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Les Boucaniers/Tome VIII/III

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 87-108).


III

Un affreux réveil


L’évanouissement de de Morvan dura près d’une minute : lorsqu’il reprit connaissance, la première personne que rencontra son regard fut Fleur-des-Bois ! l’ébranlement moral éprouvé par l’infortuné jeune homme avait été si violent qu’il resta pendant quelques instants incapable de lier deux idées suivies.

Les larmes de Jeanne lui prouvaient qu’un affreux malheur achevait de l’atteindre ; quel était ce malheur : il l’ignorait.

Ce fut seulement en apercevant Nativa assise dans l’endroit le plus obscur de l’appartement que la conscience du passé lui revint.

Faisant alors un suprême effort pour vaincre sa faiblesse et sa douleur, il se releva avec peine, et repoussant doucement Fleur-des-Bois, qui essayait de le retenir, il se dirigea vers l’Espagnole.

— Nativa, lui dit-il d’une voix qui ressemblait à un sanglot, ne craignez de moi ni reproches, ni prières ! Dieu m’est témoin que si vous n’aviez pas attenté aux jours de Jeanne, je n’éprouverais pour vous ni haine, ni colère ! Votre conduite envers moi a été cruelle, c’est vrai, mais vous étiez dominée par une ardente passion, et l’amour méconnu, je le sais, hélas ! rend les meilleurs cœurs durs et impitoyables ! Je suis dans tout ceci le seul coupable ; j’ai eu tort de confondre mes espérances avec la réalité, de croire à votre attachement, lorsque rien ne m’en assurait. Il me semble en ce moment qu’un bandeau tombe de devant mes yeux : j’aperçois le passé, non plus à travers le prisme de mes désirs, mais avec la froide raison d’un vieillard : vous ne m’avez jamais aimé !…

Nativa, continua de Morvan après une légère pause employée à raffermir sa voix, avant de me séparer de vous à tout jamais… encore un dernier mot… Je me suis engagé, vous vivante, à ne donner mon nom à aucune femme ; un gentilhomme n’a qu’une parole ; votre trahison ne peut me dégager de mes serments : je tiendrai ma promesse !… Adieu !… Nativa… Vous m’avez trouvé plein d’enthousiasme, de jeunesse, de croyance et d’avenir, vous me laissez morne, désolé, vieilli, le cœur usé, incapable d’éprouver un généreux sentiment, n’aspirant plus qu’au repos de la tombe !… Adieu !… Ce n’est point un reproche que je vous adresse. Je ne vous parle ainsi que, si par hasard, en songeant combien je vous aime, la pensée vous venait un jour de m’appeler près de vous, vous ne cédiez pas à ce caprice ; vous ne reconnaîtriez plus le sauvage et enthousiaste jeune homme de la grève de Penmarck, vous verriez apparaître un vieillard. Pour la dernière fois, adieu.

La parole du chevalier dénotait une si profonde douleur, la résignation qu’il montrait était d’une grandeur si poignante et si vraie, que Nativa se sentit réellement attendrie.

— Chevalier, lui répondit-elle, votre générosité est la plus terrible vengeance qu’il vous était donné de tirer de mes torts ! je n’essayerai pas de me justifier à vos yeux. Toutefois, vous qui m’avez si sincèrement aimée, vous devez comprendre jusqu’à quel point un amour cruellement méconnu, un dévouement réel dédaigneusement repoussé, changent le caractère d’une femme. Le cœur ulcéré, éperdue de douleur, écrasée sous une humiliation imméritée, je ne croyais plus, lorsque la fatalité vous a placé sur ma route, à la sincérité d’aucun sentiment ! Tous les hommes étaient devenus à mes yeux des êtres vils, égoïstes, méchants. Cette disposition d’esprit vous explique ma conduite : je vous estime à un tel point que je tiens encore, quelque détachée que je sois des choses humaines, à votre pitié. J’ai tant souffert qu’il vous est permis, croyez-moi, sans tomber dans une indigne faiblesse, de me plaindre et de m’absoudre. Adieu, chevalier… Du fond du couvent où je vais attendre que Dieu, dans sa bonté sans bornes, daigne m’admettre à la vie éternelle, je mêlerai chaque jour votre nom à mes prières… Adieu !

L’humilité sincère de Nativa, l’expression si vraie de ses regrets et de sa douleur, causèrent une indicible émotion à l’infortuné jeune homme. Comprenant le danger qu’il y aurait pour lui à poursuivre cette conversation, il se contenta de s’incliner respectueusement devant l’Espagnole et il garda le silence.

— Mon chevalier Louis, lui dit Fleur-des-Bois qui vint s’appuyer sur son épaule avec une charmante et gracieuse familiarité, du courage…! Tu as été bon et généreux pour cette pauvre femme. Dieu te récompensera ! Jadis, quand tu m’appelais ta sœur, cela me faisant souffrir, je sens que ce nom me sera doux à entendre… Rappelle-toi quelles délicieuses journées nous avons passées à l’ombre des forêts embaumées, combien les heures s’écoulaient alors rapides pour nous… comme l’arrivée de la nuit nous surprenait toujours. Ses ombres nous enveloppaient déjà que nos yeux cherchaient encore le soleil au milieu de l’espace… Eh bien ! cette vie nous la reprendrons ! Nous ne nous quitterons plus ! Quand tu te sentiras trop malheureux, je mêlerai mes larmes aux tiennes ! Cela doit être bon, je le devine, d’avoir une personne qui pleure avec vous !… Mon chevalier Louis, partons !

Fleur-des-Bois, prodiguant ses naïves consolations à de Morvan, était si belle, si touchante, que Nativa ne put se défendre d’un sentiment d’admiration.

— Jeanne, lui dit-elle d’une voix brisée, jamais une aussi adorable créature que toi n’a existé sur la terre !… Ta grâce l’emporte sur ma fierté, je m’humilie devant ton innocence !… Jeanne, pardonne-moi !…

À ces paroles prononcées avec âme par l’orgueilleuse Espagnole, Fleur-des-Bois se troubla :

— Nativa, répondit-elle, tu es déjà bien malheureuse et je ne voudrais pas te faire souffrir davantage… mais à quoi bon essayer de te tromper… je ne suis pas habituée au mensonge… tu verrais de suite que mes lèvres sont en désaccord avec mon cœur…

Je comprends très bien que tu aies ordonné à tes esclaves de me tuer ; que tu m’aies adressé de vilaines paroles… Tu avais perdu la raison ! Aussi, de toutes ces choses je ne conserve contre toi aucune rancune ! Ce que je ne puis te pardonner, Nativa, et pourtant je t’assure que je ne suis pas du tout méchante, c’est la peine que tu as causée à mon chevalier Louis ! Vois comme il est changé ! comme il paraît accablé, malheureux ! Après tout, ce n’est pas ta faute ! habituée à l’hypocrisie des villes, tu ne pouvais guère agir autrement ! Quand mon chevalier Louis me fit apercevoir la première fois de mon ignorance, cette découverte me rendit bien honteuse ! Aujourd’hui, la science me fait peur ! Oui, plus je réfléchis, et moins je te trouve coupable ! Je ne t’en veux plus, Nativa, je te plains !

La réponse de Fleur-des-Bois affecta visiblement la fille du comte de Monterey, qui resta pendant un instant grave et recueillie ; tout à coup, paraissant prendre un parti, Nativa releva fièrement la tête, et s’adressant au beau Laurent qui, sombre et silencieux, depuis, qu’il avait vu Fleur-des-Bois prodiguer ses consolations à de Morvan, était resté plongé dans une méditation profonde :

— Laurent, lui dit-elle d’une voix nette et assurée, Dieu m’avait donné le dévoûment et la générosité ; ta perversité a étouffé ces sentiments dans mon cœur et les a remplacés par l’égoïsme et la haine ! Ma perte est ton ouvrage. Laurent je te maudis !

L’énergie pleine de conviction de Nativa mit dans ce cri parti du fond de son âme fit tressaillir le flibustier. Toutefois, surmontant bientôt cette émotion passagère :

— Je vous remercie, señorita, lui dit-il en ricanant, de ce charmant adieu. Il termine au mieux nos tendres amours. Et puis, je dois vous l’avouer, moi, si incrédule, si peu impressionnable, j’ai toujours éprouvé un certain doute à l’endroit des malédictions. Je ne sais s’il faut ou non ajouter foi à leur efficacité. Depuis longtemps, afin de me former une opinion à ce sujet, je désirerais d’être maudit moi-même. Grâce à vous, voilà mon souhait accompli. Il ne me reste plus qu’à laisser faire l’avenir. Trop aimante et fougueuse Nativa, je suis votre très humble et très reconnaissant serviteur !

Le beau Laurent se dirigea vers la porte, et, le visage radieux, l’air superbe, il appela ses porteurs.

— Reprenons notre promenade triomphale, dit-il à de Morvan. Les Grenadins, avides de nous contempler, attendent impatiemment notre présence !

— Merci, Laurent, lui répondit sèchement le chevalier en offrant son bras à Fleur-des-Bois, mon esprit n’est pas à la plaisanterie. Je te suivrai à pied !

— Soit, répondit le flibustier avec ironie, il est juste que tu me laisses la Gloire puisque tu gardes l’Amour…

Laurent reprit sa place sous le dais et les fanfares recommencèrent aussitôt avec fureur.

— Hélas ! murmura le flibustier en jetant à la dérobée un regard envieux sur de Morvan et Fleur-des-Bois : me voilà isolé dans ma puissance… Par l’enfer ! je crois que j’ai tort de sortir de ma voie ! Ma nature actuelle se prête peu à la tendresse ; le régime de la sensibilité lui est antipathique et ne lui vaut rien… À quoi bon vouloir ressusciter un cœur mort ? c’est tenter l’impossible… Décidément, j’ai eu tort de prendre de Morvan pour matelot… de me laisser aller aux séductions de Fleur-des-Bois !… L’orgueil satisfait, le pouvoir, la richesse, l’orgie et la bataille, voilà les seuls éléments qui conviennent à mon tempérament ; ils peuvent seuls me donner l’oubli du passé !… Pourtant, Fleur-des-Bois est si sublime de droiture et d’innocence ! si admirable de beauté !…

Bah ! chimères que tout cela ! Je me suis trompé à son égard… je l’ai crue chaste, vraie et pure, parce qu’elle était engourdie, qu’elle sommeillait dans son ignorance. À présent qu’elle aime, tous ses mauvais instincts vont s’éveiller. Avant un mois d’ici, elle sera une femme comme toutes les femmes. Elle est si jolie !… Ah bien ! j’en ferai ma maîtresse. Cela m’offrira une distraction d’une semaine… c’est toujours autant de gagné… Quant à de Morvan, à quoi bon m’en préoccuper !… Une fois que nous aurons cessé d’être matelots, je ne verrai plus en lui qu’un obstacle. Et les obstacles, je les brise sans pitié…

Le beau Laurent, lorsqu’il atteignit la place de la Cathédrale, où il avait laissé ses flibustiers, trouva toute prête à être embarqué la rançon de cinq cent mille piastres imposée à la ville de Grenade. Les Espagnols, désireux de se débarrasser au plus vite de la présence de leurs terribles hôtes avaient même poussé la complaisance jusqu’à leur amener des mules pour les aider à emporter leur butin.

Grâce à ce moyen facile de transport, une heure ne s’était pas écoulée que déjà les flibustiers foulaient de nouveau le pont de leur frégate et mettaient à la voile.

Le surlendemain le navire, sorti heureusement de la rivière, reprenait la mer.

Les flibustiers, ivres de joie en songeant à l’heureuse issue de leur entreprise, aux richesses immenses qu’ils possédaient, aux débauches qui les attendaient à terre, demandèrent à Laurent, selon la promesse qu’il leur avait faite, de mettre le cap sur la Jamaïque.

Laurent esclave de sa parole, s’empressa de céder à leur désir.

Au reste un grand changement s’était opéré dans le hardi capitaine depuis son départ de Grenade. Tenant sans cesse table, il invitait les plus anciens des Boucaniers et des flibustiers de son équipage à partager ses plaisirs.

Les vins les plus fins et les plus recherchés coulaient à flots. Les violons ne cessaient de jouer ; les dés de rouler.

C’était à qui tenterait les chances du hasard pour doubler sa part de prise.