Les Boucaniers/Tome X/VI

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 167-200).

VI

L’amiral de Pointis avant d’appareiller, avait, ainsi que les flibustiers, réglé le commandement des forces dont il disposait.

Il avait réduit les compagnies à cinquante hommes et augmenté le nombre des officiers, en employant comme tels les gardes-marine ; puis il avait formé un bataillon de cinq compagnies de grenadiers et six autres bataillons ordinaires.

Le plus ancien des capitaines d’infanterie présent fut désigné pour diriger ces troupes de débarquement.

Le vicomte de Coëtlogon était général de l’artillerie ; les autres capitaines de vaisseau servaient sous les ordres de l’amiral de Pointis en qualité d’officiers généraux.

Une particularité digne d’être mentionnée comme trait caractéristique de l’époque, c’est que cette escadre, commandée par des chefs choisis par le roi et commissionnés par le ministre de la marine, monseigneur de Pontchartrain, avait été armée par les particuliers de Brest, — comme l’on disait alors en parlant des notables roturiers d’une ville, — qui entraient pour une part fixée à l’avance dans les profils de l’entreprise.

La flotte, partie le 1er  avril du petit Goave mit cinq jours, contrariée par les vents, à franchir les 30 lieues qui la séparaient du cap Tiburon ou du Requin.

Le 6, elle essuya un fort grain qui la força d’aller mouiller aux îles de San Blas, situées à 13 lieues au vent de Carthagène, îles que les flibustiers désignaient, par abréviation ou corruption du mot espagnol San Blas, sous le nom de Zemblis.

Du 6 au 11, la tempête continua de sévir avec intensité : le 12 avril, vers les deux heures de l’après-midi, la flotte mouilla enfin devant Carthagène.

La côte nord de la ville espagnole, défendue par des rochers et des brisans, était inaccessible.

Le vaisseau le Saint-Louis, qui tenait la tête de l’escadre, s’approcha néanmoins à peu près à portée de canon et entama le feu.

Sa bordée lâchée à trop grande distance ne produisit aucun effet.

Voyant l’inutilité d’un tir pareil, le capitaine, M. de Lévis, voulut se rapprocher de la ville ; mais, dès le milieu de son abattée, il fut obligé de virer au plus vite.

Le navire, manquant d’eau, avait talonné contre un banc de sable, et le commandant se considéra comme très heureux de se retirer sans avaries majeures.

L’escadre avait mis en panne pour assister à cet essai.

— Matelot, dit le beau Laurent en s’adressant à de Morvan, ne te semble-t-il pas que l’occasion est des plus favorables pour donner une leçon à ces messieurs de la marine royale !…

— Qu’entends-tu par là, Laurent ?

— J’entends, parbleu, que nous devons accomplir ce que M. de Lévis vient de tenter en vain ; qu’à nous est réservé l’honneur de déflorer la ville de Carthagène : je connais parfaitement ces parages-ci ; je me fais fort d’arriver avec la Serpente, qui cale moins d’eau que le Saint-Louis, jusqu’aux pieds des formidables brisans qui enveloppent et défendent la ville. Peut-être notre navire touchera-t-il, mais qu’importe ! Ma ténacité m’aura toujours procuré une distraction de dix minutes : s’amuser, voilà le point essentiel de la vie, le seul but auquel doive tendre un homme raisonnable.

— Prends garde, Laurent, répondit le jeune homme, tu connais l’esprit de critique et d’indépendance des gens placés sous tes ordres ! Cette manœuvre, aussi dangereuse qu’inutile, les contrariera peut-être ! Ces mêmes flibustiers qui, sur un signe de toi, n’hésiteraient pas à se jeter tête baissée sur une batterie de canons chargés à cartouches à balles, pour peu que ce sacrifice leur parût opportun, murmureront peut-être en te voyant employer leur courage à satisfaire une de tes fantaisies !… Cette fois ne serait pas la première qu’ils auraient dépossédé un capitaine de son pouvoir suprême ! Crois-moi, ne risque pas ainsi ta popularité !…

— C’est justement un essai de cette popularité que je veux faire, dit le beau Laurent. Je tiens à connaître au juste la mesure de l’influence que j’exerce sur les Frères-la-Côte.

— Pourtant, Laurent, réfléchis…

— Lorsque j’éprouve un désir, l’action remplace en moi la réflexion, interrompit Laurent ! Allons, matelot, je devine le motif de tes objections, tu es jaloux du petit reflet de gloire que ma hardiesse pourra me valoir ! Monte sur le banc de quart et prends place à mes côtés ; nous serons de compte à demi dans la témérité de l’entreprise.

Cette proposition, quoique de Morvan n’approuvât pas le projet de son matelot résonna si agréablement à son oreille, qu’il ne songea pas à la refuser.

Il s’empressa de sauter sur le banc de quart.

— Un dernier mot, matelot, dit-il : ne penses-tu pas qu’il serait prudent de faire entrer l’équipage dans la complicité de notre extravagance : quelques paroles te suffiront pour cela !

— Le conseil n’est pas mauvais : merci.

Laurent rassembla aussitôt l’équipage sur l’arrière.

— Frères-la-Côte, leur dit-il, nous concourons tous au même but, tous nous désirons le même résultat ; cependant notre abnégation à la cause commune n’est pas telle, que nous ne profitions avec joie de toutes les occasions que nous offrira le hasard de montrer notre supériorité sur messieurs de la marine royale !… Vous venez d’assister à la déconfiture du Saint-Louis ! Voulez-vous que, sous les yeux de la flotte entière, nous essayions d’accomplir la tentative dans laquelle ce vaisseau vient d’échouer… Dam ! cela nous coûtera peut-être quelques gouttes de sang… Oui, mais quelle joie de donner une leçon à ces messieurs, de leur montrer ce que nous savons faire !… Quant à perdre notre navire, ne craignez rien ! Je connais ces parages, et je réponds sur ma tête du salut de la Serpente ! Le temps presse, répondez ! Faut-il humilier la marine royale, oui ou non ?

— Oui, oui, humilions la marine royale ! crièrent les flibustiers avec un enthousiasme unanime et spontané.

Laurent, ne voulant pas laisser refroidir cette ardeur, ordonna aussitôt la manœuvre, qui fut exécutée avec une rapidité et un ensemble de bon augure.

Aussitôt la Serpente obéissant à l’action combinée du gouvernail et de ses voiles, sortit de son immobilité et glissant gracieusement hors du groupe des navires flibustiers, elle s’avança vers Carthagène !

De Morvan, fort occupé à seconder son matelot dans la manœuvre, n’avait pas remarqué que Fleur-des-Bois, présente à son entretien avec Laurent, était montée avec lui sur le banc de quart !

— Toi ici, Jeanne ! lui dit-il avec un ton de doux reproche lorsqu’il l’aperçut ; éloigne-toi, ma sœur, je t’en conjure !

— Inutile que tu insistes, mon chevalier Louis, répondit Jeanne avec une froide fermeté : les flibustiers ont confiance en mon étoile, il est de mon devoir de les soutenir par ma présence dans l’acte de folie qu’ils vont tenter. Je reste.

Fleur-des-Bois se rapprocha alors de de Morvan, et ajouta en souriant :

— Entre toi et moi, mon frère, il n’y a pas la place pour un boulet de canon.

La manœuvre opérée par la Serpente n’avait pas tardé à attirer l’attention de la flotte entière : toutes les longues-vues, braquées sur l’audacieux navire, suivaient ses moindres mouvements.

La présence sur le banc de quart de Fleur-des-Bois, dont l’écharpe soulevée par le vent flottait ainsi qu’un gracieux drapeau, donnait à cette scène dramatique un côté touchant, qui la rendait plus saisissante encore.

Un grand silence, à peine troublé par le bruissement de son sillage, régnait à bord de la Serpente.

— Les gabiers dans les manœuvres, les canonniers à leurs pièces, le reste de l’équipage à plat ventre sur le pont ! ordonna Laurent.

En ce moment, un cri retentit, sinistre et spontané, sur la flotte. La Serpente, virant au milieu de la bordée, courait à toutes voiles sur les brisants qui défendaient Carthagène : c’était à croire à un suicide prémédité de tout l’équipage.

Les Espagnols, du haut de leurs remparts, contemplaient avec une stupéfaction profonde, presque avec un superstitieux effroi, l’étrange et incroyable évolution du navire flibustier. Ils ne comprenaient rien à sa folle témérité.

Toutefois, lorsque la Serpente, engagée au milieu des brisants, se trouva séparée à peine par une portée de fusil de la ville, les artilleurs, secouant leur torpeur, coururent, mèche allumée à leurs pièces.

Une demi-heure plus tard, une trombe de fer et de flammes s’abattait, accompagnée d’un bruit épouvantable, du haut des remparts, et enveloppait d’un nuage épais de fumée, l’audacieux navire !

Les quelques secondes qui suivirent parurent aux équipages de l’escadre longues comme des heures.

Bientôt une exclamation de joie frénétique, d’enthousiasme délirant, s’éleva immense et retentissante de tous les navires de la flotte.

Le vent, dissipant la fumée, laissait voir de nouveau la Serpente.

L’écharpe de Fleur-des-Bois flottait toujours sur le tillac.

— Feu partout ! cria Laurent.

La bordée de la Serpente éclata comme un cratère de volcan.

Les flibustiers rendaient largement aux Espagnols la politesse qu’ils avaient reçue d’eux.

Soit effet du hasard, soit habileté des pointeurs de la Serpente, cette volée fut fatale aux ennemis, qui eurent deux pièces démontées et plusieurs hommes tués.

Laurent, profilant de la confusion que ces désastres avaient mise parmi les Espagnols, fit virer, et, côtoyant les brisants avec autant d’audace que de bonheur, il sortit sain et sauf de sa téméraire entreprise.

Son départ fut-un triomphe ; ôtant par un geste lent, et solennel son chapeau de dessus sa tête et saluant la ville : — Au revoir et à bientôt ! dit-il d’une voix calme et retentissante.

Ce mot répété de navire en navire courutparmi la flotte et fut accueilli sur chaque vaisseau par des applaudissements prolongés et unanimes.

Les officiers de la marine royale commencèrent à comprendre les fabuleux succès obtenus jusqu’alors par les flibustiers.

L’amiral de Pointis, jaloux de reprendre sa revanche, fit mouiller l’escadre hors de portée de canon, devant Carthagène, et ordonna à la galiote commandée par le capitaine de Monts, de commencer le bombardement de la ville.

Ce bombardement, opéré de loin et qui dura toute la nuit sans discontinuer causa beaucoup plus d’effroi que de mal aux Espagnols ; cette fois était la première que l’on se servait des mortiers dans les Indes.

Le 15, la journée se passa à arrêter définitivement le plan d’attaque.

De temps à autre, la galiote lançait quelques bombes pour entretenir la terreur des habitants de Carthagène.

Le 14, l’escadre combinée remit à la voile et côtoya les trois lieues de roches arides et menaçantes qui s’étendaient depuis la ville jusqu’à l’entrée de la rade ; vers le milieu du jour, elle jeta l’ancre devant le fort de Boca-Chica.

Le fort de Boca-Chica ou Boucachic, ainsi que l’appelaient les flibustiers, tirait son nom[1] de l’étroitesse de l’entrée du golfe de Carthagène qu’il dominait et défendait.

En effet, cette entrée, coupée au beau milieu par un énorme écueil, ne laissait passage que pour un seul navire.

Conserver Boca-Chica était d’une importance énorme pour les Espagnols ; ce fort était jusqu’à un certain point la clé de Carthagène.

Quelques lignes de description sont ici indispensables : Boca-Chica possédait quatre bastions en fort bon état ; à l’ouest il était défendu par la mer, qui baignait le pied de ses remparts, et des trois autres côtés par un fossé également rempli d’eau, taillé dans le roc, et dont le glacis était aussi tout en roc aplani.

Les remparts de Boca-Chica, célèbres dans les Indes-Occidentales par la solidité de leur construction, défiaient sans peine les efforts de la bombe, de même que ses murailles n’avaient rien à craindre du canon. Un boulet de trente-six tiré contre elles à portée de pistolet, ne laissait pas de trace.

Ce fort, lors de l’arrivée des forces françaises, avait trente-trois pièces en batterie.

Ce fut encore le Saint-Louis, appuyé de la galiote et des deux traversiers, qui commença l’attaque. Aussitôt, sur l’ordre de Ducasse, les flibustiers embarquèrent, et, protégés par le feu des trois navires, qui empêchait les Espagnols de tenter une sortie, ils firent un long détour et descendirent à terre.

À peine eurent-ils touché le sol, qu’ils se formèrent en ordre de bataille, et s’avancèrent jusqu’à un quart de lieue du fort pour garantir les troupes régulières de toute surprise pendant qu’on les transporterait sur le rivage.

Un peu avant la tombée de la nuit, quatre mille hommes se trouvaient en armes sur la rive espagnole ; les officiers se réunirent, et l’on tint conseil.

— Messieurs, dit l’amiral de Pointis, notre arrivée, connue des ennemis, ne nous laisse pas, il est vrai, l’avantage d’une surprise : toutefois, je pense que la terreur causée par notre présence, doit et peut être exploitée. Mon avis est de ne pas donner aux Espagnols le temps de se reconnaître et de marcher droit sur le fort. Je sais que cette brusque et franche attaque nous vaudra de grandes pertes, mais enfin ces pertes sont préférables encore au temps que nous prendrait l’investiture de Boca-Chica.

La proposition du baron de Pointis allait être accueillie, lorsque Ducasse et de Montbars prirent ensemble la parole.

Le commandant des forces de la flibuste sourit, et s’adressant à son matelot :

— Montbars, lui dit-il, je m’incline devant ton expérience et je souscris d’avance à ton opinion.

Montbars remercia par un regard son loyal matelot de cette condescendance.

— Monsieur le gouverneur, lui répondit-il d’un ton respectueux, vous avez l’autorité du commandement ; parlez ! Il est probable, au reste que votre pensée et la mienne n’en font qu’une !

— Messieurs, dit alors Ducasse, l’amiral baron Pointis oublie qu’il a des flibustiers pour auxiliaires, et qu’avec un tel élément de succès sous la main, la tactique à suivre n’est pas la même que s’il s’agissait de troupes régulières ! Attaquer Boca-Chica à découvert, du côté de la mer, à l’endroit où ses fortifications sont le plus formidables, c’est exposer la colonne qui tenterait cette folie, à une destruction presque certaine !… Ce n’est pas une raison, parce que cent fois les flibustiers ont vaincu les Espagnols avec des forces infiniment inférieures, pour ne pas apprécier le courage de nos ennemis !…

— Je connais de longue date ce peuple, et je vous promets que la garnison de Boca-Chica, que vous aimez à vous figurer affolée de peur, nous recevra avec une rare vigueur, et saura nous faire payer cher notre imprudence !

— Concluez, je vous prie, monsieur le gouverneur — interrompit sèchement le baron de Pointis — nous perdons un temps précieux !

— Monsieur le gouverneur, répondit avec hauteur Ducasse, quelques minutes employées à éviter une honteuse défaite, une sanglante catastrophe, ne peuvent raisonnablement pas s’appeler « un temps perdu ! » Je continue : Le seul moyen d’attaquer Boca-Chica, c’est de passer à travers les forêts vierges qui l’entourent, et d’arriver à sa partie faible.

— Passer à travers les forêts vierges, interrompit de nouveau l’amiral de Pointis, y pensez-vous, monsieur !… Ces forêts sont impraticables ; il faudrait employer des mois entiers pour s’y frayer un chemin.

— Vous vous trompez, monsieur l’amiral, là où pénètre le soleil, mes Boucaniers peuvent passer… Je m’engage à arriver d’ici à demain matin sur les derrières du fort… Vos soldats n’ayant plus alors ni embuscade à craindre, ni obstacles à vaincre, viendront nous rejoindre…

Le ton d’assurance de Ducasse fit une profonde impression sur le conseil de guerre ; son opinion, mise aux voix, passa à l’unanimité.

Un quart d’heure plus tard, les flibustiers, armés de haches et de torches, pénétraient hardiment dans la forêt.

  1. Boca Chica signifie en espagnol petite bouche.