Les Boucaniers/Tome V/IV

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Vp. 83-100).


IV

Les deux lettres de cachet.


À une vingtaine de pas en arrière de Legoff et de de Morvan, deux hommes, qui parassaient les suivre, causaient en se tenant par le bras : ces deux hommes étaient le comte d’Aubigné et l’abbé Dubois ; ils s’étaient rencontrés il y avait près d’une demi-heure, et depuis lors ils ne s’étaient plus quittés.

— Parbleu ! l’abbé, avait dit d’Aubigné en accostant le favori du duc de Chartres, il me semble que vous regardez avec une attention singulière ce personnage aux épaules carrées, vêtu en velours noir, et si couvert de diamants, qui marche devant nous. Le connaitriez-vous intimement ? En ce cas, je vous prierais de me donner quelques renseignements sur son compte.

— Ce n’est pas l’homme aux diamants, mais bien son compagnon que j’observe, avait répondu Dubois. Comment le trouvez-vous, ce gentilhomme ?

— Dame, quelque bon physionomiste que l’on soit, la vue du dos d’une personne ne suffit pas pour qu’on puisse deviner son caractère !

— Au fait, c’est juste ! Eh bien, comte, ce jeune gentilhomme n’est ni plus ni moins qu’un tigre déchaîné ! Il a failli me dévorer tout à l’heure.

— Il faut que ce tigre soit bien affamé, pour avoir jeté son dévolu sur vous, l’abbé, car, franchement, il aurait pu mieux choisir.

— Aussi n’étais-je pour lui qu’une bouchée, un hors-d’œuvre ! Oh ! les gros morceaux ne lui font pas peur, à ce monstre ! N’a-t-il pas voulu croquer Monseigneur le duc de Chartres !

— Ah bah ! quel conte à dormir debout me faites-vous là, l’abbé ?

— Ce conte est de l’histoire ! Il n’y a pas une demi-heure que ce gentilhomme forçait Monseigneur à mettre l’épée à la main pour défendre sa vie…

— Et ce gentilhomme n’est pas arrêté ?

— Que voulez-vous, Monseigneur est si peu rancunier ! L’audace, ou, pour parler plus exactement la férocité de ce tigre l’a séduit, et pour un rien, il l’eût complimenté ! Tout ce qui sort de l’ordinaire plaît à Monseigneur…

— Mais vous, l’abbé, qui n’êtes pas Monseigneur.

— Vous voyez bien que je suis cet homme, moi ! répondit Dubois en accompagnant sa réponse d’un méchant sourire.

— Pour savoir, d’abord, qui il est ; pui ensuite…

— Du tout, cher comte, d’abord pour le faire arrêter, et ensuite… Ma foi !, supposez tout ce que vous voudrez !…

— Mais on ne fait pas arrêter comme cela un gentilhomme, l’abbé ?

— Pourquoi donc, monsieur le comte, si l’on a reçu une lettre de cachet pour ce gentilhomme !

— Et vous avez une lettre de cachet à son adresse ?

— Depuis hier, cher comte ! J’avais déjà eu à me plaindre du tigre !

— Ah ! voila qui est, ma foi ! du dernier plaisant, s’écria d’Aubigné en éclatant de rire.

— Puis-je vous demander, comte, dit Dubois assez surpris, le motif de votre gaîté.

— C’est trop drôle, vraiment, c’est trop drôle ! répondit d’Aubigné dont l’hilarité redoubla.

Dubois commença à se repentir d’avoir parlé et à être inquiet.

— Est-ce que vous vous intéresseriez au jeune homme ? dit-il.

— Moi ! répondit d’Aubigné, je vous répète que je ne le connais pas. Ce qui me fait rire, c’est que pendant que vous suiviez ce tigre pour le faire arrêter, moi je m’attachais aux pas de son compagnon avec une intention pareille. J’ai aussi une lettre de cachet en poche.

— Ah ! voila, en effet, une charmante histoire ! s’écria Dubois radieux. Eh bien alors, cher comte, puisque nous suivons tous les deux la même route, voulez-vous me permettre de vous offrir mon bras ?

— Avec d’autant plus de plaisir, l’abbé, répondit d’Aubigné, que votre déplorable réputation vous fait détester dans son for intérieur par mon beau-frère et que s’il apprend qu’on nous a vus causant intimement ensemble cela le rendra furieux.

— Ah ! dit Dubois en affectant de n’avoir pas entendu le propos de d’Aubigné, voici nos ennemis qui se dirigent vers la cour de sortie… Une fois qu’ils seront hors du jardin, nous pourrons les faire appréhender au corps. Je sais où trouver des exempts… Doublons le pas, cher comte !

Cinq minutes plus tard, d’Aubigné et Dubois, — tant ils craignaient de perdre de vue les deux gentilshommes, — marchaient presque sur les talons de Legoff et de Morvan, lorsqu’ils virent le secrétaire d’État, monseigneur de Pontchartrain qui descendait du château, s’arrêter devant le boucaner, lui sourire agréablement et l’inviter par un geste amical à venir le trouver.

— Ah ! diable, cher comte, dit Dubois, il paraît que votre homme aux diamants n’est pas mal en cour. Regardez donc avec quelle animation et quelle faveur lui parle de Ponchartrain. Jamais je n’ai vu le contrôleur général des finances d’une telle amabilité. Je ne conçois vraiment pas que vous ayez obtenu votre lettre de cachet.

— Il est incontestable pour moi qu’on me la refuserait à présent, si je ne l’avais pas par bonheur en poche. Et quand je dis par bonheur, j’ai peut-être tort, ajouta d’Aubigné après un moment de réflexion.

Cet homme aux diamants, comme vous l’appelez, l’abbé, est ni plus ni moins Satanas en personne. Je suis presque tenté de croire qu’il sait déjà mes intentions à son égard, et cela ne m’étonnerait nullement qu’il entendît notre conversation ! Réellement, j’ai presque envie de renoncer à mon projet, de ne pas essayer de lutter avec l’enfer ! À quoi bon le faire enfermer, ce diable ? S’il est dans d’aussi bons termes avec Pontchartrain, il lui écrira aussitôt son arrestation, et le lendemain il sera libre ! Tenez, l’abbé, je crois que nous ferions bien de déchirer tous les deux nos lettres de cachet. Mon Lucifer, si vous faites appréhender au corps son ami, ne le laissera pas longtemps en peine.

Dubois, au lieu de répondre à d’Aubigné, se mit à réfléchir ; puis, baissant la voix :

— Comte, lui dit-il, est-il d’une grande importance pour vous que cet homme disparaisse ?

— Parbleu ! répondit sur le même ton le frère de la marquise de Maintenon, vous figurez-vous que sans cela je me serais dérangé pour solliciter une lettre de cachet ?

— Eh bien, reprit Dubois, je vous promets, moi, si vous voulez m’aider, et cela vous sera facile, que non-seulement votre Lucifer sera arrêté, mai encore que vous n’en entendrez plus jamais parler.

— Je sais, l’abbé, que votre esprit éminemment ingénieux est fécond en ressources ; que faut-il que je fasse ?

— Peu de choses : que vous me trouviez un bas-officier en retraite, solliciteur, évincé, joueur enragé, gueux à ne savoir où prendre ses repas, et n’ayant pas eu de démélés trop éclatants avec la justice.

— Rien de plus facile, l’abbé. Vous venez de faire le portrait des trois cinquièmes de mes amis. Seulement, au lieu de vous fournir un bas-officier, je vous donnerai, si vous le voulez, un capitaine.

— Cela vaudra mieux encore !

— Et vous m’assurez que l’homme aux diamants ne sortira pas de prison ? Réfléchissez un peu comme il sera furieux…

— Mes pressentiments ne me trompent jamais, interrompit Dubois en souriant d’une façon sinistre, et ils me disent que nous voyons aujourd’hui pour la dernière fois, vous, votre ennemi, et moi, le mien. Seulement, comme il pourralt arriver — car il faut tout prévoir — que de Pontchartrain fit appeler demain votre Satanas, afin de terminer cette conférence en plein vent, nous ne le ferons arrêter, ainsi que son compagnon, qu’après demain. Je vais aviser en attendant, à ce qu’on ne les perde pas de vue. Vous, trouvez-moi aujourd’hui même le capitaine en question, et veuillez me l’envoyer ce soir au Palais-Royal.

Dubois, saluant alors le comte d’Aubigné, prit congé de lui, et, se glissant à travers la foule ainsi qu’un serpent, s’en fut avertir un espion qui attendait ses ordres.