Les Boucaniers/Tome X/VII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 203-240).

VII

Le gouverneur Ducasse, malgré la haute position qu’il occupait à l’époque de l’expédition de Carthagène, tenait beaucoup à son ancienne réputation de flibustier… C’était toujours avec un nouveau plaisir et non sans éprouver un légitime orgueil qu’il racontait l’odyssée de sa jeunesse, lorsque pauvre, dénué de toutes ressources, manquant de protecteurs et n’ayant à compter que sur sa persévérance et son courage, il s’était lancé en aventurier dans cette vie maritime qui devait le conduire à la fortune et à la puissance.

Quoique devenu gouverneur pour le roi de cette même île de Saint-Domingue, qui avait été le théâtre de ses pénibles et obscurs débuts, il n’avait pas, aveuglé par les grandeurs, renié son passé ; il s’associait encore par la pensée aux entreprises de ses anciens compagnons d’armes et prenait sa part des triomphes et de la gloire des Frères-la-Côte.

Aussi l’issue de l’expédition qu’il avait conseillée, le préoccupait-elle vivement ; il ne voulait pas que les flibustier se montrassent inférieurs à l’éloge qu’il avait fait d’eux en prétendant que là où pénétrait le soleil ils pouvaient passer.

— Montbars, dit-il en attirant son ancien matelot à l’écart, je crains d’avoir agi avec une précipitation blâmable en soutenant qu’une nuit suffirait aux Frères-la-Côte pour frayer à l’armée un passage à travers cette forêt. Rends-moi un grand service, mets-toi à leur tête et dirige leurs travaux.

— En effet, Ducasse, répondit Montbars, je doute qu’une pareille tâche puisse être accomplie dans un si court espace de temps. Pourtant il ne faut pas que le baron de Pointis ait raison sur toi… Parbleu, voici Barbe-Grise !…C’est le ciel qui nous l’envoie !… Lui seul est capable de nous tirer d’embarras !… — Barbe-Grise, continua Montbars, en s’adressant au père de Fleur-des-Bois, reviens-tu de la forêt ?

— Oui, j’en reviens à l’instant.

— Quelle est ton opinion sur les travaux que l’on exécute ?

— C’est toujours avec peine, répondit le Boucanier, que je vois abattre par les hommes, des arbres qui ont mis parfois un demi-siècle à pousser !… Cette manie de détruire sans motif le travail de Dieu me paraît un véritable sacrilège !… À quoi cela t’avance-t-il, Ducasse, d’avoir changé nos frères en bûcherons !…

— Il faut à tout prix que l’armée, pour tourner la batterie principale du fort de Boca-Chica, traverse la forêt.

— Eh bien, les flibustiers sont-ils donc moins intelligents que les sangliers, qu’ils aient besoin de se frayer un chemin pour passer là où les animaux vaguent en liberté ? Ordonne à tes bûcherons de mettre de côté la hache, et je me charge, moi, de conduire nos frères là où tu veux les envoyer.

— Es-tu bien sûr, Barbe Grise, dit vivement Ducasse, de faire cela ?

— Parbleu, puisque je le dis !…

— Mais, reprit le gouverneur, de quelle façon comptes-tu opérer ?

— D’une façon fort simple : j’ai découvert tout à l’heure un sentier ; je suivrai ce sentier.

— Un sentier dans cette forêt vierge ! répéta Ducasse n’osant croire à un si heureux hasard.

— Certes, dam ! après tout, il n’est pas large ce sentier ; un seul homme peut y passer de front. Tu conçois que les sangliers ne s’amusent pas à construire des grandes routes !

— Mais si les Espagnols, qui doivent connaître également l’existence de ce passage, l’ont déjà garni de troupes ?…

— On passera sur le corps des Espagnols :

— S’ils ont semé la forêt d’embuscades ?

— Tant pis pour les embuscades ! on les taillera en pièces !

C’était toujours de sa voix traînante et monotone que le Boucanier avait fait ces énergiques réponses, qui charmèrent Ducasse.

— Barbe-Grise, reprit-il, je me fie à ton expérience. Suis Montbars, il va te présenter aux Frères-la-Côte comme chef de l’expédition.

Le vieux chasseur, parfaitement indifférent à cet honneur, s’éloigna sans mot dire. Ducasse, délivré d’une grande inquiétude, se dirigea vers la plage, où les troupes régulières bivouaquaient.

— Ah ! c’est vous, mon jeune ami, dit-il en apercevant de Morvan qui se promenait solitaire en avant des premières lignes, quel air triste et pensif ! Vous est-il donc arrivé un malheur ?

— Nullement, monsieur le gouverneur, répondit le chevalier en se découvrant, je réfléchis.

— Et vos réflexions ne sont pas gaies, à ce que je vois. Quelque amour contrarié, sans doute. Cela est de votre âge.

— Vous vous trompez sur le motif de ce que vous appelez ma tristesse, monsieur le gouverneur.

— Et quel est ce motif, chevalier de Morvan ?

— Je vous demanderai, monsieur le gouverneur, la permission de ne pas répondre à cette question ; le respect que je vous dois m’impose le silence.

— Ah bah ! il s’agit donc de moi, dit Ducasse ; en ce cas, chevalier, comme vous me devez plus encore d’obéissance que de respect, je vous prie de vous expliquer.

— Si vous l’exigez, monsieur le gouverneur…

— Je vous le répète, je vous en prie ! Avec deshommes comme vous, chevalier, on n’exige pas !

De Morvan s’inclina, et d’une voix ferme :

— Monsieur le gouverneur, dit-il, mon cœur saigne, lorsque je songe qu’appartenant à la noblesse, et digne de verser mon sang pour le service du roi, je me trouve enrôlé dans une troupe de… dans une troupe irrégulière ! La vue des uniformes royaux rend plus sensible encore pour moi la fausseté de ma position !… Je me prends à désirer le sort du dernier des officiers de l’escadre… Croyez au reste, monsieur le gouverneur, que j’apprécie vivement l’honneur de servir sous vos ordres !… Si votre présence à la tête des flibustiers, ne me relevait pas un peu de mon humiliation, je resterais, l’épée dans le fourreau, spectateur impassible de la lutte engagée, et je n’y prendrais part, — la raison de ceci est mon secret, — qu’une fois devant les portes de Carthagène… Il me reste, monsieur le gouverneur, à m’excuser auprès de vous de la hardiesse et de la franchise de mon langage. Vous m’avez ordonné de parler, j’ai dû obéir.

Ducasse avait écouté le chevalier avec un intérêt marqué.

— Monsieur de Morvan, lui répondit-il d’un air paternel, je vous remercie de votre confiance ; je comprends parfaitement les sentiments que vous éprouvez ; ils sont de votre âge et de votre classe. Laissez-moi toutefois vous faire observer que vous êtes injuste envers la flibuste. Les Frères-la-Côte ne méritent pas d’être jugés avec une telle sévérité : leur passé présente une des plus glorieuses pages du règne de Louis XIV ! Cette île de Saint-Domingue, qu’ils ont su conquérir et garder, deviendra peut-être un jour une source de prospérité et de gloire pour la France !… Je reconnais, cependant, que la flibuste n’est plus aujourd’hui ce qu’elle était jadis ; qu’elle a dégénéré !… Ses nombreux triomphes, en lui donnant la richesse, ont remplacé en elle la haine de l’Espagnol par la soif de l’or !… Jadis elle ne combattait que pour la gloire : aujourd’hui, elle court aux armes en vue du butin !… Vous voyez que ma franchise égale la vôtre !… N’importe !… telle qu’elle est encore, la flibuste possède des cœurs généreux, des esprits hardis, de vastes intelligences !… Votre ami Montbars en est une preuve. C’est un homme réellement supérieur, et qui, placé sur un grand théâtre, remplirait le monde de son nom ! Pour en revenir à ce qui vous concerne, chevalier, je ne vois qu’un moyen de régulariser, jusqu’à un certain point, votre position : voulez-vous me faire l’honneur de vous attacher à ma personne en qualité d’aide-de-camp ?

À cette proposition, à laquelle il ne s’attendait certes pas, de Morvan rougit de plaisir, et d’une voix émue :

— Je vous remercie, et j’accepte de tout cœur, monsieur le gouverneur, répondit-il ; je ferai de mon mieux pour que vous n’ayez pas à vous repentir de votre choix !

— Voilà donc chose convenue, dit Ducasse ; à présent retournons au camp. J’ai idée que l’amiral désire ma présence. Il a sur moi une revanche à prendre, et c’est un homme qui paie ces sortes de dettes avec une rigoureuse exactitude !

Ducasse ne se trompait pas ; à peine le baron de Pointis l’eût-il aperçu qu’il s’avança vivement à sa rencontre.

— Monsieur le gouverneur, lui dit-il, si je ne résiste jamais à l’opinion générale lorsqu’elle me donne tort, je ne m’en sens pas moins, malgré cela, d’une extrême opiniâtreté dans mes idées ! Le conseil a reconnu qu’il était préférable de faire tourner le fort de Boca-Chica à l’attaquer de front, et je me suis rendu à ses vœux : l’événement se chargera du soin de décider qui, du conseil ou de moi, était dans le vrai. Toutefois, comme il pourrait fort bien se faire que ce fût moi, et qu’alors il faudra revenir à mon plan primitif, je pense qu’une reconnaissance de la plage serait chose utile ! De cette façon, si l’attaque en ce moment abandonnée, est reprise, connaissant les lieux, nous n’aurons pas à en différer l’accomplissement. Vous plairait-il de m’accompagner dans ma petite excursion ?

— Comment donc, mais, avec le plus vif plaisir.

— Voici M. de Lévis qui sera des nôtres.

— Je vous demanderai la permission d’emmener mon aide de camp, M. le chevalier de Morvan, que j’ai l’honneur de vous présenter, répondit Ducasse. Il est doué d’une vue de lynx et pourra nous être d’une grande utilité.

L’amiral se retourna vers de Morvan et, lui souriant de la façon la plus aimable :

— J’ai déjà eu le plaisir de me trouver avec monsieur, dit-il à Ducasse, j’apprécie fort son caractère et ses mérites : qu’il soit le bien-venu ! Partons !

Quoique les pouvoirs du baron de Pointis et de Ducasse fussent égaux, et qu’aucun des deux amiraux n’eût la suprématie sur l’autre, le gouverneur de Saint-Domingue faisant les honneurs du Nouveau-Monde à son collègue d’Europe, lui céda le pas.

La lune, alors dans son plein, inondait de ses rayons l’atmosphère, et rendait téméraire cette reconnaissance qui, par une nuit obscure, aurait déjà présenté de graves dangers.

Le gouverneur, comprenant que l’intention du baron de Pointis était de pousser cette reconnaissance aussi loin que possible, afin d’essayer de prendre une revanche de son échec devant le conseil, riait dans sa barbe et se promettait intérieurement de ne pas lui donner cette satisfaction.

Après une demi-heure d’une marche silencieuse le long de la plage, Ducasse se rapprocha de l’amiral : le péril commençait.

En effet, à peine une demi-minute s’était-elle écoulée, qu’un éclair, immédiatement suivi d’une détonation, brilla : presque au même instant un boulet passa en siflant à quinze pas de la petite troupe.

— Il parait que les Espagnols sont sur leurs gardes, dit froidement de Pointis.

— Bah ! qui sait, peut-être s’exercent-ils au tir, répondit Ducasse d’un air bonhomme.

À peine le gouverneur achevait-il de faire cette réponse, qu’un nouveau coup de canon retentit : cette fois le sable labouré par le projectile, rejaillit sur les quatre Français.

— En tout cas, ce sont de tristes tireurs, dit de Pointis, toujours impassible.

— Dame ! que voulez-vous, amiral, ils font de leur mieux ! Et puis, il faut aussi avouer que nous sommes fort éloignés d’eux encore ! Vous plairait-il de presser le pas ?…

— J’allais vous le proposer.

Cinq minutes après, la distance qui séparait les trois officiers généraux et de Morvan de Boca-Chica s’était tellement raccourcie, que les mousquets se joignirent au canon !

La position n’était plus tenable : persévérer eût été accomplir un suicide.

— Monsieur le gouverneur, dit de Pointis qui — c’est une justice à lui rendre — avait conservé, ainsi que M. de Lévis, un calme et un sang-froid parfaits, ne vous semble-t-il pas que nous sommes assez édifiés sur la position de l’ennemi ?

— Hélas ! amiral, je dois vous avouer que je suis doué d’une vue détestable, répondit Ducasse, je ne distingue pas même encore le fort. Permettez que je continue…

L’ancien flibustier, qui s’était arrêté un moment, se mit de nouveau en marche.

L’amiral le suivit encore pendant une centaine de pas. Sans un rocher qui se trouvait par bonheur entre eux et la mitraille, pas un des quatre audacieux n’eût échappé aux dernières décharges que firent les Espagnols.

— Ah ! parbleu ! s’écria Ducasse d’un ton joyeux, il paraît que nous approchons ! il me semble apercevoir un pan de rempart ! Ma foi, non, c’est un rocher ! Nous faisons fausse route. Appuyons à droite, baron, toujours à droite, du côté de la mer, sans cela nous aurons continuellement la vue arrêtée par ce bloc de pierres.

L’amiral de Pointis saisit Ducasse par le bras :

— Jusqu’où comptez-vous donc aller ? lui demanda-t-il.

— Mais baron, jusqu’aux fossés.

Cette détestable vue dont je vous parlais tout à l’heure, m’a rendu un véritable Saint-Thomas. Pour croire aux choses, il faut que je les touche. Autrement, j’ai toujours peur de me tromper.

— Sortir de derrière les rochers qui nous abritent c’est courir à une mort certaine, gouverneur, dit de Pointis ; or, l’armée a trop besoin et de vous et de moi, pour que nous ayons le droit de disposer ainsi de notre vie ! Le devoir d’un général, ne l’oubliez pas, est de se tenir autant que possible hors de danger !

— Dam ! baron, du moment où je vous ai vu, vous chef d’escadre et amiral, vous aventurer comme un simple éclaireur, et sans entourer votre reconnaissance de la moindre précaution, j’ai pensé que vous aviez une méthode toute particulière de faire la guerre, et je vous ai suivi, confiant dans vos lumières, sans vous demander aucune explication ?… Moi, je suis d’avis, à présent que nous avons tant fait que de sortir de nos rôles et de nous mettre en route, de continuer à avancer. Qui sait si les Espagnols, affolés de peur comme vous le prétendiez tantôt, ne nous laisseront pas prendre Boca-Chica d’assaut.

Ce serait vraiment là un joli fait d’armes, qui me rappellerait le temps où j’étais flibustier moi-même. Croyez-moi, amiral, allons toujours.

Le baron de Pointis, qui comprit parfaitement la raillerie de Ducasse, fut sur le point d’accepter le défi ; toutefois, le devoir l’emporta sur son ressentiment, et il rebroussa chemin.

Le retour de la petite troupe s’opéra avec un bonheur inouï : de Morvan seul, qui marchait derrière Ducasse, pour le garantir autant que possible, reçut une balle dans son chapeau.

Ce ne fut qu’une fois hors de la portée des canons espagnols que le gouverneur, laissant agrandir la distance qui le séparait de l’amiral, resta seul avec de Morvan.

— Chevalier, lui dit-il en se frottant joyeusement les mains, le baron en est toujours, n’est-ce pas, à prendre sa revanche.

Nous ferons tout notre possible pour ne pas lui en fournir l’occasion.

Quant au baron de Pointis, quoique son visage rude et austère ne décelât aucun signe de mauvaise humeur ou de mécontentement, la rage était dans son cœur.

— Ah ! monsieur Ducasse, pensait-il, vous êtes persuadé, sans doute, d’avoir remporté un grand avantage sur moi ! Si vous saviez quelles sont mes instructions et ce que l’avenir vous garde, vous ne seriez pas si triomphant. Quant à cette flibusterie qui ose mettre ses officiers en parallèle avec ceux de la marine royale, mieux encore, qui n’a pas craint de m’insulter, son heure est venue ! Le coup qui atteindra Ducasse la frappera de mort !

Le reste de la nuit se passa sans amener aucun incident digne de remarque.

Les troupes, dans la prévision d’une attaque, s’étaient retranchées derrière des fortifications improvisées ; aucune tentative de la part de l’ennemi ne troubla leur repos.

Au point du jour, un message envoyé par Barbe-Grise annonça le passage des flibustiers à travers la forêt vierge et leur heureuse arrivée devant le fort de Boca-Chica.

L’armée se mit aussitôt en marche : à midi les quatre mille hommes débarqués se trouvaient à portée du canon du fort.

Chacun s’occupait activement des préparatifs du siège, lorsque l’on entendit retentir des coups de mousquets tirés en avant des premières lignes.

Peu après un détachement envoyé en éclaireur ramenait deux prisonniers, un moine et un Indien, qu’il avait pris au moment où ils essayaient de passer à travers les bois pour se rendre à Carthagène demander des secours.

— Qui sait, dit le baron de Pointis, revenant toujours à sa première idée, si les Espagnols ne consentiront pas à se rendre ! Il faut leur envoyer ce moine en parlementaire.

— Cela ne nous engage à rien, ajouta Ducasse, envoyons donc le moine. Je vous avertis seulement, amiral, que les Espagnols sont extrêmement orgueilleux et qu’ils ne mettront bas les armes qu’après s’être bien battus, ou avoir trouvé un prétexte qui leur permette de capituler sans trop de déshonneur.

Le moine, précédé d’un tambour et d’un trompette, se mit aussitôt en route : il était tout bonnement chargé de dire au gouverneur de Boca-Chica que s’il refusait de se rendre, les Français passeraient sa garnison au fil de l’épée et ne feraient de quartier à personne.

Le moine revint une demi-heure après son départi ; il était accompagné d’un tambour espagnol envoyé par le gouverneur.

— La réponse de mon maître, dit le tambour, conduit en présence des deux amiraux français et en prenant une pose digne du Cid, est qu’il ne comprend rien à votre outrecuidante injonction ! Il vous prie de l’attaquer avec toute la valeur et toute l’impétuosité dont vous êtes capables, et il se fait fort de vous donner une leçon profitable ! Que Dieu vous garde, nos seigneurs !

— Messieurs, s’écria de Pointis, en s’adressant aux officiers présents, dans une heure d’ici nous donnerons l’assaut.