Les Boucaniers/Tome VIII/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome VIIIp. 175-200).


VI

Le bon ange


Si la position des flibustiers était à peu près désespérée, l’ennemi payait bien cher sa victoire. Fait inouï, merveilleux, que l’on se refuserait à croire si l’histoire n’était là pour l’attester, cinq cents Espagnols avaient succombé ! Sur le pont, dans la batterie basse du galion jonchée de cadavres, le sang atteignait une hauteur de deux pouces !

À une dernière bordée que les artilleurs du vaisseau amiral parvinrent à tirer avec ensemble et qui porta en plein dans la coque de la frégate, l’issue du combat cessa tout à fait d’être douteuse.

— Matelot, dit froidement Laurent, en s’adressant au chevalier, il faut mourir… Ta main… Adieu…

— Où vas-tu ainsi, Laurent ?

— Donner à Requin le signal qu’il attend !…

— Un capitaine doit rester sur son banc de quart jusqu’à ce que la mort l’en arrache. Requin m’obéira comme à toi. Demeure à ton poste. Adieu !

De Morvan s’éloignait déjà, lorsque Laurent, bondissant vers lui, l’arrêta :

— Je te devine, lui dit-il. Tu veux revoir Fleur-des-Bois et mourir à ses côtés. Je ne le souffrirai pas…

— Qui m’en empêchera ?

— Moi, entends-tu, moi !

— Allons donc ! dit de Morvan d’une voix sourde, une menace !…

— Un ordre ! s’écria Laurent.

Les deux compagnons d’armes, se toisant alors d’un regard sanglant, se reculèrent chacun d’un pas pour prendre distance. Sans s’adresser une parole, ils s’étaient compris. Tous deux étaient armés d’un couteau d’abordage.

Quelles tristes pensées eût éveillé dans l’esprit d’un philosophe ou d’un indifférent la vue de ces deux hommes qui, menacés de mort par la mitraille ennemie, posés sur un volcan prêt à éclater, n’ayant aucune chance d’échapper à leur affreuse destinée, cherchaient, excités par l’amour, poussés par la jalousie, à s’arracher les quelques minutes d’existence qui leur restaient.

Les flibustiers qui combattaient encore apportaient un tel acharnement à la lutte, étaient en proie à une surexcitation si grande, qu’ils ne remarquèrent pas ce qui se passait entre leur capitaine et de Morvan.

Les deux rivaux restèrent pendant quatre à cinq secondes à s’observer d’un tel œil fixe et sombre. Cette immobilité menaçante prouvait combien chacun d’eux estimait la valeur et l’adresse de son adversaire.

Tout à coup, et par un mouvement simultané, ils s’élancèrent l’un contre l’autre avec une sauvage impétuosité. Des étincelles jaillirent du choc de leurs longs coutelas. Pas une parole n’avait été prononcée.

Quelque grande que fût la fureur des deux jeunes gens, ils possédaient l’un et l’autre trop de vrai courage pour abandonner au hasard le soin de diriger leurs efforts : tous les deux avaient, s’il est permis de s’exprimer ainsi, réglé leur colère. Aussi ce premier choc ne produisit aucun résultat. Chaque attaque rencontra une parade, chaque riposte, devinée à l’avance, fut évitée. Laurent usait de l’agilité de tigre dont il était doué pour harceler de Morvan, tandis que ce dernier, mettant en usage toutes les ressources que lui offrait sa profonde connaissance de l’art de l’escrime, s’enveloppait d’un réseau de fer et restait invulnérable.

On eût dit un de ces fameux duels du temps de la chevalerie, deux paladins de Charlemagne se battant à outrance et sans merci.

Cette première passe dura à peine une demi-minute. Se trouvant corps à corps et trop près l’un de l’autre pour pouvoir se frapper mortellement avec leurs longs coutelas, Laurent et le chevalier, par suite d’un commun et tacite accord, se reculèrent de nouveau d’un pas ; la lutte se rengagea aussitôt plus ardente que jamais.

D’abord, surpris par les rapides volte-faces du flibustier, le chevalier devina et comprit bientôt sa manière de combattre ; alors, se mettant sur la défensive, il attendit le moment opportun pour attaquer à son tour. Cette occasion ne tarda pas à se présenter. Un coup droit, porté avec la rapidité d’une balle par de Morvan, entre deux feintes par trop fougueuses et trop imprudentes du flibustier qui se découvrit, atteignit celui-ci en pleine poitrine : une côte empêcha le fer d’accomplir son œuvre de mort !

— Vous êtes blessé, s’écria de Morvan en se rejetant en arrière.

— Qu’importe, pourvu que je te tue ! et je te tuerai ! hurla l’indomptable Laurent.

Exaspéré par l’opiniâtreté de son adversaire, exalté par l’ardeur de la lutte, de Morvan se résolut à être implacable ; mais à peine avait-il eu le temps de se remettre en garde, qu’il recula en chancelant et fut s’appuyer contre les bastingages : une balle espagnole l’avait frappé à la cuisse !

La première pensée de Laurent — et cette pensée se traduisit énergiquement par la férocité de son regard — fut de profiter de l’avantage que lui présentait le hasard pour réaliser sa menace. Au reste, cette coupable tentation dura peu. Jetant loin de lui son coutelas, il se précipita vers son ancien matelot, et lui serrant la main avec énergie :

— Chevalier, lui dit-il, jamais personne avant toi ne m’avait fait douter de moi-même ! Le seul moyen que j’aie de me relever de ma défaite est de l’avouer hautement. Matelot, va-t-en trouver Fleur-des-Bois ! Tu as raison, un capitaine ne doit jamais abandonner son banc de quart ! Tes adieux terminés — une minute suffit pour murmurer à l’oreille d’une femme qu’on l’aime — tu ordonneras à Requin d’exécuter sa mission de mort… de mettre le feu aux poudres. Adieu. À peine Laurent achevait-il de prononcer ces paroles, que Fleur-des-Bois apparut sur le pont. Son premier regard fut pour de Morvan : elle courut à lui.

— Il est vivant, merci ma bonne sainte Vierge, s’écria-t-elle avec une expression de ferveur passionnée, qui mit une auréole autour de son visage. Mon Dieu ! que tu es pâle, mon chevalier Louis, reprit-elle presque aussitôt d’une voix troublée et émue ; tu es blessé.

— Oui, Jeanne, mais qu’importe. Ne serons-nous pas bientôt tous morts…?

— Que dis-tu là ! Notre position est-elle donc désespérée au point…

Fleur-des-Bois parcourut des yeux le pont, et apercevant partout des cadavres et du sang, elle tressaillit.

— Laurent, dit-elle, comment se fait-il que toi, si bon capitaine, à ce que l’on prétend, tu ne puisses pas nous sauver ? Pourquoi ne prends-tu pas chasse devant l’ennemi ?

Le flibustier sourit d’un air de douce pitié.

— Ma pauvre Jeanne, lui répondit-il, ta chère Sainte-Anne d’Auray voudrait elle-même nous arracher des serres des Espagnols, qu’elle ne le pourrait pas.

— Oh ! quel affreux blasphème, Laurent ! Tiens, je me rappelle avoir vu un jour un aigle s’abattre sur une colombe. Casque-en-Cuir était près de moi. Au cri de désespoir que je poussai, il leva son fusil et fit feu. L’aigle eut l’aile brisée et lâcha sa proie : la colombe fut sauvée.

— Eh bien que conclus-tu de là, Fleur-des-Bois ?…

— Que si une colombe, déjà saisie par un aigle a recouvré sa liberté, nous que les Espagnols ne tiennent pas encore, nous ne devons pas perdre tout espoir…

— Ta comparaison manque de justesse, Fleur-des-Bois ! Il suffisait à Casque-en-Cuir de tirer juste pour délivrer la colombe ; un coup de canon, quelque bien pointé qu’il fût, ne changerait en rien notre position !…

— Je ne partage pas ton opinion Laurent… Si un boulet renversait le grand-mât du galion, le vaisseau, hors d’état de manœuvrer, deviendrait, comme l’aigle dont l’aile fut brisée, incapable de nous poursuivre. Nous, nous imiterions la colombe.

Il fallait que Laurent — pour causer ainsi qu’il le faisait avec Fleur-des-Bois, au lieu de continuer à diriger l’action — fût bien convaincu de l’inutilité de ses efforts, bien assuré qu’aucun espoir de salut ne restait à la frégate.

Ce groupe de trois personnes discourant tranquillement au milieu des sifflements de la mitraille, présentait certes un des épisodes les plus singuliers de ce mémorable combat.

— Fleur-des-Bois, s’écria le flibustier, c’est la Providence qui vient de parler par ta bouche. Comment cette idée si simple ne m’est-elle pas encore venue ? Je l’ignore. Matelot, prends ma place sur mon banc de quart. Inutile d’avertir Requin.

Laurent, s’élançant alors au milieu des débris de son équipage, arracha cinq hommes au combat, et fit charger un canon. De Morvan et Fleur-des-Bois suivaient avec une anxieuse attention ses moindres mouvements. Tous les deux priaient Dieu pour qu’une balle espagnole n’arrêtât pas le flibustier dans cette dernière et suprême tentative.

Laurent, le corps courbé et immobile l’œil fixé à la hauteur de la culasse du canon, suivait le balancement de la lame. Bientôt un éclair brilla : Laurent venait de jouer son dernier enjeu !…

La réputation de merveilleux pointeur que possédait le flibustier était si universelle, si incontestée, que de Morvan crut voir trembler de sa base à son sommet le grand mât du galion amiral.

— Qu’on recharge ! dit Laurent.

Se retournant alors vers le chevalier et Fleur-des-Bois :

— L’aile de l’aigle est entamée, Jeanne, cria-t-il ; cette fois elle tombera !

Laurent ne se vantait pas en parlant avec cette assurance. Une demi-minute plus tard, un craquement épouvantable, accompagné de cris de désespoir, de rage et de détresse, suivait la détonation du second coup de canon : le mât, coupé à une hauteur de cinq pieds au dessus du niveau du pont, s’écroulait sur les Espagnols terrifiés !

Un hurra qui retentit jusque dans les nuages s’éleva à bord de la frégate. Les flibustiers n’avaient plus rien à craindre de leur puissant ennemi.

— Ah ! le lâche qui n’a pas osé nous aborder, dit Laurent. Pas de pitié pour lui ; qu’il porte la peine de son déshonneur !

Un peu plus tard, la frégate venant du lof et mettant le cap sur la poupe de son ennemi, massacrait son équipage par plusieurs volées d’enfilade.

— Ah ! s’écria Laurent, si j’avais encore cinquante hommes valides, avant une demi-heure le pavillon du vaisseau amiral traînerait honteusement attaché à son beaupré… et lui serait en mon pouvoir.

Le nombre de flibustiers encore en état de porter les armes et de manœuvrer, s’élevait alors à seize sur la frégate.

— Amis, dit Laurent, il s’agit à présent de payer d’audace. Le galion vice-amiral se rapproche de nous à vue d’œil. Soutenir un nouveau combat contre quinze cents hommes d’équipage et soixante canons, il n’y faut pas songer. La dignité de notre contenance, la fermeté de notre maintien peuvent seules nous aider à sortir d’embarras. Laissons arriver sur le vice-amiral qui, par bonheur, se trouve toujours sous le vent à nous, et présentons-lui hardiment la bataille… Témoin de la catastrophe du galion amiral, il n’osera pas l’accepter.

La prédiction de Laurent se réalisa de point en point ; son audacieuse manœuvre obtint tout le succès qu’il attendait. L’Espagnol prit la fuite !…[1]

— Fleur-des-Bois, dit Laurent avec un attendrissement qu’il aurait voulu s’efforcer de cacher, tu es bien toujours le bon génie, le génie protecteur de la flibuste !… Céleste enfant, ce n’est pas seulement ma frégate, mais encore mon âme que tu as sauvée !… L’intervention miraculeuse de la Providence a été si manifeste en cette occasion, qu’il ne m’est plus possible, malgré mon orgueil, de mettre en doute l’existence d’un pouvoir suprême.

Laurent, humilié par cet aveu que lui arrachait la force de la vérité, se tut brusquement, et, enveloppant Fleur-des-Bois d’un regard passionné :

— N’importe, murmura-t-il, je ne faiblirai pas. Elle sera ma maîtresse ! — Matelot, reprit-il après un moment de silence, nos épreuves ne sont pas finies. Il nous reste à présent à lutter contre les fureurs de la nature. Voici la tempête qui éclate, et la frégate criblée de mitraille, déchirée par les boulets espagnols, fait eau de toutes parts.

En effet, un épouvantable coup de tonnerre se fit entendre presque aussitôt, et le vent se déchaînant avec une force inouïe, courba la frégate sur la lame et manqua de la faire sombrer.

Laurent, malgré le sang qu’il avait perdu par ses deux blessures, prit son porte-voix et se mit à commander la manœuvre avec sa vigueur et sa netteté accoutumées.

  1. L’amiral espagnol, mis en jugement pour n’avoir pas osé aborder Laurent, fut, quelque temps après, condamné à mort et eut la tête tranchée. Louis XIV, instruit du magnifique fait d’armes du flibustier, lui envoya des lettres de naturalisation. Laurent, on le savait, n’était pas Français, mais on ignorait son origine.