Les Braves Gens/18

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CHAPITRE XVIII

Maladie de l’oncle Jean ; il est soigné par son neveu, qui perd le prix d’excellence et gagne un ami.


La personne que l’oncle Jean appelle son « brosseur » est une vieille Châtillonnaise très-attachée et très-fidèle, mais remarquablement bourrue et entêtée. C’est une digne femme de soixante ans, droite comme un peuplier, avec un soupçon de moustaches au-dessus des lèvres et un simulacre de barbe au menton. Bien souvent Jean Defert, quand il était petit, l’a comparée avec terreur au loup qui a dévoré la grand’mère du petit Chaperon Rouge et s’est effrontément coiffé de son bonnet. Sa phrase favorite est : « Il faut que ça marche droit ! » Par le mot « ça », elle entend le petit ménage de l’oncle Jean, avec l’oncle Jean par-dessus le marché. Et le fait est que ça marche très-droit. L’oncle Jean, avec son petit revenu, a une vie aussi confortable qu’un colonel en activité, c’est lui-même qui le dit. Il y a bien quelques bourrasques par-ci par-là : quand l’oncle Jean rentre mouillé de la pêche, par exemple ; ou bien quand sa figure est cramoisie, et qu’il est soupçonné d’avoir attrapé un coup de soleil. Aussi l’oncle Jean s’observe-t-il avec le plus grand soin ; quand par hasard il est en faute, il reconnaît ses torts tout de suite, pour ne pas exaspérer son brosseur, qui est au fond la meilleure femme du monde.

Un jour, le brosseur se présente tout effaré chez Mme Defert.

« Madame, il est tout rouge, avec les yeux ouverts. Il me dit toutes sortes de noms et ne veut pas seulement que je le couche. »

Mme Defert, sans en demander plus long, part aussitôt et trouve l’oncle Jean au lit, un médecin à son chevet et une voisine compatissante qui lève les bras au ciel.

C’est un transport au cerveau. À l’entrée de Mme Defert, il se calme un peu, et la salue du titre de colonel ; puis il s’assoupit, puis il se réveille pour dire qu’il fait bien chaud, qu’il a rarement fait aussi chaud. Il parle ensuite de broussailles que l’on vient de traverser et d’épines de cactus qui lui ont déchiré les jambes. Le colonel se garde bien de lui dire que ces épines de cactus ne sont autre chose que des sinapismes. « Surveillez les Kabyles ! » dit le malade en s’assoupissant. Il entr’ouvre les yeux et, apercevant sa servante : « En voilà un ! » dit-il, et il la menace du poing. Le faux Kabyle se retire à la cuisine, et décharge son cœur dans celui de la voisine compatissante.

Elle n’a pas d’ailleurs beaucoup de temps pour faire ses confidences et ses réflexions. Il faut des sangsues, puis de la glace, puis de nouveaux sinapismes.

La voisine compatissante s’étant risquée dans la chambre du malade : « En voilà encore un ! dit le capitaine ; cernez-le, ne le tuez pas, faites-lui peur seulement ; qu’il dise où est l’autre. » Elle n’en entendit pas davantage et revint à la cuisine en criant : « Il est fou ! quel malheur ! »

Marthe étant survenue : « Ma sœur, lui dit-il, regardez-moi bien ; trouvez-vous, oui ou non, que ma tête ressemble à celle d’une vieille linotte ? »

Marthe, partagée entre son respect pour son oncle et la crainte de le contrarier, hésitait à répondre.

« Vous pouvez vous retirer, lui dit-il, vous ne savez pas votre métier. »

Jean, au contraire, fut fort bien accueilli.

« N’est-ce pas, major, que j’ai la tête d’une vieille linotte ?

— Parfaitement.


N’est-ce pas, major, que j’ai la tête d’une vieille linotte.

— Je le savais bien. J’ai quelque chose sur la conscience, comme vous êtes mon ami…

— Permettez, capitaine, dit Jean fort embarrassé ; le colonel est d’avis que vous devez vous taire pour le moment.

— Le colonel ! c’est bon. Je me tairai tout de suite après… Dites donc plutôt à ces mouches qui bourdonnent à mes oreilles de finir, on ne s’entend pas ici… J’ai monté la tête à un jeune garçon, et j’ai peur maintenant qu’il ne se fasse soldat malgré ses parents… Quand vous le verrez… J’ai reçu un coup de matraque sur la tête. » Ici le malade perdit connaissance.

« Comme c’est fâcheux, dit Mme Defert à Jean, que ce soit demain jour de composition !

— Oh ! je ne quitterai pas mon oncle ; je ne composerai pas, voilà tout.

— Et le prix d’excellence ? »

Jean haussa les épaules et baissa la tête. Il avait envie de pleurer, les coins de sa bouche tremblaient. Pour un garçon de son âge, renoncer à un prix presque assuré est un sacrifice très-pénible ; il se décidait à le faire, mais il lui en coûtait beaucoup.

Il resta donc, et sa patience fut mise à de rudes épreuves. Je ne sais trop quel rôle le capitaine lui assignait dans son cerveau malade ; mais toutes les fois qu’il se réveillait, s’il lui voyait un livre à la main, il le rappelait sévèrement à l’ordre. « On n’est pas de service pour lire des romans », disait-il d’un ton bourru. — Pour ne pas l’irriter, Jean dut renoncer à lire. Les heures sont longues dans une chambre de malade, lorsqu’on doit s’interdire toute distraction. Jean s’ennuyait horriblement, mais il savait qu’il était utile, et il se roidissait contre l’ennui. Mme Defert s’inquiétait de sa pâleur, mais elle était fière de son énergie et de sa force de volonté.

Un matin, le capitaine, en s’éveillant après toute une nuit de sommeil non interrompu, dit d’une voix faible : « Sylvie ! »

La personne qui répondait au doux nom de Sylvie n’était autre que le brosseur. Sylvie se trouvait absente, et pour cause. Ce fut Mme Defert qui s’approcha du lit sur la pointe du pied. Le capitaine était si affaibli, qu’il ne pouvait pas même tourner la tête.

« Pourquoi es-tu donc ici ? qu’est-ce qui s’est passé ? il me semble que je ne suis pas dans mon état naturel.

— Vous avez été très-malade pendant quinze jours, grâce à Dieu, vous voilà guéri.

— Voyez-vous ça ! dit le capitaine en ouvrant de grands yeux ; alors c’est toi qui m’as soigné.

— Jean m’a secondé tout le temps. »

Le capitaine ne répondit pas tout de suite, il recueillait ses idées et semblait réfléchir profondément.

Quand il eut bien ruminé, il fit signe à sa nièce de s’approcher.

« Est-ce que nous sommes seuls ?

— Oui, mon oncle.

— Qu’est-ce que j’ai eu ? Dis-moi cela franchement.

— La fièvre et le délire.

— Et qu’est-ce que j’ai dit ? Il la regardait avec des yeux inquiets.

— Vous avez parlé de Kabyles, de cactus, de hyènes, de sentinelles perdues.

— Bon ! et puis ?

— Et puis c’est tout. Mais, mon cher oncle, le docteur a défendu de vous laisser parler quand le délire serait passé. »

Le malade fit semblant de se soumettre à la consigne ; il ferma les yeux. Mais il ne dormait pas, car il s’aperçut que Jean rentrait et que sa mère lui parlait tout bas. Elle sortit bientôt, laissant l’oncle à la garde du neveu.

Au bout d’un instant, le bonnet de coton du capitaine s’agita sur l’oreiller, et sa voix, une bien pauvre et bien faible voix, fit entendre ces mots :

« Jean, es-tu là ?

— Oui, mon oncle.

— Avance à l’ordre ! » Jean s’avança.

— Regarde-moi bien en face : tu as été là tout le temps ?

— Oui, mon oncle.

— Qu’est-ce que j’ai dit ?

Jean hésita un instant, mais le regard du capitaine était si expressif, qu’il comprit très-bien sa pensée.

« Vous avez parlé d’un jeune garçon…

— C’est cela, nous y voilà.

— … À qui vos histoires avaient tourné la tête.

— C’est parfaitement cela.

— Et qui ferait de la peine à ses parents s’il voulait être soldat.

— C’est cela. Eh bien, vois-tu, mon garçon, aussi vrai que…

— Ne parlez pas, mon oncle, ne vous fatiguez pas. Je sais ce que vous voulez dire, et voici ce que je vous réponds. Ce garçon ne fera point de peine à ses parents : il ne sera pas soldat, il sera fabricant.

— Ça va bien, dit le capitaine. Nous nous comprenons à demi-mot, nous autres. Donne-moi la main, mon garçon. Hein ! comme j’ai maigri ! Maintenant il me semble que je boirais bien quelque chose. »

Dès le lendemain, Jean put retourner au collège. Le prix d’excellence était perdu ; il s’en consola beaucoup plus facilement qu’il ne l’aurait cru d’abord. Et puis, il eut une surprise très-agréable. Apprenant qu’il était retenu par la maladie de son oncle, son rival Robillard, au nom de ses camarades, avait demandé au professeur de vouloir bien remettre la composition pour que Defert pût y assister. Le règlement s’opposait à ce que l’on fît droit à cette demande. Mais le professeur en fut très-touché ; et c’est par lui que Jean, après son retour, en eut connaissance. Il voulut remercier Robillard, qui eut la délicatesse de tourner la chose en plaisanterie et ne voulut jamais entendre parler de remercîments.

Mais si Robillard pouvait empêcher Jean de le remercier, en revanche il ne pouvait pas lui interdire de l’admirer et de l’aimer. Il y avait des moments, pendant la classe, où il regardait presque malgré lui du côté de Robillard, pour revoir son bon regard et son franc et joyeux sourire. Comme les externes occupaient les premiers bancs, Jean était obligé de se retourner pour satisfaire son désir. Le professeur, habitué à le voir attentif et immobile, se demanda si par hasard l’élève Defert ne deviendrait pas un peu dissipé. Quelquefois le sourire destiné à Robillard était confisqué au passage par quelque autre collégien qui flânait, le nez en l’air, et qui ne manquait pas d’y répondre par une grimace. C’était à recommencer.

Le professeur faisait entendre un petit chut ! d’impatience ; et Jean, tout honteux de lui-même, baissait le nez sur son livre. Puis, au bout de quelques minutes, qui lui semblaient un siècle, il se sentait saisi du même désir. Il résistait d’abord avec courage, mais il était pris d’une sorte de malaise ; il éprouvait des fourmillements tout le long des jambes. Quel écolier n’a ressenti sur les bancs ce malaise nerveux, qui se traduit chez les uns par des séries de bâillements, chez les autres par un brusque changement de coude sur la table, chez d’autres par une sorte de détente des jambes, qui partent comme deux ressorts avec un râclement de talons sur le sol. Jusque-là Jean avait échappé à cette contagion ; trop occupé de ce que disait le professeur, il s’apercevait seulement à la fin de la classe que ses genoux étaient engourdis et ses jambes lourdes. Du jour où son attention fut partagée entre deux intérêts, il y eut en lui une lutte pénible, de l’impatience et des oublis.

Voici un exemple entre mille. On expliquait Virgile ; Énée évoquait les grandes images du passé, les fantômes des Troyens illustres qui avaient succombé ; le passage était pathétique. Énée sentait ses cheveux sa hérisser sur sa tête, sa parole s’arrêter dans sa gorge : il pleurait. Jean, préoccupé d’autre chose, étouffa un bâillement derrière sa main, et trouva, pour la première fois, que le pieux Énée pleurait bien souvent. Il se reprocha cette mauvaise pensée, et il y eut en lui comme une lutte entre son respect pour Virgile et une forte envie de le trouver importun. L’explication continue. Par malheur, voilà une autre catastrophe : Énée verse des larmes abondantes. Encore ! se dit Jean impatienté. Son attention se divise ; il le voit, il le sent, il le déplore, mais quoi qu’il fasse, elle se divise ; le visage souriant et la chevelure crépue de Robillard lui apparaissent entre les images désolées d’Hécube et de Priam, et flottent jusque dans les noirs tourbillons de l’incendie de Troie ! C’est trop fort. Il a en même temps des fourmillements dans la cheville droite, des lourdeurs dans la jambe gauche : c’est le moment.

Il a beau sentir que le professeur le regarde, que ce regard s’appesantit sur lui avec une sévérité inaccoutumée, rien n’y fait : il tourne la tête.

« Continuez, Defert ! » dit une voix trop connue.

Defert ne peut pas continuer, parce que Defert ne sait pas où l’on en est. Tout le monde le regarde, il devient rouge.

« Pour la première fois, dit le professeur au milieu d’un silence solennel, je ne vous punirai pas ; mais tenez-vous pour averti. » Jean tout confus revient aux malheurs de Troie, que l’élève Grémillon détaille d’une voix sépulcrale, avec accompagnement de contre-sens. Quand l’élève Grémillon a fini, l’élève Pitard, d’une voix de jeune coq enroué, continue ; et les voix se succèdent, graves ou aiguës, lentes ou rapides, bredouillantes ou saccadées, mais toujours monotones. Jean les suit de son mieux et dévore son humiliation, lorsque tout à coup un petit papier se glisse dans sa main. Explique qui pourra ce phénomène étrange. Pas un élève n’a bougé, et le papier a passé de la main de Robillard, qui est à l’autre bout de la classe, dans celle de Jean, qui est sous les yeux mêmes du professeur. Jean ouvre le billet : « Mon pauvre vieux, disait Robillard, je t’en prie, ne te retourne plus, il (il, c’est le professeur, bien entendu) te regarde tout le temps et tu te feras une affaire. Tuus Robillardus. »

Jean mit précieusement le petit papier dans son portefeuille, afin de le garder en souvenir de l’audace et de la générosité de Robillard, qui s’exposait pour l’avertir. Désormais il n’eut plus que le nom de Robillard à la bouche. Il rêvait de Robillard.