Les Braves Gens/13

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Librairie Hachette et Cie (p. 107-115).


CHAPITRE XIII

La famille Loret au grand complet.


La famille Loret s’était considérablement accrue. Tant en garçons, grands et petits, qu’en filles, petites et grandes, elle comprenait neuf enfants, tous bien portants. La famille Loret, comme on le sait, appartenait au genre « joufflu », et à l’espèce « réjouie ».

Tous avaient un appétit formidable. Au prix où sont les faisans et les truffes, il ne faut pas s’étonner si la petite maison exhalait souvent un parfum très-accentué de soupe aux choux. C’était à merveille : puisque, depuis le papa joufflu jusqu’au bébé dodu, tous aimaient à la folie cette composition culinaire. La maison d’ailleurs était, à tous les points de vue, une maison bien agréable ; elle avait cet avantage particulier que toutes les pièces, sauf la salle d’armes, se commandant, les parfums de la cuisine se répandaient partout avec équité. Le salon triangulaire en avait sa part aussi bien que la cuisine. « De cette façon-là, disait maître Loret en se frottant les mains, il n’y a pas de jaloux. »

La maison, suivant l’expression de Mme  Aubry, « ne se ressemblait plus, » depuis l’installation des nouveaux locataires. Et comment, je vous prie, une maison se ressemblerait-elle lorsqu’elle contient onze personnes au lieu de deux ? Il y avait bien aussi quelques autres petites différences, qui choquaient les idées d’ordre et de propreté de la bonne dame. Si ses locataires n’eussent pas été ses obligés, elle ne se serait pas fait faute de leur dire que les papiers de tenture ne sont pas faits pour qu’on y inscrive son nom ni pour qu’on y trace des pensées philosophiques ou satiriques, ni pour qu’on y dessine des bonshommes (civils ou militaires), ni pour qu’on y imprime la trace de ses doigts, ni pour qu’on y établisse un tableau comparatif de la taille de chacun des membres de la famille, avec une bonne barre pour marquer le niveau de la crue, et les noms, et les dates, et tout ! Elle aurait fait observer que les rampes d’escalier ne sont pas faites pour qu’on les descende à califourchon ; ni les allèges des fenêtres pour qu’on y mette sécher le linge domestique ; ni les salons (triangulaires ou non) pour qu’on y laisse vaguer, en toute liberté, trois cochons d’Inde, d’un caractère morose et d’une propreté douteuse. Croyez-vous aussi que les deux poiriers rachitiques de l’arrière-cour ont été plantés pour qu’on y installe une balançoire qui les achèvera, malades comme ils sont, ou encore pour qu’on s’y taille des cure-dents ? Voilà ce que Mme  Aubry n’aurait pas manqué de dire si les Loret n’avaient pas été plutôt ses hôtes que ses locataires. Mais elle se contenait, toute nerveuse qu’elle était, pour ménager ces pauvres gens, avec une patience aussi héroïque qu’un solliciteur qui se contient par politique devant un protecteur puissant.

« La pauvre femme, disait-elle en parlant de Mme  Loret, a déjà bien assez de mal. Comment surveillerait-elle une famille si nombreuse ? » Et quand elle venait à la ville, elle souriait stoïquement à la vue de toutes les libertés que prenait, avec sa maison, la nombreuse famille de l’huissier.

Les fils de M. Loret apparaissaient dès l’âge le plus tendre, revêtus de vareuses velues, comme celle du papa. Il semblait qu’il suffît d’être un membre de la famille Loret pour que la nature vous fît croître ces villosités sur le dos, comme le poil sur le dos des jeunes oursons.

Le matin même du jour où Mme Defert fit inscrire son fils sur les registres du collège, M. Loret revenait de quelque expédition matinale, et pressait le pas en voyant à l’horloge de Saint-Lubin que midi allait bientôt sonner. Il était encore à vingt-cinq pas de la petite porte verte, que déjà une odeur bien connue venait réjouir ses nerfs olfactifs ; il se hâta de sonner.

« Celle-là doit être bien bonne ! dit-il en soulevant le couvercle de l’immense soupière fumante, car on la sent depuis le coin du pharmacien. » Les plus jeunes Loret poussèrent des cris d’enthousiasme ; les aînés se contentèrent de sourire silencieusement. Pendant toute cette première partie du festin, on ne dit pas grand’chose, mais, en revanche, les cuillers de fer battu sonnaient un bruyant carillon sur les assiettes de caillou.

Il n’y eut aucun incident remarquable, si ce n’est que le no 5, en réponse à une remarque désobligeante du no 4, lui versa une cuillerée de soupe dans le cou. Le no 4 (une fille) se mit à crier de toutes ses forces ; mais sa mère la consola en lui disant qu’il n’y paraîtrait plus le jour de son mariage. Cet argument parut convaincre la jeune personne ; elle avait, en effet, tout le temps de se guérir, si les jeunes gens continuaient à ne plus vouloir de femmes sans dot.

« Qu’est-ce que nous avons ensuite ? » dit M. Loret en voyant disparaître la ménagère dans les régions de la cuisine.

Le no 8 (une fille) vient coller ses lèvres à l’oreille du papa, pour lui dire, sous le sceau du secret, qu’il y a des saucisses. Le no 9 (un garçon), entendant ces paroles magiques, fait voler au loin son assiette de bois en signe d’allégresse. Le no 1, autrement dit Camille, le successeur de M. Aubry, se lève d’un air de bonne humeur, ramasse l’assiette de bois et la rend au bébé. En passant, il lui donne un baiser retentissant, pour l’engager sans doute à lancer, la prochaine fois, son assiette par la fenêtre.

Les saucisses arrivent toutes brûlantes et toutes frémissantes. Il y a un silence d’admiration ; puis le chef de la tribu procède au partage du butin. Un des cochons d’Inde moroses risque son nez à la porte ; il se décide à entrer, et fait le tour de la salle en trottinant, et en rasant la muraille. Le second cochon d’Inde accomplit la même prouesse, suivi de près par le troisième ; ils piquent droit devant eux, tout d’une pièce jusqu’aux coins, où ils tournent brusquement à angle droit, et en faisant couic ! couic ! On applaudit ; les cochons intimidés disparurent. On devinait dans l’ombre du corridor la silhouette d’un grand lapin jaune tout efflanqué, dont les flancs et les tempes battaient toujours avec violence comme s’il avait vécu dans un état de fièvre perpétuel. Il avait une oreille dressée et l’autre pendante. Dès qu’il vit qu’il était un objet de curiosité, il s’en alla vers l’arrière-cour, en sautillant par brusques saccades.

On commence à déserter la table. Le no 9 disparaît emporté dans les bras du no 8, qui veut lui faire voir la « grande bête », c’est-à-dire le lapin jaune.

Le no 7 berce une vieille loque qu’il appelle sa poupée, et il s’en amuse tout autant que si c’était une véritable poupée. Le no 6 et le no 5 échangent quelques taloches dans le salon triangulaire, et en sortent meilleurs amis que jamais, pour aller enlever un cerf-volant. Le no 4 (une fille) emporte les assiettes, les cuillers, les fourchettes et les couteaux, en heurtant les divers ustensiles les uns contre les autres : chacun prend son plaisir où il le trouve.

M. Loret, pour le moment, trouve le sien à mettre ses coudes sur la table, et il les y met ; à allumer une pipe, et il l’allume ; à se frotter les mains, et il se les frotte ; après quoi, s’adressant d’un air mystérieux à son second fils :

« Dis donc, Léon, sais-tu ce que la maman va faire ? »

Le no 2 répondit qu’il n’en savait rien du tout.

« Eh bien ! elle va apporter la bouteille de cassis ! »

Il y eut un mouvement général de surprise ; puis l’heureuse nouvelle se transmit de numéro en numéro et la table se trouva au grand complet : le no 9 tendait déjà son verre en disant : « Moi aussi ! »

Mme Loret apporta la bouteille de cassis. « Il y a donc du nouveau, dit-elle en posant la main sur l’épaule velue de son mari.

— Voyons, dit le père en s’adressant au no 3, est-ce que j’ai dit qu’il y avait du nouveau ?

— Non, père.

— Alors, ajouta-t-il en passant au no 4, maman l’a deviné sans que je le lui aie dit ?

— Oui, père.

— Alors, poursuivit-il en s’adressant au no 5, la maman que voilà est une maman bien habile ?

— Oh ! mais oui, » dit le no 5 en remuant la tête de haut en bas. M. Loret allait poser quelques questions de même genre au no 6, quand Mme Loret lui dit de ne pas tant les faire languir, si c’était quelque chose d’heureux.

« C’est en effet quelque chose d’heureux, reprit l’huissier réjoui ; mais on me couperait plutôt en quatre, en huit, ou en trente-deux morceaux, que de me faire dire un mot avant que le cassis soit versé ! »

Quand le cassis fut versé en proportion décroissante depuis le papa jusqu’au no 9 :

« À la santé de M. Defert ! » dit-il, en levant son verre.

On but de confiance à la santé de M. Defert, on y joignit même la santé de madame, par-dessus le marché.

« À la santé de Léon ! »


À la santé de Léon !

Tous les regards se tournèrent avec surprise vers le no 2, qui rougissait, et l’on but à la santé de Léon.

« Pourquoi, dit le père, buvons-nous à la santé de Léon ?

— Oui, pourquoi ? cria le chœur des numéros.

— Eh bien, mes enfants, M. Defert m’a proposé de prendre Léon dans ses bureaux, à douze cents francs pour commencer. Si Léon est un aussi bon fils et un aussi bon frère que Camille ; s’il songe aux petits qui viennent derrière lui plutôt qu’à lui-même, voilà cette fois la famille tirée d’affaire. Nos petits pourront suivre les cours du collège. J’ai toujours rêvé ça, et je l’ai toujours espéré ; seulement je ne savais pas à quel numéro ça commencerait. Une fois au collège, ils n’ont qu’à marcher devant eux pour devenir bacheliers, et ensuite avocats ou médecins, ou quelque chose comme cela. » Léon déclara que son père avait raison de compter sur lui ; que cela lui donnerait du cœur à l’ouvrage de penser que les petits feraient un jour honneur à la famille.

Les numéros ainsi prédestinés à jeter sur le nom de Loret un plus vif éclat coururent faire part de cette bonne nouvelle aux cochons d’Inde, qui, étant d’un naturel morose, ne voulurent pas même en entendre parler. Le lapin jaune, acculé derrière la pompe, fut bien obligé d’écouter leurs confidences. L’un d’eux, ne se faisant pas une idée exacte de la longévité du lapin ni des exigences de son appétit, lui promettait que quand il serait médecin, il le soignerait pour rien toutes les fois qu’il serait malade, et le nourrirait de saucisses lorsqu’il serait en bonne santé. « Puisqu’il sera médecin, moi je serai avocat, reprit l’autre en s’adressant au lapin, et sois tranquille, je t’empêcherai toujours d’aller en prison. »

Le grand lapin jaune ne répondait à tout cela qu’en agitant ses oreilles et en faisant frissonner ses moustaches. S’il avait pu répondre autrement, il leur aurait dit qu’étant de naturel rêveur et mélancolique, toutes ces effusions de tendresse le troublaient beaucoup (ce qui aurait prouvé une fois de plus que l’affection ne doit pas être indiscrète). Quant aux fallacieuses promesses d’avenir que l’on faisait briller à ses yeux, il les aurait toutes données de grand cœur pour trois feuilles de choux et cinq minutes de tranquillité.

Les petites gens de rien, comme les Loret, n’ont guère le temps de savourer la joie ni de s’abandonner à la tristesse : ce qui fait compensation. Ils ont trop à faire. Mme Loret disparut bientôt dans l’arrière-cour, où elle put méditer à son aise, les bras plongés jusqu’au coude, et même au-dessus, dans un immense baquet de savonnage. Camille se prépara à recevoir « ces messieurs », c’est-à-dire les élèves. Il était encore beaucoup trop jeune pour prendre la liberté de les appeler des lézards. M. Loret emmena Léon pour le présenter chez M. Defert ; auparavant il avait indiqué à Paul, promu du coup au grade de clerc d’huissier, ce qu’il aurait à faire en son absence. Les fillettes lavèrent la vaisselle. Le médecin et l’avocat en herbe partirent pour l’école des Frères, et firent la route en jouant à saute-mouton.

Le no 9, le seul oisif de la maison, eut toute liberté de la parcourir à sa guise, et ne s’en fit pas faute. Quand il fut las de grimper sur les chaises pour regarder par les fenêtres, de monter l’escalier et de le redescendre, de traîner les chaises d’une pièce dans l’autre, il s’endormit dans le premier coin venu, et l’on n’entendit plus dans la petite maison, si bruyante il y a un instant, que le tic-tac du coucou, le bruit des assiettes qu’on lavait avec accompagnement de chuchotements et de rires étouffés, les coups de sonnette des élèves qui venaient prendre leur leçon, et dans la salle d’armes le bruit des pieds, des cris rhythmés, et les huées qui accueillaient les bévues des tireurs maladroits. Joignez à cela des essaims de mouches bourdonnantes ; et, planant sur le tout, une odeur peu aristocratique de soupe aux choux et de tabac caporal, qui allait s’affaiblissant comme le souvenir d’un beau rêve, et vous comprendrez pourquoi Aubry disait que la maison « ne se ressemblait plus ». Elle se ressemblait cependant en ce sens qu’elle était toujours habitée par de braves gens, et par des gens heureux.

À quoi pensait Mme  Loret, en faisant mousser son savonnage ? Se disait-elle que sa vie aurait pu être moins rude et moins pénible, sans grand inconvénient ! Pas le moins du monde. Elle admirait dans sa naïveté ses enfants joufflus, autant que Mme  de Trétan pouvait admirer Michel, quand il caracolait sur son poney. Elle récapitulait toutes les bonnes aubaines des dernières années, et se disait, en son cœur simple et reconnaissant, que Dieu protège visiblement les nombreuses familles. En admettant ce principe consolant, quelle famille, à Châtillon, mieux que la famille Loret était digne de la protection de Dieu ?