Les Boucaniers/Tome IV/IX

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 257-288).


IX

Serment de vengeance.


Si le lecteur veut bien reporter sa pensée à l’époque à laquelle se passe cette histoire, c’est-à-dire à cette époque où le prestige de la royauté était presque une religion, il comprendra sans peine non seulement l’étonnement mais encore la stupéfaction véritable que la réponse de Mathurin dut causer à de Morvan.

— Vous vous êtes entretenu pendant une heure en particulier avec Sa Majesté Louis XIV, répéta le jeune gentilhomme en regardant à deux reprises son compagnon pour s’assurer quil n’était pas en proie à un accès de folie.

— Certes, dit Mathurin, mais que trouvez-vous donc de si extraordinaire à cela ? Nous avions, le roi et moi, une affaire à traiter ; il a bien fallu nous voir pour débattre nos intérêts respectifs !…

De Morvan crut alors — sachant combien son compagnon manquait d’éducation et de savoir-vivre — à une plaisanterie d’un goût équivoque, mais Mathurin ne le laissa pas longtemps dans cette erreur !

— Monsieur le chevalier, lui dit-il en changeant tout à coup de ton, c’est à peine si je vous ai rencontré sur ma route ; mais cela m’a suffi pour vous apprécier comme vous le méritez. Les qualités, que j’appellerai de race, et qui n’ont pas besoin du contact du monde pour prendre leur entier développement, telles que le courage, la probité, le respect de son nom et de sa parole, existent en vous à un haut degré, je le reconnais. Ces qualités font de vous un parfait gentilhomme, mais rien de plus. Pour devenir, ce qu’on appelle dans le sens élevé, un homme, il vous manque encore une chose qui s’acquiert, et que la nature et l’instinct ne peuvent donner : l’expérience.

Quand votre cœur saignant aura laissé ses belles illusions aux ronces du chemin ; que votre esprit restera sans étonnement et votre âme sans colère et sans souffrance devant une trahison ou une perfidie : que, derrière le séduisant et enivrant sourire d’une femme, vous saurez apercevoir l’intérêt l’ambition ou la cupidité ; alors seulement, il vous sera permis de juger, sans trop vous tromper, un homme comme moi.

Le moment est venu où je dois reprendre vis-à-vis de vous ma physionomie véritable.

Qu’il ne soit plus question de ce maquignon mal appris, à qui vous avez accordé l’hospitalité à Penmark, et que le hasard a semblé placer depuis lors plusieurs fois sur vos pas ! Je me nomme le baron Legoff, et j’ai depuis longtemps des projets sur vous.

La façon digne et calme dont Legoff prononça ces paroles, ne laissa aucun doute à de Morvan sur leur véracité.

La surprise qu’il éprouva fut extrême, et, à cette surprise, se mêla un secret dépit, presqu’un sentiment d’humiliation qui lui fit monter le rouge au visage.

Le jeune homme, en songeant à quel point le prétendu maquignon avait abusé de sa crédulité et rendu son inexpérience flagrante, avait peine à retenir sa colère :

— Monsieur le baron Legoff, lui répondit-il, permettez-moi de vous rappeler que ce rôle d’un maquignon grossier si bien joué, ou, pour être encore plus exact, trop bien joué par vous, vous a valu de ma part des paroles dures à entendre et à supporter quand on est gentilhomme ! Si la façon dont je vous ai traité à Penmark ne s’est pas effacée de votre souvenir, et que vous désiriez m’en demander raison, soyez persuadé suis…

— Prenez garde, mon cher Louis, interrompit le boucanier d’une voix pleine de mélancolie et de tendresse, prenez garde ! Voilà que, conseillé par votre amour-propre blessé, vous allez provoquer un homme qui supportera vos insultes sans les relever, et vous fera honte par sa résignation, de votre violence ! Entre vous et moi, toute lutte est impossible, toute colère insensée ! Vous me frapperiez au visage que je resterais calme et impassible !… Pourtant, jour de Dieu, ajouta Legoff, dont les yeux s’illuminèrent d’un sinistre éclat, la douceur ne forme pas le fond de mon caractère ! Malheur aux insensés qui osent affronter ma colère ! Mon bras est prompt comme la pensée, irrésistible comme le destin ! Quand je frappe, il se fait toujours un cadavre !…

À la sauvage énergie avec laquelle le boucanier prononça ces mots, de Morvan sentit comme un frisson lui passer le long du corps ; il lui sembla qu’il venait d’entendre le rugissement d’un tigre.

— L’aveu de la tolérance inouïe par laquelle vous répondez à mes provocations, baron, lui dit-il, aveu qu’il m’est impossible de comprendre, et dont j’aurai à vous demander compte tout à l’heure, doit me rendre très circonspect dans mes paroles. Toutefois, je ne puis me dispenser d’exiger de vous une explication franche et complète. Quel intérêt aviez-vous à m’espionner ? Quels sont vos projets sur moi ?

— Mon cher Louis, répondit le boucanier, vous êtes le seul être que j’aime au monde… le seul lien qui me rattache encore à l’humanité !… Mon Dieu, ne vous impatientez donc pas ainsi ! un seul mot suffira pour vous expliquer la tendresse et le dévoûment sans bornes que je vous porte : j’ai été l’intime ami, le matelot, ainsi que cela se dit aux Îles, ou, si vous le préférez, le frère d’armes du comte de Morvan, votre père !…

— Vous avez connu mon père, monsieur ? interrompit de Morvan avec un élan plein de pâleur et de larmes. Oh ! de grâce… parlez !… puis-je espérer encore…

Le comte de Morvan est mort assassiné entre mes bras, répondit lentement Legoff avec une émotion profonde. Les dernières paroles qu’il m’adressa furent : « Mon ami, je recommande à ta tendresse mon pauvre Louis, mon fils… deviens son père. »

Un long silence suivit cette réponse du boucanier ; de Morvan semblait anéanti dans sa douleur. Tout à coup, saisissant vivement la main rude et basanée du baron, il la porta à ses lèvres et la baisa pieusement en disant : « C’est cette main qui a fermé les yeux de mon père ! » Puis, éclatant en sanglots, il se jeta éperdu de douleur dans les bras du frère d’armes du comte de Morvan.

— Ah ! monsieur, reprit le pauvre jeune homme, le premier moment du désespoir passé : ah ! monsieur, vous aussi vous pleurez !…

En effet, de grosses larmes coulaient silencieuses le long des joues du boucanier, brunies par le soleil des tropiques.

— Oui, je pleure, répondit Legoff sans songer à cacher sa faiblesse, car ton père, vois-tu, mon brave Louis, avait un cœur comme on n’en retrouve plus sur la terre ; et il m’aimait… ah ! il m’aimait… comme on ne m’aimera plus !

— Je ferai de mon mieux pour le remplacer auprès de vous.

— Oui, tu es un brave et loyal garçon, Louis, je le sais. Tu seras reconnaissant de mon dévoûment ; mais, que veux-tu ? il y a dans le cœur humain des mystères inexplicables. Je donnerai volontiers, oui, bien volontiers, ma vie pour sauver la tienne ; mais, je le sens, tu ne seras jamais à ma tendresse ce qu’a été ton malheureux père !

Legoff s’arrêta un instant, puis reprenant bientôt la parole, mais cette fois d’une voix stridente et dont les notes ressemblaient assez au bruissement que produit la course du serpent à travers les savanes desséchées du désert :

— Sais-tu encore ce qui me fait pleurer ? dit-il : c’est que depuis quinze ans que ton père n’est plus, mon bras n’a pu atteindre son assassin !… que j’ai jusqu’à ce jour laissé le sang de mon matelot sans vengeance !… Comprends-tu à présent pourquoi j’ai besoin de toi ?…

— Oui, s’écria de Morvan, et je jure devant Dieu, que, dans quelque position que je me trouve, en quelque moment que ce soit, je quitterai sans hésiter, amour, fortune, plaisirs, pour obéir à votre voix, dès qu’elle m’appellera, et courir sus à l’assassin du comte de Morvan !

— Je prends acte de ce serment ! dit le boucanier d’un ton solennel. N’oublie point, Louis, que d’y manquer équivaudrait pour toi à la malédiction de ton père !

Legoff laissa pendant près d’une demi-heure le jeune homme livré à ses réflexions.

Ce ne fut qu’en arrivant à Sèvres, qu’il reprit la conversation.

— Mon cher comte, dit-il, me permettez-vous de vous adresser une question, peut-être indiscrète et embarrassante, à coup sûr, si vous y répondez avec franchise ? Comment se fait-il que je vous aie rencontré à Versailles ?

— J’étais à Versailles pour attendre à son passage et l’entrevoir, une seconde seulement, une jeune personne que j’aime de tout mon cœur, répondit le gentilhomme en rougissant, mais heureux d’avoir enfin un ami à qui il pût parler de la fille du comte de Monterey.

— Nativa de Sandoval, n’est-ce pas ?

— Elle-même, dit de Morvan, sans chercher à cacher son étonnement. À mon tour, baron Legoff, laissez-moi vous demander comment vous avez pu deviner ce nom ?

— Il m’est impossible de satisfaire en ceci votre curiosités Je sais tout ce qui se passe, j’interroge beaucoup : mais je ne réponds jamais. Au reste, si ce renseignement peut vous être agréable, je vous apprendrai que je connais Nativa depuis deux ans.

— Vous connaissez Nativa depuis deux ans ! répéta le jeune homme.

— Depuis deux ans ou dix-huit mois ! Cette petite est fort jolie et fort aimante ! La première fois que j’entendis parler d’elle, ce fut à propos d’une passion violente qu’elle éprouvait pour un des plus célèbres boucaniers de l’île de la Tortue ! Un garçon plein de mérite et de distinction, ma foi, et joli homme au possible ! Nativa en était folle !

— Je connais cette histoire, baron, répondit de Morvan, qui ne pût s’empêcher de pâlir, malgré ses efforts pour rester calme et paraître indifférent ; Nativa me l’a racontée elle-même.

— Vraiment !… Alors cet enfant est plus forte que je ne l’aurais cru. Ah ! c’est elle-même qui vous a fait cet aveu ?… Tiens ! mais cela dénote de sa part une hardiesse et une profondeur d’esprit réellement incomparables !… Et, dites-moi, cher comte, Nativa a-t-elle ajouté que le souvenir de cet homme était resté tellement vivace en son cœur, qu’il y a de cela aujourd’hui six mois à peine, elle lui écrivit pour lui offrir, sinon sa fortune, car son père l’eût déshéritée, du moins sa main ?…

— C’est une infâme calomnie ! s’écria de Morvan.

— Bon, voilà que vous m’insultez dit Legoff en riant. Au fait, les amoureux ne sont-ils pas les trois quarts du temps fous à lier ? Qu’attendre de raisonnable de leur part ! Après tout, si Nativa, si franche et si explicite avec vous, ne vous a point parlé de cette lettre, c’est que, sans doute, cette lettre n’a jamais existé !…

— Je vous le répète, baron, c’est une calomnie infâme !

— À votre assurance, je serais assez porté à partager votre opinion, si une chose ne me gênait un peu… C’est que j’ai vu, vu par moi-même, la lettre de Nativa entre les mains du boucanier à qui elle l’a adressée ! Peut-être aussi ce Boucanier a-t-il fait un faux pour briller à nos yeux et s’amuser à nos dépens !…

N’importe, si vous voulez en croire mon expérience, vous romprez au plus vite avec Nativa… Il y a dans le regard de cette jeune fille quelque chose de profond qui ne sied pas à son âge et me donne une mauvaise opinion d’elle… Vous ne répondez pas ?… Allons, je comprends votre silence. Il signifie que l’esprit le plus droit et le cœur le plus ferme, lorsqu’ils sont atteints par l’amour, cessent, le premier de voir clair, et le second de résister… Ne parlons plus de cela…

— Oui, je vous serai, en effet, obligé de changer de sujet de conversation, dit de Morvan : revenons à ce qui nous concerne. Comment se fait-il, je vous prie, que depuis dix-sept ans que M. le comte de Morvan est mort, vous n’ayez jamais songé à m’apprendre cette triste nouvelle ?

— Cher Louis, j’ignore si les idées dans lesquelles vous avez été élevé et dont vous subissez naturellement encore l’influence, vous permettront de comprendre ma réponse ! Lorsque mon malheureux matelot fut assassiné, vous étiez âgé de cinq à six ans à peine.

Quèlle impression eût fait à cette époque sur votre esprit l’annonce de cet épouvantable malheur ? Une impression à peu près nulle, qui se serait affaiblie rapidement d’heure en heure pour ne plus laisser de traces le lendemain. Une fois arrivé à l’âge de la force et de la raison, la fin tragique de votre infortuné père, pensée avec laquelle vous auriez été familiarisé depuis longtemps, n’eût éveillé en vous ni sentiment de douleur, ni idée de vengeance. J’ai donc préféré attendre. À présent, il est un reproche que vous n’osez peut-être pas m’adresser, mais que votre cœur doit formuler tout bas : vous trouvez étrange, sans doute, que j’aie laissé votre jeunesse se passer dans l’abandon, presque dans la misère ? Je ne vous cacherai pas non plus qu’en agissant ainsi j’ai encore obéi à un calcul.

J’ai craint que la richesse, le luxe, l’abus des jouissances ne vous fissent perdre votre virilité morale et physique, ne vous rendissent un être efféminé, incapable de prendre et de suivre une grande et forte résolution.

Je me suis contenté, pour vous mettre au dessus des atteintes d’une pauvreté qui, elle aussi, eût pu vous flétrir, de vous donner le strict nécessaire. C’était d’après mes ordres que l’armateur Cointo vous comptait une pension mensuelle de cinquante livres !

Que votre fierté ne s’indigne pas de ces faibles secours, je ne les considère que comme des avances. Une heure d’audace vous suffira, si vous voulez bien suivre mes conseils, pour vous acquitter vis-à-vis de moi, au-delà même de ce que vous me devez.

À présent, et pour en finir d’ici à quelque temps avec ce sujet de conversation, il me reste à vous demander, au nom de votre père qui avait une si entière confiance en moi, de ne plus jamais m’adresser une question. Je suis habitué à agir par moi seul : toute intervention étrangère, fut elle-même dévouée, ne pourrait que nuire à mes projets.

— Cependant, baron Legoff, interrompit de Morvan, il faut bien que je sache par quel moyen vous espérez arriver à découvrir l’assassin de mon père.

— Je connais déjà cet assassin, Louis !

— Et il vit encore !… Ah ! vous n’avez pas aimé le comte de Morvan, ainsi que vous le prétendez ! s’écria le jeune homme avec un ton de reproche plein d’amertume.

— Si l’assassin vit encore, Louis, répondit le boucanier, c’est que son châtiment n’eût pas égalé son crime ! Ce n’est pas seulement sa mort que je veux… La mort n’est rien… Je tiens à venger votre père !… À présent, et je vous le répète, plus de questions ! Disposez de moi comme bon vous l’entendrez. J’ai du crédit, de l’argent, de l’audace !… Tout cela est à vous !… Ne désirez-vous rien ?

— Rien, je vous remercie.

— Pas même être invité à la fête qui aura lieu lundi prochain à la cour ? demanda le boucanier en souriant. Allons, mon cher Louis, continua Legoff en remarquant l’embarras du jeune homme, voilà qui n’est pas bien ; vous manquez de confiance en moi.

Le boucanier n’avait pas encore achevé de prononcer cette phrase, lorsque le carrosse s’arrêta dans la rue de l’Arbre-Sec, devant l’hôtel du Cheval-Blanc.

— À lundi, n’est-ce pas ? dit Legoff en embrassant de Morvan avec tendresse. Soyez prêt ; je viendrai vous prendre à neuf heures : est-ce convenu ?

— À lundi, répondit le chevalier en rougissant.