Aller au contenu

Les Boucaniers/Tome VI/V

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 105-121).


V

Barbe-Grise


L’intérieur de l’habitation du boucanier était en parfaite harmonie avec son apparence extérieure ; il présentait un ordre et une propreté admirables.

— Ah ! mon Dieu, s’écria Alain d’une voix émue, c’est-il possible, quel bonheur !

Le bas-Breton, sans entrer dans aucune autre explication, jeta vivement son chapeau à terre, puis s’agenouillant sur le sol, il fit le signe de la croix et se mi en prières devant une image de Sainte-Anne d’Auray suspendue à la muraille.

Cette action parut causer un certain plaisir à Barbe-Grise. Sur ses traits restés impassibles lorsqu’il avait reconnu son vieil ami Montbars, passa un fugitif sourire de contentement.

— Tu connais donc Sainte-Anne d’Auray ? demanda-t-il à Alain une fois qu’il eût terminé sa prière.

— Si je la connais, s’écria le Penmarkais avec indignation ; voilà, jour de Dieu, une question bien bête !… Ai-je donc l’air d’un Turc ou d’un païen ? Si je la connais, ma bonne sainte Anne d’Auray, c’est-à-dire que nous sommes extrêmement liés, qu’elle m’accorde tout ce que je veux… Tenez, monsieur le chevalier, continua le bas-Breton, à présent je ne crains plus rien pour vous ! Cette image que je retrouve ici est un avertissement du bon Dieu. Je consens à être pendu si vous ne tuez pas demain, comme un chien enragé, l’homme aux violons et aux flûtes… Ah ! si j’avais des cierges !…

— J’en ai, moi, dit Barbe-Grise.

— Vous avez des cierges, vous… vieux chasseur de taureaux ! s’écria Alain ravi. Eh bien ! touchez là, vous devez être un brave homme.

Le boucanier serra la main du serviteur, puis ouvrant ensuite un large bahut, il en retira plusieurs bouteilles qu’il plaça sur la table.

— C’est une bonne chose que le vin, dit Alain, mais de combien le cidre ne lui est-il pas préférable ?

Barbe-Grise, toujours silencieux, sortit alors de la pièce où se tenaient ses hôtes. Une minute plus tard, il rentrait et déposait devant le Bas-Breton un vase d’une forme singulière.

— Un pichet de cidre ! s’écria le fidèle serviteur de de Morvan, avec un attendrissement plein d’enthousiasme !… Non, c’est pas possible !… Mais si… ça en est du cidre… et du fameux même !

Alain vida d’un seul trait le contenu du pichet, puis il se mit à pleurer.

— Ce garçon me plaît, dit tranquillement Barbe-Grise en s’adressant à Montbars. T’appartient-il ? Donne-le moi ! Je te promets de ne le battre qu’autant que cela sera nécessaire à son apprentissage.

— Alain est le serviteur de mon neveu ; je doute que son maître consente à le céder !

— Je vous offre en échange dix livres de poudre et les deux meilleurs chiens de ma meute ! reprit le boucanier en se retournant vers de Morvan ; c’est un bon marché pour vous.

— Alain ne me quittera jamais, ou du moins, s’il se sépare de moi, ce sera de sa propre volonté, répondit le jeune homme que cette bizarre proposition fit sourire.

— Eh bien ! alors, puisque tu ne peux deveni mon engagé, tu resteras mon ami, n’est-ce pas, Alain ? dit le boucanier.

— Votre ami à la vie et à la mort !…

Une fois que les voyageurs se furent désaltérés, Barbe-Grise prit son fusil, siffla ses chiens, et, suivi de Montbars, de Morvan et d’Alain, il se mit en marche pour le mont du Pithon.

Le mont du Pithon, montagne de forme conique, avait dû jadis contenir un volcan ; on distinguait encore la place occupée jadis par le cratère et d’horribles crevasses qui sillonnaient ses flancs.

Éloigné à peine d’un quart de lieue de l’habitation de Barbe-Grise, le mont du Pithon n’était guère séparé du Bois-Roger par plus d’une centaine de pas : ce fut dans cette espèce d’allée naturelle que le boucanier établit son tir.

Ses apprêts ne furent ni longs ni compliqués : il coupa tout bonnement un arbuste large de deux pouces et à hauteur d’homme, le fixa dans le sol, puis compta une distance de deux cents pieds.

Remettant alors son fusil de boucanier à de Morvan, il lui expliqua brièvement, avec autant de précision que de clarté, la façon dont cette arme, tout exceptionnelle, devait être épaulée, comment il fallait prendre le point de mire, placer la main et appuyer sur la gachette.

Ces instructions données, il commanda le feu ; le coup partit : l’arbuste resta intact.

— Ce n’est point trop mal, ma foi, pour un début, dit-il d’un air de satisfaction qui contrastait avec sa froideur habituelle. Votre balle a passé à deux pouces à gauche de la baguette.

— Comment savez-vous cela ? demanda de Morvan, fort étonné. Vos yeux suivent-ils donc le vol d’une balle dans l’espace ?

— Non mais il m’est facile en observant vos mouvements et la direction donnée à votre arme, de juger, sans me tromper de l’épaisseur d’un cheveu, la portée de votre coup !

— Barbe-Grise dit vrai, ajouta Montbars.

Cette prodigieuse habileté fit réfléchir le jeune homme.

— Je conçois à présent, pensa-t-il, les craintes qu’éprouve de Montbars sur l’issue de mon duel avec Laurent ! N’importe, quelqu’adroit que soit cet homme, il ne me tuera pas ; mon cœur m’assure que je dois revoir encore Nativa.

— Au quatrième coup, de Morvan atteignit l’arbuste : après deux heures d’éxercices il arriva à toucher trois fois sur quatre le but.

— Je n’aurais jamais cru, si on m’eût raconté ce fait, qu’un homme pût, en si peu de temps, obtenir un pareil résultat, dit Barbe-Grise joyeux, car tout ce qui se rapportait aux armes avait le don d’exciter l’intérêt du flegmatique boucanier ! Allons, voilà qui va bien !… Il ne m’est plus prouvé que Laurent aura sur vous l’avantage. À présent, il me reste à vous enseigner comment on fait feu sans prendre, pour ainsi dire, le temps de viser !

Après quatre nouvelles heures employées à perfectionner l’éducation de tireur de Morvan, le boucanier déclara qu’elle était parfaite, qu’il ne lui restait plus rien à apprendre.

Une demi-heure plus tard Montbars, son neveu et Alain, installés devant une table abondamment chargée de mets, allaient commencer à dîner, lorsqu’une voix fraîche et pure sortit de l’épaisseur du bois et arriva jusqu’à eux, rendue plus douce encore par la distance.

De Morvan tressaillit, et Alain bondit sur l’escabeau qui lui servait de chaise.

Cette voix chantait un noël breton.

Il est impossible à celui qui n’a jamais quitté sa patrie de se faire une idée, même approximative, de l’attendrissement que cause au voyageur tout souvenir qui lui rappelle la terre natale.

Il y a dans ce sentiment quelque chose de la mélancolie qui s’empare d’un amant à la vue d’un objet qui aurait appartenu à une maîtresse adorée, enlevée par la mort à la fleur de l’âge : une douleur profonde, mais pleine de charmes.

Telle fut la sensation qu’éprouva de Morvan, lorsqu’il entendit sortir du bois cette chanson bretonne.

Barbe-Grise, ordinairement si calme et si indifférent, au moins en apparence, se mit à sourire.

— Voici Jeanne qui revient ! dit-il presque joyeusement.