Les Boucaniers/Tome IV/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IVp. 207-254).


VIII

Les deux puissances.


Louis XIV avait pour habitude de regarder fixement ceux qu’il voyait pour la première fois, ou dans des circonstances solennelles. Parvenait-il à décontenancer ou à intimider l’homme mis en sa présence, son amour-propre en était agréablement flatté, et il se sentait disposé, de prime-abord, en faveur du malheureux mortel ébloui par l’éclat du Soleil.

Aussi les courtisans qui n’ignoraient pas cette faiblesse du grand roi, en tiraient-ils souvent un excellent parti. Plusieurs poussaient même la flatterie jusqu’à l’évanouissement !

Soit que Legoff ne connût pas cette particularité du caractère de Louis XIV, soit qu’il ne jugeât pas à propos de se prêter à ce puéril triomphe d’amour-propre, toujours est-il qu’en relevant la tête, après son humble salut, il soutint d’un œil calme, fixe et assuré, le regard du roi.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui demanda Louis XIV, en fronçant légèrement les sourcils.

— Sire, répondit Legoff d’une voix assurée ; je désire, je veux même, daignez me pardonner d’employer une pareille expression en présence du Roi, je veux ouvrir de tels horizons à votre gloire, que votre regard d’aigle ne puisse en sonder l’incommensurabie étendue ! Je veux être le Fernand Cortez de votre règne, et laisser mon nom attaché au siècle que la postérité appellera le siècle de Louis XIV.

Ce mélange de hardiesse et de courtisanerie causèrent une véritable surprise au roi qui, se retournant vers la marquise de Maintenon, l’interrogea des yeux ; la favorite, en proie à une vive émotion, car elle ignorait ce qui allait se passer, sourit doucement au roi, d’un air qui signifiait : « Je vous avais bien dit, sire, que cet homme vous distrairait. »

— Et qui êtes-vous, monsieur ? reprit le roi en examinant avec une curiosité qui l’emportait sur sa dignité, le singulier personnage.

— Sire, je me fais appeler — car je désire garder l’incognito — le baron Legoff ! Le nom sous lequel je suis connu, et je puis ajouter respecté et redouté, est celui de Montbars l’Exterminateur…

La marquise de Maintenon pâlit, et Louis XIV se laissant entraîner par l’étrangeté de la situation, répéta avec un étonnement réel et bien marqué :

— Montbars l’Exterminateur ! Mais c’est le nom d’un célèbre flibustier, mort il y a dix ans !

Legoff sourit, et d’une voix grave et nettement accentuée :

— Montbars, que Votre Majesté me pardonne cette comparaison, Montbars est comme le roi de France, il ne meurt pas. Le roi est mort, vive le roi ! Montbars est mort, vive Montbars !

Louis XIV, à cette réponse énigmatique, et tellement en dehors des choses raisonnables et possibles qu’elle lui parut présenter le caractère de la folie, se retourna de nouveau vers la marquise ; mais madame de Maintenon évita son regard : la pauvre femme en ce moment eût été capable, tant elle ressentait d’effroi de la fausse voie dans laquelle elle venait d’engager la dignité royale, de signer l’arrêt de mort de son sacripant de frère, le comte d’Aubigné, le véritable coupable de la réception de Legoff.

— Expliquez-vous, dit Louis XIV en s’adressant au boucanier.

— Sire, répondit Legoff, la vie de Votre Majesté a toujours été si absorbée par de prodigieux desseins, que jamais, peut-être, le roi n’a pu trouver le temps de s’informer quels sont ces boucaniers des Antilles, qui relèvent de sa puissance, vénèrent si fort le nom de Louis-le-Grand, et travaillent, sans arrière-pensée de récompense ou d’ambition, à sa gloire ! Ces boucaniers ne sont point dés bandits isolés, comme on le pense généralement, qui n’ont pour profession et pour état que de piller les navires espagnols.

Les boucaniers forment entre eux une association mystérieuse et puissante, dont le chef, tyran despote et absolu, prend le nom de Montbars en souvenir de l’illustre fondateur de la Boucanerie ! Je suis ce chef. Mon successeur, lorsque mon heure sera venue, et que, victime des hasards de la bataille, je serai tombé sous une balle ou sous un boulet espagnol ; mon successeur héritera de mon nom et de mes armes ; il aura l’épée d’un brave et loyal gentilhomme, et s’appellera à son tour de Montbars !

Louis XIV avait écouté cette explication avec un vif intérêt, ainsi que cela était arrivé à Pontchartrain, il regardait curieusement cet homme à l’air audacieux et paisible, qui représentait en lui le type complet de ces fameux flibustiers sur le compte desquels on racontait des choses si merveilleusement fabuleuses.

— Monsieur de Montbars, dit-il lentement, car Louis XIV tenait à inspirer de l’admiration pour sa personne même aux classes en dehors de la société ; monsieur de Montbars, vous avez tort de croire que le roi ignore, malgré les vastes desseins qui l’occupent, les moindres affaires de son royaume. Je sais et je connais parfaitement les faits de la flibusterie. Puisque le hasard vous a mis en ma présence, j’aurai même à vous interroger tout à l’heure sur certains actes d’irréligion qui vous sont reprochés et dont je tirerai une éclatante justice s’ils me sont confirmés.

— Sire, s’écria Legoff, qui, avec une hardiesse sans antécédents dans les annales de la cour, interrompit Louis XIV, sire, les gens qui, comme nous, portent haut devant l’ennemi et avec fierté dans le cœur le nom de Louis-le-Grand, sont incapables d’offenser la religion. Ceux qui connaissent le respect qu’ils doivent à leur roi, savent celui qui revient à Dieu !

Cette audace aboutissant à une heureuse flatterie, plut singulièrement au roi.

Il lui était doux de penser que les flibustiers, ces hommes au corps de fer et au cœur d’airain, éprouvaient pour sa personne le respect et l’admiration qu’il méritait.

Quant à la marquise, elle commençait à trouver d’Aubigné moins coupable.

— Monsieur de Montbars, reprit Louis XIV, vous nous avez dit tout à l’heure que votre successeur héritera à votre mort de l’épée d’un brave et loyal gentilhomme ; appartenez-vous donc à la noblesse ?

— Oui, sire, et à la meilleure : à cette noblesse de province qui n’a jamais voulu mettre les pieds à la cour de France et a toujours protesté en faveur des priviléges qu’elle tenait de la féodalité.

— Protestations de rebelles, qui ont fait couler bien du sang sur les échafauds !

— Que Votre Majesté me permette de ne pas partager l’opinion du roi, répondit Legoff avec un maintien respectueux qui affaiblissait la hardiesse de ses paroles. À mes yeux, ces rebelles sont des victimes et des martyrs !

Louis XIV, étonné de l’audace calme et tranquille du célèbre boucanier, et ne voulant pas commettre avec lui sa dignité dans une discussion, ne releva pas cette réponse.

— Puisque vous êtes gentilhomme, monsieur, continua-t-il, je ne puis vous laisser jouir du bénéfice que la bassesse de son extraction eût valu au flibustier. Homme de rien, votre nom m’eût peu importé ! Gentilhomme, il n’est ni convenable, ni possible que vous paraissiez devant ma personne sous un nom qui ne vous appartient pas.

— Sire, répondit Legoff toujours impassible, vous livrer mon nom, c’est vous livrer ma tête ! Il est incontestable que si Votre Majesté l’exige, je n’hésiterai pas à lui obéir ; mais le roi est trop magnanime et trop grand pour abuser de la confiance d’un de ses sujets. Le pouvoir qui rapproche Votre Majesté de Dieu, est le don de faire grâce. Un roi grandit dans la postérité par sa clémence ; l’histoire flétrirait la mémoire de celui qui viendrait en aide au bourreau !…

— Vous êtes donc un contumace ? dit Louis XIV avec un sentiment de terreur mêlé de dégoût.

— Oui, sire, j’ai été décapité en effigie par le glaive du bourreau… Tout comme un Montmorency, ajouta Legoff après une légère pause.

À cette réponse du boucanier, madame de Maintenon pâlit, et se remit à maudire intérieurement l’impardonnable et criminelle légèreté de son frère, tandis que Louis XIV, excité par le mystère qui enveloppait l’étrange individualité de Legoff ou de Montbars, reprenait son interrogatoire :

— Pour quel crime avez-vous été condamné ? pour assassinat ou sacrilége ?

— Pour avoir soutenu, sire, contre ce que j’ai cru être un abus de la puissance royale, les prérogatives de la noblesse et les droits du peuple.

— Alors pour crime de rébellion et de lèse-majesté ?

— C’est, en effet, ainsi que les juges ont motivé leur sentence.

— Monsieur, reprit Louis XIV après un moment de réflexion, le pouvoir qui rapproche les rois de Dieu est, du moins vous le prétendiez naguère, le don de clémence ! J’ai bien voulu par respect et par affection pour madame — le roi désigna la marquise — ne pas exiger de vous votre nom. Un aveu et un repentir complets peuvent vous valoir votre grâce : parlez !

— Ma grâce, sire ! répéta le boucanier d’une voix qui retentit vibrante comme une note de clairon ; ah ! je supplie humblement le roi de m’épargner, je n’ose dire cet outrage, mais au moins cette douleur. Moi, grâcié comme un vil ou un faible criminel ! Que deviendraient alors mon énergie, mon courage ! Non… non… point de grâce, sire ; je le demande à Votre Majesté à deux genoux… que le roi me laisse le souvenir de la flétrissure qu’on a voulu m’infliger ; ce souvenir fait ma force et stimule mon génie.

Legoff s’arrêta un moment, puis profitant de la stupéfaction causée à Louis XIV par sa réponse :

— Sire, ajouta-t-il avec une énergie dont on comprenait que le respect seul contenait l’éclat ; sire, ne brisez pas le rêve qui soutient depuis près de vingt ans mes efforts, celui d’écrire ma vengeance dans l’histoire !

— Que signifient ces paroles, Monsieur ? dit lentement Louis XIV en fronçant les sourcils.

— Elles signifient, sire, qu’accusé à tort d’avoir porté atteinte aux droits de la couronne, lorsque je défendais seulement les privilèges de la noblesse et la cause de la justice, je tiens à montrer d’une façon éclatante, en travaillant à la gloire de Votre Majesté, que jamais je n’ai cessé d’être un fidèle sujet.

Louis XIV, avec ce tact exquis qu’il possédait, pour juger les hommes, lorsque son esprit n’était pas prévenu, comprit que la nature du boucanier présentait un côté réellement grandiose, digne d’examen, et dont il pourrait peut-être tirer parti ; aussi, loin de couper court à cet entretien qui durait déjà depuis un quart d’heure, reprit-il la conversation :

— Monsieur de Montbars, dit-il — puisque je veux bien vous permettra de rester à l’abri derrière ce nom — monsieur de Montbars, je prends en considération vos sentiments de respect et de dévoûment : qu’avez-vous à me demander ?

— J’ai à demander à Sa Majesté qu’elle me permette, je le répète, de me dévouer à sa grandeur ; qu’elle veuille bien, en acceptant les ressources immenses que je lui apporte, me laisser prendre place, dans son règne, parmi les plus grands !…

— Expliquez-vous plus clairement, monsieur de Montbars. Le devoir du roi est d’accueillir et d’écouter les sujets qui l’aident dans ses efforts pour la prospérité de l’État. Jusqu’à présent votre langage a été mystérieux, vague, obscur ; précisez, je vous prie.

Legoff se recueillit pendant quelques secondes puis il se mit à dérouler avec une clarté, une énergie et parfois un véritable bonheur d’expression le plan de la conquête des Indes-Espagnoles, plan dont nous l’avons déjà vu entretenir sommairement monseigneur de Pontchartrain.

Soit que la présence du roi stimulât le boucanier, soit qu’il eût attendu ce moment pour frapper un coup décisif, il entra dans des développements et dans des détails qu’il n’avait pas jugé à propos, sans doute, de communiquer au secrétaire d’État au département de la marine et des finances.

Plusieurs fois Louis XIV et madame de Maintenon échangèrent, à certains passages du discours de Legoff, un regard dans lequel la surprise se mêlait à dose égale à l’admiration.

Le fait est que les vues hardies, étranges, et pourtant si logiques du chef des boucaniers, décelaient une extrême profondeur d’esprit.

— Monsieur de Montbars, dit Louis XIV lorsque Legoff cessa de parler, je vous ai écouté, vous le voyez, avec l’attention que mérite un sujet animé de bonnes intentions, car je crois à la sincérité de votre enthousiasme : j’examinerai mûrement le plan que vous m’avez soumis. Je vous prierai même de me remettre un mémoire à ce sujet. N’avez-vous plus rien à dire.

— Il me reste, au contraire, un pénible détail à aborder, sire ! Je me hâte d’ajouter que si je n’avais pas l’honneur de me trouver en ce moment devant le plus grand roi de la terre, je me garderais bien de parler comme je vais le faire. Sire, quelqu’éloignés que nous soyons, nous autres boucaniers, de la mère patrie, nos cœurs ne sont pas tellement détachés de la France, qu’ils ne battent d’orgueil et de joie à ses triomphes, et ne souffrent de ses revers. Nous nous inquiétons, au milieu de notre vie aventureuse, des événements qui se passent de l’autre côté de l’Océan, et nous savons à quel point d’épuisement est réduit aujourd’hui le royaume. Que Votre Majesté me pardonne une hardiesse, qui m’est inspirée par l’amour ardent que je porte à mon pays…

— Me proposer votre appui, monsieur de Montbars ! interrompit Louis XIV avec ironie.

— Oui, sire, mon appui, répéta le boucanier d’une voix assurée. Votre Majesté est trop au-dessus de l’humanité pour ne pas avoir une foi aveugle dans la puissance sans bornes de Dieu ! Elle a depuis peu subi trop de revers pour pouvoir mettre en doute l’action directe et impénétrable de la Providence sur les événements humains ! Pourquoi donc le roi se refuserait-il à croire que Dieu se refuserait-il à croire que Dieu se sert d’un humble et obscur instrument pour lui, venir en aide ? que je suis, moi cet humble et obscur instrument ?

Ces paroles, prononcées avec une conviction pleine de ferveur, étaient d’un rare bonheur d’une grande adresse ; la marquise de Maintenon les accueillit par un signe de tête approbatif, et Louis XIV en parût impressionné.

— Je ne vous cacherai pas, de Montbars, dit-il, que ce langage dans votre bouche m’étonne et me charme à la fois. Je mets en effet la confiance en Dieu et la pratique de la religion avant toutes les choses terrestres. Expliquez-vous sans crainte de me déplaire. De quelle façon entendez-vous rétablir les finances épuisées de mon royaume ?

— En suppliant d’abord Votre Majesté de vouloir bien accepter ces dix millions, répondit Legoff en retirant de dessous son manteau un pli cacheté ; millions qui, s’ils sont employés selon mes vues, doivent être deux fois décuplés avant cinq mois d’ici.

Le roi, à l’annonce de cette somme énorme, et qui lui arrivait si juste à point, dut garder un moment de silence, pour ne pas laisser deviner son émotion.

— Que contient cette lettre ? demanda-t-il au boucanier avec une indifférence assez bien jouée.

— Dix traites d’un million chacune, acceptées par le banquier Samuel Bernard, et payables à un mois de vue ! répondit Legoff, qui, déchirant l’enveloppe, en retira les traites annoncées, et les plaça sur un guéridon d’argent massif doré.

— Parlez, monsieur, dit Louis XIV.

— Sire, s’écria le boucanier, mon plan est de prendre la puissante et florissante ville de Carthagène !

Après ce début, qui le plaçait de prime-abord au cœur de la question, Legoff développa au roi, en n’omettant aucun détail, en répondant d’avance aux objections qu’on eût pu lui adresser, le plan de sa vaste entreprise.

Il n’avait pas encore cessé de parler que déjà Louis XIV ne doutait plus de la réussite de ce hardi projet

— Monsieur, lui répondit-il, je crois à la possibilité de ce que vous dites, et la nomination de Ducasse, que j’estime fort, au commandement des forces de la flibuste, suffirait pour me décider, si je n’étais retenu par une grave considération. Des plaintes, je vous le répète, m’ont été portées sur l’irréligion de vos hommes, sur les sacriléges qu’ils mettent ! Qui m’assure que le sac de la ville de Carthagène ne donnera pas lieu au renouvellement de scènes et d’actions si odieuses et si condamnables !

— Ma parole, sire ! s’écria Legoff avec fierté ! Quant aux calomnies répandues sur le compte des flibustiers, elles viennent d’un plan concerté contre la puissance de Votre Majesté par la maison d’Autriche. Une indiscrétion a laissé entrevoir aux ennemis du roi, les ressources qu’offre à Votre Majesté l’emploi réglé des boucaniers des Antilles, et aussitôt un homme a été envoyé d’Espagne en France avec mission d’entraver, par tous les moyens posibles, la réalisation de ce dessein !

Sire, quand on a des millions à prodiguer, il est facile de tout savoir, de tout apprendre. Je puis, si Votre Majesté le désire, lui nommer l’ambassadeur occulte chargé des intérêts de la maison d’Autriche.

— Vraiment, dit Louis XIV pensif. Prenez garde, monsieur de Monbars, de détruire par un mot hasardé ou maladroit la bonne opinion que vous m’avez donnée de votre sagacité.

— Je connais trop bien, sire, le respect sans bornes que je dois à Votre Majesté pour prononcer devant le roi des paroles hasardées. Je suis prêt, je le répète, à nommer cet homme.

— Vous insistez, soit ! Quel est donc le nom de cet ambassadeur occulte ?

— Le señor Sandoval, comte de Monterey, grand d’Espagne de première classe et chevalier couvert.

Cette réponse, cela devait être, frappa l’imagination de Louis XIV d’une espèce de terreur superstitieuse.

Ce Montbars qui savait, ce que lui, le roi, ignorait ; qui prodiguait les millions, parlait avec une assurance contagieuse de vastes projets, dignes de la puissance d’un monarque, et traitait enfin avec lui, Louis XIV, d’égal à égal, malgré la forme respectueuse dont il enveloppait ses offres, cet homme ne pouvait se tromper.

— Monsieur de Montbars, reprit bientôt le roi, en désignant par un signe de tête les billets acceptés par le banquier Samuel Bernard, et posés par Legoff sur un guéridon — reprenez ces papiers ; le roi de France n’accepte point d’argent d’un de ses sujets.

Adressez-vous à M. de Pontchartrain, notre secrétaire d’État à la marine et aux finances.

Un dernier mot pour en finir. Si, comme cela n’est pas impossible, je consens, à l’expédition de Carthagène, que demandez-vous en retour des dix millions avancés par vous ?

— Trois choses, sire : d’abord, que mes officiers marchent de pair avec ceux de la marine royale ; ensuite, que l’amiral nommé par Votre Majesté pour commander en chef l’expédition ait, à un moment donné, et qui, je l’espère, ne se présentera pas, à m’obéir implicitement ! Toutefois, je m’engage à ne donner aucun ordre à cet amiral, qu’autant que M. Ducasse, que le roi estime si fort, connaîtra et approuvera cet ordre. Enfin, je désire que mes flibustiers reçoivent un tiers du butin qui sera fait à Carthagène.

— Accepteriez-vous des aumôniers sur les navires de votre flotte, monsieur de Montbars ? demanda Louis XIV, sans se prononcer sur les exigences du boucanier.

— Avec la plus vive reconnaissance, sire ! La pensée qu’ils recevraient les secours de la religion à leurs derniers moments, redoublerait le courage de mes flibustiers. Jamais nous n’engageons de combat sans implorer auparavant l’aide du Dieu tout-puissant des armées !…

Cette réponse de Legoff était d’une scrupuleuse exactitude ; elle décida peut-être, dans l’esprit de madame de Maintenon, et, par conséquent, dans celui de Louis XIV, du sort de l’expédition de Carthagène.

— À revoir, monsieur, dit le roi. Je vous autorise à aller, de ma part, trouver M. de Pontchartrain.

Legoff s’inclina profondément devant Louis XIV et la marquise de Maintenon, et s’éloigna à reculons comme un homme de cour, sans que son visage décelât l’émotion du triomphe : cependant la joie était dans son cœur.

Une fois dans la cour d’honneur du palais, Legoff se dirigeait tranquillement vers son carrosse resté en dehors de la grille, lorsqu’une exclamation de surprise, poussée à ses côtés, l’arracha à ses pensées et lui fit relever la tête.

Il se trouva face à face avec le chevalier de Morvan.

— Vous ici, mon gentilhomme ! dit Legoff avec douceur et en reprenant son air habituel de bonhommie. Parbleu, il paraît que nous sommes destinés à nous rencontrer toujours !…

— Cette rencontre m’est d’autant plus agréable, monsieur Mathurin, répondit de Morvan, qu’elle me permettra de m’acquitter envers vous ! Si vous voulez bien m’apprendre le chiffre exact de la perte que vous a fait éprouver l’erreur du valet d’écurie qui m’a livré ce beau genêt d’Espagne que vous savez, je suis en fonds, et je me ferai un véritable plaisir de vous payer ce que je vous dois.

— Vous voyez bien, mon gentilhomme, que j’avais raison de compter sur votre bonne étoile ! Il paraît que vous avez attrapé enfin la fortune ! Tant mieux !… Vous en aviez si besoin !… Tudieu ! quel costume !… Savez-vous bien, mon gentilhomme, que votre pourpoint vaut, à lui seul, votre château de Penmark ! Ce que c’est, pourtant, que la vie !… Vous rappelez-vous comme vous étiez pauvre et misérable, il y a quelques mois à peine ?… Et voilà qu’aujourd’hui…

— Il n’est nullement question pour le moment de mes affaires, monsieur Mathurin, interrompit le chevalier en rougissant ; il s’agit d’une dette à payer !

— Toujours la même vivacité ! s’écria le boucanier en riant d’un gros rire. Tenez, monsieur le chevalier, ajouta le prétendu Mathurin en prenant la main du jeune homme dans les siennes, je n’ignore point qu’entre vous et moi il y a une distance extrême de position, mais ça ne m’empêche pas de vous aimer et d’éprouver un vrai plaisir chaque fois que le hasard nous met en présence.

Voulez-vous que nous soyons amis ? Dame ! j’avoue que je pèche par l’éducation et par les manières ; mais le cœur, voyez-vous, est bon, c’est déjà quelque chose.

Il y avait dans la parole du boucanier tant de bonté et tant de sentiment, que le gentilhomme breton se sentit tout attendri : il se rappela la modeste et rare intrépidité déployée par Mathurin lors du sauvetage de Nativa, combien lui, de Morvan, était seul, isolé sur la terre, et, serrant avec effusion la main que lui présentait le maquignon.

— Ma foi, j’accepte de grand cœur l’offre de votre amitié, lui dit-il. Vous m’avez l’air d’un excellent homme.

— Sensible comme une jeune fille et discret comme un confesseur. Nous parlerons d’elle autant de fois que cela vous plaira.

Cette réponse embarrassa le jeune homme, et il hésitait à en demander l’explication, lorsque Mathurin ajouta :

— Si rien ne vous retient plus à Versailles, voulez-vous m’accompagner à Paris. J’ai là mon carrosse qui est à vos ordres !

— Ah ! vous avez un carrosse ! répéta avec surprise de Morvan qui remarqua seulement alors l’élégance sévère et irréprochable de la toilette de son nouvel ami, savez-vous bien que vous aussi me paraissez en veine de fortune ? Jour de Dieu ! quel costume pour un maquignon ! Vous semblez venir de la cour ?

— Je viens, en effet, de causer pendant une heure en particulier avec le roi, répondit simplement Mathurin, en se rangeant pour laisser le jeune homme ébahi monter dans le carrosse.