Les Boucaniers/Tome VI/XI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 265-291).


XI

L’Association


Une fois que Laurent eût regagné sa place, il leva son fusil et se mit à viser avec un calme effroyable l’infortuné de Morvan.

Rien dans le visage du flibustier ne décelait ni passion, ni pitié, ni colère.

Il tirait tout bonnement un but !

Près de dix secondes se passèrent ainsi : enfin un coup sec et léger retentit et une petite colonne de fumée s’éleva dans l’air ; le fusil de Laurent avait fait long feu, l’amorce seule était partie !…

— Chevalier Louis, s’écria-t-il d’un air moqueur et surpris, je ne puis nier que vous soyez né sous une heureuse étoile ; vous devez me trouver bien ridicule à présent, avec mon oraison funèbre de tout à l’heure. Cette fois est du reste la première que mon arme n’ait pas fait son devoir. Je vous visais au front : à vous de tirer.

— Louis, murmura Montbars en se rapprochant de son neveu, soit sans pitié, venge Nativa.

Le jeune homme s’attendait si peu au miracle qui venait de le sauver que dans le premier moment il n’éprouva ni étonnement ni joie ; la force de volonté qu’il avait appelée à son aide, pour tomber dignement, agissait encore sur son esprit et le dominait : le nom de Nativa prononcé par Montbars à son oreille opéra en lui une réaction soudaine.

Il comprit que, sans une circonstance aussi imprévue qu’improbable, il serait mort en ce moment ; il pensa que Laurent, cet homme qu’il ne connaissait pas, qu’il n’avait jamais eu l’idée de provoquer, achevait de le viser avec un sang-froid implacable : alors sa pâleur s’accrut, la colère lui monta au cerveau, il oublia sa générosité naturelle, tous ses bons instincts.

Armant à son tour son fusil, il s’avança lentement sur son adversaire, qui, le sourire sur les lèvres et dans une pose pleine d’abandon, paraissait ne pas se douter qu’il courût le moindre danger.

Le courage du beau Laurent, il faut lui rendre cette justice, présentait quelque chose de sublime à voir.

Quinze pas le séparaient à peine du chevalier, lorsque Jeanne, s’élançant hors du bois, se présenta en scène.

— Chevalier Louis, s’écria-t-elle, est-ce que tu vas tuer Laurent !… Tu vois bien qu’il est sans armes !…

À ces mots, prononcés de cette voix vibrante et perlée qui rendait si charmantes les moindres paroles de Fleur-des-Bois, de Morvan crut se réveiller d’un rêve affreux.

— J’étais fou ! Qu’allais-je faire !… Ah ! merci, ma bonne Jeanne, s’écria-t-il avec un élan parti du cœur. Détournant alors son arme dirigée contre la poitrine de son adversaire, de Morvan tira en l’air.

Cette scène s’était passée avec une rapidité extrême.

— Mille tonnerres ! s’écria Laurent dont le visage, jusqu’à ce moment impassible, se couvrit aussitôt d’une vive rougeur, mille tonnerres, chevalier Louis, je n’accepte pas cette injure !… Rechargez votre mousquet et tirez sur moi !… ou sinon, par toutes les furies de l’enfer, je me brûle la cervelle !

Laurent, en parlant ainsi, ramassa le pistolet qu’il avait déposé à terre pour marquer les distances, et l’armant avec vivacité, il appliqua la gueule du canon sur son front.

Il était impossible, à la contenance de Laurent, de mettre un seul instant en doute qu’il accomplirait sa menace.

— Monsieur, lui dit de Morvan, notre rencontre a été la suite d’une injure que je vous ai adressée ; je vous ai appelé « lâche et assassin. » Eh bien ! devant Montbars et Barbe-Grise, ici présents, je vous offre mes très humbles excuses ; je retire les mots qui vous ont offensé, je vous en demande pardon !…

Que pouvez-vous exiger davantage ?…

À cette réponse faite d’un ton sérieux, presque solennel, Laurent jeta son pistolet loin de lui, et, s’élançant d’un bond vers de Morvan, il le prit dans ses bras, et, le serrant contre sa poitrine :

— Chevalier, lui dit-il, depuis dix ans pas un noble sentiment n’avait fait battre mon cœur ; je vous dois cette larme que vous voyez trembler dans mes cils ; je reconnais que parmi les hommes il en est de dignes d’être aimés ! Jusqu’à présent j’ai refusé d’avoir un ami, un associé, voulez-vous être mon matelot ?

Les natures loyales et généreuses possèdent généralement le don de ressentir et de partager les pure émotions qu’elles font naître chez autrui.

De Morvan n’eut donc pas même la peine de regarder le beau Laurent pour être persuadé que son offre partait d’un bon mouvement, et qu’elle ne cachait aucune arrière-pensée mauvaise.

Seulement le jeune homme considérait, avec raison, qu’un pareil engagement, une telle association, comme une chose si grave, qu’il réfléchit et hésita avant de répondre.

— Mon cher Louis, lui dit Montbars, ce n’est pas une raison, parce que Laurent m’est antipathique, pour que je ne rende point une justice entière à ses qualités. Si, d’un côté, je le crois affligé d’un cœur insensible, d’instincts détestables, d’un orgueil sans bornes, de passions fougueuses ; de l’autre, je reconnais que pas homme au monde n’est plus esclave de sa parole, plus magnifique, plus intrépide que lui. Dès qu’il t’offre de devenir son matelot, tu n’as plus rien à redouter de ses défauts, mais tout à attendre de sa valeur et de son expérience. Je te conseille donc d’accepter.

— Monsieur, s’écria de Morvan en s’adressant à Laurent, soyez persuadé, je vous en conjure, que les considérations développées par Montbars n’entrent pour rien dans ma détermination. Il est incontestable que je suis venu à Saint-Domingue pour essayer d’y faire fortune, que j’éprouve un vif, un ardent désir de me créer une indépendance : pourtant, je vous le répète, ce n’est nullement l’appui que je suis certain de trouver en vous qui me fait accepter votre offre ; je me sens attiré vers vous parce que vous avez, je le crois, beaucoup souffert, et que vous souffrez encore ; Voici ma main !

— Merci, mon matelot, dit Laurent, qui serra avec une affectueuse émotion la main du jeune homme dans les siennes ; entre nous deux maintenant il ne peut plus y avoir ni querelle, ni orgueil, ni méfiance. Une seule chose nous reste personnelle : notre passé ; je te prierai de ne jamais m’interrompre à ce sujet ; sache seulement, car tu arrives probablement imbu de tous les préejugés d’Europe, que ma naissance ne le cède pas en noblesse à ton origine, quelqu’illustre qu’elle puisse être…

Les deux nouveaux amis et leurs témoins allaient reprendre le chemin de l’habitation, lorsqu’ils virent sortir Alain du bois. Le Bas-Breton, qui avait l’air radieux, portait en bandoulière le fusil de boucanier qu’il avait récemment acheté avec les cinq quadruples de Laurent.

— D’où viens-tu ? lui demanda le chevalier.

— D’un taillis où je me tenais caché, maître

— Et pourquoi cela, étais-tu caché ?

Cette question parut embarrasser Alain, qui jeta à la dérobée un coup d’œil furtif sur le beau Laurent.

— Voyons, j’attends ta réponse.

— Tant pis, s’écria Alain en paraissant prendre son parti ; je vais tout vous avouer. Eh bien ! maître, je m’étais mis en embuscade pour tuer M. Laurent s’il avait l’avantage sur vous.

— Matelot, dit Laurent, cette seule réponse de ton serviteur suffirait, s’il me restait un doute, pour me prouver combien tu es digne d’être mon associé. Être aimé ainsi de ceux qui dépendent de vous est un bel éloge !… Quant à toi mon ami, continua Laurent, se retournant ver Alain, voici cinq nouveaux quadruples pour te récompenser de ta fidélité à ton maître.

— Ah çà, c’est trop fort ; s’écria Alain en saisissant avec avidité les pièces d’or, qu’est-ce que vous m’auriez donc donné si je vous avais tué ? Une fortune sans doute !

Pendant le trajet du Bois-Roger à l’habitation de Barbe-Grise, Laurent marcha à côté de de Morvan.

— Matelot, lui dit-il, je dois t’avertir, afin que tu ne sois pas effrayé, que chaque personne à laquelle tu parleras de moi te racontera des histoires effrayantes sur mon compte. De ces récits, grossis par la crédulité, il ne faudra croire que la moitié ; cette moitié, je l’avoue est encore bien grosse d’événements tragiques ! Que veux-tu, j’ai besoin de bruit et d’émotions pour m’étourdir, pour oublier ! Sans les fracas de la bataille, sans les entreprises impossibles que je tente et que j’accomplis, sans la dévorante activité que je déploie à certains moments, il y a longtemps déjà que j’aurai abouti au suicide !… Or, le suicide est une lâcheté et mon cœur est resté brave !… À toi près, il n’y a dans toute l’île de Saint-Domingue qu’une seule personne dont la vue me soit agréable : Fleur-des-Bois !… Vingt fois je le suis surpris à mêler l’image de cette sauvage et séduisante enfant à des rêves d’avenir…

Laurent fit une légère pause, puis éclatant de rire :

— Vraiment, reprit-il comme se parlant à lui-même, c’est du dernier grotesque, dis-je, de songer que Fleur-des-Bois occupe ma pensée !… Il y a de ces bizarreries du cœur humain qui sont réellement inexplicables !

L’aveu de la sympathie que Laurent ressentait pour la fille de Barbe-Grise avait fait tressaillir de Morvan ; les dernières paroles de son matelot lui causèrent un plaisir qu’il accepta comme il aurait accepté déjà cette émotion première, sans songer à l’analyser.

Les cinq hommes, en arrivant à l’habitation, trouvèrent, Jeanne ayant pris sur eux l’avance, un copieux déjeûner qui les attendait.

Alain était dans l’admiration de la façon dont se nourrissaient les boucaniers. Au dixième pichet de cidre, il osa proposer à son maître d’établir un boucan.

Le repas terminé, le beau Laurent demanda à Barbe-Grise son cheval, et annonça son intention de retourner sans plus tarder à la ville de Léogane.

— Matelot, dit-il en prenant congé de de Morvan, il me reste à peine de ma dernière course vingt mille écus à dissiper : de quoi me distraire quinze jours ! Aussitôt cette besogne terminée, je t’avertirai et nous reprendrons la mer. Inutile d’ajouter, car je te connais déjà assez pour savoir que tu me refuserais, que si tu avais, besoin d’argent, tu me ferais un véritable plaisir en puisant dans ma caisse. À bientôt ! au revoir !

Le départ de Laurent fut agréable à de Morvan : l’idée qu’il fallait recommencer avec Jeanne ses promenades dans les bois lui souriait extrêmement : il s’avouait, au reste sans difficulté, le sentiment fraternel et spontané éclos dans son cœur pour la fille de Barbe-Grise !

À peine le beau Laurent fut-il parti, que Fleur-des-Bois vint trouver son chevalier Louis, comme elle appelait de Morvan.

— Ami, lui dit-elle, veux-tu venir aujourd’hui encore avec moi à la chasse ? Casque-en-Cuir, ajouta-t-elle, nous accompagnera !…

Ces derniers mots parurent contrarier de Morvan.

Fleur-des-Bois remarqua son mécontentement, et reprenant la parole :

— J’aimerais bien mieux me trouver seule avec toi, continua-t-elle. Nous nous entendons si bien tous les deux ! Que veux-tu, il faut aussi être juste ; or, sans Casque-en-Cuir, à l’heure qu’il est, je serais la plus malheureuse de toutes les créatures !

— Je ne te comprends pas Fleur-des-Bois, explique-toi ?

— C’est à Casque-en-Cuir, chevalier Louis, que tu dois la vie… Oui, à lui-même, poursuivi Jeanne, car c’est Casque-en-Cuir qui, profitant d’un moment où Laurent causait avec moi, a retourné la charge de son mousquet en mettant la balle contre la lumière et la poudre par dessus… Ce n’est pas un accident qui t’a sauvé… Cela t’explique pourquoi je me suis élancée entre Laurent et toi quand tu allais faire feu. Tu n’avais couru aucun danger ; je ne voulais pas te laisser commettre un assassinat même involontaire. Va, sans cela, je t’aurais laissé tuer Laurent tout à ton aise… L’aveu de cette supercherie fit monter le rouge au visage du jeune homme.

— Fleur-des-Bois, dit-il, ta conduite, en cette circonstance, a été d’une grande légèreté. Tu m’exposais au déshonneur.

Au ton de sévérité que mit de Morvan dans cette réponse, la pauvre enfant courba la tête, et parut accablée sous le poids de la honte : des larmes silencieuses coulaient le long de ses joues.

— Ma bonne Jeanne murmura de Morvan ému à la vue de cette douleur si sincère, pardonne un moment de vivacité bien involontaire.

— Oui, j’ai peut-être eu tort d’agir ainsi. Que veux-tu ? ce serait à recommencer que je ferais encore de même. Est-ce que je pouvais te laisser tuer, moi ! s’écria Jeanne avec explosion.

La charmante enfant instinctivement confuse, se tut un instant ; puis, reprenant bientôt la parole d’une voix douce et suppliante :

— Chevalier Louis, lui dit-elle ses jolies mains croisées en signe de prière, je t’en conjure, quand tu seras mécontent de moi, ne me gronde plus avec cet air méchant que tu avais tout à l’heure ! Cela me fait trop de mal de te voir en colère contre moi ! Mon cœur se gonfle, et il me semble que je vais mourir ! N’est-ce pas, chevalier Louis, que tu ne seras plus méchant !… Si tu savais combien je t’aime, tu te repentirais du mal que tu viens de me faire !…

— Je m’en repens, Jeanne, balbutia de Morvan, profondément attendri.