Les Braves Gens/01

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Librairie Hachette et Cie (p. 1-7).


CHAPITRE PREMIER

Le messager Thorillon répand une nouvelle importante.


M. Defert, comme tout le monde, avait ses amis et ses ennemis. Ses amis le trouvaient grave et posé, comme il convient à un riche fabricant ; ses ennemis lui reprochaient d’être roide et gourmé. Eh bien, ce jour-là, il n’était ni roide ni gourmé ; on ne peut même pas dire qu’il fût ni posé ni grave. Ce fut en sautillant qu’il entra dans son cabinet de travail. Il fredonnait je ne sais quelle cavatine, quand il s’approcha machinalement de la cheminée. Ayant par hasard rencontré des yeux son visage qui se reflétait dans la glace, il s’adressa à lui-même un petit signe de tête plein de bienveillance et un sourire de satisfaction.

Est-ce là, je vous le demande, la conduite d’un homme sérieux ? Il savait même si peu ce qu’il faisait, qu’il présenta la semelle de ses bottes au foyer qui était sans feu, puisqu’on était au cœur de la belle saison. Quand il s’aperçut de sa distraction, il se mit à rire ; puis quand il eut ri, il devint presque sérieux, rajusta les pointes de son faux-col et lissa ses favoris.

Alors, il s’assit à son bureau, et renversé sur le dossier de son fauteuil, il médita quelques minutes, les yeux au plafond. Tout à coup, parmi les plumes qui se trouvaient à portée de sa main, il prit, sans y regarder, la première venue (ce qui n’est pas digne d’un homme méthodique), et attirant à lui tout un cahier de papier à lettres, il se mit à écrire.

Sur la première feuille, il écrivit une phrase, une seule. Cette phrase, il la répéta sur une seconde feuille, puis sur une troisième, et enfin sur une douzaine au moins. On aurait dit un écolier paresseux, condamné par un professeur sévère à copier indéfiniment une leçon qu’il n’a pas sue. La comparaison cependant aurait péché par un point : car plus l’écolier avance dans sa tâche, plus il devient grognon, et plus M. Defert répétait sa phrase, plus son sourire de satisfaction s’épanouissait entre ses épais favoris.

Après sa première demi-douzaine de phrases, il parut pris d’une inquiétude subite, et s’élança hors de son cabinet, comme s’il n’eût pas vu sa famille depuis quinze jours, et qu’il eût été pressé d’en avoir des nouvelles. Les nouvelles qu’il était allé chercher étaient bonnes sans doute, car, quand il revint, il était tout rouge à force d’avoir ri ; et il se remit à sa besogne avec un entrain de fort bon augure.

Lorsqu’il jugea qu’il avait assez recopié la phrase qui le mettait en joie, il plia chacune des feuilles et les mit sous enveloppe. La dernière n’était pas complètement sèche, elle se barbouilla un peu. M. Defert, au lieu de s’en inquiéter, fit entendre un petit sifflement joyeux, et se consola philosophiquement de ce petit malheur en se disant : « Ma foi ! celle-là sera pour l’oncle Jean. » Et, comme un homme heureux trouve en toutes choses prétexte à se réjouir, il se frotta les mains à l’idée que celle-là serait pour l’oncle Jean, et que l’oncle Jean ne s’en fâcherait pas.

Il prit ensuite dans un tiroir une petite liste et se mit à écrire vivement les adresses sur tous les billets. Quand il eut fini, il poussa un soupir de satisfaction et sonna.

Par la porte opposée à celle qui lui avait récemment livré passage, apparut un homme d’une cinquantaine d’années, très-digne et très-sérieux. Il avait un grand faux-col, comme M. Defert ; de gros favoris, dont l’arrangement symétrique rappelait ceux de M. Defert ; une grosse chaîne de montre comme M. Defert ; et comme lui encore, des bottes bien cirées qui craquaient à mesure qu’il s’avançait d’un pas mesuré. Moins la ressemblance des traits, cet homme rappelait tout à fait son patron, ce jour-là cependant il avait conservé toute sa gravité commerciale et industrielle, que l’autre avait complètement mise de côté. C’était le premier commis de la maison. L’admiration respectueuse qu’il professait pour son patron, l’habitude de vivre à côté de lui, l’avaient transformé en une sorte d’exemplaire de M. Defert.

« Ah ! c’est vous, Jolain, dit le patron d’un ton de bonne humeur ; quel gaillard, hein ! que ce petit garçon !

— Pour un gaillard, c’est un gaillard, » dit M. Jolain d’un ton circonspect.

L’opinion que venait d’émettre le commis solennel était en elle-même d’une nature si peu compromettante qu’on aurait pu s’étonner de sa circonspection. Mais cette qualité, éminemment industrielle et commerciale, formait le fond même de la nature du commis ; il était circonspect partout et toujours ; d’ailleurs, le brave homme était Normand.

« Et quels poumons !

— De solides poumons ! j’oserai même dire qu’il crie comme un homme !

— Oui vraiment il crie comme un homme ! » répéta M. Defert avec une joyeuse emphase.

Il y eut un silence pendant lequel M. Defert semblait se répéter intérieurement et pour son plaisir personnel la dernière phrase du commis.

M. Jolain, aussi poli qu’il était circonspect, crut qu’il était de son devoir de rompre un silence embarrassant, et après mûre réflexion, risqua la phrase suivante :

« Il crie si fort qu’on l’entend de nos bureaux, et… »

Jugeant qu’il était inutile, peut-être compromettant d’en dire plus long, il coupa là sa phrase, et toussa derrière sa main. Puis l’esprit professionnel reprenant le dessus, il demanda à M. Defert pourquoi il l’avait sonné.

— Ah ! dit l’autre, ce n’est pas à vous que j’ai affaire ; et je suis fâché que vous vous soyez dérangé. Ayez l’obligeance de m’envoyer Thorillon. »

M. Jolain salua et disparut en faisant craquer ses bottes ; deux minutes après, la porte fut ouverte par un jeune garçon de quatorze ans, l’air doux et un peu effaré. Il avait des cheveux roux, coupés ras, des taches de rousseur larges comme des lentilles sur les joues et jusque sur les paupières. Son costume était des plus modestes.

« Me voilà, monsieur Defert ! dit-il en portant sa main à son front, comme pour ôter respectueusement une casquette imaginaire.

— Tu vois ce paquet de lettres ?

— Oui, monsieur Defert !

— Il faut les remettre toutes à leur adresse bien exactement.

— Oui, monsieur Defert !

— Tu m’as bien compris ?

— Oh ! monsieur Defert ! » dit le garçon roux d’un ton de doux reproche.

Le fait est que Thorillon était unique et n’avait pas son pareil pour faire les commissions. C’était, à vrai dire, un pauvre mérite, mais enfin c’en était un ; il y a tant de gens qui n’en ont pas du tout ! Comme il passait pour légèrement idiot, et ne pouvait trouver d’autre emploi de ses facultés restreintes, M. Defert, qui était un brave homme, l’employait à des travaux de copie, à cause de sa belle écriture, et surtout aux courses en ville, à cause de ses longues jambes et de son exactitude.

Thorillon alla décrocher sa casquette, se sangla d’une ceinture de cuir, dont il était très-fier, parce qu’elle lui donnait un faux air de messager officiel, et partit comme un trait à travers les rues de Châtillon-sur-Louette.

Ce n’est pas une grande ville que Châtillon-sur-Louette ; ce n’est même qu’une toute petite sous-préfecture. On ne se figure pas, malgré cela, tout ce qu’il faut de temps, même à un bon coureur comme Thorillon, pour y distribuer une douzaine de lettres. D’abord, les rues étroites y décrivent toutes les variétés de courbes imaginables, et se replient sur elles-mêmes autant de fois que le Méandre, de sinueuse mémoire. Puis, comme la ville est bâtie sur le flanc d’une colline, ce ne sont de tous côtés que montées et descentes, sans compter les escaliers ou escalades qui conduisent d’un quartier à un autre. Cela seul suffirait à expliquer pourquoi Thorillon fut si longtemps absent de la maison. Il y a d’autres raisons encore.

Thorillon entendait l’exactitude à sa manière. Si, par exemple, M. Defert lui eût expressément recommandé de ne pas perdre une minute, il n’aurait pas perdu une minute ; mais M. Defert lui avait dit simplement de porter les lettres, il les portait, mais en se donnant quelque liberté et en s’accordant quelques distractions.

Quand le savetier du coin vit que Thorillon avait sa ceinture de cuir, il en conclut que ce jeune homme partait en mission : et comme il se faisait un devoir de se mêler autant que possible de tout ce qui ne le regardait pas, il le siffla familièrement, et lui demanda ce qu’il y avait de neuf.

« Il y a de neuf que nous avons de ce matin un garçon superbe ; je ne l’ai pas vu, mais monsieur dit que c’est un vrai gaillard. Maintenant, il faut que je vous quitte, car je suis pressé. »

Et l’on vit sa figure souriante, effarée, et sa ceinture de cuir dans les régions supérieures de la ville, d’où l’on aperçoit la vallée de la Louette toute parsemée de saules et de peupliers, la prairie qui d’en haut semble une immense pelouse, et les coteaux plantés de bois et de vignes ; on les vit dans les régions inférieures où les rues s’engouffrent brusquement sous des voûtes et sous des porches humides ; on les vit sur le pont ; on les vit au faubourg ; on les revit enfin rue du Heaume, dans les bureaux de la maison Defert et Cie.

Là, Thorillon, de courrier redevenu scribe, se mit à copier je ne sais quelles paperasses auxquelles il ne comprenait pas un mot. Tout en grossoyant, il repassait avec délices dans sa tête les amusements de la journée : la course d’abord, les chiens qu’il avait exaspérés jusqu’à la fureur derrière les portes cochères, les chats dont il avait troublé la sieste, les étages qu’il avait descendus à cheval sur la rampe, et les gamins qu’il avait colletés. Calme et inoffensif dans la vie privée, Thorillon devenait susceptible et batailleur quand il avait sa ceinture de cuir et son caractère officiel ; il s’irritait de la moindre raillerie, qui lui semblait alors s’adresser à la maison Defert et Cie en personne.

Lorsqu’il songeait aux lettres qu’il venait de porter, c’était pour se dire combien les gens qui les avaient reçues devaient être honorés d’une pareille faveur. Ils les garderaient sans doute dans leurs archives de famille.

Sa pauvre cervelle eût été bien bouleversée s’il avait pu connaître l’effet de la nouvelle qu’il avait semée sur son chemin comme une traînée de poudre.

Les bonnes gens comme il y en a encore pas mal, quoi qu’on dise, se réjouissaient, à cette heure, de la joie que devaient éprouver M. et Mme Defert ; ils avaient si longtemps désiré un fils !

Les égoïstes ne s’en souciaient pas plus que si la maison Defert et Cie eût fait l’emplette d’un petit chat ou d’un écureuil.

Les gens d’affaires disaient en hochant la tête : « Voilà la dot des demoiselles Defert diminuée d’un tiers. » Les niais et les superstitieux, considérant que cet enfant était né un vendredi, 13, lui prédisaient une fin sinistre.

Le suisse, le bedeau et le sonneur de la paroisse Saint-Lubin spéculaient d’avance sur la joie de M. Defert et sur sa générosité bien connue.

Le principal du collège, homme prévoyant, fit entrer le nouveau-né dans ses combinaisons d’avenir, et envoya, sans tarder, sa carte avec un mot de félicitation. Quant aux mères qui avaient des filles à marier, elles se désintéressèrent dans la question, en considérant l’âge du jeune cavalier qui venait de faire ses débuts dans le monde.

Les braves gens qui avaient perdu quelque enfant, pleurèrent silencieusement à cette nouvelle qui renouvelait leur chagrin avec leurs souvenirs, et souhaitèrent du fond de leur cœur que les Defert fussent plus heureux qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes.

Mme Defert, penchée sur le berceau, trouvait son fils le plus bel enfant du monde. Le père, tout pensif, lui donnait à tenir un de ses doigts dans une de ses petites menottes maladroites, et affirmait que l’enfant le serrait à lui faire mal. « Car, disait-il, ce jeune monsieur est fort comme un Turc, et je le vois déjà à la tête de la fabrique ! »

L’objet de tant de pensées et de sentiments divers, comme s’il eût eu quelque connaissance, en sa jeune cervelle, du bien et du mal que l’on disait de lui, et des destinées contradictoires qu’on lui prédisait, tantôt faisait une grimace qui ressemblait à un sourire, tantôt un sourire qui ressemblait à une grimace ; tantôt rouge, et les poings fermés, comme un boxeur irascible, il semblait lutter contre un ennemi invisible ; tantôt calme, les mains ouvertes, il paraissait tendre les bras à un ami.

Puis, comme s’il eût résolu tout à coup de ne point se fatiguer la tête de tant de soins inutiles, et de remettre à demain, comme cet ancien, les affaires sérieuses, il se gorgeait de lait, comme un petit chat gourmand, et faisait un bon somme, afin d’avoir toute sa force pour engager la bataille de la vie.