait tiré d’affaire !… Ah ! pardonnez-moi, je vous prie, ma bonne Dame si j’ai oublié, depuis quinze jours, de vous prier, continua le Breton après un court silence, je ne pensais pas que j’avais besoin de vous ! Oh ! mais soyez sans inquiétude. Je veux, pas plus tard qu’aujourd’hui, m’acquitter envers vous… Je vous dois déjà pas mal, pour nous avoir empêché de périr, lors de notre dernière course en mer ! Je mettrai tout ça ensemble : ça fera une véritable illumination ! Vous allez être joliment contente, allez !…

Alain y désireux de ne pas perdre une minute l’accomplissement de son pieux projet, saisit alors son penbas et son large chapeau de feutre, déposés tous les deux par terre, dans un coin, et se dirigea vers la porte mais, au moment de sortir, une nouvelle idée le retint.

— Il est impossible, murmura-t-il ; que je laisse ainsi mon maître tout seul. Qu’est-ce qu’il penserait en revenant à lui — puisque le médecin prétend qu’il va revenir aujourd’hui à lui — s’il ne me trouvait pas à ses côtés !… Que je l’ai vilainement abandonné, et il serait capable de me retenir quinze jours sur mes gages !… Ah ! ma bonne sainte Anne, là, foi d’Alain, vous pouvez compter sur notre marché, comme si c’était chose faite. Guérissez donc de suite M. le chevalier ; et puis, après tout, en supposant que je sois capable de vous manquer de parole, à quoi ça vous exposerait-il d’avoir remis M. le chevalier sur ses jambes ? à rien du tout ! Vous seriez quitte pour le faire retomber malade ! vous ne risquez rien !

Le Bas-Breton, persuadé que sainte Anne d’Auray ne pouvait refuser le marché si raisonnable et si avantageux qu’il lui proposait, se retournait déjà du côté de de Morvan, pour voir s’il ne se levait pas, quand la porte de la chambre à coucher s’ouvrit et que Nativa entra.

La jeune fille, habillée tout de noir, selon la mode espagnole, n’était plus telle qu’elle a été présentée la première fois au lecteur : elle avait repris sa souveraine et impérieuse beauté.

Rien de grave et de gracieux en même temps comme sa démarche, de calme et de profond comme son regard, de doux et d’enchanteur comme le rare et fugitif sourire qui entr’ouvrait parfois ses lèvres roses.

Son teint pâle, mais non de cette pâleur maladive que donne aux femmes du monde la vie sédentaire et dévorante tout à la fois des grandes villes, avait aussi recouvré tout son séduisant éclat.

Un poète de génie et de conscience eût certes, en contemplant cette jeune fille, senti l’insuffisance de l’art et brisé sa plume.

Alain, n’était pas poète, mais seulement Bas-Breton, aussi ne comprit-il qu’une chose en voyant apparaître Nativa ; qu’elle pouvait le remplacer pour veiller le chevalier et lui donner le moyen d’aller se mettre en règle vis à vis de sainte Anne d’Auray.

Il s’avança donc vivement à la rencontre de la jeune fille, et se tirant une mèche de cheveux en guise de salut :

— Mademoiselle, lui dit-il sans préambule, soignez bien M. le Chevalier pendant mon absence ; s’il désire se lever et qu’il vous demande son pourpoint, vous le trouverez là sur ce fauteuil ; la tisane est sur la table !… N’oubliez point, si mon maître vous interroge sur mon absence, de lui répondre, ce qui est la vérité vraie, que je ne l’ai pas quitté d’une heure pendant tout le temps de sa maladie, et que je suis en course pour lui.

Craignant un refus de Nativa, le Bas-Breton, après avoir dit ces mots, prit son élan et se précipita en dehors de la chambre.

Le départ du domestique et ce tête à tête forcé et imprévu avec de Morvan, ne parut nullement contrarier Nativa : elle s’avança lentement vers le lit du malade, et s’asseyant sur une chaise, elle se mit à considérer avec une rare attention le visage décoloré du blessé.

Chose étrange, pendant tout le temps que dura cet examen, la physionomie de Nativa n’exprima aucun des sentiments que l’on eût dû s’attendre à lui voir éprouver, c’est à dire celui de la pitié où de la reconnaissance.

Au contraire, deux ou trois fois une contraction de sourcils assombrit, sans pouvoir parvenir à le rider, son front d’ivoire, et un éclair passa dans ses yeux.