Les Boucaniers/Tome XII/VIII

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L. de Potter, libraire-éditeur (Tome XIIp. 179-212).

VIII

C’eût été un spectacle émouvant jusqu’aux larmes de voir les efforts désespérés du courageux jeune homme, s’accrochant aux broussailles qui lui déchiraient les mains, s’aidant des moindres aspérités des rochers, à chaque instant il rencontrait un obstacle à vaincre, un danger nouveau à surmonter. Accablé de fatigue, persuadé de l’inutilité de sa tentative, dix fois il fut sur le point de céder au découragement et de se laisser tomber. L’instinct de la conservation n’existait plus pour lui, la pensée de revoir Fleur-des-Bois le retenait seul à la vie.

Vint pourtant un moment ou de Morvan se sentit à bout de force et de courage. Il avait à franchir un espace assez considérable d’un roc nu et poli ; quelques plantes, insuffisantes pour supporter le poids de son corps, se trouvaient à la portée de sa main : il les saisit, elles cédèrent, et il se sentit rouler dans l’abîme !

Par un mouvement instinctif et machinal il avança le bras, comme s’il eût espéré se raccrocher au vide ; son bras entra dans une cavité qu’il n’avait pas aperçue, sa main rencontra et saisit une barre de fer.

De Morvan ne se rendit compte ni du danger qu’il venait de courir, ni de la façon si miraculeuse par laquelle il y échappait. Il était dans un état de prostration complète. Ses nerfs agissaient, pour ainsi dire, en dehors de sa volonté. Une seule idée le dominait, celle de goûter un peu de repos : peu lui importait que ce repos fût celui de la tombe !

— Fleur-des-Bois, s’écria-t-il, que Dieu ait pitié de toi ! te voilà seule et abandonnée sur la terre ! Adieu, Fleur-des-Bois… adieu !…

Déjà les doigts crispés de l’infortuné jeune homme se détendaient et abandonnaient la barre de fer protectrice, lorsqu’une voix plaintive, qui retentit jusqu’à ses oreilles, lui causa comme un choc électrique et le rappela au sentiment de la vie ? cette voix était celle de Fleur-des-Bois :

— Viens, mon chevalier Louis, disait-elle, je t’attends… sauve-moi !…

Un instant de Morvan se crut le jouet d’une hallucination, mais bientôt toutes ses incertitudes cessèrent, et il ne put mettre en doute la réalité de cet événement si inexplicable, si étrange : Fleur-des-Bois, l’appelait de nouveau.

Admirable puissance de l’imagination !… De Morvan, naguère si découragé, si abattu, oublia ses souffrances physiques, sa fatigue ; il se sentit une vigueur surhumaine : toute sa présence d’esprit lui revint comme par enchantement.

Se haussant à la force des poignets jusqu’à l’ouverture :

— Me voici, Fleur-des-Bois, dit-il ; tu n’as plus rien à craindre… Où es-tu… comment parvenir jusqu’à toi ?…

— Je suis dans un des cachots du couvent, mon chevalier… je me meurs… Dans la chapelle, il y a un tableau… derrière l’autel… Adieu, mon chevalier ! je t’ai toujours aimé… adieu !…

La voix de la pauvre enfant avait été en s’affaiblissant ; ce fut à peine si de Morvan parvint à saisir les dernières paroles quelle prononça.

Alors avec une résolution, une audace et une agilité qui ne peuvent s’exprimer, de Morvan redescendit au fond du précipice, puis, sans perdre de temps sans se reposer, il commença à remonter par le bord opposé.

Il fallait l’état d’excitation inouïe dans lequel se trouvait le jeune homme pour accomplir un pareil prodige : sur mille personnes pas une ne serait sortie vivante de cette épreuve.

Alain, malgré toute la confiance qu’il avait dans son vœu à Sainte-Anne d’Auray, laissa échapper un cri de joie ; en voyant apparaître son maître.

De Morvan, sans l’écouter, sans prononcer une parole, s’élança de toute sa vitesse, dès qu’il eût mis pied à terre, dans la direction du couvent.

— Ah ! ma bonne Sainte-Anne, dit le Bas-Breton tout en courant après le chevalier ; si en empêchant mon maître de périr vous l’avez rendu fou, je ne vous donnerai que des chandeliers de cuivre !

Dans son empressement à voler au secours de Jeanne, de Morvan n’avait pas même songé à lui demander comment il devait s’y prendre pour arriver jusqu’à elle.

Ce fut seulement après avoir franchi le seuil du couvent, qu’il songea à se rappeler les paroles de la jeune fille.

Jeanne, l’esprit doublement troublé par l’apparition de de Morvan et par son état de faiblesse et de souffrance avait été fort peu explicite.

« Dans la chapelle… il y a un tableau… derrière l’autel….. Adieu, mon chevalier… je t’ai toujours aimé… adieu ! » avait-elle dit.

Toutefois, cette vague indication était précieuse : elle permettait a de Morvan de ne pas s’égarer dans ses recherches et l’empêchait de faire fausse route. Il courut à la chapelle.

Derrière l’autel, il remarqua un tableau peint sur bois. Ce tableau devait être mobile : oui, mais quel était le secret de mécanisme qui le mettait en mouvement ? Une journée ne lui suffirait peut-être pas pour le trouver ! Et Jeanne se mourait !… De Morvan monta sur un banc et se mit à lacérer la peinture à coups de poignards : partout la lame rencontra une épaisse et dure couche de bois, nulle part le panneau attaqué ne rendit un son creux ou douteux.

— Alain, cria de Morvan, cours vite à Carthagène, et reviens avec des haches !… Vite, Alain ! hâte-toi : chaque minute de retard est une année que tu retranches de l’existence de Jeanne !

Le Bas-Breton ne comprenait rien, à la conduite de son maître, mais habitué à lui obéir, il partit aussitôt.

Pendant les trois quarts d’heure que dura l’absence de son serviteur, le jeune homme, en proie à un désespoir affreux, ne cessa de faire retentir les voûtes sonores de la chapelle du nom de sa bien-aimée : l’écho répondit seul à sa voix !

La tête en feu, le cœur agité à ne pouvoir plus respirer, de Morvan dut à plusieurs reprises se jeter sur les dalles froides et humides de l’église ; si l’absence de son serviteur se fût prolongée seulement de quelques minutes, il serait devenu fou.

Enfin Alain revint ; de Morvan se précipita à sa rencontre, lui arracha une des haches qu’il rapportait, et s’élançant vers le tableau il se mit à l’attaquer avec fureur !…

Cette fois un succès complet couronna sa tentative ; la boiserie tomba en éclats et lui livra passage. Quelques moments plus tard, de Morvan se trouvait suivi d’Alain, qui tremblait de tous ses membres, dans l’étroit corridor qui longeait les in pace du couvent.

Quoique aveuglé d’abord par les épaisses ténèbres amoncelées dans cet horrible séjour, de Morvan n’en commença pas moins aussitôt ses recherches.

Tandis que ses mains tâtonnaient les murs, sa voix appelait Fleur-des-Bois.

Bientôt un gémissement plaintif arriva jusqu’à lui : de Morvan fit silence ; le gémissement se répéta. Alain sentit une sueur froide perler sur son front, et il se mit à exécuter de nombreux et rapides signes de croix ; la peur seule l’empêchait de prendre la fuite : il s’attendait à voir apparaître Satan en personne ; il était anéanti.

— Ah ! ma bonne sainte Anne-d’Auray, murmura-t-il, nous nous connaissons, vous et moi, depuis si longtemps, que j’ai cru pouvoir me permettre de plaisanter un moment avec vous !… Ce n’est pas sérieusement que je vous ai parlé de chandeliers de cuivre… Mon intention a toujours été de vous les donner d’argent !… Éloignez le diable, je vous en conjure, et faites-moi sortir vivant d’ici !…

Guidé par les gémissements qu’il entendait, et commençant à s’habituer à l’obscurité, de Morvan arriva promptement à la porte du cachot où Fleur-des-Bois, enfermée, se mourait. Quoique cette porte, doublée de lames de fer, offrît une grande résistance et présentât un sérieux obstacle, le jeune homme en vint, sinon facilement, au moins promptement à bout. Au dixième coup de hache frappé sur la serrure, elle céda et tourna sur ses gonds.

À la lueur blafarde et sinistre qui éclairait le cachot, de Morvan aperçut un affreux spectacle : Nativa et Jeanne étendues à côté l’une de l’autre sur le sol et ne donnant plus signe de vie !

Un instant atterré, de Morvan s’élança vers Fleur-des-Bois, et la serrant contre sa poitrine :

— Jeanne, ma sœur bien aimée, mon amante ! s’écria-t-il d’une voix entrecoupée de sanglots, ne m’entends-tu pas !… C’est moi de Morvan… ton chevalier Louis, qui te parles !… Je suis arrivé trop tard !… elle est morte ! dit-il d’une voix sourde et après une légère pause… son cœur a cessé de battre !… Fleur-des-Bois, si je n’ai pu te sauver je saurai au moins te suivre !… Que ce dernier baiser soit le gage de nos fiançailles… Je te rejoins au ciel !…

De Morvan, un bras passé autour de la taille de la pauvre enfant, de l’autre lui prit la tête et la couvrit de baisers désespérés et ardens ! Toute la passion, qui depuis si longtemps le torturait, débordait à cette heure suprême.

Au contact frénétique du chevalier, une légère rougeur monta aux joues de Jeanne ! L’amour, victorieux où la nature avait été vaincue, arrachait une victime à la mort !…

— Elle respire… elle revient à elle !… Alain !.. Aide-moi !.. Transportons Fleur-des-Bois au soleil ! s’écria de Morvan en proie à l’émotion la plus vive, à une joie délirante !

Puis, sans attendre la réponse de son serviteur, le jeune homme souleva doucement Jeanne, redescendit avec précaution dans la chapelle et sortit du couvent.

— Mon Dieu ! que tu es pâle, ma bien-aimée, dit-il en déposant doucement la jeune fille sur le gazon, tu souffres ! que t’es-t-il arrivé ? Que faire pour te secourir ?

— M’est avis, répondit Alain en renfonçant par deux vigoureux coups de poing les larmes qui obscurcissaient sa vue, m’est avis que mademoiselle Jeanne, dans son cachot, n’avait pas la nourriture à discrétion… Elle se meurt de soif et de faim !… c’est sûr !…

Cette observation de son serviteur fit frémir de Morvan et lui expliqua le changement extraordinaire qui s’était opéré dans Fleur-des-Bois.

— Retourne à Carthagène, Alain, lui dit-il, un brancard… de l’eau… des secours ! Mais va donc ! va donc !

Le Bas-Breton n’avait pas attendu cet ordre pour partir : de Morvan parlait encore, qu’il était déjà à plus de deux cents pas de distance.

Le jeune homme, agenouillé auprès de Jeanne, soutenait la tête de la pauvre enfant et la contemplait avec une indicible expression de tendresse, lorsque Fleur-des-Bois souleva à moitié ses paupières, et, d’une voix à peine intelligible :

— Mon chevalier Louis, murmura-t-elle, pourquoi as-tu tardé aussi longtemps ? Je ne veux plus que tu partes ainsi seul pour la chasse. À présent, je t’accompagnerai toujours… Nativa a profité de ton absence pour venir me torturer… Elle est bien jolie, Nativa, mais elle est bien méchante… Ne l’écoute pas, mon chevalier Louis, ne la regarde pas… elle te rendrait malheureux ! Vois-tu, mon chevalier Louis, il n’y a sur la terre que Fleur-des-Bois qui t’aime, qui sache t’aimer.

J’ai eu tort de ne pas te faire plus tôt cet aveu !… Pardonne-moi… ce n’est pas de ma faute… ta présence me rend timide… je crains toujours que tu ne t’aperçoives de mon ignorance… et puis, mon chevalier, je croyais que tu comprenais mon silence, comme je lis, moi, dans ta pensée… Mon Dieu ! que je souffre ? pourtant tu es là, près de moi !… C’est Nativa qui m’a rendue malade… La fièvre me dévore… Mon chevalier, donne-moi à boire… de l’eau… de l’eau… ma poitrine est en feu !

Ce délire, qui révélait à de Morvan à quel point toutes les facultés de Jeanne étaient absorbées par l’amour qu’elle éprouvait pour lui, l’enivrait et le désespérait tout à la fois. La résolution inébranlable qu’il avait prise de ne pas survivre à Fleur-des-Bois apportait seule un peu de calme à son esprit.

De Morvan fut tout étonné de voir revenir Alain accompagné de plusieurs Frères-la-Côte.

Il ne se souvenait plus de l’avoir chargé d’aller chercher des secours.

Les flibustiers, à la vue de Jeanne mourante, montrèrent une sensibilité à laquelle on ne se serait certes pas attendu de leur part.

Au reste la souffrance avait pour ainsi dire tellement idéalisé le délicieux visage de la pauvre enfant, qu’il était impossible de contempler sans être attendri sa céleste et touchante beauté !

Deux jours se passèrent sans que Fleur-des-Bois, transportée à Carthagène, reprit connaissance.

Inutile d’ajouter que de Morvan ne quitta pas pendant une seconde le chevet du lit de sa bien-aimée.

Un des médecins de l’escadre des flibustiers venait visiter Jeanne à chaque heure de la journée.

Le matin du troisième jour le praticien annonça que tout danger avait disparu ; une heure plus tard, Jeanne, en se réveillant d’un long et paisible sommeil, reconnut le chevalier !

Il faut renoncer à peindre cette scène : le langage humain est si pauvre en comparaison de celui du cœur !

Le cinquième jour, qui suivit celui de sa sortie de l’in pace, Fleur-des-Bois se trouva assez forte pour se lever pendant une heure.

Ce fut alors qu’elle raconta à de Morvan les événements qui s’étaient passés et dont elle avait failli être victime, l’infâme conduite du beau Laurent et la trahison de Nativa !

— Oh ! ma Jeanne bien-aimée, lui dit d’un ton de doux reproche, de Morvan, qui à plusieurs reprises pendant ce douloureux récit, s’était mordu les lèvres jusqu’au sang, pourquoi as-tu manqué de confiance en moi ? Il fallait venir me trouver, te mettre sous la protection de mon honneur et de mon amour ? Laurent n’aurait pas tardé à expier par sa mort, son crime !

— Laurent, quelque cruel et méchant qu’il soit, n’a jamais manqué à sa parole, mon chevalier Louis, répondit Jeanne ; une chose promise devient sacrée !… Et, puis, tu sais combien Laurent est redoutable !… Je ne voulais pas t’exposer à sa colère ! Il t’aurait tué !…

— Tu oublies, ma bien-aimée Fleur-des-Bois, que déjà Laurent et moi nous nous sommes vus face à face et l’épée à la main ! Ce n’est pas mon sang qui a coulé pendant cette lutte !… Mais laissons ce triste sujet de conversation ! L’avenir me reste ! que le hasard me mette en présence de ce bandit et je saurai bien lui faire payer son infâme conduite.

Pendant que Morvan restait auprès de Jeanne, une grande fermentation régnait parmi les flibustiers qui occupaient la ville de Carthagène.

Décimés par l’épidémie, qui d’heure en heure augmentait de violence, découragés par l’abandon si inconcevable et si inexplicable de leur nouveau chef, Laurent, qui avait disparu avec trente des membres les plus influens de l’association, les Frères-la-Côte commençaient à parler de leur départ de Carthagène.

Laurent, naguère si populaire, était maintenant accusé de trahison. Ce n’eût pas été sans danger pour sa vie, qu’il se serait présenté devant ses anciens subordonnés.

Sur ces entrefaites, une nouvelle des plus alarmantes, apportée par un navire flibustier, arrivé de la Jamaïque, vint mettre le comble au découragement qu’éprouvaient les vainqueurs de Carthagène.

Une flotte anglaise, comptant quarante voiles, cinglait vers la ville espagnole pour l’attaquer.

L’attente n’était plus possible : il fallait à toute force sortir de cette dangereuse position.

Les flibustiers, tumultueusement réunis, résolurent de partir au plus vite !

À peine celle résolution prise, elle fut exécutée. L’embarquement s’opéra même avec une telle précipitation, que l’escadre mit à la mer ayant seulement pour quatre jours de provisions, de vivres et d’eau : chaque homme devait être réduit à un quart de ration.

— Que Dieu permette que nous arrivions à Saint-Domingue, dit de Morvan à Fleur-des-Bois, et je te jure, ma bien-aimée, que jamais plus je n’essaierai de tenter la fortune de la mer !… Les horreurs commises à Carthagène, et dont j’ai été le témoin, m’ont dégoûté pour toujours de la flibuste !… Posséder de l’or arrosé de larmes et taché de sang, ce n’est pas être riche ! C’est être voleur !…

À peine l’escadre était-elle sortie de la rade de Carthagène, qu’elle fut assaillie par une épouvantable tempête qui dura cinq jours.

Les équipages, considérablement amoindris par la maladie, n’étaient plus assez nombreux pour fournir aux besoins de la manœuvre ; aussi l’ouragan, mal combattu, produisit d’affreux ravages.

Le navire nègre le Cap sombra. Trois autres furent complètement désemparés ; tous reçurent de graves avaries.

La tempête grondait encore que l’on aperçut la flotte anglaise.