Les Boucaniers/Tome X/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome Xp. 243-274).

VIII

L’attaque immédiate du fort de Boca-Chica résolue, une activité pour ainsi dire fébrile régna dans le camp des assiégeants.

Habitués aux défrichements, les nègres placés sous les ordres de Paty, abattirent en moins d’une heure les arbres qui couvraient le fort, aplanirent le terrain et le rendirent propre à recevoir une batterie qui, par les soins de M. le vice-amiral comte de Coëtlogon, fut élevée en un instant.

Le feu commença sans plus tarder.

Les Boucaniers, disséminés autour du fort soutenaient les artilleurs français par une mousqueterie admirablement dirigée, et qui gênait extrêmement les Espagnols. Tout ennemi qui se laissait entrevoir tombait mort.

Ducasse, accompagné de de Morvan, parcourait les rangs des flibustiers, mais ne prenait point part au combat.

L’amiral de Pointis n’ayant engagé que les troupes royales, il ne voulait pas avoir l’air de lui disputer sa gloire ; il le laissait agir à sa guise.

La batterie élevée par M. le comte de Coëtlogon, quoique son tir fut admirablement bien soutenu, ne produisait pas grand effet ; les boulets qu’elle lançait rebondissaient sans laisser de trace sur les murailles du Boca-Chica à l’épreuve de la bombe.

— Pour peu que ce siège continue ainsi, dit Ducasse en s’adressant d’un air satisfait à de Morvan, il deviendra le véritable pendant de celui de Troie. Je ne conçois pas que M. de Pointis, qui est un véritable homme de guerre, puisse opérer ainsi !… Je ne m’explique sa tactique que par la peur qu’il éprouve de nous voir jouer un rôle important, qui diminuerait l’éclat de son triomphe !… Il a bien tort !… Que le diable m’emporte si je me mêle de tout ceci, sans que l’on m’en prie !… Le concours de mes flibustiers vaut bien l’honneur d’une démarche !… Quand l’on reconnaîtra que l’on a besoin de nous, nous marcherons ! pas avant !… Seulement, comme ce moment ne peut manquer d’arriver, prenons toujours nos mesures, et préparons-nous !

Le feu ouvert contre le fort durait depuis deux heures avec un véritable insuccès ; mal défendus par des fortifications en terre improvisées à la hâte, les artilleurs français avaient éprouvé des pertes énormes pour un si court espace de temps ; de la batterie inondée de sang, on avait déjà retiré vingt cadavres !

L’amiral de Pointis, frémissant d’impatience et de colère, s’avouait intérieurement sa condamnable précipitation, et cherchait un moyen de la réparer.

Quant à M. de Coëtlogon, il affectait, avec le tact parfait d’un gentilhomme — pour ne point faire sentir à l’amiral la grandeur de la faute qu’il avait commise — de croire à l’efficacité de la batterie.

Seulement, chaque fois qu’un artilleur, mortellement atteint, tombait à ses pieds, le comte fronçait les sourcils, et sous prétexte de donner un ordre, se découvrait de façon à s’exposer en plein aux coups des Espagnols.

Comprenant que cette situation en se prolongeant était de nature à compromettre le but de l’expédition, l’amiral se décida enfin à agir.

Ordre fut donné aux bataillons des grenadiers commandés par M. de la Chevau, de se préparer à monter à l’assaut.

L’accomplissement de cet ordre présentait malheureusement une légère difficulté : pour montera l’assaut, il faut une brèche ; or, les murailles de Boca-Chica n’avaient pas même perdu une pierre.

À défaut de la brèche praticable, qui leur manquait, les grenadiers se munirent d’échelles et d’une espèce de pont-volant : le pont-volant devait être jeté sur les fossés.

— Quelle sotte chose que l’amour propre, murmura Ducasse en voyant les compagnies de grenadiers s’avancer au pas de charge vers le fort : voilà de braves gens que de Pointis envoie de sang-froid à la mort, lorsqu’il lui serait si facile de les épargner, S’il voulait avoir recours à mes flibustiers ! Laissons-les faire. Ce qu’il y a de malheureux, c’est que ces pauvres diables paieront pour leur chef et supporteront le poids de sa faute. Au fait, cela se passe toujours ainsi. Il ne m’est pas donné de changer les coutumes de la guerre.

Un instant de Pointis put croire que sa témérité désespérée allait réussir.

Au moment où les grenadiers sortirent de derrière les retranchements, le feu des Espagnols cessa.

Hélas ! l’illusion de l’amiral fut de courte durée : à peine cent pas séparaient-ils la colonne d’attaque des remparts de Boca-Chica, qu’une épouvantable décharge de boulets et de mitraille l’arrêta au milieu de son élan : trente hommes restèrent morts sur la place ; plus de soixante furent blessés !

— Serrez les rangs et en avant ! cria M. de la Chevau qui les commandait.

Les grenadiers reformèrent la colonne, et obéissant à la voix de leur chef, ils se remirent en marche. Ils n’ignoraient cependant pas qu’on les envoyait à une inévitable boucherie.

— Voilà de braves gens ! dit Ducasse, presqu’attendri. Bah ! s’ils ne se savaient pas sous les yeux des flibustiers, ils seraient déjà en pleine débandade !…

À peine le gouverneur achevait-il de prononcer ces mots, qu’une nouvelle trombe de fer et de plomb, sortie du fort, atteignit en plein la colonne.

Cette fois, cent cadavres jonchèrent la terre !

— Serrez les rangs et en avant ! commanda de nouveau M. de la Chevau.

Vains efforts ! les grenadiers, en proie à une torpeur trop justifiée, tournèrent les talons et s’éloignèrent au plus vite.

— L’amiral de Pointis, dominé par une émotion qu’il s’efforçait en vain de cacher, se mordait les lèvres jusqu’au sang et paraissait indécis sur la conduite qu’il devait tenir ; enfin, prenant son parti, il s’élança vers Ducasse qui s’était insensiblement rapproché de lui, et lui saisissant la main avec force :

— Monsieur le gouverneur, lui dit-il, avant d’être un courtisan, je suis un soldat ! La pensée d’attirer spécialement sur moi l’attention de Sa Majesté m’a d’abord ébloui et conduit à commettre une grave imprudence ! À présent qu’il s’agit de l’honneur de la France, le soldat se réveille et prend la place du courtisan !… Que toute la gloire soit pour vous, peu m’importe ! Ce que je veux, c’est réparer à tout prix l’humiliant et douloureux échec que nous avons subi, relever le moral abattu de l’armée, ne pas laisser aux Espagnols le droit de se vanter d’avoir fait fuir les grenadiers français !… Faites agir vos flibustiers.

La franchise et la noblesse de cet aveu touchèrent Ducasse.

— Amiral, dit-il, votre conviction que les Espagnols, surpris et terrifiés par notre présence ne se défendraient pas, explique parfaitement et motive jusqu’à un certain point votre précipitation. Vous reconnaissez maintenant que les flibustiers peuvent être utilement employés ; je vais faire de mon mieux pour vous confirmer dans la bonne opinion que vous daignez avoir d’eux.

— Quelles mesures comptez-vous prendre ? Quel est votre plan, monsieur le gouverneur ? Ne serait-il pas convenable que nous nous entendissions à ce sujet ?

— Amiral, répondit froidement Ducasse, je me suis tenu à l’écart pendant que vous agissiez à votre guise, je vous demanderai à mon tour de me laisser toute ma liberté.

Les guerres d’Europe et celles des Indes ne se ressemblent pas. Là-bas, tout est mathématiquement réglé à l’avance ; ici, l’imprévu joue le plus grand rôle ! Une fois devant Carthagène, et lorsqu’il s’agira d’assiéger cette place d’après toutes les règles de l’art, j’écouterai avec la plus extrême attention les conseils de votre expérience ; en ce moment, il n’est question, il me semble, que d’un simple coup de main ; l’imprévu doit donc l’emporter sur la tactique !…

— Monsieur le gouverneur, dit le baron de Pointis en essayant de dissimuler le dépit que lui causait cette réponse, un bon procédé, entre gens de guerre, ne constitue pas un acte de faiblesse ou de dépendance ! Je n’ai nullement l’intention de discuter vos desseins ; ma curiosité se comprend aisément : il est bien naturel que je désire m’associer, au moins par la pensée, à ce que vous allez entreprendre !

— Votre demande ainsi motivée, amiral, dit Ducasse, est toute différente de celle que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser d’abord, j’y répondrai avec franchise. Mon plan est des plus simples, je vais aller trouver les flibustiers et leur dire : « Mes amis, nous avons besoin de nous emparer du fort de Boca-Chica pour marcher sur Carthagène, et nous avons compté sur vous… Il est quatre heures, à six il faut que vous soyez maîtres de la place… Quand vous serez prêts à marcher, avertissez-moi, afin que j’aie l’honneur de prendre place dans vos rangs. » Vous voyez, amiral, que mon projet est des moins compliqués !

— Quoi, vous renoncez à diriger vos flibustiers ?

— Certes. N’ont-ils donc pas déjà pris cent villes espagnoles sans moi. Allez, amiral, je vous assure que du fort de Boca-Chica, ils ne feront qu’une bouchée. Dix minutes de délibération entre eux leur suffiront pour trouver le joint de l’entreprise et s’arrêter à un parti. Ces garçons-là sont doués, d’un esprit éminemment ingénieux. Je vous garantis à l’avance le succès.

— Ainsi, selon vous, monsieur le gouverneur, dans deux heures d’ici le fort de Boca-Chica sera en notre puissance ?

Ducasse regarda sa montre.

— Il est quatre heures et demie, dit-il, à sept heures moins un quart, au plus tard, vous verrez le drapeau blanc flotter sur la citadelle.

Ducasse salua le baron de Pointis et se dirigea en toute hâte vers le corps des flibustiers ; à peine avait-il fait cent pas qu’il rencontra Montbars.

— Matelot, lui dit-il, remercie-moi, j’achève de rompre une lance avec l’amiral en l’honneur de la flibusterie.

Le gouverneur raconta alors brièvement à Montbars la conversation qu’il venait d’avoir et l’engagement qu’il avait pris.

— Je compte sur toi, dit-il en terminant, il faut que tu règles les dispositions de l’attaque et que tu prennes le commandement des Frères-la-Côte ! Je marcherai avec vous en qualité de simple volontaire… C’est une réminiscence de jeunesse dont je veux me donner le plaisir… Une partie fine dont je me fais une véritable fête !… Arrange cela d’une façon brillante et tâche de me garder une place à tes côtés.

— Rien n’est facile comme de s’emparer de Boca-Chica, répondit simplement Montbars ; mes mesures sont déjà arrêtées. Quant à marcher à l’attaque du fort, je refuse.

— Ah ! tu refuses, vieux gourmand, dit Ducasse qui croyait voir une plaisanterie dans les paroles du flibustier qui se mit à sourire ; tu trouves que c’est là un trop piètre morceau pour ton insatiable appétit !…

— Du tout, dit tranquillement Montbars ; si je refuse de prendre part à cette attaque, c’est tout bonnement parce que je ne veux pas m’exposer au danger d’être tué.

Montbars mit dans cette réponse un tel accent de sincérité, que Ducasse comprit que son ancien matelot ne plaisantait pas.

Son étonnement fut extrême.

— Est-il bien possible, mon ami, reprit-il après un léger silence, que toi, Montbars, tu aies peur de monter à l’assaut d’une bicoque !… J’en suis à me demander si mes sens ne m’abusent pas, si j’ai bien toute la plénitude de ma raison !…

— Ami, répondit doucement Montbars, tes sens ne t’abusent pas, seulement, tu m’as mal compris ! Je n’ai jamais prétendu que j’avais peur… Comment aurais-je avancé une pareille extravagance ! J’ai dit, ce qui est bien différent, que je ne voulais pas m’exposer à être tué ! Mon Dieu, matelot, tu as beau ouvrir de grands yeux, c’est comme cela…

— Explique-toi, Montbars !

— Ducasse, reprit le chef de la flibuste, d’un ton grave et solennel, tu connais mon passé ; tu sais quelle lourde dette de vengeance m’a léguée la mort de mon frère !… Eh bien ! l’homme qui a si odieusement, si cruellement fait assassiner le comte de Morvan, se trouve en ce moment dans Carthagène… À la veille de saisir une proie, de venger mon frère, ai-je le droit de jouer ma vie ? Non, certes ! je ne m’appartiens plus !… Voilà pourquoi je refuse de partager tes dangers !…

— Pauvre matelot, dit Ducasse, comme ce sacrifice doit te coûter ! Oui, mille fois oui, tu as raison !… T’exposer volontairement, ce serait un crime ! Alors, laisse-moi prendre ta place ! De volontaire je deviens chef !

Les flibustiers, en apprenant que l’amiral de Pointis était obligé de s’adresser à eux et que Ducasse devait marcher à leur tête, laissèrent éclater une joie immodérée et bruyante.

Avoir une armée royale pour témoin de leur courage et réussir là où cette armée venait d’échouer, c’était plus qu’il n’en fallait pour exalter jusqu’aux dernières limites de l’héroïsme ces hommes si passionnés pour le danger.

Leurs dispositions furent promptement prises.

Ils résolurent, au lieu de se former en colonnes serrées, de se diviser par groupes de cinq et dix hommes et de monter à l’assaut par vingt côtés à la fois. En supposant que les Espagnols parvinssent à renverser dix-neuf échelles, ce qui n’était guère probable, ne suffisait-il pas que dix flibustiers missent les pieds sur les remparts pour que Boca-Chica restât en leur pouvoir ? Cela ne faisait pas pour eux l’ombre d’un doute.

Au signal donné par Ducasse, les Frères-la-Côte, munis de leurs échelles et de larges planches qui devaient leur servir de ponts-volants, s’élancèrent vers le fort.

Cette fois les Espagnols n’attendirent plus, pour commencer le feu, qu’une faible distance se trouvât entre eux et l’ennemi. La vue seule des flibustiers les avait plus effrayés que l’attaque des grenadiers !…

Ils mirent tous leurs canons en jeu.

Vaine résistance ! inutile désespoir ! Les flibustiers, riant et chantant, avançaient comme s’il se fût agi pour eux, — ce qui était un peu vrai, — d’une partie de plaisir ! La mitraille abattait-elle un des leurs, il était aussitôt remplacé. C’était parmi eux une gaîté, des plaisanteries, des quolibets, à faire croire qu’ils étaient invulnérables !

Tout à coup cependant, un cri de rage et de désespoir retentit ; Ducasse, atteint par un morceau de mitraille, venait de tomber.

— Amis, s’écria de Morvan, vengeance !

À la vue du gouverneur ensanglanté et au cri poussé par le chevalier, une rage furieuse s’empara des flibustiers ; alors ce fut une course effrénée et effrayante, en moins d’une minute ils arrivèrent aux pieds des remparts.

Vingt planches jetées à la hâte sur les fossés servirent à soutenir les échelles ; les flibustiers, se renversant sans pitié entre eux, — chacun voulait passer le premier, — s’élancèrent à l’assaut.

Bientôt une immense acclamation de joie poussée par l’armée royale, s’éleva jusqu’au ciel ! On venait d’apercevoir un drapeau blanc fleurdelisé se déployer dans l’air.

Au pied de la hampe de ce drapeau se détachait, sur le fond bleu du ciel, la silhouette fière et hardiment campée de l’homme, qui le premier, avait arboré sur les remparts ennemis le signe de la victoire. Cet homme était de Morvan !