Les Boucaniers/Tome VI/XII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIp. 295-319).


XII

L’Espion


Depuis un mois qu’il était devenu le commensal de Barbe-Grise, de Morvan n’avait pas entendu parler une seule fois de son matelot le beau Laurent.

Plein d’enthousiasme, le chevalier compta d’abord avec une impatience fébrile les jours et les heures qui, selon ses prévisions, le séparaient encore de son entrée en campagne ; mais à mesure que le temps s’écoula, sans amener aucun changement dans sa position, son irritation se calma son ardeur tomba, et enfin un moment vint ou à l’idée de prendre la mer il sentit la tristesse le prendre au cœur.

Fleur-des-Bois, ce que de Morvan était loin de s’avouer, entrait pour beaucoup dans la nouvelle disposition de son esprit resté jusqu’alors, isolé dans sa vie solitaire, il n’avait pu demeurer insensible à la douce et chaste intimité qui s’était établie entre lui et la fille de Barbe-Grise.

Il n’est guère possible, en effet, qu’un jeune homme, à moins que son cœur ne soit déjà complètement vicié, n’éprouve pas un certain sentiment de reconnaissance, pour la femme qui, sans arrière pensée aucune, lui livre toute son âme !

D’abord séduit par l’originalité si naturelle du caractère de Fleur-des-Bois, de Morvan n’avait pas tardé à trouver en elle les plus charmantes et les plus précieuses qualités.

Chaque jour, une nouvelle découverte affermissait davantage l’affection qu’il portait à la délicieuse créature.

Fleur-des-Bois, complètement négligée par son père, était d’une ignorance parfaite : de Morvan se mit avec ardeur à son éducation.

La jeune boucanière montra d’abord une profonde répugnance pour les difficultés si fastidieuses que présentent les principes élémentaires.

— Que m’importe, chevalier Louis, disait-elle à son professeur, ce que l’on trouve dans les livres ! Que pourrais-je y apprendre que je ne sache déjà ! La vie est une chose si simple : avoir confiance en Dieu, aimer ceux qui sont bons, fuir les méchants. Que verrais-je dans tes livres qui vaille le spectacle de nos forêts ? rien. Crois-moi, chevalier Louis, laissons là ces papiers noircis qui me fatiguent inutilement l’esprit et auxquels je ne comprends rien. Le temps est magnifique, les oiseaux chantent dans les bois, prends un mousquet et viens avec moi à la chasse.

— Jeanne, lui répondit un jour de Morvan ne serais-tu donc pas contente si j’étais loin de toi, de recevoir de mes nouvelles, de pouvoir lire les mots d’amitié que je t’écrirais ?

Cette question impressionna vivement la jeune fille.

— Ah ! mon chevalier Louis, s’écria-t-elle, je n’avais pas songé à cela ! Oui, tu as raison, la science est une bien belle chose ! Elle vous rapproche des absents que l’on aime ! Pourquoi ne m’as-tu pas fait observer cela plus tôt ! Je serais aujourd’hui savante !

À partir de ce moment Fleur-des-Bois se mit avec une ardeur sans pareille à l’étude : quinze jours plus tard elle lisait déjà fort passablement.

Un soir, en revenant à l’habitation, après une de ces longues courses qui leur semblait une simple promenade, les jeunes gens virent assis à table un inconnu.

Tous les deux, sans se rendre compte de leurs pensées, éprouvèrent en même temps une émotion pénible : le nouveau venu était un flibustier envoyé par le beau Laurent : il apportait une lettre à de Morvan.

« — Mon matelot, écrivait Laurent, grâce à une déplorable chance qui s’était acharnée après moi, il m’a fallu gagner et dépenser deux cent mille livres avant de pouvoir perdre mes vingt mille écus ! Hier les dés m’ont enfin enlevé mon dernier diamant et mon unique quadruple ! Arrive de suite : je me sens en verve contre l’Espagnol et j’ai hâte d’embarquer. Je t’attends demain. » Le contenu de cette lettre qui, trois semaines auparavant, aurait comblé de Morvan de joie, lui parut alors constituer un véritable malheur. Quant à Fleur-des-Bois, elle pâlit comme si elle allait se trouver mal, et dit en s’adressant à de Morvan d’une voix qui tremblait :

— Mon chevalier Louis, pourquoi partir ? Que t’importe de gagner de l’or ? Qu’en feras-tu ? à quoi cela te servira-t-il ! Tes goûts ne sont pas pareils à ceux des autres hommes : tu n’aimes ni le jeu, ni le luxe, ni les boissons brûlantes. Que te faut-il ? De belles forêts embaumées, un mousquet qui abatte à deux cents pas un taureau sauvage, une sœur qui t’aime ! Quoi encore ? De l’espace et de la liberté ! Eh bien ! n’as-tu pas ici toutes ces choses ?… Pourquoi aller t’exposer à de terribles dangers afin de conquérir des richesses dont tu ne saurais que faire. Reste avec moi, mon chevalier Louis ! je ne te contrarierai jamais ; je préviendrai tes moindres désirs, je t’obéirai en tout… Je t’en prie, je t’en conjure, ne pars pas. Et puis, que veux-tu que je devienne sans toi, à présent… ? reprit Jeanne, après un léger silence. Casque-en-Cuir et mon père ne sont pas méchants, certes ; eh bien ! je ne sais comment cela se fait, mais je ne les vois plus tels qu’ils me semblaient être jadis ! ils me paraissent changés ; je sens que ni l’un ni l’autre ne savent m’aimer.

Mon père ne songe qu’à son procès ; Casque-en-Cuir, lui, je ne sais ce qu’il désire ; mais à coup sûr ce n’est pas mon bonheur ! Toi seul, tu as pour moi une affection véritable ! Mon chevalier Louis, je ne t’ai jamais fait de peine, et tu es trop bon pour vouloir me rendre à tout jamais malheureuse. Ne me quitte donc pas !

De Morvan, réellement attendri, ne savait que répondre ; ce fut Barbe-Grise qui prit la parole.

— Mon enfant, dit-il à Jeanne de cette voix calme et un peu lente qui lui était habituelle, ne te désole pas ainsi ! Ton désespoir me prouve que tu aimes d’amour le chevalier Louis : voilà tout ! À présent que ton cœur a commencé à sentir, une nouvelle affection ne tardera pas, crois-moi, à succéder à ce premier sentiment : tu trouveras bien le moyen de remplacer ton chevalier absent ! Maintenant, si le neveu de Montbars veut rester, qu’il reste ! Moi, ces choses-là ne me regardent pas ! Il est fort naturel que chacun prenne son plaisir où il le trouve ! Je n’ai jamais refusé l’hospitalité à personne !…

À cet étrange discours de Barbe-Grise, — de cet homme qui, à un seul et bizarre préjugé près, celui de la noblesse, était si détaché de tous les liens de la civilisation, — Jeanne se troubla et garda le silence.

Il était néanmoins évident pour de Morvan que la jeune fille n’avait pas compris la portée des paroles prononcées par son père : seulement son instinct exquis de pudeur avait été éveillé.

Le lendemain au point du jour, le chevalier, suivi de son serviteur, se mit en route.

Fleur-des-Bois, escortée d’une partie de la meute de son père, l’accompagna jusqu’à l’entrée de la ville de Léogane.

À peine, pendant ce long trajet, les deux jeunes gens échangèrent-ils quelques mots. Jeanne, l’air recueilli et préoccupé, paraissait absorbée par de graves pensées ; quant à de Morvan, il avait beau vouloir se persuader que sa séparation d’avec la fille de Barbe-Grise lui était chose à peu près indifférente, il ne pouvait parvenir à s’aveugler sur l’état de son cœur : il était forcé de s’avouer qu’il éprouvait pour la charmante créature une affection véritablement fraternelle et profonde.

— Chevalier Louis, lui dit Fleur-des-Bois, avant de le quitter, n’oublie point que si tu étais tué, il ne me serait plus possible de vivre jamais heureuse ! Ne sois donc pas imprudent dans la bataille, et si tu m’aimes réellement, comme je le crois, souviens-toi en te défendant, que tu me défends moi-même ! Au revoir !

Jeanne tendit alors sa main au jeune homme, puis lui adressant un doux sourire, elle s’éloigna sans ajouter une parole.

De Morvan s’attendait à des adieux plus touchans ; il fut presque froissé du courage que venait de montrer Jeanne.

Longtemps il suivit d’un regard attendri la charmante enfant, espérant qu’elle se retournerait, mais il fut déçu dans son attente.

Quatre jours plus tard de Morvan abordait, en compagnie de Laurent et d’Alain, dans l’île de la Tortue, où le célèbre aventurier devait composer son équipage.

Le lendemain de son arrivée dans ces fameux parages de la flibuste, le beau Laurent parcourait le quartier de la Basse-Terre, lorsqu’il fut accosté par un homme revêtu d’un costume de matelot.

— Monsieur Laurent, lui dit l’inconnu en le saluant légèrement, j’ai à m’acquitter auprès de vous d’une commission importante et secrète, veuillez me dire où vous désirez que je vous suive de façon que nous puissions causer sans témoins.

Le beau Laurent ne s’étonnait jamais de rien ; aussi, n’attacha-t-il qu’une légère importance au mystère dont s’enveloppait son interlocuteur.

— Allons au bord de la mer, lui répondit-il, sur une plage unie, on voit venir de loin le monde et l’on n’a pas à craindre les curieux.

— À présent qui es-tu ? et que me veux-tu ? reprit peu après Laurent.

— Capitaine, répondit le matelot, pour arriver jusqu’à vous, il m’a fallu jouer dix fois ma vie. Puis-je vous demander votre parole que vous ne me trahirez pas ?

— Depuis quand donc Laurent passe-t-il pour être un traître ! s’écria le fougueux flibustier d’une voix stridente. Je ne sais qui me retient de te briser sur mon genou et de jeter ton corps en pâture aux requins qui rôdent près de la grève.

— Capitaine, reprit le matelot en pâlissant, je vous demande humblement pardon de mes paroles, si elles vous ont offensé. Je suis, capitaine, un pauvre diable si indigne de votre pitié, vous me mépriserez tant lorsque je me serai fait connaître de vous, que je suis bien excusable de prendre mes précautions.

— Allons, au fait ! explique-toi, dit Laurent. Ta lâcheté me prouve de reste que ton intention n’a pas été de m’insulter : je m’engage à le garder le secret.

— Capitaine, je me nomme Pied-Léger, murmura le matelot en baissant la tête.

— Ah ! Pied-Léger, le traître, qui nous a abandonnés, il y a cinq ans, pour se joindre aux Espagnols ! Pied-Léger, l’espion que la flibuste a condamné à mort et dont la tête est mise à prix dans toutes les mers des Antilles ! Que me veux-tu ?

— Capitaine, je suis envoyé de Grenade pour vous apporter une lettre et transmettre votre réponse.

— Une lettre espagnole à moi ?

— Capitaine, ne vous fâchez pas ! Cette lettre vous est envoyée par une femme…

Laurent sourit.

— Ah ! il s’agit d’une femme ! dit-il en haussant les épaules, et combien cette femme t’a-t-elle donné pour te décider à jouer ta tête ?

— Une somme qu’un roi seul ou un Laurent serait capable de débourser !

— Allons, murmura le flibustier en ricanant, encore une qui se figure qu’elle m’aime !

Laurent décacheta la lettre que lui remit l’espion, la parcourut rapidement, puis la déchira et en jeta les morceaux au vent.

— Eh bien, capitaine, demanda Pied-Léger, n’y aurait-il pas de réponse ?

— Tu diras à celle qui t’a envoyé que le capitaine Laurent a pour habitude d’oublier le nom de ses maîtresses ; que la signature mise au bas de cette lettre n’a réveillé en lui aucun souvenir !… À présent, Pied-Léger, tu vas t’éloigner au plus vite de l’île de la Tortue ! Je t’ai promis de ne pas te livrer, c’est vrai, mais je ne me suis nullement engagé à ne pas te brûler la cervelle ; or, si tu restes ici pour nous espionner, tu n’as pas une heure à vivre !

— Capitaine, s’écria Pied-Léger, je vous jure sur le salut de mon âme que ma mission n’a rien de politique cette fois !… mais…

— Mais quoi ! aurais-tu une nouvelle lettre à remettre ! Parbleu cela serait charmant ! Ne mens pas ! L’Espagnole t’a chargé d’une seconde missive… ?

— Oui, capitaine ! répondit l’espion après avoir hésité.

— Voilà qui est d’un comique achevé, s’écria Laurent avec un rire sardonique. Et pour qui est-elle, cette seconde lettre ?…

— Mais, capitaine, je ne sais si…

— Prends garde, Pied-Léger ! je n’ai pas pour habitude de réitérer un ordre ou de répéter une question ; voyons cette lettre !

L’espion connaissait assez Laurent pour savoir qu’avec lui l’obéissance passive était le seul moyen à employer : il lui remit la seconde lettre.

— Est-il possible ! s’écria le flibustier, que vois-je ! « Au chevalier Louis de Morvan. » Ah ! Nativa, Nativa, mes dédains ont à ce qu’il paraît, porté leurs fruits, ton cœur vivement froissé t’a conduite tout droit à l’oubli de tes devoirs, à la honte ! Voilà vraiment un beau triomphe pour moi et dont je suis fier !


FIN DU TROISIÈME VOLUME.