Les Boucaniers/Tome II/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 93-108).


V

Une bonne affaire.


L’étonnement de Morvan fut grand lorsqu’il vit apparaître le maquignon Mathurin.

— Vous ici !

— Dame ! pourquoi donc pas ! Vous m’avez crié d’entrer et me voilà.

— Parbleu ! reprit de Morvan après avoir réfléchi, je ne suis pas fâché, en y songeant, du hasard qui vous amène.

— Bien obligé. Seulement ce n’est pas, comme vous semblez le croire, le hasard qui a conduit mes pas. J’ai une affaire à vous proposer.

— Nous reviendrons tout à l’heure à cette affaire. Avant tout, il m’importe de savoir qui vous êtes et quel intérêt vous avez à jouer le rôle de maquignon, car je suppose que vous m’accordez assez de perspicacité pour n’être pas dupe de votre travestissement.

— Allons, bon ! répondit Mathurin en accompagnant ces paroles d’un gros rire, je vois que votre domestique Alain m’a noirci dans votre esprit ! Et qui diable ! voulez-vous donc que je sois ? un prince déguisé et voyageant incognito ? Hélas ? mon cher monsieur, je ne suis que trop bien un pauvre maquignon, et la preuve, c’est que je viens justement pour vous offrir de vous acheter votre cheval ?

Le visage de Mathurin respirait une telle bonhomie et sa parole une si grande franchise, que de Morvan se sentit ébranlé.

Toutefois, ne voulant pas paraître céder de suite, il reprit :

— Le rare courage que vous avez montré en m’accompagnant dans l’expédition que nous avons faite ensemble, pour essayer de sauver le navire échoué sur les roches de Penmark, puis la manière bizarre dont vous vous êtes ensuite éloigné, démentent la position que vous vous donnez.

— Je consens à recevoir une volée de coups de bâton si je vous comprends ! répondit Mathurin, en éclatant une seconde fois de rire. Ils sont jolis tout de même vos raisonnements ! Et pourquoi donc un maquignon, je vous prie, n’aurait-il pas, tout comme un autre homme, de la pitié et du courage au cœur ? Dame ! que je me suis dit, puisque ce gentilhomme joue sa vie pour porter secours à de malheureux naufragés, je ne vois que trop ce qui m’empêcherait de l’imiter et de risquer un peu aussi ma peau ! et je vous ai suivi. Quant à la façon peu civile dont je vous ai ensuite quitté, cela ne prouve qu’une chose, c’est que si nous ne sommes pas, nous autres maquignons, toujours parfaitement élevés, nous connaissons au moins le prix du temps : j’avais affaire ailleurs et je suis parti sans m’inquiéter davantage de vous, voilà !

— Mais enfin pourquoi en arrivant à Penmark avez-vous pris auprès de mon domestique des informations sur mon compte et lui avez-vous donné deux écus ?

— J’ai interrogé votre domestique et je lui ai donné deux écus parce que j’avais, je vous le répète, une affaire à vous proposer et que je désirais mettre le Bas-Breton dans mes intérêts. Les gens de ma profession — cela est connu — savent semer pour récolter.

— Et quelle était, je vous prie, cette affaire ?

— La même qui me ramène en ce moment près de vous. Seulement, avant d’entrer dans aucune explication, je me permettrai de vous faire observer que si vous espérez abuser de mes confidences, vous vous méprenez étrangement. Je sais, aujourd’hui, ce que j’ignorais quand je me suis rendu à Penmark, que vous avez besoin d’argent ; nous sommes donc à deux de jeu. À présent, continua le maquignon après un court silence, voici la chose en deux mois : un voyageur fort riche a vu votre cheval Bijou et m’a chargé de vous l’acheter à tout prix. Combien en voulez-vous ?

— Mon cheval n’est pas à vendre, répondit de Morvan en se levant de dessus la chaise boiteuse sur laquelle il était assis ; mais le maquignon ne comprit sans doute pas le congé que lui donnait le chevalier, car il ne bougea pas de sa place.

— Tenez, monsieur le chevalier, reprit-il, je veux être franc avec vous ! La personne qui m’a chargé d’obtenir votre cheval ne regardera pas au prix. Il y a là matière pour vous et pour moi à un fort beau bénéfice ; que diable ! les écus ne se trouvent pas sous les pieds des mules ! Les orgueilleux ou les fous refusent seuls les bonnes affaires. Causons peu, mais causons bien. Combien avez-vous payé votre cheval ?

— Quatre cents livres, répondit de Morvan, qui se ravisa en réfléchissant que peut-être bien le hasard lui envoyait une occasion de se rattraper de l’échec-Cointo.

— Quatre cents livres ! répéta Mathurin avec étonnement. Ma foi, monsieur le chevalier, mon état est de tromper le monde, — c’est bien le moins qu’un maquignon ait le bénéfice de sa réputation, — mais vous me plaisez et je ne veux pas abuser de votre innocence. Votre cheval Bijou vaut huit cents livres comme un écu.

— Me le payeriez-vous cette somme ? demanda de Morvan en jouant une indifférence qu’il était loin d’éprouver, car cette somme de huit cents livres, arrivant si à propos, l’éblouissait.

— Oui et non ! Si vous voulez, je vous compterai six cents livres en espèces sonnantes et je vous donnerai en retour deux chevaux, non pas bien beaux, mais capables néanmoins de supporter la fatigue d’un long voyage.

— J’accepte, répondit de Morvan.

— C’est un marché conclu : j’ai votre parole de gentilhomme ?

— Oui, monsieur, je vous la donne.

— Eh bien ! alors, s’écria le maquignon joyeux, je puis vous avouer à présent que Bijou ne vaut pas huit cents, mais bien au moins douze cents livres. Vous m’en auriez demandé mille que j’aurais cédé.

— Je suis heureux que vous ayez fait un bon marché, monsieur.

— Parbleu ! votre loyauté m’enchante, et il ne sera pas dit que je me laisserai vaincre en générosité : je vous livrerai le cheval de votre domestique tout harnaché. Monsieur le chevalier, voici vos six cents livres, continua Mathurin en étalant sur la table une ceinture de cuir garnie de pièces d’or et en comptant la somme convenue. Me permettez-vous d’emmener Bijou de suite ? Oh ! ne craignez rien, je suis connu à Brest ; demain matin je vous enverrai, au point du jour, les deux chevaux auxquels vous avez droit.

— Emmenez Bijou, monsieur, répondit de Morvan.

Une fois le maquignon parti, le jeune homme laissa éclater toute la joie que lui causait la conclusion de cette affaire si heureuse et si inattendue.

Alain, à qui il fit part de cette bonne aubaine, montra plus de scepticisme que son maître.

— Ce maquignon n’est pas le diable, comme je le croyais d’abord, dit-il, car les deux écus qu’il m’a donnés ne se sont pas changés en feuilles ; mais je veux, avant de me réjouir, attendre jusqu’à demain.

Le soupçonneux Bas-Breton fut fort étonné le lendemain, — et le chevalier partagea cet étonnement — en apercevant dans la cour un cheval réellement magnifique et un vigoureux bidet fort convenablement harnaché, que le maquignon venait d’envoyer.

— Allons, dit le chevalier, qui, après avoir mangé à la hâte un morceau, se mit d’un bond en selle, voilà un heureux début de voyage !

Alain enfourcha fièrement son bidet, et les deux aventuriers — ce mot doit être pris dans le sens honorable, — se mirent en route.

Au sortir de la ville, de Morvan fut accosté par un bourgeois, qui lui demanda avec force politesses depuis quand il avait acheté le cheval qu’il montait.

— Depuis ce matin, répondit le chevalier assez inquiet de cette question, qui lui fit suspecter la bonne foi de Mathurin.

— Eh bien ! mon gentilhomme, reprit le bourgeois, vous pouvez vous vanter de posséder une belle et bonne bête ; j’ai vendu de cheval hier même au prix de dix-huit cents livres, et je vous assure qu’il vaut encore davantage.