Les Boucaniers/Tome V/III

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 63-79).


III

Le Doute et la Foi.


De tous les courtisans, qui, soit par curiosité, soit par ambition ou par devoir, assistaient à la fête, le plus heureux était certes, Louis de Morvan.

Il n’avait ni grand cordon, ni charge lucrative et brillante, ni état de maison, rien enfin de tous ces biens et de toutes ces dignités qui, pour la plupart des nobles de l’époque, constituaient le bonheur ; mais il aimait Nativa avec la ferveur enthousiaste d’une nature simple et puissante, et Nativa venait enfin de se lier à lui par un aveu qui, pour le cœur honnête et loyal du jeune homme, équivalait à un indissoluble serment.

En outre — complément inespéré d’un bonheur auquel, une heure auparavant il n’aurait osé croire — il avait gardé Nativa pendant près d’une demi-heure à son bras, l’entretenant de ses projets d’avenir, de ses souffrances du passé, de son enivrement actuel ; et l’adorable Espagnole, loin de se fâcher de sa hardiesse avait paru l’encourager par d’enivrants regards et de douces paroles.

Aussi lorsque de Morvan, après avoir reconduit Nativa auprès de son père se retrouva seul, était-il ivre de joie.

Si quelqu’un lui eût adressé alors la question la plus banale et la moins embarrassante, il est certain que le jeune homme eût été incapable d’y répondre ; il ne savait ni où il était, ni ce qu’il faisait ; il regardait sans voir, et écoutait sans entendre ; une seule pensée absorbait toutes ses facultés ; la pensée qu’il était aimé. En dehors de Nativa, rien n’existait pour lui dans la nature.

Ce fut Legoff qui le retira de cette espèce d’extase.

— Eh bien ! mon cher Louis, lui dit le boucanier, qui n’avait cessé tout le temps que le jeune homme était resté avec l’Espagnole de le suivre à distance ! eh bien ! mon cher Louis, j’espère que vous ne vous repentez pas d’être venu à la fête. Tudieu ! quels transports ! Savez-vous bien qu’auprès de vous le grand Amadis des Gaules n’aurait guère brillé ! Si votre constance répond à votre passion, voilà un amour qui vous accompagnera jusqu’à la tombe !

— Dites, mon cher Legoff, jusqu’au ciel !

— Peste ! il vous faut l’éternité !… Heureusement, mon cher enfant, qu’à votre âge l’éternité, en amour se résume par trois mois de fidélité… ce qui est déjà fort joli !

— Ah ! baron pouvez-vous parler ainsi !

— Dame, je parle de souvenir et par expérience ! Je n’ai jamais aimé plus de quinze jours ! C’est donc par pure complaisance et pour ne pas trop choquer votre enthousiasme, que je vous accorde trois mois ! Voyons, causons un peu raison, si c’est possible.

Dans la vie, vaincre n’est pas le plus difficile ; le plus mauvais général aidé par un caprice de la fortune, passe quelquefois pour un grand capitaine. L’essentiel, lorsqu’on a le dessus c’est de savoir profiter de la victoire, tirer parti de l’avantage que vous a donné le hasard. C’est alors que le génie de l’homme se révèle.

Quels sont vos projets ?

— Mes projets ? répéta de Morvan avec étonnement et comme s’il ne comprenait pas cette question, mais je n’en ai aucun, baron. J’aime Nativa, je suis aimé d’elle, l’avenir est à moi ! Voilà tout.

— Mon cher Louis, les gens qui se fient à l’avenir et négligent le présent ne réussissent jamais !… De deux choses l’une : ou bien Nativa vous aime ou elle ne vous aime pas : dans le premier cas elle n’a rien à vous refuser ; alors faites-en votre maîtresse ; dans le second elle se moquera de vous ; repoussez-la avec indifférence et dédain et ne la laissez pas se jouer impunément et froidement de votre passion.

Ces paroles, prononcées par Legoff avec cet air de bonhomie qu’il savait si bien prendre, affectèrent péniblement de Morvan.

— Baron, lui répondit-il d’une voix grave, l’amitié qui vous a lié à mon père rend votre personne sacrée à mes yeux, et vous vaut mon amitié et mon respect. Ce serait un manque de générosité de votre part que d’abuser de cette position pour insulter à mes sentiments les plus chers et les plus intimes. Je vous en conjure au nom du comte de Morvan, votre ancien frère d’armes, ne touchez pas à mon amour pour Nativa.

— Puisque ce sujet de conversation vous est pénible, cher Louis, répondit Legoff, je m’engage à le banir désormais de nos entretiens. Laissez-moi vous dire auparavant, pour la première et la dernière fois, toute ma pensée.

— À cette condition, soit, parlez, je vous écoute, répondit le jeune homme avec résignation.

— Mon pauvre enfant, reprit le boucanier, je vous vois avec peine, avec douleur même, vous engager dans une voie funeste. Il suffit qu’un jeune homme rencontre au début de sa carrière une femme qui se joue de son amour, pour que tout son avenir en soit troublé. Eh bien ! en mon âme et conscience, Nativa ne vous aime pas. Oh ! vous avez beau sourire d’un air triomphant et sûr de vous-même, votre confiance ne peut rien contre mon expérience. Nativa, je le confesse, présente un rare assemblage de séductions. Il est impossible de rencontrer une beauté plus souveraine, une grâce plus parfaite un regard et un sourire plus enchanteurs.

Que diable, je ne suis ni un imbécile, ni un aveugle ; je vois ce qui est. Oui, mais à côté de ces perfections physiques que je ne cherche pas même à contester, il y a un cœur d’une implacable cruauté ; une force de volonté qui se joue des obstacles, une persévérance inouïe. Croyez-moi, Louis, cette femme, si vous vous livrez ainsi à elle, pieds et poings liés, fera de vous un instrument : un levier ou un poignard ; elle se servira de votre obéissance pour détruire un obstacle ou se défaire d’un ennemi ; mais, je vous le répète, elle ne vous aimera jamais !

— Je tiens ma promesse, je vous écoute, dit de Morvan avec calme. Poursuivez, baron.

— Une femme, Louis, reprit le boucanier, n’aime jamais l’homme qui est sa dupe ; elle le méprise ! J’entirevois dans l’avenir, si vous ne parvenez à vous guérir de la passion qui vous aveugle, j’entrevois d’horribles catastrophes ! Tenez, Louis, je ne devrais peut-être pas vous parler ainsi que je vais le faire, mais j’éprouve pour vous ce que je n’ai jamais ressenti pour moi ; j’ai peur : Louis, au nom de votre père, le seul être que j’aie jamais aimé, au nom de votre père que mon cœur pleurera toujours, renoncez à cette femme ; entre elle et vous, il y a une barrière infranchissable et qui vous sépare à tout jamais !… Votre regard brille d’orgueil, vous comptez sur votre jeunesse et sur votre courage… Hélas ! Louis, ce n’est pas votre manque de fortune qui place entre Nativa et vous un abime ! s’il ne s’agissait que d’un million pour vous rendre heureux, je vous donnerais ce million à l’instant même. Mais non, il…

— Tenez, Louis, reprit le boucanier après un court silence, j’ai fait intervenir peut-être à tort, le nom de votre père dans mes conseils ; eh bien, je termine pourtant en vous conjurant encore, au nom du comte de Morvan, de renoncer à Nativa !

— Baron Legoff, répondit froidement le jeune homme, vous avez été témoin de la vénération que j’éprouve pour la mémoire de mon père, car, à son nom, j’ai plié le genou et rendu mon épée. N’abusez donc pas, je vous en conjure, pour agir sur ma volonté, d’un souvenir aussi sacré ! Mon père vivrait qu’il approuverait, j’en suis certain, mon choix, et bénirait un amour, qui fait mon bonheur, que je ne trahirai jamais !…

— Ton père bénirait ton amour pour Nativa ! s’écria le boucanier d’une voix éclatante et sans paraître s’inquiéter des gens qui pouvaient l’entendre ; ah ! malheureux, si tu savais !…

Legoff, honteux sans doute de s’être laissé aller à ce mouvement de vivacité, s’arrêta ; puits reprenant après une légère pause :

— Ce qui est écrit au ciel doit s’accomplir sur la terre, murmura-t-il. À quoi bon lutter contre la destinée lorsqu’elle manifeste sa volonté d’une façon si claire et si extraordinaire !… Qui sait encore si cet amour que je redoute ne viendra pas en aide à mes desseins ! Les vues de la Providence ne sont-elles pas impénétrables’? et le crime ne reçoit-il pas toujours tôt ou tard son châtiment !