Les Boucaniers/Tome VI/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 185-209).


VIII

Casque-en-Cuir


Fleur-des-Bois, avant de partir, fit entrer de Morvan dans l’habitation et lui servit un morceau de sanglier boucané et quelques fruits.

Le déjeûner promptement terminé, les deux jeunes gens se mirent en route.

Pendant les dix premières minutes qui suivirent leur entrée en chasse, Fleur-des-Bois marcha à côté de Morvan en observant un strict silence !

— Sainte Vierge ! mon ami, s’écria-t-elle tout à coup, que je suis heureuse ! Si tu ne devais pas te battre demain avec Laurent, cette journée serait la plus belle de ma vie !

— Pourquoi es-tu heureuse, ma sœur ?

— Parce que tu es avec moi, chevalier Louis, répondit-elle naïvement, et en accompagnant ces paroles d’un doux et pur sourire.

À ce cri parti du cœur, de Morvan se sentit troublé ; avant de reprendre la conversation, il dut faire un effort sur lui-même afin de ne pas laisser deviner à la jeune fille son émotion.

— Jeanne, lui dit-il, y a-t-il longtemps que tu habites le bois Roger ? n’as-tu jamais demeuré dans les villes ?

— Jamais, chevalier Louis ! Je suis à peine restée quelques mois avec mon père au Port-Paix et à Léogane. Le séjour des villes m’est insupportable ; l’air que l’on y respire étouffe, les fleurs y manquent de parfums, et les hommes ont des façons de parler qui vous mettent en colère, quoiqu’on ne les comprenne pas ! Je ne suis née ici et ici j’espère finir ma vie.

— Tu n’as plus ta mère, Jeanne ?

— Ma mère, je ne l’ai jamais connue. J’étais à peine âgée de deux ans lorsqu’elle mourut.

— Et dans tes expéditions maritimes, Jeanne, reprit de Morvan, as-tu été heureuse ?

— Certes, puisque je porte bonheur.

— Ce n’est pas ce que je veux dire : je te demande si tu aimes les dangers, le spectacle de la mer… ? si, ajouta de Morvan avec une certaine hésitation, tu as eu à te louer de tes compagnons de fortune ?

— La mer me plaît par moment, mais non pas sans cesse, comme mes forêts ! Quant aux boucaniers et aux flibustiers, ils me traitent tous comme si j’étais leur fille : je les aime bien. Seulement…

— Achève, Jeanne ! dit de Morvan en voyant Fleur-des-Bois s’arrêer au milieu de sa phrase.

— Seulement, reprit la jeune fille, il y a des moments où, comme la mer, ils me font peur !

— Quels sont ces moments, Jeanne ?

— Lorsqu’ils sont pris de boisson. Alors ils me regardent avec des yeux étincelants qui m’effraient. On croirait qu’ils voient en moi une ennemie. Jamais plus je ne m’embarquerai, à moins que ce ne soit pour t’accompagner, chevalier Louis… Mais quel est ce bruit ?… ajouta Jeanne, il m’a semblé entendre frôler une branche… Écoute… Oui, c’est certain, il y a quelqu’un près de nous… Cependant les chiens restent tranquilles.

Fleur-des-Bois s’arrêta et se mit à sonder d’un regard inquiet les profondeurs de la forêt.

Bientôt de Morvan la vit frapper du pied le sol, et essayer de froncer d’un petit air furieux son front une comme une glace.

— C’est Casque-en-Cuir qui nous suit, lui dit-elle. Attends-moi un peu, je reviens de suite…

Légère comme une biche, Fleur-des-Bois prit son élan et disparut derrière un fourré de verdure.

— Ne t’avais-je pas défendu de nous accompagner, dit-elle en accostant le matelot de Barbe-Grise. Voyons, réponds, pourquoi m’as-tu suivie ?

— Le goliath, surpris en flagrant délit d’espionnage, paraissait fort mal à son aise. Les yeux et la tête baissés, il restait planté devant la jeune fille droit, silencieux et immobile comme un bloc de pierre.

— Ne m’entends-tu pas ? reprit Jeanne, trépignant d’impatience ! Pourquoi, je te le répète, m’as-tu suivie… Si tu tardes encore à me répondre, je t’avertis que je vais te détester !

— Je t’ai suivie, Fleur-des-Bois, dit le géant tremblant, parce que je suis jaloux…

— Pourquoi es-tu jaloux ?

— Tu veux prendre le chevalier Louis pour amant !…

— Certes, qu’il est mon amant, s’écria Jeanne, je ne te l’ai pas caché ! N’ai-je donc pas le droit de prendre pour amant ceux qui me plaisent ? N’es-tu pas aussi mon amant, toi, vilain Casque-en-Cuir ? De quoi te plains-tu ?

— Je suis ton amant, moi ! dit l’associé de Barbe, -Grise avec une stupéfaction qui prouvait combien il prêtait à ce mot une acception différente de celle que Jeanne lui donnait dans son innocence.

— Vraiment, reprit Jeanne, tu_es fou ! Comment veux-tu être plus amant que nous ne le sommes ? Nous nous tutoyons, nous chassons ensemble et je suis heureuse quand je te vois content : que désires-tu davantage ?

— C’est vrai, Fleur-des-Bois, que parfois tu es bien bonne ! Quant à ce chevalier Louis, ajouta le géant, s’il réchappe des mains du beau Laurent, je ne le manquerait pas, moi !

— Tu songes à te battre avec le chevalier Louis !

— Du tout : je songe à lui loger une balle dans le corps ; ce moyen est plus sûr qu’un duel.

— Si tu fais cela, je le haïrai de toutes les forces de mon cœur, misérable !

— Eh bien ! sais-tu alors ce qui arrivera ? s’écria Casque-en-Cuir avec une explosion inattendue de fureur. Je te tuerai, Jeanne !

La jeune fille haussa les épaules d’un air de pitié.

— Imbécile, dit-elle tranquillement, que deviendrais-tu sans moi ? tu es habitué à me voir.

— C’est vrai, Fleur-des-Bois, reprit Casque-en-Cuir vaincu ; il ne me serait plus possible de vivre sans toi. Mon Dieu ! que faire ?

— M’obéir, mon ami ! viens avec moi !

Le matelot de Barbe-Grise façonné à plier sa volonté aux exigences de la jeune fille, ne demanda aucune explication et se mit à marcher derrière elle. Jeanne regagna l’endroit où de Morvan l’attendait.

— Chevalier Louis, lui dit-elle, je t’amène Casque-en-Cuir qui tient à t’assurer par lui-même qu’il t’aime ! Casque-en-Cuir, répète au chevalier que tu l’aimes !…

Le géant hésita ; toutefois voyant le regard de Fleur-des-Bois s’assombrir, il finit par prendre bravement son parti : il s’avança vers le jeune homme, et de cette voix tonnante que le lecteur connaît déjà :

— Je vous aime, chevalier Louis ! hurla-t-il.

— Très bien, Casque-en-Cuir. Donne-moi une poignée de main, puis laisse-nous ! reprit Jeanne.

L’associé de Barbe-Grise obéit, il faut avouer pourtant que ce fut de fort mauvaise grâce. De Morvan, sans essayer de se rendre compte de ce sentiment, le vit partir avec plaisir.

Les heures qui suivirent furent pour les deux jeunes gens toutes d’enivrement et de bonheur, Jeanne aimait avec passion les riantes solitudes de ses bois, et de Morvan, face à face pour la première fois avec les splendeurs et les beautés intimes de la nature tropicale, éprouvait une admiration qui atteignait jusqu’à l’extase !

Lorsque Jeanne à moitié cachée par les broussailles, lui apparaissait dans le lointain, ainsi qu’une vaporeuse et poétique vision, il songeait à Nativa. La jeune fille revenait-elle près de lui, il ne regrettait plus son illusion perdue ; car il éprouvait réellement pour la boucanière, quoiqu’il la connût à peine, l’affection d’un frère pour sa sœur.

De Morvan, sans bien s’en rendre compte, subissait cette influence irrésistible que toute femme, jeune, charmante et pure, exerce sur ceux qui l’approchent : il y avait des moments où, cédant à cette fascination sympathique, il confondait dans une seule et même image Fleur-des-Bois et Nativa.

Un peu avant le milieu de la journée, une chaleur accablante s’abattit sur la forêt : c’était l’heure de la sieste.

— Veux-tu que nous nous reposions, chevalier Louis ? lui dit Jeanne.

De Morvan ayant accepté cette proposition, la jeune fille s’assit sur le gazon, et, appuyant sa tête adorable contre le tronc recouvert de mousse d’un vieil arbre, elle s’endormit presque aussitôt d’un calme et paisible sommeil. Les chiens, couchés à ses pieds, paraissaient veiller à sa sûreté.

De Morvan, debout, les bras croisés, contemplait avec admration ce charmant tableau. Si ce n’était Nativa, jamais de sa vie il n’avait rencontré une beauté comparable à celle de la fille de Barbe-Grise ; seulement cette beauté, au lieu de l’éblouir comme celle de l’Espagnole, l’attendrissait.

— Ah ! disait-il en soupirant, avoir Nativa pour femme et Jeanne pour sœur, ne serait-ce pas goûter sur la terre un bonheur digne du ciel !

L’endroit choisi par Jeanne pour faire la sieste, était situé à trois lieues de l’habitation de son père sur les confins de la grande savane, qui séparait la partie espagnole de la partie française de l’île.

Quoique de Morvan, grâce aux caprices et aux exigences de la chasse, eût parcouru, en la franchisant, plus du double de cette distance, et qu’il se fatigué, il lui fut impossible de suivre l’exemple que lui donnait Jeanne, et de fermer les yeux.

Malgré son accablement physique il ressentait une surexcitation morale qui éloignat le sommeil de ses paupières.

Assis au pied d’un goyavier, ses coudes sur ses genoux et sa tête dans ses mains, il se laissait aller aux fantaisies de son imagination.

Les parfums pénétrants dont la forêt était imprégnée, et qui, dans le Nouveau-Monde, sont certes d’une grande puissance et produisent un effet plus poétique mais tout aussi véritable qu’un vin capiteux, lui montaient au cerveau et l’enivraient.

De Morvan ne possédait plus qu’imparfaitement la conscience de son être, lorsqu’une clameur immense, des cris furieux qui retentirent non loin de lui, le rappelèrent à la vie réelle.

Saisissant son fusil, d’un bond il se mit sur ses pieds et courut vers Jeanne.

Fleur-des-Bois, réveillée en sursaut, s’était déjà levée.

— As-tu entendu, mon amie ? lui dit-il

— Oui, chevalier Louis. Ce sont des Espagnols qui viennent de surprendre sans aucun doute, un boucanier isolé ! Courons à son secours !

— Dieu m’est témoin, Jeanne, que si j’étais seul, je n’hésiterais pas un instant… Mais avec toi, j’ai peur ! On prétend que les Espagnols ne marchent qu’en nombre…

— C’est vrai ! ce doit être une Cinquantaine ! Qu’importe, Louis ! ce serait affreux de laisser massacrer un des nôtres sans essayer au moins de le sauver ! Que ma bonne sainte Anne d’Auray me protège ! En avant !

Jeanne, le teint pâle, mais les yeux brillants d’enthousiasme, appela ses chiens et s’élança dans la direction d’où étaient partis les cris ; de Morvan la suivit.

À peine les deux jeunes gens avaient-ils fait une centaine de pas qu’un coup de feu retentit.

— Courage ! s’écria Jeanne, comme si celui à qui elle s’adressait pouvait l’entendre, courage, ami ! on vient à ton secours !

Cinq minutes s’étaient à peine écoulées, que Jeanne et de Morvan atteignaient la lisière de la forêt.

Un spectacle bizarre et qu’ils ne comprirent pas d’abord frappa leurs regards.