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Les Braves Gens/23

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 203-212).


CHAPITRE XXIII

Jean fait connaissance avec la tante Edmée. — Robillard découvre que M. Karl Schirmer continue à aimer beaucoup la géographie.


Décidément la race chevaline avait besoin d’être régénérée dans l’arrondissement de Châtillon. Les deux chevaux que le loueur mit à la disposition de Jean et de Robillard en étaient la preuve vivante.

« Ils ne payent pas de mine, c’est vrai, dit le loueur en réponse à quelques remarques critiques de Robillard ; mais ils ont du bon. Et puis, ajouta-t-il en se grattant délicatement le bout du nez avec l’index, il n’y a pas de choix aujourd’hui, tous les autres sont en route, ce sont les deux seuls qui me restent.

— Nous les choisissons donc, » dit Robillard, qui était en veine de gaieté.

La monture de Jean aurait pu, sans inconvénient, avoir la queue plus fournie. Cet appendice, en effet, réduit à sa plus simple expression, présentait l’aspect piteux d’une queue de rat trop courte. Quant au cheval lui-même, il n’avait qu’un seul défaut, celui de s’arrêter devant tous les morceaux de papier qu’il rencontrait sur sa route, comme s’il se disposait à les lire. En esquivant adroitement les morceaux de papier qui flânaient dans les rues et sur les routes, on avait un cheval parfait.

Le cheval de Robillard avait une grosse tête de sauterelle, de gros yeux saillants et la vilaine habitude de rire à tout propos et hors de propos, c’est-à-dire qu’il retroussait continuellement ses lèvres, et montrait toutes ses dents qui étaient longues et jauues. Elles n’étaient pas belles, ses dents ; il devait bien le savoir, on le lui avait assez dit ; mars il persistait à les montrer. C’était peut-être simplement un tic nerveux, ou bien, comme la pauvre bête était myope, sa grimace provenait peut-être seulement des efforts qu’il faisait pour voir clair. D’un caractère poétique et rêveur, il avait une tendance à fuir les chemins battus où piétine le vulgaire, pour chercher des voies plus solitaires. En d’autres termes, il aimait, de temps à autre, à quitter la grande route pour faire un petit tour dans les terres labourées, ou à pousser une reconnaissance jusque dans les cours des fermes ou des moulins.

Tant que les deux chevaux sentirent sous leurs sabots les pavés de Châtillon, ils marchèrent avec beaucoup de sérieux et de gravité. Mais, comme disait Robillard en racontant depuis cette aventure,

À peine nous sortions des portes de Trézène


que le cheval de Jean se mit à courir après un numéro du Glaneur que le vent roulait doucement sur la poussière de la route. Et l’on ne put le décider à repartir que quand il eut vu le cours de la Bourse et le nom du gérant.

Une demi-lieue plus loin, c’est le cheval de Robillard qui, à cause de sa myopie, prend un cabaret pour une cour de ferme. Il insiste pour entrer dans la salle, avec son cavalier. Quand il est tout près, il reconnaît que sa mauvaise vue l’a trompé ; il secoue de désappointement sa grosse tête, et découvre toutes ses dents par un sourire plein d’amertume.

Ce sourire est si hideux que le petit garçon du cabaretier se réfugie derrière le comptoir en poussant des cris de détresse. On a toutes les peines du monde à l’en tirer, en lui affirmant que « la bête » est partie, et ne reviendra lui montrer ses dents que s’il n’est pas sage.

Cependant on gagne du terrain, car les chevaux ont réellement du fond. Les gens que l’on rencontre s’arrêtent stupéfaits de voir des cavaliers de si bonne mine sur de si étranges destriers. Robillard les salue avec une exquise politesse, et les gens s’en retournent tout penauds. Puis un scrupule le prend :

« J’allais oublier, dit-il à Jean, que pour aujourd’hui je suis Mentor et toi Télémaque. Ne t’échauffe pas, mon ami ; tiens-toi droit, ne fais pas de grimaces aux passants ; il n’y a rien de si vilain que de faire des grimaces aux passants, surtout quand on a l’honneur d’être en rhétorique ! « Dites donc, vous, s’écrie-t-il en changeant de ton, et en s’adressant à un bonhomme qui s’est rangé sur le bas côté de la route, les mains pendantes et les yeux écarquillés, je parie que vous croyez que c’est un cheval, cette bête sur laquelle je suis monté ?

— Un drôle de cheval, tout de même, » dit l’homme en ricanant. Le cheval lui répond par un ricanement si affreux que l’homme en perd la parole.

« Eh bien ! reprend Robillard, ce n’est pas un cheval, c’est un lama que j’acclimate pour le compte du gouvernement. »

Et piquant des deux, il laissa l’homme stupéfait.

« Il me semble, dit Jean, que Mentor est bien jeune pour son âge, et que Télémaque a sous les yeux de bien funestes exemples.

— Voilà bien la jeunesse d’aujourd’hui, dit Robillard avec un sérieux affecté : frondeuse et ergoteuse, ergoteuse et frondeuse ! »

Le cheval de Jean aperçoit tout à coup des affiches collées sur une baraque de cantonnier, fait un écart, coupe sans cérémonie le dialogue, et quand il s’est assuré qu’il s’agit simplement d’une vente de luzerne et d’une licitation entre mineurs, il revient retrouver son compagnon.

À mesure qu’ils approchent de Valserre, le village où l’on quitte la route pour se rendre à la Grenadière, les deux amis dépassent des groupes de gens endimanchés qui vont tous dans la même direction. Enfin, on distingue dans le lointain les sons d’une grosse caisse, les cris déchirants d’une trompette, les mugissements d’un ophicléide et les éclats d’un trombone. « C’est la foire de Valserre ! » s’écrie Robillard, en sautant de joie sur sa selle. Puis tout à coup, se rappelant qu’il est dans son rôle d’être grave, il se tourne vers Jean qui n’a pas dit un mot. « Pourquoi, lui dit-il, ô Télémaque, ces vaines démonstrations d’une joie insensée ? Est-ce parce que nous approchons de l’île de Calypso ? Fuyez, fuyez, ô mon cher fils, les tentations sans nombre qui assaillent une jeunesse frivole dans l’île des plaisirs ! Ne vous faites point de ces folles visions de singes savants, de chevaux de bois, de pavés de pains d’épice et de tourniquets où l’on gagne des porcelaines dorées et peinturlurées. N’ouvrez pas d’avance vos narines aux senteurs enivrantes de la friture en plein vent. Modérez vos passions, mon cher fils ; comme nous avons peu de temps devant nous, évitons les tentations et… coupons au plus court. »

Imitant le procédé brusque mais salutaire du vrai Mentor, qui précipita Télémaque du haut d’un rocher dans la mer, parce que le seul raisonnement ne suffisait pas à le tirer de l’île de Calypso, il coupa brusquement à droite par un petit chemin vicinal. Il laissait ainsi à gauche les parfums, les bruits, en un mot toutes les tentations de la foire.

« Vois-tu, reprit Robillard, on nous aurait pris pour des montreurs de chevaux savants, et le populaire en délire nous aurait empêchés de continuer notre route. » Le petit chemin, en sa qualité de chemin non classé, était jonché de cailloux roulants, et coupé de petites fondrières en miniature ; il fallait veiller sur les montures, et l’on n’avait pas le loisir de parler. Robillard se mit à siffler un air de chasse, puis à pester contre le chemin, affirmant qu’il dénoncerait cet état de choses à M. Schirmer, puisqu’il était si versé dans la question des voies de communication.

Voici la Grenadière, dont les toits pointus semblent percer le feuillage des grands marronniers ; voici la grande cour d’entrée, envahie par les herbes folles, toute pleine d’instruments de labour, coupée de trous à fumier et complètement déserte. Le bruit des chevaux évoque enfin un valet de ferme qui apparaît à la porte d’une écurie, les yeux bouffis de sommeil, les cheveux pleins de foin, et mâchant par contenance un long brin de paille. Tout le monde est à la foire, sauf la maîtresse qui ne marche plus guère. Le valet prend par la bride les chevaux qu’il regarde avec défiance, et les visiteurs, sur ses indications, se mettent à la recherche de la dame du logis.

La Grenadière est un ancien castel, très-rustique, mais où du moins l’espace n’a pas été ménagé. Les pièces, hautes et claires, reçoivent le jour par de grandes fenêtres en anse de panier, avec des meneaux de pierre et de petites vitres épaisses enchâssées dans des losanges de plomb. Tout y reluit de propreté. La tante Edmée n’est pas dans la cuisine, on n’y trouve que ses lunettes posées sur son livre d’heures, à côté d’un tricot soigneusement empaqueté. Il règne dans toutes les pièces une vague odeur d’étable, de foin et d’iris. L’odeur d’étable domine du côté de la cour, l’odeur d’iris du côté du jardin. Quand Robillard ouvre la porte du jardin, les deux visiteurs se trouvent au milieu d’une plantation de giroflées en pleine fleur. Le jardin est vaste, à l’ancienne mode, tout rempli de ces fleurs de l’ancien temps que les plantes nouvellement acclimatées tendent à chasser des jardins modernes.

Jean remarqua, dans un boulingrin de tilleuls, les débris d’un Galant Jardinier de plâtre ; les jambes et la moitié du torse étaient restés sur le piédestal, on voyait le reste dans les hautes herbes. Une Jardinière Galante faisait le pendant ; elle s’était évidemment consolée de la perte du jardinier, puisqu’elle était toujours aussi galante et aussi gracieuse ; je ne dirai pas, par exemple, qu’elle fût toujours aussi jeune ; car la perte d’une notable partie de son nez, et l’éraillement de ses yeux la vieillissaient beaucoup ; au delà du boulingrin de tilleuls, il y avait un quinconce de marronniers, puis, à droite, des bosquets de lilas et un labyrinthe en charmille.

Une légère fumée bleuâtre s’élevait au-dessus de la charmille, et une odeur de tabac se mêlait au parfum des giroflées.

« Il y a là quelqu’un qui pourra nous renseigner, » dit Robillard en se dirigeant d’un pas délibéré vers le fumeur invisible. Arrivé au labyrinthe, il poussa un cri de surprise : le fumeur invisible, c’était la tante Edmée en personne. Oui, la tante Edmée, que son asthme oppressait de plus en plus, et à qui son médecin avait recommandé l’usage de la pipe. Le premier moment de surprise passé, Robillard se jeta dans les bras de sa tante, et il y eut dans le labyrinthe un échange de baisers retentissants et de questions sans réponse. Bientôt les baisers furent moins retentissants, les questions eurent des réponses, et Robillard se souvint qu’il n’avait pas encore présenté son ami. La tante Edmée trouva que Jean ressemblait à sa mère, et lui en fit son compliment. Jean trouva que la tante Edmée ressemblait à une pomme de reinette trop mûre, et se garda bien de lui communiquer cette remarque désobligeante. C’était une vieille paysanne ; son langage était à peu de chose près celui de la campagne, mais on voyait tout de suite que ses sentiments étaient élevés et son cœur généreux. Enfin, elle avait de si bons yeux et un si bon sourire, qu’au bout de cinq minutes Jean se demanda pourquoi il avait comparé un instant cette digne femme à une pomme de reinette.

Comme elle avait l’haleine courte, elle procédait surtout par exclamations et par petites phrases coupées. « Hein ! mon garçon, — ton père va bien ! — Tant mieux. — Son affaire avec l’entrepreneur arrangée, — hein ? — Bien ! — » Puis elle fit à Jean un récit saccadé et pittoresque de l’enfance de Robillard, de ses prouesses, de ses réparties, de ses méfaits, de ses succès. Elle fit, en passant, l’apologie de sa pipe ; elle tenait à s’excuser d’avoir été surprise avec un engin si peu féminin. Le médecin lui avait d’abord ordonné certaines cigarettes où il entrait je ne sais quelle drogue. Cela lui tournait la tête au point qu’elle ne distinguait plus un épi de blé d’un épi de seigle. Alors il lui avait ordonné la pipe, qui lui réussissait. Quand elle apprit que ses visiteurs avaient passé à côté de la foire sans vouloir s’y arrêter, elle en exprima son étonnement. À leur âge ! se priver d’un si grand plaisir ! c’était trop raisonnable ! Il leur fallut, bon gré, mal gré, repartir une demi-heure plus tôt qu’il n’était nécessaire, afin d’y jeter au moins un coup d’œil. Aucun argument de leur part ne put prévaloir contre cette décision : ils partirent à l’heure dite.

« Alors, c’est décidé, dit la tante Edmée, tu étudieras pour être médecin ? — Tout décidé, ma bonne chère tante. — Eh bien ! prends cela (et elle lui glissa dans la main une pièce de dix francs, enveloppée dans une feuille du Double Liégeois de l’an dernier). — Vous trouverez, dit-elle, tout notre monde à l’auberge du Chien qui fume, chez Bridet. Un des garçons de la ferme tiendra vos chevaux pendant que vous parcourrez la foire. Ils n’ont besoin de rien ; ce n’est pas la peine de les mettre à l’écurie pour si peu de temps, ce serait une dépense inutile. »

Les chevaux firent un grand effet tout le long du village de Valserre. Le peu de temps que les deux amis avaient devant eux fut bien consciencieusement employé. Ils passèrent rapidement devant les phénomènes vivants, qui n’avaient d’attrait ni pour l’un ni pour l’autre ; mais ils s’arrêtèrent aux chevaux de bois, et y firent grimper tous les enfants qui se contentaient de les regarder tourner, faute d’argent. Ils tombèrent au beau milieu de la famille Loret, qui était au grand complet, et qui jouissait, avec une simplicité patriarcale, de toutes les merveilles que l’on peut voir sans payer. Sans qu’on sût comment cela s’était fait, ni qui on devait remercier, les plus jeunes membres de la famille se trouvèrent tous armés de mirlitons monstrueux et de bâtons de sucre d’orge à la vanille. Jean etRobillard avaient disparu.

Les chevaux qui sentaient leur écurie, ne se firent pas prier et marchèrent bon train. Cependant la sauterelle de Robillard poussa une pointe vers un pigeonnier qu’elle prenait sans doute pour un moulin. Don Quichotte prenait bien les moulins pour des géants ! Robillard lui rendit la main, se promettant bien de lui faire rattraper le temps perdu. Tout à coup, arrivé dans un pli de terrain, Robillard aperçut M. Schirmer couché sur l’herbe. Il avait une carte étalée devant lui, et semblait y écrire des annotations. Surpris dans cette innocente occupation, il mit son chapeau sur la carte afin de la cacher, comme si c’était un crime de faire de la géographie en plein air. Robillard, en passant, lui demanda s’il faisait des vers didactiques sur la géographie ; l’Allemand fit la sourde oreille, et répondit qu’il « faisait beaucoup chaud ».


Surpris dans cette innocente occupation.

Quand les deux voyageurs rentrèrent, il y avait une visite au salon ; Robillard alla faire un tour au jardin. Il y trouva Baptiste en contemplation devant les poissons rouges du bassin. Robillard aimait beaucoup Thorillon, qui avait une admiration profonde pour Robillard. Le seul point où ils fussent en désaccord, c’est que Thorillon tenait absolument à parler à la troisième personne, ce que Robillard trouvait bien inutile et bien cérémonieux. Pour l’amuser, il lui raconta les exploits des deux chevaux et la bizarrerie de M. Schirmer, qui avait caché sa carte sous son chapeau. « Les cartes, dit Thorillon, c’est une idée fixe chez ce pauvre jeune homme. Il doit avoir quelque chose de fêlé ici, ajouta-t-il en portant l’index à son front. Chez lui, c’est tout rempli de cartes, et il en dessine continuellement. Il dessine bien ; je m’y connais, j’ai assez vu les plans de M. Nay : les siens sont presque aussi propres. Il y a eu un moment où il s’était pris de passion pour la Louette ; il était toujours en bateau avec les tireurs de sable, et il prenait note de tous les trous et de tous les gués. Une vraie manie, quoi ! »

Cette manie, d’ailleurs, n’était pas particulière à M. Schirmer. Beaucoup d’autres Allemands, jeunes ou vieux, venus en France pour tout autre chose, étaient, il faut bien le croire, si épris de la beauté du pays, qu’ils en étudiaient les moindres détails avec un soin extraordinaire. Leur amour de la France et leur désir d’en connaître à fond les institutions ne se bornaient pas là. M. Schirmer, par exemple, savait aussi bien que le percepteur et le receveur municipal ce qui entre dans les caisses des villes et dans celles de l’État. Il savait même où étaient ces caisses, et si un incendie, par exemple, les avait menacées, il aurait pu indiquer aux pompiers où il fallait les aller prendre pour les sauver. Il connaissait la comptabilité industrielle presque aussi bien que M. Dionis. M. Dionis, je suppose, aurait pu s’absenter, tandis que Karl aurait tenu les livres ; au retour, M. Dionis n’y aurait pas reconnu d’autre différence que celle de l’écriture. M. Dionis n’admettait que l’écriture française, et avait toutes les autres en horreur.

Robillard demanda à Baptiste comment il pouvait savoir que la chambre de H. Schirmer était pleine de cartes.

« Monsieur saura que M. Schirmer m’a dit que j’avais une belle écriture, que la sienne était mauvaise et il m’a demandé de lui donner des leçons. Des leçons ! chacun son affaire : moi, je suis valet de chambre, et naturellement je ne donne pas de leçons d’écriture. — Eh bien ! m’a-t-il dit, si ce n’est pas comme maître que vous me les donnez, ce sera comme ami ; ce ne sera plus la même chose, et pour mettre vos scrupules bien à l’aise, je ne vous payerai pas, voilà tout. — Ça s’est arrangé comme ça. Je lui montre de temps en temps comment il faut s’y prendre, et c’est un bon écolier. Il faut croire qu’il travaille tout seul d’une fois à l’autre, car d’une fois à l’autre son écriture n’est pas reconnaissable. Je puis dire à Monsieur que, pour un Allemand, ce garçon-là n’est vraiment pas maladroit de ses mains. » Robillard se mit à réfléchir, et se demanda tout haut où le Schirmer en voulait venir.

« À savoir écrire, bien sûr ! » répondit naïvement Thorillon, tout étonné de la question.