Les Boucaniers/Tome XII/VII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 157-176).

VII

Guidé par Alain, que sa présence rassurait, de Morvan ne mit pas plus de dix minutes à gravir la montagne de Notre-Dame-de-la-Poupe.

Le jeune homme était si troublé, si ému, qu’il ne se rendait que confusément compte de l’événement rapporté par son serviteur ; la seule chose qui ressortait claire et positive pour lui du récit du Bas-Breton, c’était que Fleur-des-Bois était vivante, qu’il allait la revoir, connaître enfin le motif de son absence, et cette pensée suffisait pour exalter outre mesure son énergie et son ardeur.

— Voyons, mon brave Alain, dit-il en s’arrêtant le front ruisselant de sueur, tâche de te rappeler au juste l’endroit où tu te trouvais lorsque tu as entendu la voix de Fleur-des-Bois.

— Vous voulez dire la voix de l’âme de Fleur-des-Bois, maître ! Attendez un peu que je m’oriente… Nous avons couru si vite, que je ne puis rien distinguer : mes yeux sont éblouis par des millions d’étincelles…

Alain se laissa tomber plutôt qu’il ne s’assit par terre, et, après avoir soufflé comme un buffle aux abois :

— Voilà la vue et la mémoire qui me reviennent, reprit-il. Il faut que nous retournions sur nos pas… J’étais de l’autre côté de la montagne et plus bas lorsque l’âme a chanté Jeanne la trépassée

Sur cette indication, et sans attendre que le Bas-Breton lui montrât le chemin, de Morvan prit son élan et courut dans cette nouvelle direction. Alain, se souciant fort peu de rester seul, s’empressa de suivre son maître.

— Prenez donc garde ! M. le chevalier, lui cria-t-il, vous allez vous jeter dans un précipice qui barre le chemin… Bon Dieu du ciel ! il était temps ! Un pas de plus, et vous rouliez au fond de l’abîme.

De Morvan se retourne vers le Bas-Breton, et, d’une voix frémissante d’impatience :

— Eh bien ! Alain, dit-il, te reconnais-tu à présent ? Voyons, regarde, réfléchis…

— Oui, maître, je me reconnais parfaitement même. Tenez, c’est sur cette grosse pierre que vous frappez du talon de votre botte que j’étais assis lorsque l’âme de Fleur-des-Bois commença à chanter sa complainte.

— C’est impossible, il faut que tu te trompes, dit de Morvan après avoir jeté un rapide et circulaire regard autour de lui, d’un côté est le versant de la montagne qui descend vers Carthagène, de l’autre un précipice. Sur le versant de la montagne je n’aperçois pas Fleur-des-Bois, reste le précipice…

— Eh bien, maître, c’était aussi du fond du précipice que la voix semblait venir.

— Tu me rendras fou, Alain ! Comment Fleur-des-Bois aurait-elle pu descendre dans l’abîme ?

— Est-ce que les âmes n’ont pas des ailes, donc ! répondit Alain avec l’accent d’une conviction parfaite. Voilà ce que c’est que d’avoir fréquenté les muguets de la cour de France, on finit par ne plus croire à rien…

De Morvan, après avoir réfléchi un moment, parut s’arrêter à un parti :

— Alain, reprit-il d’une voix grave, au nom de l’obéissance que tu me dois, au nom de l’attachement que tu me portes, et de l’amitié que j’ai pour toi, — tu entends bien, je dis de l’amitié, — rappelle tes souvenirs d’une façon positive, précise, et ne me réponds qu’avec une entière certitude ! Es-tu bien assuré que la voix de Jeanne venait de ce précipice ?

— Oui, maître, je vous le jure sur notre bonne et brave Sainte-Anne d’Auray !

— Ce serment ne me permet plus de conserver de doutes… Voilà vraiment qui est étrange… Après tout l’absence prolongée de Fleur-des-Bois est si extraordinaire que je ne dois plus m’étonner de rien… Oui, c’est à tenter, il le faut !…

— Que faut-il tenter, maître ? demanda Alain.

Le jeune homme, au lieu de répondre, se dépouilla de son pourpoint, dégrafa sa rapière, dénoua la ceinture qui soutenait ses pistolets, et, jetant ces divers objets à terre, ne garda sur lui que son poignard.

— Qu’allez-vous faire, M. le chevalier ! s’écria Alain, plus effrayé encore qu’étonné de ces préparatifs, car tout ce que le bas-breton ne comprenait pas lui paraissait toucher au merveilleux, au surnaturel, et par conséquent l’épouvantait.

— Je vais descendre dans le précipice, lui répondit tranquillement de Morvan, fouiller les profondeurs de l’abîme.

— Ma bonne sainte Anne ! vous allez vous casser le cou, voilà tout ! s’écria Alain. Du calme et de la raison, maître. Réfléchissez un peu : à quoi cela vous servira-t-il, je vous le demande, de poursuivre une âme ? Rien ne change le caractère des gens comme la mort. Notre pauvre demoiselle Jeanne, si douce de son vivant, est peut-être devenue une âme méchante et traîtresse, laissez-moi vous raconter à ce propos une histoire : vous vous rappelez le meunier Kernau, n’est-ce pas ? Eh bien, figurez-vous…

— Allons, tais-toi ! interrompit sévèrement de Morvan ; je ne t’ai demandé ni histoire ni conseils… Si par hasard, — un hasard fort possible, — je roule au fond du précipice, je te défends d’essayer de me sauver… là où je n’aurais pu réussir, tu échouerais sans aucun doute… Ton dévoûment, mortel pour toi, me deviendrait inutile ! Si un grave accident m’arrive, tu iras chercher une dizaine de Frères-la-Côte, tu leur conteras le fait, et peut-être trouveront-ils un moyen pour venir à mon secours…

De Morvan, sans attendre la réponse d’Alain, se dirigea vivement vers le bord de l’abîme, puis après un muet et rapide examen des lieux, il saisit une branche provenant d’un arbre accroché aux flancs du gouffre et s’élança hardiment dans l’espace.

Alain poussa un cri d’effroi et ferma les yeux.

Quelques secondes, qui parurent longues au Bas-Breton comme des heures, s’écoulèrent, avant qu’il osât regarder ce que l’intrépide et téméraire jeune homme était devenu.

Ce fut avec un sentiment de joie profonde qu’il l’aperçut opérant heureusement sa périlleuse descente.

Toutefois, quelque grande que fussent la souplesse et la force de de Morvan, il y avait trois à parier contre un qu’un fatal accident l’arrêterait au milieu de sa folle entreprise.

Alain se mit en prières.

— Ma brave sainte Anne-d’Auray, dit-il avec ferveur, vous savez combien j’ai toujours été bon pour vous… Ce serait bien mal de votre part, si vous laissiez arriver un malheur à mon maître !… S’il trébuche, soutenez-le… Votre complaisance ne sera pas perdue pour vous… Que M. le chevalier atteigne heureusement la terre, et je vous promets, ma brave dame, un chandelier en vrai argent… Je réglerai mon présent sur la part de prise qui me reviendra dans la distribution du butin fait à Carthagène…

Je suis, vous le savez, loyal, je ne lésinerai pas… je ne regarderai pas à la dépense… Réfléchissez, ma brave sainte Anne, un chandelier en vrai argent n’est pas à dédaigner… on ne vous en offre pas tous les jours ; c’est une occasion que vous ne retrouverez peut-être pas d’ici à longtemps, il ne faut pas la laisser échapper.

Alain, tout-à-fait rassuré, se releva, et, se penchant sur l’abîme, il se mit à considérer avec une parfaite tranquillité son maître, pour ainsi dire suspendu dans l’espace. Bientôt le jeune homme disparut à ses regards : il venait d’atteindre heureusement le fond du précipice !

Dès qu’il se vit momentanément hors de danger, de Morvan qui jusqu’alors avait plutôt obéi à la fougue de sa jeunesse et à la vivacité de ses inquiétudes, qu’à la logique, se mit à réfléchir sur sa folle entreprise. Il se demanda, comment il avait pu espérer un moment trouver Fleur-des-Bois vivante dans un pareil endroit. D’un autre côté, le trouble si réel d’Alain, puis plus tard son affirmation si positive, jetaient le doute dans son esprit.

Tout à coup de Morvan pâlit : il venait d’entrevoir sinon la vérité toute entière, au moins une partie de la vérité. L’amour avait éclairci pour lui les ténèbres qui couvraient la mystérieuse disparition de Jeanne.

— Oui, cette supposition est la seule probable, se disait-il : Nativa aura entraîné Fleur-des-Bois dans le couvent abandonné de Notre-Dame-de-la Poupe, où elle la retient en otage. Il faut visiter ce couvent. Remontons.

Les eaux pluviales, s’infiltrant à travers les fissures des rochers, formaient au fond du précipice un limpide et clair ruisseau ; de Morvan, avant de commencer son ascension, voulut y tremper ses mains ensanglantées. Oh surprise ! en se baissant, il aperçut une clef à moitié cachée entre deux pierres.

La vue de cet objet lui causa une inexprimable émotion.

— Que signifie cette découverte ? pensa-t-il ; peut-être sur le bord opposé du précipice y a-t-il des retraites auxquelles on arrive par un chemin souterrain ?… Cette supposition, absurde au premier abord, expliquerait cependant parfaitement comment Alain a pu entendre la voix de Fleur-des-Bois sortir, ainsi qu’il l’assure, des profondeurs de l’abîme !… Les tressaillements de mon cœur me disent que je suis sur la trace d’une affreuse découverte, que ma bien-aimée Fleur-des-Bois a besoin de mon appui, qu’elle invoque mon courage !…

De Morvan regarda alors le nouveau chemin qu’il voulait suivre. Cet examen lui arracha un soupir.

— Jamais je ne parviendrai à surmonter les obstacles que cette escalade présente, continua-t-il. C’est me vouer à une mort presque certaine. N’importe ! si la raison m’ordonne de renoncer à cette tentative insensée, mon cœur me dit de persévérer dans ma résolution. Je donne raison à mon cœur.

De Morvan fit le signe de la croix, prononça une courte prière, puis il commença, sans plus tarder, sa téméraire ascension.