Les Boucaniers/Tome II/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IIp. 111-135).


VI

Une Aventure de Grand Chemin.


Pendant toute là journée qui suivit leur départ de Brest, le gentilhomme breton et son domestique s’entretinrent de Mathurin.

Malgré les hypothèses sans nombre auxquelles ils se livrèrent, ils ne purent jamais parvenir à s’expliquer sa conduite.

Alain ne mettait pas un instant en doute que le maquignon ne fût un sorcier.

Le chevalier, moins crédule, repoussait cette supposition, qui, au reste, laissait toujours la question intacte et irrésolue, car, en admettant même le pouvoir surnaturel de Mathurin, comme un fait incontestable, restait encore à connaître le motif qui l’avait fait s’immiscer avec tant de persévérance dans les affaires de de Morvan.

Le jeune homme se promit, si jamais le hasard le mettait de nouveau en présence du mystérieux personnage, qu’il ne le quitterait plus qu’après avoir obtenu de lui une explication claire et catégorique de sa mystérieuse conduite.

Le début du voyage des deux aventuriers fut triste : partout leurs regards ne rencontraient que chaumières tombant en ruines, villages abandonnés.

Depuis bien des années l’on n’avait vu en France la misère sévir avec telle violence sur le peuplé : les capitaux manquaient aux affaires, les bras à la culture de la terre ; la guerre avait épuisé le pays, d’hommes et d’argent.

Louis XIV faisait payer bien cher à ses sujets son orgueil toujours insatiable et sa gloire passée !…

À chaque instant, de Morvan et son serviteur voyaient passer sur les grandes routes, des familles entières chassées de leurs pauvres demeures par l’implacable avidité du fisc : ces malheureux, pâles, en haillons, les pieds ensanglantés, s’en allaient droit devant eux, à la grâce de Dieu, se nourrissant, la plupart du temps, de racines sauvages, dormant à la belle étoile, et se traînant enfin dans les fossés pour mourir à leur aise.

D’autres infortunés d’un tempérament plus nerveux, n’acceptaient pas sans lutte l’extrémité à laquelle ils se trouvaient réduits.

Aussi de Morvan et Alain entendaient-ils parler vingt fois par jour de meurtres, d’assassinats, de vols à main armée, de scènes de violence.

Le chevalier avait voulu, en passant à Pontivy, acheter une paire de pistolets et une rapière pour armer Alain, mais le Bas-Breton, malgré la soumission qu’il montrait ordinairement aux volontés de son maître, s’était révolté à l’idée de cette acquisition.

— Que voulez-vous que je fasse d’une épée et de pistolets ? lui avait-il répondu ; je ne suis pas, grâce à Dieu, un Français, moi, et je ne connais rien à l’emploi de tous ces outils. Si vous voulez m’acheter une hache, c’est tout différent, je ne demande pas mieux. Une hache, au moins, est une arme qui pèse dans la main, abat proprement un homme, et ne se casse pas en rencontrant un bouton de pourpoint.

— Mais, Alain, ta hache me rendrait bûcheron pour faire figure et remplacer mon valet.

— Eh bien, alors, mon penbas me suffit.

Enfin, après bien des débats, car ; Alain, qui était frère de lait de de Morvan, ne se gênait, nullement, quand l’occasion en valait la peine, pour discuter avec lui, il fut convenu que l’on remplacerait la hache demandée et les pistolets refusés par un mousqueton.

Alain ne put s’empêcher, lorsque de Morvan lui remit l’arme à feu, de lever les épaules d’un air de pitié et de dire :

— Qu’ils sont bêtes, mon bon Dieu, tous ces Français avec leurs inventions ! Est-il possible de gâter comme ça des mousquets en les coupant par le milieu.

— Tu ne réfléchis pas, Alain, qu’un mousquet est trop long et trop lourd pour que l’on puisse le porter à cheval et s’en servir en voyage.

— C’est possible, répondit Alain, mais ça n’empêche pas, ajouta-t-il, qu’ils sont joliment bêtes les Français !

Notre intention n’est certes pas de décrire, étape par étape, les alertes, les déboires et les privations que les deux voyageurs eurent à endurer ; nous avons hâte d’atteindre Paris.

Toutefois, nous devons forcément mentionner une aventure qui leur arriva dans le village de Nort, car cette aventure se rattache intimement à la marche et à la suite de notre récit.

Vers les deux heures, de Morvan et Alain firent une singulière rencontre, celle d’un carrosse hermétiquement fermé, attelé de deux chevaux de labour et escorté par deux grands diables de laquais, déguenillés comme des hidalgos espagnols proscrits, et armés de rapières qui n’en finissaient plus.

Les laquais, en apercevant les deux voyageurs, tirèrent l’épée du fourreau et se placèrent au beau milieu de la route, comme pour leur intercepter le passage.

De Morvan comprit au premier coup d’œil, à la façon dont les hidalgos se tenaient en selle, à l’embarras que semblaient leur causer leurs rapières, au déplorable état de maigreur des rosses qu’ils montaient, que le danger n’était pas bien grand pour lui : aussi continua-t-il d’avancer tranquillement, son épée dans le fourreau, ses pistolets dans leurs fontes, et sans paraître s’apercevoir des hostilités dont il était menacé.

Il n’était plus guère séparé de ses adversaires que par une distance de dix pas, quand l’un d’eux, éperonnant sa rosse, parut vouloir aller à sa rencontre, mais l’animal rétif, indigné probablement des exigences ridicules de son cavalier, se contenta de lancer deux ou trois ruades sans avancer.

— Si vous faites un pas de plus, monsieur, s’écria alors le cavalier en s’adressant à de Morvan, je vous passe l’épée à travers le corps !

— Je doute que ton épée pique autant que mon fouet, répondit de Morvan, qui, lançant sa monture, tomba en deux bonds tout contre son adversaire et lui cingla la figure avec sa cravache.

L’hidalgo, loin de vouloir se venger, poussa un cri de douleur et de détresse, jeta avec précipitation sa rapière, puis joignant les mains :

— Je me rends, mon gentilhomme, et je vous reconnais pour mon vainqueur. Au nom du ciel ! ne me tuez pas, dit-il d’un ton suppliant.

Quant au second hidalgo, mieux servi par sa rosse, il avait pris la fuite.

Il eût été difficile, en voyant la grotesque figure du cavalier châtié, de conserver son sérieux : aussi de Morvan ne put-il s’empêcher de partir d’un grand éclat de rire.

— Pourquoi m’as-tu menacé, drôle ? demanda-t-il au cavalier à la grande rapière.

— Hélas ! monseigneur, je n’ai engagé avec vous cette lutte, dans laquelle je savais bien devoir succomber tôt ou tard, que par dévoûment pour mon maître.

— Comment cela par dévoûment pour ton maître ? Quel est d’abord ton maître et en quoi donc ai-je voulu lui nuire ?

— Mon maître, monseigneur, est dans ce carrosse que vous voyez là, devant vous. Il a enlevé sa cousine que l’on contraignait à entrer au couvent et qui l’a appelé à son secours. Quant à Jasmin et à moi, qui escortons ces pauvres enfants, nous avons cru que vous nous poursuiviez, et nous avons fait notre devoir.

— Ton maître a fort bien agi en enlevant sa cousine, puisqu’elle l’aime et qu’on la persécutait, répondit de Morvan ; seulement il aurait dû mieux choisir ses défenseurs.

— Dame, monseigneur, dans ces sortes d’expéditions, on ne peut se fier à la discrétion de tout le monde : on ne s’adresse qu’aux personnes qui vous sont parfaitement connues : or, voilà dix ans que Jasmin et moi sommes au service de notre maître.

— Et ton maître se nomme ?

— Le vicomte de Chamarande.

— Eh bien ! tu diras de ma part au vicomte de Chamarande qu’il a extrêmement mal placé sa confiance en Jasmin et en toi ! Quoi ! tu ignores qui je suis, et tu déclines ainsi, à la première sommation, le nom de ton maître !…

— Oh ! monseigneur, votre reproche est injuste. Je suis doué d’assez de perspicacité pour juger à la première vue les personnes à qui j’ai à faire. Il est impossible qu’un cavalier d’aussi bonne mine que vous n’ait pas su plaire à de charmantes dames, et ne soit pas, par reconnaissance, un peu amoureux ! Or, comme les amoureux sont bons et compatissants, je…

— Allons, trêve de soties paroles, imterrompit de Morvan en rougissant. Cours rassurer le vicomte de Chamarande et sa cousine, et assure-les de ma part que si je puis leur être bon à quelque chose, ils m’obligeront infiniment en disposant de moi.

— Vous voyez bien, monseigneur, que ne je me trompais pas en disant que vous étiez la générosité en personne.

— Voilà déjà trop de bavardage ! Dépêche-toi d’aller remplir ma commission.

Le valet salua profondément le chevalier ; puis, après avoir épongé avec son mouchoir quelques gouttelettes de sang, attirées par le fouet de de Morvan sur son visage, il éperonna vigoureusement sa rosse, qui, cette fois, daigna prendre presque le trot.

Alain avait écouté avec une grande attention le court dialogue échangé entre son maître et le domestique du vicomte de Chamarande.

Lorsqu’il se vit seul avec de Morvan, il se mit à sourire de cette façon semi-niaise, semi-narquoise, habituelle aux paysans bas-bretons, puis baissant la voix :

— Si vous m’en croyez, monsieur le chevalier, dit-il, vous ne vous mêlerez en rien dans les affaires de ces gens-là !

— Je te remercie, Alain de vouloir bien prendre la peine de me donner des conseils, répondit le jeune homme en riant.

— Dame ! monsieur le chevalier, je me suis laissé conter que l’on a vu parfois des imbéciles comme moi dire des choses sensées, et des gens de naissance, et d’éducation comme vous en faire de déraisonnables.

— Que trouves-tu donc de si répréhensible dans la conduite du vicomte de Chamarande ?

— D’abord, maître, je n’aime pas les gens qui ravissent les jeunes filles ! Ce sont des effrontés ! Ensuite, il me semble fort drôle que ce vicomte, se croyant poursuivi, n’ait pas même jugé à propos de mettre son nez hors la portière : ça ne prouve pas en faveur de son courage. Enfin, quelque bon air que vous ayez, il n’y a pas lieu de vous traiter de monseigneur, comme l’a fait tout le temps ce grand escogriffe de valet, et moi, je me défie de ceux qui vous flattent.

— Je vois, Alain, que voyager te forme l’esprit. Alors qu’elle est ton opinion sur ce vicomte de Chamarande ?

— Mon opinion, monsieur le chevalier, c’est qu’il n’enlève pas du tout sa cousine.

— Parbleu, s’écria de Morvan, voila une réponse fort originale, dont je ne t’aurais jamais soupçonné capable. Et pourquoi donc le vicomte de Chamarande, selon toi, n’enlève-t-il pas sa cousine ?

— Quand on ravit une jeunesse, on doit s’attendre à être poursuivi, n’est-ce pas ?

— Certes : aussi, as-tu pu voir l’émotion que notre apparition a causé a Jasmin et à son camarade.

— Or, quand on s’attend à être poursuivi, reprit Alain, on n’attelle pas à son coche deux chevaux de labours, lents comme des tortues et incapables de faire plus de trois lieues par jour !… C’est comme qui dirait si on montait là cavalerie légère avec des bœufs !…

De Morvan était doué d’un esprit droit qui lui faisait accepter la vérité de quelque part et sous quelque forme qu’elle se présentât ; aussi la réflexion fort sensée d’Alain le fit-elle réfléchir.

— J’avoue, en effet, répondit-il après un moment de silence, qu’il règne dans tout ceci un certain air de mystère ! Je me tiendrai sur mes gardes.

Lorsque, cinq minutes plus tard, le chevalier passa devant le carrosse du vicomte de Chamarande, il ne put s’empêcher d’y jeter un coup d’œil curieux.

Les portières en étaient toujours hermétiquement fermées, de Morvan fort intrigué continua son chemin.