Les Boucaniers/Tome IX/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome IXp. 167-203).

VI

De Morvan, qui jamais encore n’avait vu de boucan, regarda avec une curiosité extrême l’informe et grossière construction connue sous ce nom.

C’était une espèce de loge d’environ trente pieds de long sur vingt de large, recouvertes avec des taches ou queues de palmistes formant l’éventail. De cette loge s’échappait, avec une fumée épaisse, une odeur extrêmement désagréable.

Barbe-Grise entra aussitôt dans le boucan ; le chevalier le suivit.

Tout autour du boucan, des lanières de chair de sanglier suspendues à des bâtons attachés en travers, cuisaient, ou, pour mieux dire, se boucanaient au feu d’un brasier circulaire allumé par terre. Ce brasier, alimenté avec des os et des peaux de sanglier, produisait une fumée tellement épaisse que de Morvan fut obligé de sortir presque aussitôt.

— Pourquoi donc, demanda-t-il à Barbe-Grise, vos collègues ne se servent-ils pas de bois seulement pour leur feu ?

— Parce que, lui répondit-il, le sel qui se dégage de ces peaux et de ces os s’attache à la viande et lui donne une grande saveur… Ma foi, je ne suis pas fâché d’avoir rencontré des frères… Rien ne repose de la fatigue d’une longue marche comme de manger un morceau de sanglier boucané… Voulez-vous que j’ordonne à l’engagé de nous servir de suite notre repas ?

— De quel engagé parlez-vous ?

— Mais de celui qui est de garde dans le boucan !

— Quoi ! il y avait un homme dans cette loge ! Je ne l’ai pas aperçu ! Comment fait donc ce malheureux pour pouvoir supporter une pareille atmosphère, sans mourir asphyxié ?

— L’homme, quand il est dominé et guidé par une volonté ferme, s’habitue à tout, répondit tranquillement Barbe-Grise. Nous avons une façon d’élever nos engagés qui les endurcit à la fatigue et les rend propres à tout ce que nous voulons d’eux…

— Quelle est cette façon ?

— D’exercer continuellement leurs forces, de les nourrir très bien et de leur casser la tête d’un coup de mousquet quand ils hésitent à nous obéir !

— Une demi-heure à peine après l’arrivée des trois voyageurs au boucan, les Frères-la-Côte revinrent de leur chasse. La présence de Barbe-Grise parut leur être fort agréable et leur causer un sensible plaisir.

— Depuis quand donc fréquentez-vous ces parages ? leur demanda le père de Fleur-des-Bois.

— Depuis quinze jours ! Nous nous sommes réunis au nombre de dix pour explorer les bois qui bordent la rivière de l’Artibonite, et jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre. Nous avons abattu près de trois cents taureaux sauvages, sans compter un nombre double de sangliers ! Demain soir, nous devons lever le camp, et nous enfoncer plus avant dans la savane ! Tu viens sans doute te joindre à nous ?…

— Non. Je suis en voyage.

— Seul ? demanda le Boucanier avec un étonnement marqué.

— Pas précisément, ces deux jeunes gens m’accompagnent, répondit Barbe-Grise, en désignant de Morvan et Alain.

— Traverser à trois la savane, c’est trop tenter le sort, dit le Boucanier. — Crois-moi, Barbe-Grise, si tu tiens à arriver sain et sauf, reste avec nous jusqu’à après-demain matin. Il y a une compagnie espagnole qui rôde, avec de mauvais desseins, dans les environs. Après-demain nous devons justement nous diriger du côté de ton habitation ; de cette façon tu n’auras pas de danger à courir !

Les autres Boucaniers présents à cette conversation appuyèrent avec tant de force les raisons émises par leur compagnon, que Barbe-Grise dut céder ; il savait que les Frères-la-Côte n’étaient pas gens à s’intimider de peu, et que dans leur bouche le mot danger signifiait une mort à peu près inévitable.

De Morvan, vivement contrarié de ce retard, s’y opposa de toutes ses forces ; mais il lui fut impossible de vaincre la résolution de Barbe-Grise qui se contenta de lui répondre :

— Jeanne a trop besoin de votre présence pour que je risque inutilement de vous faire tuer. C’est bien le moins qu’après m’être si fort dérangé pour aller vous chercher, je vous conserve vivant !…

Le chevalier voyant qu’il n’avait pas à espérer de venir à bout de l’obstination de Barbe-Grise tourna toute son attention sur les Boucaniers, afin de se distraire des tristes pensées que ce retard si nécessaire éveillait dans son esprit.

Ces intrépides et infatigables chasseurs ressemblaient à ceux qui, lors de son arrivée devant l’île de la Tortue avec Montbars, étaient montés à bord du navire. Une grande cordialité et un ton de franchise extrême régnaient entre eux : il y avait aussi quelque chose de grave et de sérieux dans leur contenance, qui surprit le jeune homme : les Boucaniers lui parurent être, sous le rapport moral, de beaucoup supérieurs aux flibustiers proprement dits : il ne se trompait pas.

Avant de procéder à l’opération si agréable pour eux du souper, les Boucaniers brochetèrent les peaux de taureaux, produits de la chasse du jour, et que leurs engagés ou serviteurs avaient rapportées. Brocheter un cuir, c’était l’étendre d’abord sur la terre, le côté écorché exposé à l’air, puis l’attacher ensuite tout autour au moyen de soixante-quatre chevilles qui le tenaient fortement tendu, et enfin le frotter avec de la cendre mêlée de sel.

Ce travail terminé, le souper commença.

Du fond d’une chaudière, le seul ustensile de cuisine que les Boucaniers emportaient dans leurs expéditions, un engagé retira, au bout d’un morceau de bois pointu, un énorme filet de vache qui cuisait à l’étouffé depuis le matin. Une fois cette pièce de résistance déposée sur une tache de palmiste, le serviteur versa dans une vaste calebasse la graisse bouillante qui se trouvait au fond de la chaudière, puis il exprima dans cette sauce naturelle le jus de plusieurs limons et y jeta une poignée de piments hachés : cela se nommait une pimentade.

Les Boucaniers, armés de leurs couteaux et d’une brochette de bois — invention qui remplaçait la fourchette — s’assirent en rond autour de l’énorme quartier de viande, qu’ils se mirent à attaquer avec vigueur. Leur appétit à moitié satisfait, ils passèrent à un morceau de sanglier boucané.

Alain, à la vue de la couleur rosée de cette viande préparée d’une si singulière façon, à l’arôme agréable qu’elle exhalait, à son goût exquis, ne put retenir un cri d’admiration et de joie ; le fait est que ce mets était réellement délicieux.

Le repas achevé, les Boucaniers allumèrent leurs pipes et firent place à leurs engagés ; puis, pendant que leurs serviteurs se restauraient, ils établirent un but et se mirent à tirer au blanc.

De Morvan fut abasourdi de leur merveilleuse adresse, qui lui expliqua parfaitement la crainte qu’ils inspiraient aux Espagnols.

Enfin, la nuit venue, chaque Boucanier se retira, soit seul, soit avec son matelot, dans une tente en toile, que son engagé avait dressée pendant que lui se divertissait à la cible.

Les serviteurs et les chiens se couchèrent à l’entour des tentes ; des sentinelles relevées de deux heures en deux heures, veillaient à la sûreté du campement.

Le lendemain, au point du jour, un peu avant quatre heures, tout le monde fut debout, et l’on se mit en chasse. Il s’agissait de faire une dernière battue dans le bois qui bordait la rivière. De Morvan, vivement intéressé par ce spectacle si nouveau pour lui, se mit à la suite d’un Boucanier que Barbe-Grise lui indiqua comme étant l’un des plus experts et des plus fameux dans son art. Ce chasseur, qui se nommait Desrosiers, possédait six engagés et une meute de vingt-cinq chiens.

Dès qu’on eût atteint la lisière du bois, il s’avança en droite ligne, son fusil armé, et prêt à faire feu ; ses serviteurs, tenant les chiens accouplés au moyen d’une lanière de cuir, le suivaient à la file ; le brac ou l’éventeur, qui seul avait la liberté de ses mouvements, courait de tous les côtés à la recherche d’un taureau.

Bientôt l’intelligent animal, éloigné des chasseurs par une distance de près de trois cents toises, donna deux coups d’aboi : il venait de découvrir, une proie. Dès que les autres chiens eurent entendu cet appel, ils commencèrent à bondir avec fureur.

— Lâchez la meute ! dit le Boucanier Desrosiers.

Les engagés s’empressèrent d’obéir, et serrant la courroie qui leur ceignait la taille, ils s’élancèrent à la suite des chiens furieux.

À peine de Morvan avait-il fait cent pas, qu’il aperçut le taureau traqué se dirigeant vers lui.

— Abritez-vous derrière un arbre, lui cria un engagé.

Le jeune homme se hâta de suivre ce conseil.

Se retournant de temps en temps pour repousser la meute qui hurlait après lui, le taureau, quoiqu’il parut vouloir éviter les chasseurs, était plutôt colère qu’effrayé ; ses cornes longues et pointues, son poitrail, son col nerveux et ramassé prouvaient qu’il n’était pas un adversaire à dédaigner et que sa défaite offrait de sérieux dangers.

Le boucanier Desrosiers suivait avec un grand sang-froid les mouvements de la bête ; plusieurs fois de Morvan le vit lever sa carabine ; malheureusement, à chacune de ses tentatives pour tirer, le chasseur rencontrait devant le point de mire de son arme, soit un de ses serviteurs, soit un de ses chiens.

Après avoir supporté pendant près d’une minute la poursuite de ses ennemis, le taureau, exaspéré, changea complètement d’allure : il prit l’offensive.

Ce fut alors un curieux spectacle : les engagés et les chiens, n’osant fuir sous les yeux de Desrosiers, qui leur eût fait plus tard payer bien cher cette faiblesse, déployaient une agilité rare, pour éviter les atteintes du taureau, sans trop s’éloigner de lui.

— Pourquoi donc cet homme n’abat-il pas le monstre ? demanda de Morvan à un engagé en lui désignant un de ses collègues que cinq pas à peine séparaient en ce moment du taureau.

À cette question, le serviteur du Boucanier montra une surprise extrême : on eut dit qu’il venait d’entendre un abominable blasphème.

— Tirer avant le maître ! répondit-il enfin ; y pensez-vous, monsieur le chevalier.

— Il me semble plus naturel, cependant, de manquer de respect à son maître, surtout devant un cas de force majeure, que de se laisser sottement éventrer, dit de Morvan.

— Oh ! que non ! On ne meurt pas toujours d’un coup de corne, tandis que l’on ne revient jamais d’une balle reçue dans la tête.

— Quoi, Desrosiers assassinerait celui de ses engagés qui tirerait sur le taureau ?

— Il le punirait, oui, monsieur ; cela est certain.

— Et sa façon de punir, c’est de vous brûler la cervelle ?

— Oui, monsieur, c’est l’usage.

L’engagé parlait encore, quand de Morvan vit le taureau se diriger droit de vers lui.

Le jeune homme n’hésita pas : il leva sa carabine et fit feu !

Le terrible animal, touché en plein poitrail resta un instant immobile, mais bientôt, sa fureur s’accroissant de toute la douleur que lui causait sa blessure, il poussa un long mugissement, et les yeux sanglants, le museau plein d’écume, le corps frémissant, il s’élança avec un élan irrésistible sur le chevalier.

De Morvan, ignorant les premières notions de la chasse au taureau sauvage, prit la fuite au lieu de tourner autour de l’arbre qui lui servait d’abri ; cette manœuvre, la plus dangereuse qu’il pût exécuter, l’exposait à une mort certaine ; il s’aperçut en effet bientôt de la faute qu’il avait commise.

Arrêté dans sa course par les lianes et par les broussailles, obstacles que le taureau écrasait sans y même prendre garde sous son large et puissant poitrail, chaque seconde rétrécissait l’espace qui le séparait de son terrible ennemi.

Déjà le jeune homme sentait le souffle chaud et humide du monstre passer sur son col, lorsqu’un mugissement retentit, suivi de la chute pesante d’un corps.

— Inutile que vous vous fatiguiez davantage à courir, dit alors le boucanier Desrosiers, l’affaire est faite !

De Morvan se retourna ; le taureau, étendu sur le sol, ne donnait plus signe de vie.

— Merci, monsieur, dit le jeune homme en s’adressantau Boucanier, vous m’avez rendu un service que je n’oublierai jamais !

— Ce n’est vraiment pas la peine de parler de cela, répondit Desrosiers : ce que j’ai fait pour vous, je le renouvelle à peu près tous les jours pour sauver un chien de ma meute.

— Comment êtes-vous donc parvenu à abattre ce taureau ? il est tombé comme foudroyé !

— D’une façon bien simple : je lui ai coupé d’abord le jarret, puis une fois par terre, je l’ai achevé d’un coup de baïonnette dans le crâne. Je préfère l’emploi de l’arme blanche à celui du mousquet ; sûr cent taureaux que je tue, je ne me sers pas dix fois de ma carabine. Cette façon d’opérer présente pour moi le double avantage d’économiser la poudre et de ne pas abîmer la peau de la bête.

Desrosiers ne se vantait pas en parlant ainsi : les cuirs portant sa marque étaient connus et recherchés sur tous les marchés d’Europe.

Au reste, beaucoup de Boucaniers, imitant cet exemple, attrapaient à la course les taureaux qui se sauvaient effrayés par les aboiements des chiens, et ne se servaient de leur carabine qu’en cas d’une attaque imprévue.

Une fois l’animal mort, un des engagés se jeta dessus, et, après l’avoir éventré, en retira les os des jambes, qu’il présenta à Desrosiers.

Le Boucanier en garda deux pour lui et offrit les autres à de Morvan qui, ne comprenant rien à cette galanterie un peu sauvage, se recula instinctivement avec un geste de dégoût.

Desrosiers sourit.

— Voila ce que c’est que de vivre dans les villes, jeune homme, dit-il, on y prend des habitudes routinières, et l’on arrive à la vieillesse sans avoir connu ce qui est bon.

Le Boucanier cassa alors les os et avala la moelle chaude encore qu’ils contenaient ; ce régal parut lui être des plus agréables. La chasse recommença.

Chaque fois que le Boucanier abattait un taureau, les engagés écorchaient l’animal avec une merveilleuse dextérité, puis pliant sa peau en bannette, afin d’éviter qu’elle s’accrochât aux branches des arbres, ils la plaçaient sur leurs épaules, et, chargés de ce fardeau qui pesait au moins cent livres, ils suivaient de nouveau leur maître.

Vers les cinq heures du soir, chacun de ses serviteurs ayant reçu une dépouille, Desrosiers retourna au campement.

Le lendemain matin, les Boucaniers se mirent route pour aller chercher de nouvelles chasses. Se trouvant en forces, ils avaient résolu de s’aventurer, en passant à travers la grande savane du Goave jusque sur les terres espagnoles.

Cette expédition, ainsi que Barbe-Grise l’apprit à de Morvan, était d’une audace extrême. Depuis plus de cinq ans, pas un homme n’avait osé, — si ce n’était Barbe-Grise, — traverser dans toute son étendue et en droite ligne le désert.

La petite caravane qui, en comptant les engagés, se composait d’environ soixante hommes, était en marche depuis cinq heures lorsqu’elle atteignit la lisière d’un petit bois situé au milieu de la savane. La chaleur était accablante ; les Boucaniers résolurent de s’arrêter.

Plusieurs d’entre eux, pendant que les engagés dressaient leurs tentes, résolurent d’aller explorer le bois afin de voir s’ils n’y trouveraient pas quelques avenues[1] ; de Morvan les suivit, en compagnie de Barbe-Grise qui, depuis l’accident dont le jeune homme avait manqué d’être victime à la chasse, s’était fait son ombre et ne le quittait plus !

À peine le Boucanier qui marchait en tête de la petite expédition était-il entré d’une centaine de pas dans le bois, qu’il poussa une exclamation de surprise et, se retournant vivement vers ses compagnons :

— Amis, leur dit-il, ce bois-ci a été parcouru aujourd’hui même par des êtres humains !… Voyez ces traces !…

Les Boucaniers examinèrent le sol, et appelant Barbe-Grise, dont l’expérience consommée était appréciée de tous, ils lui demandèrent son avis.

Il suffit à Barbe-Grise d’un coup d’œil pour arrêter son opinion.

— Frères-la-Côte ! dit-il, je trouve ici mêlées, ce qui me paraît inexplicable, les traces d’un homme et celles d’une meute de chiens et de deux sangliers, qui le suivent ! Oui, je ne me trompe pas… C’est bien cela !… C’est à n’y rien comprendre !

Les aventuriers avaient une trop haute idée de l’expérience de Barbe-Grise, pour oser mettre en doute l’infaillibilité de ses jugements ; toutefois, ce qu’avait avancé le vieux Boucanier constituait un fait si extraordinaire, si bizarre, qu’il était permis d’hésiter avant de l’accepter comme une vérité. Comment supposer, en effet, qu’un être humain vécût, en société d’une meute de chiens et de deux sangliers, au beau milieu d’un bois situé en pleine savane ?…

— Camarade Barbe-Grise, s’écria Desrosiers, si tu ne railles pas, si tu parles sérieusement, il faut que tu nous conduises à la source de ces traces, personne ne sait mieux suivre une piste que toi…

— Je parle toujours sérieusement, Desrosiers.

— Alors en route !… Un mot cependant encore : crois-tu que ces empreintes qui nous intriguent si fort datent de plusieurs jours ou soient récentes ?

— Très récentes ; elles ne remontent pas à plus d’une heure.

Barbe-Grise, qui n’aimait pas les longs discours, se plaça aussitôt à la tête des Boucaniers, et, l’œil fixé sur le sol, il commença ses investigations.

  1. Les Boucaniers nommaient avenues les sentiers frayés par les taureaux sauvages dans les bois.