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Les Boucaniers/Tome IX/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 131-163).

V

La distance qui séparait l’habitation de Barbe-Grise du Cap, était, je l’ai déjà dit, d’environ soixante lieues. Non-seulement ce long parcours offrait, au hardi piéton qui osait l’entreprendre, de sérieux obstacles, mais il présentait encore de grands dangers.

Les obstacles, sans compter la difficulté qu’il y avait à se diriger à travers un pays sauvage et désert, étaient la faim et la soif ; les dangers, la rencontre de cinquantaines ennemies.

De Morvan ignorait ces particularités, mais, les eût-il connues, que cela n’aurait refroidi en rien son ardeur : Fleur-des-Bois se mourait : dès lors que lui importait de succomber sous les atteintes de la soif, sous le fer d’une lame espagnole ?

Quant à Barbe-Grise, du moment où il avait senti la nécessité et pris la résolutlion d’aller chercher l’homme dont la présence devait, selon lui, sauver sa fille, il avait fait stoïquement le sacrifice de sa vie.

Si l’affection du Boucanier pour Fleur-des-Bois manquait de délicatesse et de nuances, son dévoûment paternel, une fois l’heure de le déployer venue, se montrait au moins énergique et complet, tel que la nature le lui avait mis au cœur.

Alain, uniquement préoccupé de la pensée que bientôt il reverrait le portrait de Sainte-Anne-d’Auray et qu’il pourrait boire du cidre à discrétion, ne s’inquiétait pas des périls et des privations par lesquels il devait acheter ce bienheureux moment ; et puis, il suivait son maître, cela lui suffisait…

Après une journée de marche, les trois compagnons de fortune atteignirent un endroit nommé la Coupe-de-Plaisance, où Barbe-Grise déclara que l’on passerait la nuit.

La Coupe-de-Plaisance, pays fertile quoique montagneux, contenait un nombre assez considérable d’habitations nouvellement établies.

Ce fut dans la case ou cabane la plus spacieuse, que Barbe-Grise entra. À cette époque l’hospitalité existait à Saint-Domingue à l’état de droit sacré. L’hôte que le hasard donnait aux aventuriers était un pauvre paysan poitevin, ancien déserteur de la marine royale. Arrivé l’un des premiers dans l’île, il s’était établi planteur, et depuis vingt ans sa fortune avait pris un tel accroissement, qu’il possédait à cette époque un revenu de plus de dix mille écus.

Le nom de Barbe-Grise lui était parfaitement connu : aussi, malgré la brutalité et la rudesse de ses façons, reçut-il les voyageurs avec une extrême déférence.

Au reste, les habitants, — c’était sous ce nom qu’on désignait les planteurs, — éprouvaient une certaine frayeur mêlée d’une admiration sans bornes pour les Boucaniers et les traitaient de leur mieux : ils savaient que ces intrépides chasseurs, barrière vivante et infranchissable qui s’élevait entre leur opulence et la rapacité des Espagnols, étaient d’un caractère violent, irascible et vindicatif au possible ; qu’avec eux un mauvais procédé ou une insulte ne restait jamais impunie, que l’incendie d’une habitation ne coûtait point à leur vengeance.

De Morvan, malgré la préoccupation que lui causait la pensée de Fleur-des-Bois, ne put s’empêcher de demander à son hôte des explications sur l’origine de son établissement et sur les mœurs en vigueur dans ces plantations solitaires, placées en dehors de l’action de l’autorité royale.

— À présent que l’émigration incessante des Européens à l’île de Saint-Domingue a donné de la valeur aux bons terrains, lui répondit l’ancien déserteur, qui se nommait Petit-Jean, on doit s’adresser au gouverneur pour obtenir une concession ; à cela près, rien n’est changé, les choses et les coutumes sont restées comme elles l’étaient de mon temps, c’est-à-dire il y a vingt ans.

Quand deux individus possédant quelque argent veulent commencer une habitation, ils s’associent ensemble ; les deux associés prennent alors vis-à-vis l’un de l’autre le titre de matelots, ainsi que cela se pratique parmi les Boucaniers, puis ils dressent un contrat par lequel ils mettent en commun tout ce qu’ils possèdent. Si, pendant la durée de la société l’un des d’eux meurt, son matelot demeure possesseur de tout le bien au préjudice des associés qui pourraient venir le réclamer d’Europe.

Une fois le contrat signé, les associés, — je parle de ce qui se passe aujourd’hui, — demandent une terre au gouverneur, qui envoie un officier du quartier leur mesurer une habitation.

Cette formalité remplie, les planteurs abattent les arbres de haute futaie qui recouvrent leur concession, et emportent les branches qu’ils mettent sécher au soleil.

Six semaines plus tard un incendie les débarrasse du soin de défricher leur terre, et les met en possession d’un champ propre à la culture.

Les associés sèment d’abord de pois ce champ improvisé : cela s’appelle découvrir la terre ; ensuite viennent le manioc, les bananiers, les figuiers dont les produits leur servent dans les premiers temps de seule nourriture,

Leur existence matérielle à peu près assurée, les associés remplacent par une case les abris provisoires qu’ils avaient d’abord élevés à la hâte.

La façon dont ils s’y prennent pour construire les cases est des plus simples : ils taillent en forme de fourches, quatre à cinq arbres entiers de vingt pieds de haut, qu’ils enfoncent dans le sol ; sur ces fourches, ils placent une pièce de bois qui forme le faîte ; ils fixent ensuite à six pieds de là, de chaque côté, huit traverses hautes d’environ sept à huit pieds sur les fourchons desquels ils posent de nouvelles pièces de bois nommés filières. Enfin, de deux pieds en deux pieds, ils mettent des travers qui s’accrochent au faîte au moyen d’une cheville, et qui viennent tomber par l’autre bout sur les filières. Dès ce moment, le plus important de la construction existe, et l’on peut considérer l’habitation comme terminée.

Des feuilles de palmier ou des cannes à sucre desséchées couvrent bientôt le toit ; quand aux murs de la case, ils se composent de planches de palmier attachées avec des roseaux ; ces murs se nomment palissades.

Les associés, ainsi installés, se trouvent assurés contre les besoins de la vie, et par conséquent au dessus de leurs affaires ; ils s’occupent alors de la culture du tabac.

Pendant que le tabac se lève, les deux matelots construisent de nouvelles cases qui leur serviront à enfermer les premières feuilles.

Bientôt la récolte arrive : les associés en expédient une partie en France et échangent l’autre contre les instruments et les objets dont ils ont besoin, tels que haches, houx, couteaux, toiles et chaussures.

Souvent, dès la seconde année, si la récolte a été féconde, un des deux associés va chercher dans la mère-patrie des auxiliaires.

Il engage à vil prix et amène avec lui, soit de pauvres diables qui, mourant de faim dans les campagnes, se vendent pour un morceau de pain qui doit sauver leur famille soit des gens poursuivis par la justice et forcés de s’expatrier.

Ces misérables prennent le nom d’en'gagés : dès qu’ils ont foulé le sol de nos habitations, ils deviennent notre propriété, notre chose : nous avons le droit d’en disposer comme bon nous semble, de les vendre si cette opération nous présente un bénéfice, de les tuer si nous croyons avoir à nous plaindre d’eux.

Dès que les associés possèdent des engagés, ils cessent de travailler de leurs propres mains et se contentent de surveiller ceux qu’ils pourraient appeler leurs esclaves.

Quelquefois même, si cette surveillance dérange leurs loisirs, ils en chargent un commandeur auquel ils donnent deux mille pieds de tabac par an.

Plusieurs des planteurs, arrivés dans l’île de Saint-Domingue bien après moi, se sont défait, depuis, de leur habitation à des prix très élevés, et vivent aujourd’hui riches et heureux en Europe.

Quant à moi, je n’ai qu’un rêve : c’est que mon fils, qui termine en ce moment ses études à Paris, ait le plus beau carrosse de la capitale, et tienne un rang de maison à éblouir les seigneurs les plus à la mode.

— Et, demanda de Morvan que ces détails si nouveaux pour lui intéressaient beaucoup, de quelle façon traitez-vous vos engagés ?

— Ils sont fort heureux, répondit ingénument le planteur. Chaque matin, on leur permet, lorsqu’ils se rendent à leurs travaux, de fumer leur pipe. Deux fois par jour, on leur donne des patates assaisonnées de piment, le soir de la viande hachée et des pois. Le dimanche nous leur accordons une demi-journée de promenade. Que voulez-vous ? c’est un usage établi : il faut bien l’observer, quoiqu’il habitue ces coquins-là à la paresse… Croiriez-vous qu’il n’y a pas d’année où nous n’en perdions une dizaine ; ils affectent d’avoir les fièvres, le scorbut, et s’arrangent, sachant qu’ils représentent une valeur, de façon à mourir bel et bien. Ce sont d’abominables ingrats, des gueux-effrontés, des paresseux incorrigibles, qui préfèrent le repos de la tombe aux occupations du défrichement et de la culture ! Mais que faire contre des gens qui ne demandent pas mieux qu’on leur brûle la cervelle !… les assommer de temps en temps, de manière pourtant à ne pas trop les dégoûter, et en tirer le meilleur parti possible.

Cette réponse du vieux planteur indigna de Morvan qui allait la relever avec énergie, lorsque toute l’attention du jeune homme fut apellée par un spectacle affreux.

Un malheureux engagé, maigre, pâle, offrant tous les symptômes d’une grave maladie, venait de tomber sous le poids d’un ballot de feuilles de tabac dont il était chargé ; le commandeur, armé d’une grosse et flexible lianne, frappait à coups redoublés sur l’infortuné : à chaque coup le sang jaillissait !

À la vue de cette cruauté sans nom, de Morvan, hors de lui, s’élança vers le bourreau et le saisissant à la gorge le jeta par terre à moitié étranglé.

— Qu’avez-vous fait de ce malheureux ! Qu’on saisisse cet assassin ! s’écria le planteur Petit-Jean en s’adressant à ses engagés qui revenaient justement en ce moment de leurs travaux des champs.

Triste chose que l’esclavage !… Les misérables, à la voix de leur maître, n’hésitèrent pas : ils se précipitèrent sur leur vengeur… Le danger que courait le jeune homme n’était certes pas bien grand ; il suffit toutefois pour motiver l’intervention de Barbe-Grise.

Par un mouvement rapide comme la pensée, il arma sa carabine, et, mettant le planteur Petit-Jean en joue :

— Que l’un de vous fasse un pas, et je tue votre maître, tout comme un taureau sauvage, dit-il aux engagés.

À cette menace, dont la réalisation eût dû les combler de joie, les malheureux s’arrêtèrent.

— Vous voyez, chevalier, continua le boucanier, à quel degré d’abaissement ces gens sont tombés… Croyez-moi, ils ne méritent pas qu’on s’intéresse à eux. L’homme qui subit ainsi l’esclavage n’est pas à plaindre, on doit le mépriser. Quant à toi, Petit-Jean, pour avoir osé attenter à la dignité d’un boucanier, tu mérites une punition sévère… Chevalier, désirez-vous que l’on fouette un peu notre hôte ? Je ne serais pas fâché, je vous l’avoue, de lui donner une petite leçon et de faire un exemple ! Oser, lorsque vous êtes avec moi, ordonner à ses engagés de vous saisir ! Cela est par trop audacieux !… Ma foi ! que cela vous convienne ou non, il faut décidément qu’il soit puni !…

— Cela me convient, dit de Morvan.

— Allons, reprends ta et appliques-en vingt-cinq coups sur le dos de ton maître, continua toujours d’un ton aussi tranquille le Boucanier, en s’adressant au commandeur, qui achevait de se relever.

La terreur qu’inspirait le Boucanier était telle que ni le planteur ni son serviteur n’osèrent résister.

Petit-Jean, pâle de rage et d’humiliation, défit sa veste et présenta de lui-même son dos au commandeur.

— Surtout frappe fort ! dit Barbe-Grise.

L’exécution commença aussitôt et s’accomplit en entier.

Le commandeur fit son office de tourmenteur en conscience.

— À présent Petit-Jean, dit Barbe-Grise, fais-nous servir un bon souper !

Le lendemain matin, au point du jour, le Boucanier, de Morvan et Alain se remettaient en route, suivis des malédictions tacites et des saluts empressés du planteur Petit-Jean.

Après l’Atalaye, le dernier endroit habité où ils arrivèrent le soir même, les compagnons de route se trouvèrent devant l’immensité des grandes savanes naturelles du Goave.

Un phénomène moral dont il est impossible de se faire une idée si on ne l’a éprouvé soi-même, c’est le recueillement solennel que cause au voyageur l’aspect d’une savane déserte.

Ces nappes immenses de hautes herbes qui, nivelées entre elles par la distance, ressemblent à un océan sans bornes, présentent dans la monotonie de leur surface plane un cachet de véritable grandeur : des bouquets d’arbres disséminés de loin en loin, s’élançant du sein de cette végétation uniforme, se dessinent semblables à des îlots sur l’azur de l’horizon et complètent l’illusion.

— Voici un paysage bien calme, n’est-ce pas ? dit le Boucanier à de Morvan ; on croirait que la paix et la tranquillité y règnent sans cesse : pourtant, de toutes les terres de l’île de Saint-Domingue, c’est celle qui a été la plus arrosée de sang humain. Cette savane, qui sépare les possessions françaises du sol espagnol, a toujours servi d’arène aux combats que se sont livré les deux nations ennemies. Chaque jour encore de furieuses escarmouches, d’épouvantables meurtres s’y accomplissent : dans tout le désert du Goave la clémence est inconnue : on s’y massacre sans pitié !… Si Fleur-des-Bois n’avait pas besoin de votre présence, je vous guiderais par le chemin le plus court, je couperais la savane en droite ligne sans m’inquiéter le moins du monde des embuscades que nous pourrions rencontrer… Mais vous êtes nécessaire au rétablissement de Jeanne ; je dois donc user de prudence et vous exposer le moins possible ! Quoique cela allonge de beaucoup notre chemin, nous côtoierons les bords de la rivière l’Artibonite…

Le chevalier essaya, dans son impatience de revoir Fleur-des-Bois, de combattre la résolution du Boucanier ; ce fut peine perdue : Barbe-Grise persévéra dans sa prudence.

Il y avait environ cinq heures que les trois hommes s’étaient engagés dans le désert, et le soleil commençait déjà à disparaître, lorsque Barbe-Grise, qui marchait en avant, s’arrêta court et parut écouter avec attention.

— Qu’y a-t-il ? lui demanda de Morvan en le rejoignant.

— On vient de tirer deux coups de feu, répondit le Boucanier.

— Et d’après vous cela signifie ?

— Rien encore ! cela m’annonce seulement que la savane n’est pas solitaire ; or, comme de tous les animaux l’homme est certes le plus cruel et le plus féroce, il faut nous tenir sur nos gardes.

— M’est avis, dit Alain, que nous devrions rebrousser chemin. Se donner des coups sans profit, c’est bête !

Le Boucanier haussa les épaules et continua d’avancer sans répondre. Barbe-Grise aimait certes Fleur-des-Bois, et le sacrifice momentané de sa haine nationale qu’il lui faisait, était la meilleure preuve qu’il pût lui donner de son affection ; toutefois, du moment où, malgré sa prudence, il se trouva devant la perspective d’une rencontre avec les Espagnols, ses instincts de Boucanier se réveillèrent avec une force irrésistible, qui domina en lui tout autre sentiment.

Quoique son calme fût le même, une rougeur à peu près imperceptible se mêla au hâle de son visage ; son regard ordinairement terne et insignifiant, s’anima, un sourire de contentement passa sur ses lèvres et il se mit à caresser instinctivement de sa main osseuse le long canon de son fusil.

Bientôt de nouvelles détonations, — cette fois parfaitement distinctes — arrivèrent, portées par le vent, aux oreilles des trois compagnons de voyage.

— Eh bien ! demanda de nouveau de Morvan, tout en amorçant la carabine que lui avait donnée Montbars.

— Eh bien ! ce sont heureusement des amis !… répondit Barbe-Grise avec un soupir de regret.

— Des amis !… qui vous le donne à supposer ?

— Croyez-vous donc qu’il soit possible de se tromper à la voix d’un Brachie ou d’un Gelin[1] ? Ce sont des Frères-la-Côte qui chassent.

En effet, une demi-heure s’était à peine écoulée que les voyageurs atteignaient un boucan improvisé aux bords de la rivière de l’Artibonite.

  1. Brachie de Dieppe et Gélin de Nantes, arquebusiers célèbres qui travaillaient spécialement pour les Boucaniers.