Les Boucaniers/Tome VI/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 125-152).


VI

Fleur des Bois


Bientôt, une apparition aussi bizarre que charmante se montra sur le seuil de la porte ouverte de l’habitation du boucanier.

C’était une jeune fille, âgée, d’environ dix-sept ans, revêtue d’une robe courte aux couleurs vives et tranchées, la tête abritée sous un large chapeau de paille, les pieds, emprisonnés dans de fines bottines lacées à partir de la cheville ; elle portait dans sa main gauche un gros bouquet de fleurs ; dans sa droite, une légère et courte carabine, richement damasquinée et de fabrication évidemment espagnole.

Une ceinture de crêpe de Chine rouge éclatant ceignait sa taille et retenait une poire à poudre.

Rien n’était plus délicieusement original et délicat que son visage ; ses grands yeux noirs contrastaient de la plus heureuse façon avec une abondante chevelure blonde aux reflets dorés ; sa bouche dessinée avec une rare perfection, présentait une mobilité qui s’alliait admirablement avec l’expression un peu inquiète de son regard.

Son teint, légèrement bruni par les caresses du soleil, était d’un ton chaud et égal, qui le faisait paraître éblouissant.

Droite et souple comme un jonc, la taille de cette adorable créature avait tout à la fois quelque chose de chaste et de hardi, si l’on peut s’exprimer ainsi, qui rappelait la Diane chasseresse. À la vue de de Morvan, la jeune fille qui déjà s’avançait vers Barbe-Grise, s’arrêta dans son élan avec un mouvement de biche effarée ; surmontant bientôt sa surprise ou son effroi, elle secoua sa jolie tête d’un air mutin, et s’en fut embrasser le vieux boucanier.

— Bonsoir, père, lui dit-elle d’une voix dont les notes joyeuses, claires et cadencées ressemblaient à un ramage, et égayaient le cœur ; tu ne t’attendais pas à me voir revenir si tôt, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, ma jolie Jeanne ! Que t’est-il donc arrivé ? Pourquoi Casque-en-Cuir ne t’accompagne-t-il pas ?

— Casque-en-Cuir a trouvé près d’ici une piste de sanglier. Il ne faut pas l’attendre avant une heure !

La jeune fille jeta alors son chapeau loin d’elle, laissa flotter sa blonde chevelure, et, courant vers Montbars :

— Te voici donc de retour, mon ami, lui dit-elle ; que je suis contente de te savoir parmi nous ! Figure-toi que nous avons rencontré ce matin, Casque-en-Cuir et moi, une Cinquantaine de lanciers espagnols qui nous ont poursuivis jusqu’au milieu du jour ! J’espère que tu vas en tuer beaucoup d’Espagnols ! Si tu veux que je t’aime toujours, tu ne feras pas de prisonniers !… Ces gens-là sont des traîtres et des méchants indignes de toute pitié ! Dis-moi, Montbars, est-ce que tu ne m’apportes pas quelque cadeau ? voilà bien une année que tu ne m’as rien donné.

La fille du boucanier s’arrêta un moment, puis, reprenant presque aussitôt la parole, sans laisser à de Montbars le temps de lui répondre :

— Dis-moi, Montbars, quel est donc ce jeune homme qui est assis à tes côtés et qui me regarde si fixement ?… Il me plaît beaucoup, ce jeune homme ; il a l’air bien bon. Fait-il la course contre l’Espagnol ?… Et celui-ci, continua Jeanne en désignant Alain, qui rougit aussitôt ; sainte Vierge qu’il est laid !…

— Ces nouveaux venus, Jeanne, répondit Montbars en souriant doucement à la fille de son ami Barbe-Grise, sont bretons comme ton père et ta mère. Ils méritent tous les deux que tu les aimes, car tous les deux ils sont honnêtes et braves. Celul qui te plaît le mieux est mon neveu et se nomme le chevalier Louis ; l’autre est son engagé.

— Puisque tu es aussi bon que beau, chevalier Louis, dit Jeanne, qui fut s’asseoir aux côtés du jeune homme, nous deviendrons amis, le veux.tu ?

— Mademoiselle, c’est beaucoup d’honneur pour moi, répondit de Morvan surpris et embarrassé au delà de toute expression.

— Pourquoi m’appelles-tu mademoiselle et me dis-tu vous ? s’écria Jeanne dont le délicieux visage refléta une teinte de tristesse. Je ne te plais pas, tu refuses donc d’être mon ami ?

— Louis, interrompit Montbar, en riant, tu ne connais pas encore Jeanne. Cette enfant, que l’on nomme Fleur-des-Bois, est l’expression la plus complète de la nature ; elle ignore les hypocrisies de la civilisation ; ce qu’elle pense, elle le dit ; ce que son cœur éprouve, elle le laisse voir. Tu ne dois pas t’enorgueillir des avances et des aveux qu’elle vient de te faire, car pour elle ces avances et ces aveux sont sans portée. Elle obéit à la sympathie que tu lui inspires, et elle rêve en toi un camarade, pas autre chose.

Grâce à la liberté illimitée dont elle jouit, à la vie active qu’elle mène, au respect véritable et profond que tous les anciens boucaniers et les nouveaux flibustiers ressentent pour elle, Jeanne, tout en vivant au milieu d’un monde débauché et corrompu, a conservé une innocence et une pureté complètes. Vois comme elle me regarde d’un air étonné ; elle ne me comprend même pas !… Cependant, ce n’est certes pas l’intelligence qui lui manque, loin de là ; son esprit est, dans sa simplicité, d’une finesse extrême ; seulement son cœur n’a pas encore parlé : voilà tout !

— Montbars, tu causes toujours de choses ennuyeuses, dit Jeanne en accompagnant ces mots d’une moue charmante. Laisse-moi entretenir tout à mon aise avec ton neveu, et ne t’occupe pas de nous. J’ai beaucoup de choses à lui apprendre. Montbars m’assure que tu es bon, reprit l’originale créature en se retournant vers le jeune homme. Moi aussi, j’ai le cœur excellent… c’est à qui, dans l’île, recherchera mon amitié. Il y a bien des gens qui, si je leur parlais comme je te parle, seraient contents et m’offriraient tout ce qu’ils possèdent. Moi, vois-tu, je n’accepte jamais de cadeaux que de ceux qui me plaisent ! Si tu veux me donner un bijou, je le prendrai ! Ça me fera beaucoup de plaisir. N’as-tu rien rapporté de ta dernière croisière ?…

— Je ne suis arrivé que depuis peur de jours à Saint-Domingue, Jeanne, dit de Morvan flatté malgré lui de l’intérêt que lui témoignait la fille de Barbe-Grise, et captivé par sa gracieuse originalité : je te promets, au retour de ma première course en mer, de te laisser choisir ce que tu voudras dans ma part de prise.

— Tu n’as pas encore combattu l’Espagnol ! s’écria Jeanne avec étonnement. Tu es brave pourtant, n’est-ce pas ? Oh ! oui, je suis sûre que tu es brave, ajouta-t-elle après avoir regardé pour la centième fois le jeune homme ; eh bien ! chevalier Louis, je veux t’accompagner dans ta première expédition…

— Je croyais, Jeanne, que les usages de la flibuste s’opposaient à ce que les femmes fussent reçues à bord des navires.

— Oui, c’est vrai, les femmes ! Mais, moi, c’est tout différente !… je suis une boucanière ! Tu as l’air étonné… Crois-tu que je te trompe ! Tu n’es donc pas encore mon ami, que tu mets ainsi en doute ma sincérité ? je ne mens jamais, sais-tu !… Demande plutôt à Montbars…

— Jeanne a le droit de parler ainsi, dit Montbars. Son admission à bord de nos navires est la seule exception qui existe. Il est non-seulement permis à la fille de Barbe-Grise de se mêler à nous, mais les flibustiers attachent même une idée extraordinaire de superstition à son embarquement à bord d’un bâtiment en course : ils sont convaincus, et jusqu’à présent le hasard s’est plu à confirmer leur croyance, que sa présence porte bonheur à une entreprise. C’est à qui briguera son concours ; on lui accorde toujours religieusement une part de prise.

— Certainement que je porte bonheur ! s’écria Jeanne, que l’explication de Montbars parut dépiter. Dame ! cela se conçoit, j’embarque toujours avec moi l’image de Sainte-Anne d’Auray que m’a laissée ma mère, et matin et soir, je lui adresse ma prière. Pourquoi ne me donnerait-on pas ma part de prise ? Je la gagne bien loyalement.

— Vous priez ma bonne Sainte-Anne d’Auray, mademoiselle ? s’écria Alain en baissant les yeux pour éviter de rencontrer le regard de la jeune fille. Tenez, vous ne pouvez vous figurer comme ce que vous venez de dire là m’a fait plaisir… Je conviens que je suis fort laid, mais la beauté, croyez-moi, ne signifie pas grand’chose ! Tout laid que je suis, si vous avez jamais besoin d’un brave gars qui tape ferme et obéisse comme un chien, vous me trouverez, moi et mon penbas, à vos ordres ; je vous promets que vous n’aurez pas à vous plaindre de nous !…

— Es-tu attaché à ton maître ?

— Su je suis attaché à mon maître ! mademoiselle, s’écria Alain avec force. Je voudrai bien voir qu’un homme osât m’adresser cette question… je le rouerais de coups !

— Alors je t’aime ! Comment te nommes-tu ?

— Alain, sauf votre respect, et pour vous servir, mademoiselle.

— À présent que je te regarde avec plus d’attention, ta laideur me plaît. Alain, pourquoi ne me tutoies-tu pas ?

— Moi tutoyer une femme, mademoiselle ! s’écria le Bas-Breton d’un air moitié indigné, moitié confus, cela ne m’est jamais arrivé et, grâce à ma bonne Sainte-Anne d’Auray, ne m’arrivera jamais, je l’espère !…

— Je vois que tu as toujours été élevé dans les villes.

— En effet, mademoiselle, je n’ai jamais quitté Penmark.

Le repas terminé, les hôtes de l’habitation du Bois-Roger se disposaient à quitter la table, lorsque des aboiements retentirent dans le lointain.

— Ah ! voici Casque-en-Cuir qui revient, dit Jeanne d’un air indifférent.

Cinq minutes après, l’individu désigné par le sobriquet assez ridicule de Casque-en-Cuir, faisait son entrée dans la salle.

Casque-en-Cuir le matelot, comme on disait, ou l’associé de Barbe-Grise, était un grand et robuste garçon de trente ans, taillé en Goliath : sa tête de bouledogue, remarquablement grosse, lui avait fait substituer une espèce de coiffure plate au bonnet ovale et élevé des boucaniers ; de là venait le sobriquet sous lequel il était connu.

Casque-en-Cuir, en apercevant Montbars, démasqua une formidable rangée de dents : c’était sa manière de sourire ; mais, dès que son regard tomba sur de Morvan, une expression fort énergique de mécontentement se montra sur sa rude figure.

— Quel est cet homme, Barbe-Grise ? demanda-t-il d’une remarquable voix de basse-taille.

— C’est mon ami, dit Jeanne, le chevalier Louis ! Nous nous aimons déjà beaucoup tous les deux.

— En ce cas, je conseille au chevalier Louis, s’il tient à ne pas recevoir une balle dans la tête, de s’en aller au plus vite d’ici, s’écria Casque-en-Cuir, en faisant résonner par terre la crosse de son fusil.

En entendant ces paroles, le gentilhomme se leva d’un bond de dessus son escabeau ; mais Jeanne, devinant sa pensée, se jeta vivement entre lui et Casque-en-Cuir.

— Chevalier Louis, dit-elle sans montrer la moindre émotion, ne te mets pas en colère ; Casque-en-Cuir est brutal, mais pas du tout méchant. Tu vas voir comment je vais le traiter. Casque-en-Cuir, continua la jeune fille en se retournant vers le colosse, demande pardon à mon nouvel ami de ta grossièreté… je le veux !

— Moi, demander pardon ! répéta le matelot de Barbe-Grise avec un véritable grognement d’ours.

— Oui, toi, pardon et de suite…

Casque-en-Cuir, pour toute réponse, souleva par un mouvement instinctif son long fusil ; les yeux du boucanier lançaient des éclairs.

— Casque-en-Cuir, je vous jure, sur ma sainte Anne d’Auray que, si vous ne m’obéissez pas, et à l’instant même, s’écria Jeanne, en frappant de son pied mignon le sol avec impatience, je vous jure que, d’ici à quinze jours, je ne vous adresserai pas une seule fois la parole, et que, pendant un mois, je vous dirai vous !

À cette menace puérile, le géant pâlit et sa colère tomba comme par enchantement. Enfin, paraissant prendre tout à coup son parti, il s’élança vers de Morvan et d’une voix semblable à un éclat de tonnerre :

— Pardonnez-moi lui dit-il.

— Je ne puis accepter vos excuses, car votre mauvaise humeur ne m’a point offensé — lui répondit le jeune homme en lui tendant la main.

— Fleur-des-Bois veut que vous me pardonniez — reprit le géant en se reculant ; dites que vous me pardonnez !

— Puisque vous y tenez absolument, soit, je vous pardonne.

Cette petite scène intime ne parut causer aucune surprise à Barbe-Grise ; quant à de Morvan, il ne savait que penser ; Jeanne, ou Fleur-des-Bois, ne le laissa pas longtemps dans le doute.

— Vous voyez, mon ami, lui dit-elle, que Casque-en-Cuir est très doux ! On prétend qu’il est amoureux de moi ! Je le trouve encore plus laid que votre engagé. Mais, ça ne fait rien ; il se bat bien et il a bon cœur ; il me plaît !

— Merci bien, Jeanne ! s’écria Casque-en-Cuir radieux.

Montbars mit bientôt fin à la conversation, en disant à son neveu :

— Mon cher Louis, ton duel avec Laurent aura lieu demain au point du jour ; il faut que tu te reposes, retirons-nous.

— Tu dois te battre demain avec le beau Laurent ? demanda Jeanne au jeune homme en pâlissant.

— Oui, mon amie.

— Je ne veux pas que cela soit, reprit Fleur-des-Bois avec force, Laurent te tuerait.

Jeanne, vivement émue, baissa la tête et garda un moment le silence.

— Chevalier Louis, reprit-elle peu après en attachant sur le gentilhomme un regard humide, ne fais pas attention à mes paroles : je suis une jeune fille qui ne sait ce qu’elle dit. Ton honneur exige que tu te battes…

Cette fois était la première de sa vie que Jeanne, en parlant d’elle même, invoquait son titre de femme.