Les Boucaniers/Tome VIII/V

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 147-172).


V

Le combat


Rien d’imposant et de saisissant à la fois comme deux navires voguant à contre-bord et prêts à engager le combat.

Le silence, à peine troublé par les derniers ordres des chefs, pèse, en ce moment solennel, sur le courage des plus intrépides matelots. Les cœurs battent avec violence, les poitrines sont oppressées.

Chaque homme, même le plus habitué au danger, jette un mélancolique regard sur sa vie passée, et interroge ses présentiments pour savoir s’il doit se réjouir ou se résigner. Alain, couché aux pieds de son maître, n’avait jamais encore assisté à une action navale ; aussi éprouvait-il dans toute son intensité cette émotion poignante qui précède la bataille. Toutefois, une pensée le soutenait.

— Ma foi, mon maître, disait-il à voix basse, je ne comprends pas trop pourquoi le capitaine Laurent accepte le combat au lieu de continuer à prendre chasse… Depuis que je suis à la tête d’une somme de cent mille livres, je me sens d’une poltronnerie dont rien n’approche… Moi, Alain, posséder cent mille livres : cette idée-là me fait tourner la tête, et je suis tenté de croire que je rêve… Combien cela fait-il, maître, cent mille livres ? Au moins deux ou trois mille écus, n’est-ce pas ?… Penser que je suis assez riche pour acheter Penmark, pour manger du lard frais à discrétion toute la journée, avoir un serviteur, et que je serai peut-être mort tout à l’heure… ça me serre le cœur à me faire crier …! Dites donc, maître, à votre matelot, que se montrer trop glorieux est un péché, et priez-le de reprendre chasse.

— Comment veux-tu, Alain, répondit le chevalier sur le même ton, que nous échappions à un navire d’une marche tellement supérieure à la nôtre qu’il nous a gagnés de vitesse sous ses huniers, les ris pris et sa misaine ?… Voyons, Alain, du courage ! N’oublie point que, toi et moi, nous représentons ici en ce moment la Bretagne… qu’il ne nous faut pas déshonorer notre pays par une lâche et impardonnable conduite !

— Ainsi, maître, ce sont les Espagnols qui nous forcent à nous battre ?

— Cela est incontestable, Alain.

— Alors, foi de Dieu ! reprit le Bas-Breton, gare à eux ! Ah ! gredins, vous voulez me voler ma fortune !… il ne vous suffit pas d’avoir dépouillé et martyrisé jadis tant de braves Indiens, vous vous en prenez aussi aux chrétiens… Il me tarde maintenant que la bataille commence : je me sens une fureur de loup enragé…

La voix de Laurent interrompit la conversation de Morvan et de son serviteur.

— Amène, cargue, rentre et hale bas les menues voiles !

Le galion amiral, voyant que les flibustiers lui présentaient le combat sous les huniers seulement, s’empressa d’imiter leurs manœuvres. Offrant aux coups des Français son flanc de tribord à une distance de trente toises au plus, il héla la frégate d’amener ses couleurs.

Un sourire, empreint tout à la fois d’un sublime orgueil et d’un immense dédain, anima le visage de Laurent.

L’intrépide aventurier, s’élançant de son banc de quart, d’un bond se plaça sur le bastingage, et fier, radieux, la tête haute, la poitrine tournée vers les Espagnols :

— Je suis le capitaine Laurent ! cria-t-il d’une voix qui vibra retentissante et métallique comme une note de clairon.

— Tout le monde debout et feu partout ! reprit le flibustier.

Une ceinture de flammes enveloppa le flanc de la frégate. La réponse du galion ne se fit pas longtemps attendre : elle fut terrible ; ses trente canons chargés jusqu’à la gueule, vomirent une trombe de feu et de fer ; on eût dit l’éruption d’un volcan !

Cette seule bordée, portant en plein sur la frégate, eût suffi pour la mettre hors de combat. Heureusement, le vaisseau espagnol étant de haut-bord, l’avalanche meurtrière passa au-dessus de l’ennemi ; quelques pièces du gréement, coupées par les boulets, restèrent suspendues dans la mâture ou retombèrent sur le pont.

— Bas le feu des canons !… héla Laurent. Qu’on ne se serve que des mousquets !… Ohé ! là haut, dans les hunes !… Des grenades !… toujours des grenades !… Inondez-en le pont de l’ennemi !… Hardi, les enfants !… Ne vous pressez pas !… Prenez votre temps pour viser ; que chaque coup porte !…

L’ordre donné par Laurent de cesser la canonnade était un trait de hardiesse, une inspiration de génie ! Le flibustier, avec la conception rapide, le coup d’œil infaillible dont il était doué, avait compris de suite que sa rangée de huit canons, d’un faible calibre, ne pouvait rien contre les trente bouches à feu que lui opposait le vaisseau amiral. Les avaries éprouvées par l’ennemi n’eussent pas compensé l’emploi des hommes retenus par le service des pièces. Ces mêmes hommes, répartis dans le gréement, accrochées à toutes les saillies de la frégate, embusqués sur la drôme, dans la chaloupe et les hunes, causaient cent fois plus de mal aux Espagnols, avec les balles de leurs redoutables fusils de Boucaniers, que comme canonniers.

Pendant une demi-heure, le feu continua des deux côtés avec un remarquable acharnement ; les flibustiers, excités par Laurent, si multipliaient. Les Espagnols, quoi qu’ils eussent été vivement impressionnés en apprenant qu’ils avaient affaire au plus célébre capitaine que possédât, après de Montbars, la flibusterie ; les Espagnols étaient si nombreux, ils disposaient de tant d’éléments de succès, qu’ils ne croyaient pas à une défaite et restaient pleins d’ardeur.

Il faut se rappeler le merveilleux sang-froid et l’adresse infaillible des Boucaniers-flibustiers, pour comprendre le ravage inouï que pendant cette demi-heure de lutte ils causèrent à l’ennemi… Deux cents Espagnols furent mortellement atteints ; les servants de la batterie découverte, exposés en plein et sans défense à leurs coups, tombaient chaque fois qu’ils essayaient de charger des canons.

Quant à ceux qui étaient retirés dans les batteries de l’entre-pont, à peine se montraient-ils à l’embrasure des sabords, qu’une balle les punissait de leur témérité.

Au reste, c’était un spectacle aussi étrange que saisissant, de voir ce puissant vaisseau fatigué, harcelé par un adversaire de proportions si faibles, qu’il lui eût suffi de l’aborder pour le couler bas : un spectacle que les flibustiers étaient seuls capables de donner !

De Morvan, une carabine à la main, secondait Laurent dans son commandement, et combattait comme un simple matelot. Quant au Bas-Breton Alain, le premier moment de la surprise passé, il s’était embusqué sur la drôme, où il déployait une intelligence et une vivacité dont il ne serait jamais cru capable : l’excitation causée par le danger l’avait complétement métamorphosé en flibustier.

— Ah ! coquins d’Espagnols, vous voulez me prendre ma fortune ! ah ! vous avez jadis massacré des milliers de pauvres chers Indiens du bon Dieu ! Vous allez voir, murmurait-il en rechargeant son arme, et chaque fois sa carabine abattait un ennemi !

Le pont de la frégate inondé de sang prouvait que le triomphe momentané, ou, pour être plus exact, la résistance des flibustiers leur coûtait bien cher ; plus de vingt des leurs avaient déjà succombé.

— Matelot, dit de Morvan, en s’adressant à Laurent, ne vaudrait-il pas mieux en venir franchement à l’abordage que de nous laisser décimer ainsi ? Qui sait si ce dernier et suprême effort ne nous sauverait pas ?

— J’aime ton impatience et ton ardeur, matelot, répondit Laurent ; mais la responsabilité qui pèse sur moi m’empêche de la partager. Que veux-tu que cinquante à soixante hommes fassent contre douze à quatorze cents ?

— Alors, nous sommes perdus ! reprit de Morvan en baissant la voix.

— Oui, si la tempête sur laquelle je compte tarde trop à se déclarer !

— Tes calculs ne te l’annonçaient guère avant trois heures !

— C’est vrai ; mais depuis lors l’état du ciel a changé. Tenons bon encore une heure, et nous serons sauvés !

— Une heure, Laurent ! il ne faut pas l’espérer… À la première bordée complète que nous recevrons, nous coulerons bas.

— Nous serons canonnés, mais nous ne recevrons pas une bordée entière : nos braves Boucaniers gênent trop par leur mousqueterie le tir des artilleurs. Quant à couler bas, tu oublies que Requin se tient, mêche allumée, dans la soute aux poudres.

— Ma foi, s’écria de Morvan, j’en reviens à ma première idée, à l’abordage : d’autant plus que depuis le commencement de l’action, l’Espagnol a toujour manœuvré pour l’éviter.

— Parbleu ! cela n’a rien d’étonnant ! Il connaît ma présence ici !… Le fait est que si je disposais de ce vaisseau de 60 et de son équipage, il y a longtemps que la frégate n’existerait plus ! Ne me parle pas, vois-tu, matelot, des gens hiérarchiques. Ils arrivent à tour de rôle ou poussés par la faveur, à des commandements importants : mais le grade ne leur donne ni la spontanéité de la pensée, ni l’initiative, ni l’instinct de la guerre ! Il n’y a pas un de nos flibustiers qui, à la place de l’amiral espagnol ne nous eût déjà contraints à nous faire sauter !

Laurent, debout sur son banc de quart, qui le mettait dans une si dangereuse évidence, et quoique la mitraille sifflât sans cesse autour de lui, avait répondu au chevalier d’une voix aussi calme que s’il se fût trouvé dans un salon. Maître de sa volonté, il savait résister même à l’excitation du combat.

— Ah ! ah ! reprit-il presque aussitôt, voici l’Espagnol qui laisse arriver… il veut nous envoyer une bordée en poupe ; c’est là une tactique fort bonne quoiqu’un peu élémentaire ! Matelot…

Laurent allait poursuivre lorsqu’il roula de son banc de quart sur le pont ; le bonheur fabuleux qui jusqu’alors l’avait protégé l’abandonnait.

Le moment était critique. De Morvan le comprit.

— Matelots ! s’écria-t-il en s’élançant à la place occupée naguère par Laurent, un homme de moins ne constitue pas une défaite ! tout va bien !… Rien n’est désespéré !… Je suis digne de vous commander !… Allons ! hardi ! ferme !… Ne nous laissons pas prendre en enfilade !… Neutralisons, en l’imitant, la manœuvre de l’Espagnol ; laissons arriver !…

Un moment de désespoir général, plus encore, de stupeur, suivit la chute de Laurent : les flibustiers, ranimés par la parole ferme et vigoureusement accentuée du chevalier, revinrent presque aussitôt de leur étonnement. Heureux de trouver un chef à l’instant où ils en avaient un si urgent besoin, ils se précipitèrent à la manœuvre avec un remarquable élan. Le combat continua sous toutes voiles !

— Les maladroits ! murmura de Morvan en jetant un regard de mépris sur le vaisseau amiral ; ils ouvrent la main qui nous tenait ! Que de temps ils perdent !

Plusieurs flibustiers, en voyant tomber le capitaine, s’étaient élancés pour lui porter secours ; à peine achevaient-ils de le relever qu’il ouvrit les yeux, et les repoussant avec énergie :

— Arrière, enfants ! leur dit-il en souriant, je n’ai rien… une simple égratignure… Un éclat de bois qui m’a frappé à la tête !… Est-ce que les boulets peuvent tuer Laurent !… Allons, retournez à votre poste de combat !

Épongeant alors avec son mouchoir le sang qui lui tombait dans les yeux et l’aveuglait, Laurent se dirigea d’un pas ferme et assuré vers son banc de quart. — Ah ! s’écria-t-il en apercevant de Morvan installé à sa place, tu n’as pas perdu de temps, matelot, pour recueillir mon héritage !…

Un regard froid, hautain, accompagnait ces paroles. De Morvan le soutint dignement.

— Matelet, lui dit-il en descendant du banc de quart, l’injuste reproche que tu m’adresses est un signe de faiblesse. Allons, je t’avais élevé sur un trop haut piédestal. Tu es un homme extraordinaire, j’en conviens ; mais tu n’es qu’un homme.

À cette réponse, Laurent rougit ; et fixant le jeune homme d’un œil scrutateur et réfléchi :

— Je comprends à présent que Fleur-des-Bois t’aime, lui dit-il lentement. Je t’avais bien jugé ; tu vaux mieux que moi… oui, mille fois mieux que moi ; car jamais je ne t’aurais pardonné d’avoir sauvé la frégate.

Pendant l’heure qui suivit cet épisode passé inaperçu, le combat prit un caractère de gravité qu’il n’avait pas encore atteint ; les flibustiers survivants — ils n’étaient plus que vingt hommes valides — se sachant perdus, ne daignaient plus se cacher dans les embarcations ou sur la drôme : fous de rage, sublimes de fureur, ils poussaient des cris semblables à des hurlements de tigre et demandaient l’abordage.

Laurent, toujours calme et impassible, ne cessait de consulter l’horizon : la tempête, ce dernier aide sur lequel il avait compté, lui faisait défaut.