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Les Boucaniers/Tome VIII/II

La bibliothèque libre.
L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 41-83).


II

Les Rivales (suite)


Depuis qu’elle était tombée dans le guet-apens tendu par sa rivale, Fleur-des-Bois avait conservé l’avantage de la position. Une fois qu’elles furent seules, la conversation entre les deux jeunes filles recommença.

— Nativa, dit la Boucanière, j’ai beau réfléchir à tes paroles, leur portée dépasse mon intelligence !… Crois-tu, si le beau Laurent te repousse, que tu parviendras à te faire aimer de lui en employant la violence ? Non ! n’est-ce pas ?… Laurent ne cède jamais ! Et puis, je ne sais, mais il me semble que si j’étais homme et qu’une femme voulut m’imposer son amour, j’en arriverais bientôt à fuir cette femme !… Laissons donc de côté pour l’instant le beau Laurent et occupons-nous de mon chevalier Louis !… Native, je trouve mal, fort mal à toi de le rendre malheureux ! Si ton cœur ne se sentait pas attiré vers lui, pourquoi lui as-tu laissé croire que tu l’aimais !… Il souffre, il est triste, découragé, mon bon chevalier Louis, et cela est ton ouvrage ! Pourquoi, je te le répète, le tromper ? Pourquoi l’avoir laissé s’engager vis-à-vis de toi par un serment solennel ? Je suis persuadée que sans tes mensonges, je serais, à l’heure qu’il est, sa maîtresse, ajouta Fleur-des-Bois, sans se douter de la valeur de ce mot. Quel avantage retires-tu de notre malheur ? aucun. Il faut que tu sois bien méchante ! Aussi je te déteste de tout mon cœur !… Pourtant, écoute. Si tu consens à m’enseigner comment tu as fait pour devenir la maîtresse de mon chevalier, je te pardonnerai ?

Le ton de Fleur-des-Bois contrastait d’une si étrange manière avec la crudité de l’expression qu’elle achevait d’employer, que Nativa pressentit la rare candeur de sa rivale. Aussi ne songea-t-elle pas à relever ce mot de maîtresse, qui adressé par toute autre femme, eût constitué une suprême insulte.

— Fleur-des-Bois, lui répondit-elle, désireuse de gagner du temps, afin de faire manquer à la jeune fille son rembarquement sans être forcée de recourir pour cela à la force, Fleur-des-Bois, les hommes sont des monstres dénués de cœur, qui ignorent les pures jouissance de l’amour !… Un seul sentiment vit en eux, celui d’un orgueil immense, d’un amour propre inouï ! Ils mettent leur félicité non dans la réalité, mais dans l’apparence. Ce qu’ils désirent avant tout, ce n’est pas être aimés, c’est que chacun croie qu’ils le sont et les complimente de leur triomphe ! Si l’homme repoussé par une femme devient capable de tous les sacrifices, de tous les dévoûments, ce n’est pas que cette femme soit nécessaire au bonheur de son existence, mais parce que son amour propre est en jeu, parce qu’il ne peut supporter l’idée que ses mérites n’ont pas été appréciés à leur juste valeur. Moi, je me suis montrée insensible envers le chevalier de Morvan, toi, tu t’es jetée à sa tête : c’est naturellement moi qu’il poursuit de ses hommages, toi qu’il fuit. En un mot, et la connaissance de ce mot me coûte le bonheur de ma vie entière : pour être aimée, il ne faut pas aimer.

— Tais-toi, Nativa, s’écria Fleur-des-Bois, en interrompant l’Espagnole, tes paroles me font froid au cœur ! Non, je ne te crois pas ! les hommes ne peuvent être ainsi, Dieu ne le souffrirait point ! Mon chevalier Louis me fuirait, parce que je lui ai donné mon âme ! Non, non, c’est impossible ! Nativa, je préfère mon ignorance à ton savoir !

— Enfant, dit Nativa, avec un air de pitié superbe, tu ne connais rien à la vie… tu n’as pas encore souffert. Non, je ne me trompe pas… Vois Laurent ! n’est-il pas un exemple frappant de ce que j’avance ? Comment expliquer la passion que lui, si fier, si magnifique, si brave, si au-dessus des autres hommes, semble éprouver pour toi, si ce n’est par la blessure que ton indifférence a faite à son amour-propre ? Qu’es-tu, pauvre fille, à côté de Laurent ? moins que rien. Pourtant il se plie à tes volontés, il daigne s’inquiéter de tes désirs, il sollicite ton sourire… Que demain, vaincue par son prétendu dévoûment, tu oublies ta main dans les siennes, alors quel changement s’opérerait en lui ! D’esclave il redeviendrait tyran, d’humble et soumis, despote et cruel. Lui, la veille agenouillé à tes pieds, te repousserait dédaigneusement le lendemain, refuserait peut-être de te reconnaître !…

— Mais, dit Jeanne pensive, si tu ne crois pas, Nativa, à l’existence de l’amour, d’où vient alors que tu tiennes tant à me retenir ; que tu craignes tellement que le beau Laurent me revoie ? Si tous les hommes sont, comme tu le prétends, insensibles et orgueilleux, pourquoi en vouloir à Laurent de ce qu’il t’a dédaignée ? Cela devait être ; il n’est pas coupable. Tu te tais, tu ne me réponds pas, continua Fleur-des-Bois après un léger silence. Je savais bien que tu voulais me tromper, que tu mentais ! Mais non, tu souffres ; j’aurais tort d’augmenter tes peines par mes reproches. Tu es sincère dans tes paroles… oui, je te comprends.

Ce que tu éprouves pour le beau Laurent, je l’ai ressenti tous ces derniers temps pour mon chevalier Louis !… Figure-toi que je m’acharnais à lui chercher des torts, à le voir en mal !… Il faut te dire que je venais d’apprendre qu’il t’aimait… Eh bien ! plus j’étais injuste envers lui, et plus je sentais qu’il m’était cher… que sans lui la vie me devenait impossible… Seulement, sa présence m’était pénible, et pourtant j’aurais voulu le voir sans cesse ! C’est ainsi que tu es avec Laurent ! Tu l’aimes encore !…

— Quelle chose étrange que l’amour, murmura Nativa, il nivelle les distances et ne tient compte ni de la naissance, ni de la position de ses victimes ! N’est-il pas étonnant que cette humble et ignorante enfant m’éclaire sur l’état de mon cœur, qu’elle ait elle aussi, passé par la même phase que moi !… Oui, Fleur-des-Bois, continua l’Espagnole en élevant la voix, et heureuse de pouvoir donner un libre cours à la passion qui l’opprimait, oui, malgré sa cruauté envers moi, malgré ses outrages, j’aime Laurent ! c’est une fatalité, un malheur terrible, je le sais. Qu’y faire ? je l’aime ! C’est en vain que ma fierté et ma raison se révoltent ! En vain que je sonde d’un regard épouvanté le précipice ouvert sous mes pieds ; en vain que je me vois maudite par mon père, repoussée et méprisée par de monde… qu’y faire ? je te le répète : je l’aime !… Va, si j’ai brisé ton cœur, le hasard t’a bien vengée… Si tu savais à quel point je souffre, tu serais forcée de me plaindre… Nuits calmes, jours tranquilles, plaisirs de mon âge, tout a disparu pour moi… Une seule idée m’obsède et me torture sans pitié, sans trève. Laurent ne m’aime pas ! Alors des pensées affreuses me traversent le cerveau ! j’appelle Laurent ! je cherche la vengeance ! je suis folle ! Et penser pourtant que Laurent, au lieu de se jouer si indignement de mon amour, aurait pu apprécier mon dévoûment et ma tendresse, se rendre digne d’obtenir de mon père ma main ! Quelle autre existence aurait été la mienne ! comme je serais bonne pour le monde ! quelle joie j’éprouverais à venir au secours des infortunes ! Combien ma vue se reposerait avec plaisir sur les heureux ! car je ne suis pas née méchante, Fleur-des-Bois ! au contraire !… Mais non ! Il a fallu qu’au début de ma vie j’aie rencontré un monstre ! Hélas ! mon Dieu ! comment finira tout ceci…

Nativa, vaincue par son émotion, mit ses mains devant ses yeux et éclata en sanglots.

— Ma bonne amie, lui dit Fleur-des-Bois en se rapprochant d’elle, je ne t’en veux plus, je t’assure que je ne t’en veux plus. Je me rends compte de ce que tu éprouves. Tu es bien malheureuse aussi, c’est vrai !… Tout à l’heure, quand tu m’as parlé avec ton orgueil de grande dame, je t’ai répondu avec dureté peut-être. Pardonne-moi… Allons, console-toi. Laurent depuis quelque temps est beaucoup changé à son avantage : je ne serais pas étonnée de le voir reconnaître ses torts et t’aimer sincèrement… Nativa, ne pleure pas ainsi ; embrasse moi…

Fleur-des-Bois s’avançait, attendrie, vers sa rivale, lorsque l’Espagnole se recula vivement et essuyant ses larmes, lui dit d’un ton hautain :

— Arrête, Fleur-des-Bois ! Te figures-tu qu’un moment de faiblesse de ma part te donne le droit de me traiter comme si j’étais ton égale ? À quel degré d’humiliation suis-je donc descendue, mon Dieu, qu’une fille perdue, la compagne des voleurs de l’île de la Tortue, se croie le droit de m’offrir sa pitié !…

À l’insulte, non seulement si peu motivée mais encore si injuste, par laquelle Nativa accueillit ses généreuses consolations qu’elle lui offrait, Fleur-des-Bois n’éprouva ni confusion, ni colère.

Elle se contenta de secouer lentement la tête d’un air de douce pitié, puis elle se dirigea vers la porte de sortie.

Une seconde fois l’Espagnole se plaça devant elle et lui barra le passage.

— Señorita, lui dit Fleur-des-Bois, tu as vu tout à l’heure combien la présence de tes esclaves m’a peu épouvantée ; à quoi bon vouloir essayer de nouveau de m’effrayer ? Si Laurent te criait : Nativa, viens à moi, je t’aime ! et qu’une troupe d’hommes armés te séparât de ton amant, tu n’hésiterais pas, pour le rejoindre, à passer outre, dût ton imprudence te coûter la vie ! Eh bien, moi, je suis persuadée que mon chevalier Louis finira par me rendre justice, par reconnaître combien je vaux mieux que toi, par me donner son cœur. Tu conçois alors que rien ne pourra m’arrêter, excepté la mort !… N’oublie pas enfin que je suis armée. Ma carabine n’est pas dans mes mains un jouet inutile !

Nativa, au lieu de répondre à Fleur-des-Bois, ouvrit la porte, et élevant la voix :

— Esclaves, dit-elle, si la femme hérétique, si la flibustière tente de gagner la rue, tuez-la à coups de machetes. En retour de votre obéissance à mes ordres je vous rendrai votre liberté, et je donnerai à chacun de vous deux onces d’or, et un tonneau d’aguardiente.

Un grognement joyeux, assez semblable à celui que fait entendre l’ours affamé lorsqu’il se jette sur sa proie, retentit dans les profondeurs du corridor.

— Tu entends, dit l’Espagnole en se retournant vers sa prisonnière. Essaie à présent, si tu l’oses, de me braver : des esclaves pour de l’or, de l’aguardiente et leur liberté, massacreraient sans hésiter leurs jeunes enfants, leur vieux père.

— Nativa, répondit doucement la pauvre Jeanne, jamais je ne t’aurais crue capable d’une aussi vilaine action ! C’est la colère qui te conseille : j’espère qu’un peu de réflexion te rendra ton sang-froid ! Le signal du rembarquement n’est pas encore donné, je puis attendre !…

Fleur-des-Bois se retira alors dans un des angles de la chambre, et, s’appuyant sur sa carabine, resta immobile et debout, prête à tout évènement.

La contenance de la jeune fille décelait plus de résignation et de tristesse que d’effroi ; elle plaignait Nativa, et réfléchissait avec amertume aux effets déplorable, et si nouveaux pour elle, que produisent les passions humaines viviment excitées.

Pendant que Fleur-des-Bois était ainsi menacée dans sa liberté et dans son existence, le Te Deum chanté dans la cathédrale s’achevait sans obstacle.

Aucune tentative de soulèvement ou de révolte de la part des Espagnols, n’avait entravé la célébration de la cérémonie.

— Matelot, dit à voix basse le beau Laurent au chevalier, notre revanche sur l’ennemi ne me paraît pas assez complète : l’honneur de ce Te Deum revient aussi bien à l’équipage qu’à nous ; il faut à tout prix, notre position de chefs l’exige, que nous nous signalions d’une façon toute particulière ; que nous nous exposions à un danger que nos hommes n’auront pas couru, n’as-tu pas une idée ?

— Ma foi ! non, matelot, la ville épouvantée tremble devant nous ! Quel danger affronter, à moins d’exaspérer les Espagnols par un acte odieux, abominable, que je n’entrevois même pas, et dont je te sais incapable, la pensée s’en présentât-elle à ton esprit ?

— Parbleu ! matelot, ta réflexion me fait trouver ce que je cherchais. J’ai mon plan ! Inutile de te demander si tu comptes t’associer à cette témérité, n’est-ce pas ?

— Certes ! si ce plan est honorable.

— Oh ! quant à cela, répondit le beau Laurent en souriant, et sans songer à prendre en mauvaise part le doute émis par le chevalier, doute malheureusement trop motivé par les antécédents du flibustier, ah ! quant à cela, ne crains rien… Je suis depuis quelque temps en veine de vertu ! la réalisation de mon idée ne peut être préjudiciable qu’à nous : elle ne coûtera ni une goutte de sang, ni un écu à nos ennemis.

— Quelle est cette idée, Laurent ?

— La plus logique et la plus simple de toutes : elle ressort de notre position même. Cette nuit nous avons été traqués comme des bêtes féroces, et forcés de fuir ce matin. À présent que nous sommes vainqueurs, il me semble que nous devons exiger une réparation, et que nous méritons bien les honneurs d’un triomphe.

— Je ne te comprends pas. Explique-toi d’une façon plus catégorique.

— Inutile. Je me déclare satisfait de mon plan. Cela doit te suffire. Je reviens à l’instant.

Le beau Laurent, laissant le chevalier s’en fut parler avec l’un des plus riches Espagnols de Grenade, que les flibustiers, en attendant le paiement des cinq cent mille piastres, gardaient, avec plusieurs de ses compagnons, en ôtage.

Le chevalier, qui suivait des yeux tous les mouvements de son associé, remarqua l’étonnement profond, la stupéfaction que montra l’Espagnol, après que Laurent lui eut dit quelques mots ; puis, il vit les rangs des flibustiers s’ouvrir et donner passage au prisonnier, qui s’éloigna à grands pas !…

Un quart-d’heure plus tard les fanfares d’une musique militaire qui retentirent soudainement dans une des rues aboutissant à la place, causèrent une surprise générale et attirèrent l’attention de chacun : au premier moment les flibustiers crurent à une reprise des hostilités et préparèrent leurs armes.

— Ne vous dérangez pas, mes enfants, leur dit Laurent, ce sont nos bons amis, les Grenadins, qui désirent reconnaître par une politesse et une galanterie l’honneur de notre visite !

Laurent parlait encore quand huit Espagnols, pliant sous le poids d’un dais magnifiquement recouvert en velours, orné de crépines d’or, et sous lequel se trouvait maintenu un large fauteuil, apparurent sur la place.

— Matelot, dit le beau Laurent, en s’adressant au chevalier, tu vois combien notre popularité est grande, combien nous sommes appréciés et aimés à Grenade ; ce serait cruel à nous de repousser les empressements de ces braves gens, de leur refuser le plaisir de nous voir de près. Assieds-toi à mes côtés et allons faire un tour de ville ; cette promenade nous rappellera notre première rencontre à Leogane. Moi, d’abord, je suis fou de musique ! Partons.

Quoique le danger d’une pareille témérité fût extrême, l’idée de son matelot parût si drôle, si originale à de Morvan qu’il ne put se défendre d’un fou rire en prenant place auprès de lui.

Les fanfares résonnèrent avec plus d’énergie que jamais, et le cortége se mit en marche.

— Tu es fou, matelot, dit de Morvan à voix basse, il est impossible que la vue de ce spectacle n’exaspère pas la fierté espagnole, nous ne sortirons pas vivants de notre triomphe ?

— Je t’assure que les Grenadins raffolent de nous !… Regarde comme ils paraissent heureux de notre condescendance… Et puis, j’ai pris mes précautions pour bien leur faire savoir que notre démarche n’a rien d’humiliant pour eux… Au contraire !… Tiens, écoute, tu vas voir jusqu’à quel point je pousse l’humilité dans la victoire.

Le cortége s’était arrêté, et un officier de la milice bourgeoise, qui le précédait cria à haute voix, au milieu du silence :

— Amis, voici le capitaine Laurent qui daigne, pour nous être agréable, visiter sa bonne ville de Grenade… saluez…

Laurent prit une poignée d’or dans une sacoche placée à ses pieds et jeta vingt onces à la foule ; les leperos [1] se précipitèrent avec avidité sur l’or, et crièrent : Vive le capitaine Laurent !

— À notre tour, saluons, matelot, dit le flibustier à de Morvan ; la joie que cause notre présence à ces braves gens me touche jusqu’aux larmes ! qu’il est doux d’être aimé ainsi !…

L’audacieuse impertinence du flibustier décelait une telle confiance dans sa force, sortait tellement des choses ordinaires, que pas un seul homme de Grenade ne songea à en tirer vengeance.

Partout où le cortége passait, la foule s’inclinait avec un sentiment qui tenait le milieu entre la crainte et le respect ; quant aux leperos, c’était réellement du plus profond de leur cœur qu’ils acclamaient Laurent.

Le triomphe du flibustier n’était-il pas une honte pour les riches et les puissants, c’est-à-dire pour leurs maîtres ?

Cela leur suffisait.

Le bizarre cortége se dirigeait de nouveau vers la place, quand de Morvan saisit avec une force et une vivacité extrêmes le bras de son matelot, et d’une voix rapide et émue :

— N’as-tu rien entendu ? lui demanda-t-il.

— Les bénédictions de mon peuple ? certes, matelot !

— Ne plaisante pas Laurent ! Il m’a semblé entendre Fleur-des-Bois appelant au secours !…

— Fleur-des-Bois ! répéta Laurent, quelle idée !… Au fait, cela ne serait pas impossible !

Le flibustier se leva de dessus son fauteuil en étendant le bras en signe de commandement : « silence ! » dit-il, d’une voix impérieuse et qui domina le bruit de la foule.

Le silence se fit comme par enchantement.

Presque au même instant, un coup de feu tiré dans l’intérieur d’une maison voisine retentit, suivi bientôt des cris : « À moi, mon chevalier Louis ! au secours ! »

— Malédiction l’on assassine ma sœur ! hurla de Morvan !

Le jeune homme, s’élançant alors avec une fureur surhumaine de son fauteuil, se jeta en désespéré contre la porte de la maison d’où partaient les cris de Jeanne. L’élan pris par de Morvan était si violent, que la porte céda.

— Jeanne, me voici, dit-il, ne crains rien.

— Malheur aux assassins ! ajouta le beau Laurent, qui avait suivi son matelot.

— Oh ! j’étais bien sûre que Dieu ne m’abandonnerait pas ! dit Jeanne, qui, le teint pâle, la poitrine soulevée par l’émotion, apparut tenant à la main sa carabine encore toute fumante.

— Jeanne ! ma sœur ! où sont les misérables qui ont voulu attenter à tes jours ? dit de Morvan d’une voix frémissante de rage.

— J’ai eu le malheur d’en tuer un ! répondit Jeanne. Partons, mon chevalier, j’ai hâte de m’éloigner d’ici. Viens, je t’en conjure !

— Non, Jeanne ; je veux punir les coupables ! Dût leur châtiment me coûter la vie, il faut que justice soit faite !

— À quoi bon, mon chevalier Louis, t’occuper de ces gens-là, reprit vivement Jeanne : après tout, ils étaient dans leur droit… ne suis-je pas une Française, une boucanière ?… Viens, mon chevalier, fuyons.

Le jeune homme, sans tenir compte des prières de Jeanne, passa outre : au fond du corridor il trouva gisant, par terre, un esclave nègre, mortellement atteint d’une balle dans la poitrine.

— Ah ! misérable, murmura le chevalier, qui d’un coup de coutelas lui fendit le crâne, pas de pitié, tous doivent être punis !…

De Morvan, apercevant un escalier devant lui, allait monter au premier étage de la maison, lorsque la voix du beau Laurent l’appela.

— Viens donc, matelot, lui criait-il, je tiens le vrai coupable !

Cette fois, il fallut que de Morvan employât presque la violence pour rejoindre son matelot, tant Fleur-des-Bois mit d’obstination à lui barrer le passage.

Quelle fut la stupéfaction du jeune homme lorsqu’en pénétrant dans la pièce où Jeanne avait été prisonnière, il aperçut Nativa. Laurent debout, les bras croisés, contemplait l’Espagnole avec une expression d’ironie dont rien ne saurait donner une idée.

— Nativa, vous ici !… par quel hasard !… balbutia de Morvan éclairé par une fatale lumière, torturé par un doute horrible.

— Ce n’est pas le hasard qui réunit le bourreau à la victime, répondit froidement Laurent.

Quoique ces paroles vinssent confirmer les soupçons de de Morvan, le malheureux essaya de douter encore.

— Non, c’est impossible !… je suis fou… j’ai le vertige… murmura-t-il, tout en passant à plusieurs reprises sa main convulsivement agitée sur son front. Voyons, parlez, Nativa… Que vous est-il arrivé… De grâce, expliquez-vous ?…

La fille du comte de Monterey, non-seulement ne répondit pas, mais elle ne parut pas même avoir entendu le jeune homme.

Les yeux fixés sur Laurent, elle était absorbée dans une méditation tellement profonde, qu’elle n’avait pas la conscience de ce qui se passait autour d’elle : elle n’appartenait plus à la vie que par une seule pensée.

— Nativa, s’écria de Morvan, qui en proie à une émotion poignante, saisit violemment le bras de la jeune fille et le secoua avec une force, répondez donc, je le veux ! Apprenez-moi comment il se fait que je vous retrouve ici en compagnie de Fleur-des-Bois !…

— Fleur-des-Bois ! répéta lentement Nativa d’un air égaré, c’est une fille de rien… j’ai ordonné à mes esclaves de la tuer… parce que Laurent l’aime… et que moi… moi… j’aime le beau Laurent.

À cette réponse de Nativa, de Morvan poussa un cri terrible, puis, chancelant comme un homme ivre, il tomba lourdement par terre !

— Mon chevalier Louis, ne crois pas l’Espagnole… elle ment… C’est toi seul qu’elle aime ! s’écria Fleur-des-Bois qui, se précipitant au secours du jeune homme, s’agenouilla près de lui et souleva sa tête sur ses genoux.

  1. Espèce de lazzarone