Les Boucaniers/Tome VI/IX

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 213-241).


IX

La cinquantaine


Une compagnie entière de lanciers espagnols, — compagnie connue sous le nom de Cinquantaine, — entourait un boucanier qui, armé d’un simple pistolet, la tête haute, la contenance superbe et l’air assuré, semblait se rire d’eux et les provoquer.

Les Espagnols indécis le tenaient enfermé dans un cercle de lances, mais ils n’avançaient pas.

— Sainte-Vierge ! c’est le beau Laurent ! s’écria Jeanne avec joie, ils vont le tuer ! Chevalier Louis, tu n’as plus rien à craindre : dans cinq minutes ton ennemi ne sera plus !

Il fallait que la fille de Barbe-Grise s’intéressât bien vivement au sort de Morvan, pour parler ainsi : elle qui, un instant auparavant se dévouait avec un courage qui n’appartient pas à son sexe, au salut d’un inconnu.

— Jeanne, lui dit le chevalier, si j’abandonnais cet homme, je resterais déshonoré à tout jamais à mes propres yeux ! Je ne me dissimule pas néanmoins que ma tentative paraît insensée !… Que Dieu me protège ! Le devoir avant tout.

Le jeune homme épaula son fusil et fit feu : un lancier tomba mortellement atteint.

Sortant aussitôt du bois, de Morvan s’élança hardiment vers les Espagnols qui, déjà surpris et ébranlés par la chute de leur camarade, commencèrent à perdre leur ordre de bataillec.

De Morvan comprit alors la résistance du beau Laurent.

Le flibustier avant versé dans son large chapeau les dix à quinze livres de poudre, ainsi que la provision de balles que contenait sa calebasse.

Portant ce chapeau devant lui, sous le bras gauche, de sa main droite il tenait un pistolet prêt, si ses ennemis osaient l’approcher, à mettre le feu à cette mine d’une nouvelle espèce.

Il était incontestable que si la Cinquantaine se jetait sans hésiter sur lui, Laurent succombait ; mais il n’était pas moins évident aussi que plusieurs Espagnols payaient de la vie leur hardiesse.

Or, nul n’était tenté de se dévouer au triomphe de tous.

Ce sentiment d’égoïsme, très convenable et très naturel, faisait la force du beau Laurent.

À peine les lanciers eurent-ils aperçu le chevalier, qu’une dizaine d’entre eux abandonnèrent le blocus du flibustier pour courir à sa rencontre.

Le moment était solennel, la position critique : le jeune homme sentit instinctivement que s’il s’arrêtait pour recharger son arme, il se perdrait.

Il continua donc d’avancer.

Déjà les lances espagnoles menaçaient sa poitrine, quand un coup de feu, parti du bois, jeta un de ses agresseurs à bas de son cheval : les autres s’arrêtèrent.

Cette intervention et ce secours inespéré rendirent à de Morvan toute sa confiance et lui inspirèrent une heureuse idée : il se retourna vers la forêt, et se mit à crier de toutes les forces de ses poumons :

« À moi, mes amis ! dépêchez-vous, les coquins vont nous échapper ! »

Aussitôt une dizaine de chiens furieux, avant-garde naturelle des boucaniers, apparurent dans la savane.

La présence des terribles animaux confirmait tellement la parole de de Morvan que les Espagnols ne purent la mettre en doute.

Se figurant qu’à leur tour ils étaient tombés dans une embuscade de ladrones (voleurs), ainsi qu’ils appelaient les chasseurs de sangliers et de taureaux, ils tournèrent bride avec un rare empressement, et s’enfuirent, semblables à une troupe de corbeaux qui prend son vol à la vue du chasseur.

— Merci, ma bonne et jolie Jeanne, murmura de Morvan avec un sentiment d’enthousiaste reconnaissance ! Sans toi, j’étais perdu ! Tu m’as sauvé d’une mort affreuse !

Quant au beau Laurent, c’est une justice à lui rendre, la déroute de la Cinquantaine n’amena ni un sourire de contentement, ni un signe de joie sur son visage : son sang-froid resta le même.

Il se contenta de transvaser dans sa calebasse la poudre étalée dans son chapeau, et, se dirigeant ensuite verts de Morvan :

— Mon ami, lui cria-t-il, je te remercie. Si jamais tu as besoin de Laurent… Ah bah ! c’est vous, dit-il en reconnaissant alors, dans la personne de son sauveur, l’homme avec qui il devait se battre le lendemain ; vraiment vous manquez de chance ! Pourquoi diable m’avez-vous retiré du mauvais pas dans lequel je me trouvais engagé ?… C’est d’une maladresse qui n’a pas de nom. Après tout, vous ignoriez sans doute qu’il s’agissait de moi ?… N’importe, je dois avouer que vous vous êtes courageusement conduit.

— En effet, monsieur, répondit de Morvan ne voulant pas engager la reconnaissance de son ennemi, je ne vous avais pas reconnu !…

Presque au même instant Jeanne arriva : la vue de la jeune fille parut causer un véritable plaisir au beau Laurent, qui lui sourit avec une expression de douceur et de bonté qui contrastait avec ses manières sèches et hautaines.

— Ah ! chevalier Louis, que je suis donc contente que tu sois sorti victorieux de cette lutte si inégale, dit-elle à de Morvan sans paraître remarquer le flibustier. Je savais bien que tu étais brave ! Tiens, je t’aime encore davantage, si c’est possible.

— C’est moi, Jeanne, qui suis en admiration devant ton courage ; sans ton intervention, je ne vivrais plus !

Le beau Laurent, en remarquant l’affectueuse familiarité qui existait entre la fille de Barbe-Grise et le chevalier, ne put réprimer, lui si impassible devant la mort, un mouvement de dépit.

— Quoi, Jeanne, dit-il d’une voix presque émue, tu n’as pas une parole pour me souhaiter la bienvenue !…

— Tu sais bien que je ne t’aime pas, Laurent !

— Tu as tort, chère enfant, reprit le flibustier sans se formaliser de cette réponse, je te suis si dévoué !…

— Toi ! tu es méchant !… Tu fais peur à tout le monde !… Si le chevalier Louis avait voulu me croire, à l’heure qu’il est on ne te craindrait plus.

— Comment cela, si le chevalier Louis avait voulu te croire, répéta Laurent. N’ignorait-il donc pas au secours de qui il allait ?…

— Lui ! nullement : il t’avait reconnu avant de faire feu. N’est-ce pas qu’il a eu tort de ne pas te laisser massacrer par la Cinquantaine ?

Laurent garda un moment le silence, puis s’adressant à de Morvan :

— Monsieur, lui dit-il, l’honneur m’ordonne de reconnaître que votre conduite, dans cette circonstance, a été admirable. J’espère, toutefois, que vous voudrez bien ne pas vous en prévaloir pour éviter de me rendre la satisfaction que vous me devez.

— Votre doute à cet égard, Monsieur, est presque une nouvelle injure, répondit froidement de Morvan. Puisque vous entamez un sujet de conversation que vous auriez dû ne pas aborder, permettez-moi de vous faire une observation : c’est qu’en remettant à demain, sous prétexte de maladie et de faiblesse un combat qui devait avoir lieu aujourd’hui, vous avez agi avec un sans-façon et une tiédeur qui ne prouvent pas en faveur de votre caractère !

— Chevalier, répondit Laurent avec autant de politesse que de calme, je vous estime trop pour ne pas tenir à me disculper à vos yeux. Hier, lorsque j’écrivis à Montbars, j’étais très souffrant. La nuit m’ayant été favorable, je me suis empressé ce matin de partir pour le Bois-Roger ; malheureusement m’étant endormi, mon cheval a fait fausse route et m’a conduit dans la savane. Voilà comment il se fait que vous m’ayez trouvé ici. À présent, voulez-vous que nous vidions tout de suite notre querelle ? Je suis à vos ordres. Seulement, je crois qu’il y aurait déloyauté et cruauté à forcer Fleur-des-Bois à assister à notre combat ; d’abord, parce que ce spectacle l’affligerait, ensuite, parce que notre duel la priverait d’un défenseur dont elle peut avoir besoin, puisque les Espagnols rôdent dans les environs.

— Vos explcations me suffisent monsieur, dit de Morvan ; je les trouve justes et je les accepte.

Alors, voulez-vous que, laissant reposer notre inimitié jusqu’à demain, nous ne nous considérions jusque-là que comme deux hommes du monde ?

— Volontiers, monsieur. Toute nouvelle allusion, devant Fleur-des-Bois, à ce qui doit se passer, me serait désagréable. Causons de choses indifférentes ! Apprenez-moi, je vous prie, comment il se fait que vous ayez pu tenir tête à la Cinquantaine ?

Vous en savez autant que moi sur ce sujet !

— J’ai admiré, il est vrai votre magnifique invention de la mine au chapeau : ce qui m’étonne, c’est que les lanciers qui n’osaient vous approcher ne vous aient point criblé de balles !… C’est sur ce fait que je vous demande une explication !

— Elle est fort facile à donner : les lanciers espagnols ne portent jamais d’armes à feu !…

— Voilà qui est bizarre !

— Nullement ! la crainte que nous inspirons à nos ennemis est telle que pour oser nous attaquer il faut qu’ils y soient forcés ! Dans les premiers temps de la guerre, les soldats espagnols armés de mousquets, avaient pris l’habitude de tirailler sur tous les arbres et les buissons qu’ils trouvaient sur leur chemin, sous le prétexte que nous pouvions être cachés en embuscade. De cette façon nous avertissaient de leur présence par le bruit de leurs décharges, et évitaient le combat.

C’est pour mettre fin à cet état de choses que le gouvernement a levé des Cinquantaines armées seulement de lances.

Pendant que le beau Laurent parlait, Fleur-des-Bois le regardait avec un étonnement qu’elle ne cherchait pas à cacher.

— Sais-tu, Laurent, s’écria-t-elle, que jamais je ne t’avais vu encore causer aussi tranquillement et aussi longtemps avec personne ! Ordinairement, tu ne prononces que des paroles vilaines ou désagréables. Ne serais-tu plus aussi méchant ?

— Ma jolie Fleur-des-Bois, répondit le beau Laurent, cette accusation venant de toi est injuste, car jamais je ne t’ai adressé un seul mot qui pût te faire de la peine.

— À moi, c’est possible ; mais aux autres ?…

— Si j’ai toujours été bon pour toi, Jeanne, c’est que tu es la seule femme que j’ai rencontrée, dont l’âme ne soit pas corrompue. Crois-moi chère enfant, les hommes sont plus à craindre par leur fausseté que les serpents par leur dent envenimée ! Quand j’étais jeune, j’aimais tout le monde ; je me figurais que chacun n’avait que mon bonheur en vue : j’ai payé si cher cette confiance, j’ai été si cruellement trompé, que j’en suis arrivé à ne plus voir que des monstres dans l’humanité entière ! Si je cause ainsi avec le chevalier Louis, c’est qu’il me paraît meilleur que les autres hommes ! Me comprends-tu ?

— Oui, je comprends que le chevalier Louis mérite d’être aimé, s’écria Fleur-des-Bois avec enthousiasme. Ce que tu viens de dire là, Laurent, me raccommode un peu avec toi… Je ne te déteste plus autanlt

— Tu me détestais donc, Fleur-des-Bois ! demanda le beau Laurent d’un air sincèrement affecté, et qui surprit extrêmement de Morvan.

— Oui certes, de tout mon cœur !

Le reste de la journée s’écoula sans amener aucun incident qui mérite d’être rapporté.

Le beau Laurent fut vis-à-vis de Jeanne d’une douceur affectueuse qui ne se démentit pas un instant, et envers de Morvan, d’une politesse réelle, qui prouva au jeune homme que le célèbre flibustier avait dû vivre dans la meilleure société.

— Il était presque nuit lorsqu’ils atteignirent l’habitation de Barbe-Grise.

Le boucanier, en voyant arriver Laurent, ne montra aucune surprise ; le récit de la rencontre de la Cinquantaine et des dangers courus par sa fille le laissa froid et indifférent ; mais son visage refléta une singulière expression d’anxiété lorsque l’adversaire de Morvan lui dit :

— Barbe-Grise, j’ai reçu hier des nouvelles d’Europe.

— Ah ! s’écria Barbe-Grise ; et mon procès ?

— N’est pas encore terminé ? Ton avocat, dont voici la lettre, demande de nouveaux envois de fonds !

— Tout ce qu’il voudra ! reprit Barbe-Grise avec feu ! S’il a besoin de cent mille écus, qu’il ne se gêne pas pour le dire ! Je pillerai, s’il le faut, une ville espagnole pour me procurer cet argent !…

Ce mot de procès jurait d’une si étrange façon dans la bouche du boucanier, — ce demi-sauvage, placé si en dehors de la civilisation, — que de Morvan, une fois qu’il fut seul avec Montbars, s’empressa de lui demander une explication à ce sujet.

— C’est une drôle de chose que le cœur humain, Louis, lui répondit le chef des flibustiers. Ce Barbe-Grise, que tu vois si indifférent à tout, cet homme qui a laissé sa fille dans une ignorance sans nom, qui lui permet de s’exposer aux hasards de la mer, qui l’abandonne, pour ainsi dire aux brutales passions de bandits, et dont un miracle seul l’a sauvée ; cet homme qui ne se dérangerait pas d’un pouce de son chemin pour réaliser une fortune, sacrifierait sans hésiter sa vie pour gagner un procès que depuis plus de trente ans il soutient en Europe ! et sais-tu quelle est la cause de ce procès ? C’est incroyable ! Il s’agit pour lui de prouver qu’il descend des véritables seigneurs de Kerjean, et qu’il a le droit de porter les armes de cette maison !

Le chevalier de Morvan fut moins surpris encore que content de ce que Montbars venait de lui apprendre.

Il était heureux de savoir que Jeanne appartenait à la noblesse. Pourquoi ? il n’eût pas pu répondre à cette question.

Le lendemain au point du jour, il se mettait en route en compagnie de Montbars et de Barbe-Grise pour le mont du Pithon, où il arrivait en même temps que son adversaire, le beau Laurent.